lundi 19 septembre 2016

Les Danaïdes

Des femmes qui tuent des hommes # 3

Précédemment dans « Des femmes qui tuent des hommes » : ici d'abord, ici ensuite.

Source : Eschyle, Tragédies, traduction de Paul Mazon, préface de Pierre Vidal-Naquet, Folio classique.

Après celui des Lemniennes, l'autre grand mythe mettant en scène des femmes androcides est celui des Danaïdes.

Danaïdes, Fernand Khnopff, 1892.

Des Danaïdes nous connaissons tous le supplice, aussi célèbre que celui de Tantale ou de Prométhée, châtiment terrible pour un crime tout aussi terrible : le meurtre de leurs cinquante époux au cours de leur nuit de noce.
Si le supplice et le crime sont célèbres, le mobile de ces meurtres, lui, paraît fort mystérieux. M'attachant à le découvrir, je vais mettre à profit cette recherche pour étudier, certes superficiellement, car le sujet est vaste, la condition des femmes dans la Grèce antique, leur rapport au mariage et à la virginité, tant d'un point de vue social et juridique que religieux.

Danaïdes tuant leurs maris, manuscrit des Héroïdes d'Ovide,
miniature de Robinet Testard, XVème siècle.

Dans la mythologie grecque, Bélos, roi africain, et Anchinoé ont deux fils jumeaux : Danaos, roi de Libye, père de cinquante filles, et Égyptos, roi d'Arabie et de l'Égypte nouvellement conquise, à laquelle il a donné son nom, et père de cinquante fils. Le nombre élevé d'enfants de ces deux frères peut paraître un simple élément de merveilleux propre au mythe, il reflète cependant aussi une réalité des dynasties royales égyptiennes, où le monarque s'unit à différentes femmes, princesses ou concubines-esclaves, pour assurer sa descendance.
Égyptos propose à son frère de marier leurs enfants entre eux, mais celui-ci choisit de s'enfuir avec ses filles et trouve refuge à Argos, en Grèce. Pourquoi cette fuite ? Les versions diffèrent.
Dans le Catalogue des femmes du pseudo-Hésiode, il s'agit d'échapper aux fils d'Égyptos qui auraient prévu de tuer les Danaïdes après leurs noces.
Dans la tragédie d'Eschyle, Les suppliantes (Ve siècle avant J.-C.), source la plus importante du mythe, puisque la pièce nous est parvenue complète, et sur laquelle les réflexions qui suivent s'appuient presque entièrement, cette fuite est expliquée par l'aversion des cinquante princesses pour leurs cousins. Cette aversion, que leur père partage, est d'abord la cause d'une guerre entre les deux familles, puis de leur fuite, une fois leur défaite consommée ; elle est telle enfin que les Danaïdes, au début de la pièce, menacent de se suicider, si elles ne peuvent échapper autrement au mariage : « Sinon, (...), nous irons, avec nos rameaux suppliants en main, vers le Zeus des enfers, le Zeus hospitalier des morts : nous nous pendrons, puisque nos voix n'ont pu atteindre les dieux olympiens ». Plus loin, lorsque la flotte de leurs cousins est en vue, leur haine se change en terreur et elles expriment une nouvelle fois, bien plus fortement, le désir de mourir : « Des frissons sans cesse vont courant sur mon âme ; mon cœur, maintenant noir, palpite. Ce qu'a vu mon père de sa guette m'a saisie : je suis morte d'effroi. Ah ! je voudrais, pendue, trouver la mort dans un lacet (*). » Voilà donc une haine bien puissante et qui pose bien des questions : qu'est-ce qu'ont pu faire ces fils d'Égyptos pour être aussi haïs ?

