mardi 28 mars 2017

La crise des migrants dans Les suppliantes d'Eschyle


Entre le Chœur : cinquante princesses au masque hâlé, parées de bandeaux et de voiles à la mode barbare*.
La didascalie qui ouvre la pièce d'Eschyle, nous apprend d'emblée que les personnages principaux en vont être des étrangères : les cinquante filles de Danaos, guidées par leur père, roi d'Égypte, accompagnées de leurs cinquante suivantes. Fuyant une menace qui va bientôt prendre corps sous nos yeux, victimes innocentes** d'une longue persécution, elles ont traversé la Méditerranée au départ de l'Égypte pour aborder sur les rivages du Péloponnèse.
Une telle situation ne vous rappelle-t-elle rien ?
Il me paraît impossible de lire aujourd'hui ce texte très ancien (-464-463), sans lui trouver des échos actuels, sans voir dans la tragédie que vivent ces princesses persécutées, une tragédie moderne de bien plus grande ampleur aux circonstances étrangement similaires : je veux évidemment parler de la « crise des migrants », qui secoue l'Europe depuis 2014 et qui est avant tout une crise des réfugiés*** fuyant des pays en guerre (Syrie, Afghanistan, Irak...).
Il ne m'a donc pas été possible de lire cette pièce sans relever les différences et les ressemblances entre le traitement que les Grecs anciens donnent aux étrangers et celui que leur réservent aujourd'hui les pays d'Europe.
* Barbare < barbaros : « qui ne parle pas grec ». Il n'y a là aucun jugement défavorable : les Grecs désignant par ce vocable des peuples qui ont atteint un stade de développement souvent supérieur au leur (Égyptiens, Mésopotamiens, Perses...). J'utiliserai ce terme dans ce sens dans tout mon article.
** Comme elles le précisent elles-mêmes, elles n'ont pas quitté leur pays parce qu'elles y auraient commis un crime sanglant et qu'elles en auraient été bannies : … non qu'aucune cité ait porté contre nous la sentence d'exil qui paie le sang versé.
*** Sont considérées comme tels par le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies toutes les personnes qui demandent ce statut, quelque soit l’issue de la procédure.

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La question que posent d'emblée les Danaïdes et autour de laquelle va se nouer l'intrigue, est celle-ci : ... trouverai-je* ici des frères prêts à veiller sur mon exil loin de la Terre Brumeuse [l'Égypte] ? Vont-elles recevoir bon accueil du pays où elles arrivent ? Les y protégera-t-on de leurs persécuteurs ? Autant de questions qui trouveront leurs réponses dans le cours de la pièce.
* C'est le coryphée qui parle ici et qui parle au nom de toutes les Danaïdes.

Face à l'Altérité : entre l'Autre absolument autre et l'autre soi-même

De nombreux passages de la pièce insistent sur l'apparence « exotique » des Danaïdes : elles sont habillées et coiffées comme des étrangères ; leur parure est luxueuse, ce qui, chez les Grecs austères, indique l'appartenance à l'un de ces peuples orientaux, dont sont souvent évoqués avec quelque mépris l'opulence et le raffinement (... cette troupe à l'accoutrement si peu grec, fastueusement parée de robes et de bandeaux barbares...). Leur type pourrait être, selon le roi d'Argos, qui vient à leur rencontre, celui des Libyennes, des Égyptiennes, des Chypriotes, des Éthiopiennes ou même des Amazones ! Et pourtant elles lui font cette annonce incroyable : elles sont grecques, du moins par leur origine (Io, leur grand-mère, est en effet originaire d'Argolide, qu'elle a quittée, dans une fuite inverse à celle de ses petites filles, pour arriver et s'installer en Égypte).
Au-delà de ce paradoxe de Grecques barbares*, qui s'explique par l'histoire personnelle et familiale des Danaïdes, il se dit ici quelque chose qui sera souvent répété dans la suite de l'œuvre : l'autre même le plus différent de soi est pourtant plus proche qu'on ne pourrait le penser. Les Danaïdes ont donc une histoire commune avec le pays où elles espèrent trouver un asile ; elles incarnent et réactivent le lien fort qui existe préalablement entre leur pays de départ et leur pays d'accueil : cela est souvent vrai aussi pour les candidats à l'immigration ou les réfugiés des ex-colonies européennes, qui arrivent en Europe et qui se rendent généralement dans l'ancienne métropole de leur pays (Pakistanais en Angleterre, Ivoiriens en France, Surinamais en Hollande...).
* Le roi d'Argos parle des Danaïdes et de leur père comme de concitoyens-étrangers.