Des filles révoltées

Le roi d'Argos, à qui elles demandent l'hospitalité et la protection contre leurs cousins, s'interroge lui aussi sur leur étrange refus du mariage, sur leur « horreur du lit conjugal » : « Est-ce une question de haine ? Ou veux-tu dire qu'ils t'offrent un sort infâme ». Les Danaïdes évoquent alors la dureté de leur condition de femmes : « Qui aimerait des maîtres qu'il lui faut payer ? ». Cette réponse résume bien ce qu'est le mariage dans leur cas précis : le mariage est une servitude et il est une servitude achetée.
En effet les Danaïdes entrent dans la catégorie des filles épiclères (**). La fille dite « épiclère » est celle qui se trouve seule descendante de son père décédé : elle n'a ni frère ni neveu susceptibles d'hériter. Selon la loi, loi en vigueur à Athènes, mais aussi dans un certain nombre d'autres cités grecques (Spartes, Mytilène, Théra...), elle n'est pas pour autant héritière, mais seulement « attachée à l'héritage », et elle doit épouser son plus proche parent du côté paternel. Ce sont les enfants qui naîtront de leur union qui hériteront du patrimoine de leur aïeul. L'objet de cette curieuse institution hellénique est de conserver les biens dans la famille du père et d'éviter leur dispersion : « C'est ainsi qu'on accroît la force des maisons », réplique d'ailleurs le roi d'Argos, convaincu de ses vertus. L'épiclérat, très strict à Athènes jusqu'au VIe siècle avant J.-C., moins dans les autres cités, entraînait même le divorce pour la fille épiclère déjà mariée et déjà mère au moment du décès de son père !
Les Danaïdes ne peuvent donc pas refuser les maris que la loi leur impose : « Si les fils d'Égyptos ont pouvoir sur toi de par la loi de ton pays, dès lors qu'ils se déclarent tes plus proches parents, qui pourrait s'opposer à eux ? » Elles sont confrontées à des mariages forcés, où leur sentiment n'est pas consulté et où, pire encore pour des Grecques, la volonté de la famille, le père en l'occurrence, n'est pas respectée.
En outre, elles doivent en quelque sorte acheter leur mari avec l'héritage de leur père. Il y a ici, au-delà de la critique de l'épiclérat, une critique plus large du système de la dot. La dot (pherné) s'oppose au « prix de la fiancée » (hédon), qui prévaut en Grèce jusqu'au Ve siècle avant J.-C. Dans le second cas, il s'agit pour le futur époux d'offrir cadeaux ou numéraire à ses beaux-parents lors des fiançailles. Le « prix de la fiancée » a souvent été interprété comme l'achat de l'épouse par son futur époux et apparaît comme particulièrement oppressif pour les femmes. Ouvrons ici une petite parenthèse : que l'épouse achète son époux (dot), ou que l'époux achète son épouse (« prix de la fiancée »), la femme n'est jamais dans le mariage en position de force et les règles de la domination demeurent inchangées : le mari acheté, achat qui devrait faire de lui une sorte d'esclave, reste le maître (cf. ci-dessus : « Qui aimerait des maîtres qu'il lui faut payer ? »).
Ajoutons que cette servitude des filles épiclères n'offre guère d'échappatoire, puisqu'en cas de divorce, la loi leur donne tous les torts.

Il est intéressant de faire observer que l'obstination des prétendants à vouloir épouser leurs parentes, d'une part, et le refus de les épouser de ces mêmes parentes, d'autre part, qui sont au centre de la pièce, relèvent d'un conflit entre droit de la cité et droit du père de famille. Dans cette pièce, les deux antagonistes ont chacun le droit pour eux, tous deux ont raison, mais dans un système différent, et il s'agit de savoir qui va l'emporter, quel droit sera le plus juste.
Une telle tension n'est pas propre aux Suppliantes, elle est au cœur de toutes les tragédies antiques, dont le développement apparaît comme la recherche d'une résolution et dont le dénouement manifeste le triomphe de l'une ou l'autre loi.
On sait que Solon, au VIe siècle avant J.-C., avait assoupli les règles de l'épiclérat et fait prévaloir le droit du père de famille sur celui de la cité, en donnant à ce dernier la permission d'adopter un garçon et d'en faire son gendre. On peut imaginer qu'Eschyle, désirant célébrer Athènes et ses lois, ait voulu convaincre des insignes bienfaits des réformes de son célèbre et vénérable législateur, en représentant sur scène les terribles malheurs que pouvait causer la loi non amendée. En l'absence des deux autres pièces de ce qui était à la base une trilogie, et donc de sa conclusion, ignorant tout du dessein que poursuivait le dramaturge en s'appropriant le mythe des Danaïdes, cela reste évidemment de l'ordre de l'hypothèse.

La pièce d'Eschyle donne donc la parole à des jeunes filles en révolte contre un système qui nie leur volonté et celle de leur père (toujours présentées d'ailleurs comme identiques) : « Comment donc serait pur celui qui veut prendre une femme malgré elle, malgré son père ? » Est-ce cette révolte contre le mariage imposé par l'épiclérat qui va conduire au meurtre des Égyptiades ? Pas seulement...

Faisons rapidement mention d'une autre explication de la révolte des Danaïdes : celle d'Émile Benveniste, dans son article de 1949 intitulé La légende des Danaïdes.
Selon Benveniste, ce n'est pas parce que les Danaïdes rejettent le mariage qu'elles rejettent leurs prétendants, mais bien parce qu'elles rejettent leurs prétendants qu'elles rejettent le mariage. Elles répugneraient en fait à un mariage incestueux, comme l'est en effet le mariage entre cousins parallèles du point de vue d'une société exogamique. Au contraire, l'obstination des Égyptiades à vouloir épouser leurs cousines montrerait qu'ils embrassent une perspective endogamique, qui autorise et même encourage ce genre de mariage, dans une optique de conservation patrimoniale.
Pour lui, c'est l'opposition entre deux types idéaux de société, endogamique et exogamique, qui sous-tend la pièce, même si, à mon sens, cette explication ne permet pas de rendre compte de certains passages obscurs.

Le rejet de la démesure

Les filles de Danaos ne veulent donc pas d'un mariage avec leurs cousins. Mais malgré leur refus, ceux-ci s'obstinent : « Qu'il [Zeus] jette donc les yeux sur la démesure humaine incarnée à nouveau dans la race qui, pour obtenir mon hymen, s'épanouit en funestes et folles pensées ! Un sentiment né du délire la point d'un irrésistible aiguillon et, reniant son passé, la voici prise au piège d'Até [déesse incarnant la faute et l'égarement] ». Et plus loin : « Car les fils d'Égyptos – intolérable démesure – mâles en chasse sur mes pas, vont pressant la fugitive de leurs lubriques clameurs et prétendent l'avoir de force ».
Le mot démesure (hybris en grec), placé dans la bouche du coryphée, est ici essentiel. L'hybris est un sentiment violent, inspiré par la passion (les Danaïdes évoquent d'abord la cupidité puis la lubricité de leurs cousins), qui conduit à des violations graves (ici le rapt et le viol dont les Danaïdes ne cessent de dire leur crainte) et à un franchissement de la mesure qui doit toujours régler la conduite des hommes. Cette démesure appelle la punition divine : « Comprends la démesure des mâles ; préviens le courroux que tu sais ! » ; le courroux contre lequel les Danaïdes mettent en garde le roi d'Argos, est celui de Zeus.
Le roi d'Argos et son peuple se rangent bientôt du côté des Danaïdes, qui ont pour elles non seulement la protection de Zeus suppliant (celui qui protège ceux qui le supplient), mais aussi celle des dieux dont la colère poursuit la démesure (par l'intermédiaire de la déesse Némésis). Il vaut mieux se dissocier au plus vite de ceux qui font preuve d'hybris, pour n'être pas enveloppé dans la vengeance qui leur est réservée : « Par un vote unanime, le peuple argien l'a proclamé sans appel : jamais il n'abandonnera à la violence une troupe de femmes ». Ce choix vertueux des Argiens, lourd de conséquences, puisqu'il conduit à une guerre certaine, n'est donc pas dicté par le sentiment de ce qui est juste, mais par une terreur sacrée de la foudre divine.
Dès cette première pièce de la trilogie d'Eschyle, le sort des Égyptiades est scellé : à leur transgression répond la punition qui les attend lors de leur nuit de noces et qui sera ordonnée par Danaos lui-même, par ce père et ce roi « qui agit pour le bien de tous », substitut de Zeus sur terre.

La démesure du rejet

Victimes dans toute la pièce, les Danaïdes vont se faire bourreaux dans la suite du mythe. La mort qu'elles voulaient se donner, elles vont alors la donner, mais à leurs cousins. Enfin, dernière interversion qu'on peut repérer dans la structure du mythe, la démesure qui les habitait sans se manifester jusque-là, va devenir patente et effacer celle de leurs cousins.
En effet, selon Paul Mazon, traducteur émérite et brillant préfacier des Suppliantes, ce n'est par seulement leurs cousins que rejettent les Danaïdes, mais les hommes en général, et le mariage leur répugne tout autant que leurs prétendants : leur souhait à toutes est de demeurer vierges. Quand, à la fin de la pièce, elles renient les dieux de l'Égypte pour adopter les dieux grecs, elles n'invoquent, après les fleuves nourriciers de l'Argolide, qu'une seule grande divinité olympienne : Artémis, protectrice de la chasteté, qu'elles supplient de les préserver du « joug de Cypris [Aphrodite] ». Leurs suivantes, qui leur rappellent l'importance de vénérer Héra et Aphrodite, divinités majeures du panthéon religieux féminin, dont le pouvoir, quand elles sont réunies, atteint presque à celui de Zeus (dixit le texte), et, pour parler familièrement, qu'il est dangereux de se mettre à dos, échouent à les convaincre.
Ce rejet du mariage, s'il devient clair dans les derniers vers de la tragédie, une fois la menace d'une union avec les Égyptiades écartée, s'exprime en fait à travers toute la pièce par des formulations ambiguës, qui peuvent s'appliquer à ces derniers comme aux hommes en général, et dont le double sens n'est perceptible que lors d'une seconde lecture : « Que les enfants d'une auguste mère [leur ancêtre, la nymphe Io] échappent aux embrassements des mâles, libres d'hymen, libres de joug ! » / « Le trépas vienne donc à moi avant le lit nuptial. » / « S'il s'agit de ma fleur [la virginité des Danaïdes que leur père leur demande de protéger contre les avances qu'elles pourraient recevoir de la part des Argiens], (...), je ne dévierai pas de la route qu'a jusqu'ici suivie mon âme. » / etc.
Le choix d'une vie de célibat et de chasteté, bien que souvent mal compris et moqué, objet également d'une certaine censure morale, demeure possible pour une femme d'aujourd'hui, mais pour les Grecs, il est impensable et rend manifeste un grave sentiment de démesure qui doit être puni : ainsi les suivantes invitent-elles leurs maîtresses à faire aux dieux des vœux plus modérés que celui d'échapper au mariage et à ne jamais perdre de vue la maxime « rien de trop ».
Chez les Grecs, la chasteté dans le célibat n'a rien d'un mode de vie adulte, ce n'est qu'une étape dans la vie des femmes, qui doit être impérativement franchie. Artémis, dont le culte est central pour les petites filles, laisse alors la place à Héra et à Aphrodite, à qui les femmes mariées et mères offrent leurs sacrifices et leurs prières. La pensée grecque ne conçoit pas de rites de passage ratés, ni de vie à la marge, dans la différence ; elle y voit une source de bouleversements et de crimes capables de mettre en danger toute la société, même si, pragmatique, elle élabore des solutions qui permettent un « retour à la normale ». C'est de cette manière que, dans certaines versions du mythe, les Danaïdes, après avoir assassiné leurs cousins, finiront par se marier et par donner naissance aux peuples des Danaens : on ne peut imaginer fin plus normalisatrice !

Pour conclure cette réflexion sur les femmes homicides dans le mythe des Danaïdes, je ne peux que vous inviter, si ce n'est déjà fait, à lire la pièce d'Eschyle, dans la traduction de Paul Mazon. On parle souvent de noirceur à propos de cet auteur et je crois qu'elle atteint ici des sommets. La pièce est un chef-d'œuvre, comme toutes celles que j'ai pu lire de lui, mais ce personnage collectif formé par cinquante jeunes filles obstinées, tantôt gémissantes, tantôt faisant des imprécations, toutes pleines de pensées de mort et victimes de la violence masculine, la rend singulière, moderne et touchante. Ces filles insoumises et habitées par la haine me font irrésistiblement penser à l'Ériphile de Racine, dans Iphigénie en Aulide, qui ne semble vivre que de sa rancœur, ou encore à Antigone, autre personnage en lutte contre une loi qu'elle rejette. J'ai très envie de passer encore quelques heures en leur compagnie et je pense vous en reparler très bientôt.

(*) Les Danaïdes s'expriment tantôt toutes ensemble, dans un chœur qui parle à la première personne du pluriel, tantôt elles laissent la parole au coryphée, au chef du chœur, qui emploie alors le je.
(**) Eschyle applique conventionnellement le système juridique en vigueur à Athènes, sa ville et celle des spectateurs de la pièce, à des personnages qui ne sont ni des citoyennes ni des Grecques.