Mais si l'autre est plus proche de soi qu'on ne l'imagine, les situations de tension creusent la distance qui sépare l'autre de soi, au point de la rendre bientôt infranchissable.
Ainsi le refus du roi d'Argos de livrer les Danaïdes à l'émissaire égyptien, au « héraut », fait rapidement monter la tension : au cours d'un dialogue agonistique saisissant, ces deux hommes en viennent à énumérer les différents points, qui non seulement distinguent leur peuple, mais les opposent de façon irrémédiable. Il est assez curieux de constater que, là comme aujourd'hui, ces différences culturelles présentées comme irréconciliables sont religieuses et alimentaires (rien sur les mœurs par contre, alors que les Grecs ont coutume d'opposer leurs mœurs simples et viriles à celles voluptueuses et efféminées des orientaux) !
La religion :
LE HÉRAUT : Va, je ne crains pas les dieux de ce pays : ils n'ont élevé mon enfance ni nourri mes vieux jours. Le même plus loin : Les dieux du Nil sont les dieux que j'adore. – LE ROI : Et ceux d'ici alors ne sont rien pour toi ? Je l'entends de ta bouche.
Ces propos du héraut illustrent une conception du divin propre à l'Antiquité et qui nous est parfaitement étrangère : les dieux qu'adorent les Anciens, sont des dieux locaux, établis dans un territoire géographique donné. Chaque pays, chaque cité a ses dieux, dont le pouvoir ne s'exerce qu'entre ses frontières. Il s'agit d'une conception éminemment anthropomorphique du divin : les dieux habitent réellement là où les hommes ont réussi à les attirer par leur piété et leurs offrandes. Ainsi, dans Les Sept contre Thèbes, autre œuvre d'Eschyle, la cité de Thèbes, détruite par ses ennemis, verrait le départ de ses dieux, contraints de trouver une autre résidence (Que nos remparts repoussent l'armée ennemie, voilà la prière à leur faire ! Aussi bien, ce sera l'intérêt des dieux mêmes. Ne dit-on pas que ses dieux désertent une cité prise ?).
Cependant, ces dieux sont souvent les mêmes : le héraut explique ainsi qu'il se recommande d'Hermès, dont le culte est commun à tout le pourtour oriental de la Méditerranée. De même, l'Égypte est la terre de Zeus, qui y est adoré comme il l'est en Grèce (Loin du sol de Zeus qui confine au pays syrien, nous errons en bannies).
On voit donc ici que la distance culturelle qui sépare Grecs et Égyptiens est fortement accentuée par le contexte tendu qu'a créé le désaccord à propos des suppliantes.
La nourriture :
LE ROI : Des mâles, vous en trouverez aussi dans ce pays, et qui ne boivent pas un vin fait avec l'orge.
Ce vin fabriqué à partir de céréales et non de raisin, c'est la bière, consommée couramment et très prisée depuis la haute antiquité par les Égyptiens. Le roi d'Argos établit ici une distinction entre Égyptiens buveurs de bière et Grecs buveurs de vin, distinction qui s'avère fausse dans les faits : l'Égypte avait ses vignobles et vendait son vin en Crète vers -3000 ! De leur côté, les anciens habitants de la Grèce connaissaient la bière, dont le secret de fabrication leur avait été d'ailleurs transmis par leurs voisins d'Égypte. D'un coût de production moindre, elle était consommée plutôt par les classes populaires, tandis que le vin était réservé aux plus riches ainsi qu'aux actes de la vie religieuse.
DANAOS : Et parmi les fruits de la terre, ce n'est pas le souchet qui commande à l'épi !
La phrase mérite quelques éclaircissements : les Égyptiens mangeaient le tubercule du souchet comestible, plante proche du papyrus ou souchet à papier, et que l'on redécouvre aujourd'hui pour ses vertus healthy. Cette nourriture était inconnue des Grecs, car la culture du souchet réclame beaucoup d'eau, et elle est mieux adaptée au climat du delta du Nil qu'aux sécheresses de la Grèce. Danaos choisit donc de marquer l'opposition entre le souchet, attribué à juste titre aux Égyptiens, et le blé, attribué à moins juste titre aux Grecs, dont l'alimentation faisait (tout comme en Égypte) la part belle au blé. À cette distinction alimentaire s'ajoute un jugement de valeur : le blé, plante solaire, est supérieur au souchet, plante chtonienne, comme l'homme grec l'est par rapport à l'Égyptien. L'on retrouve cette hiérarchisation dans la distinction vin [noble-sacré] et bière [vile-profane]. Dans les deux cas, cette distinction et cette hiérarchisation sont au service d'une réaffirmation de la virilité : les Grecs sont plus virils que les Égyptiens, dont la conséquence immédiate est : les Argiens vaincront les Égyptiens.
La langue :
Alors que les Grecs anciens fondaient leur notion d'altérité en très grande partie sur les différences linguistiques, voire dialectales (dans Les Sept contre Thèbes, par exemple, les Thébains ne voient pas leurs ennemis argiens comme des Grecs, mais comme des étrangers parlant une autre langue, et cela parce qu'ils parlent un dialecte différent), Eschyle n'exploite pas du tout cette dimension. Sa pièce repose sur la convention d'une langue unique, qui est le « grec » (en fait un dérivé de la langue d'Homère, langue poétique commune à tous les Grecs, construite à partir des dialectes ioniens et éoliens archaïques), et même si l'accent barbare des Danaïdes est brièvement évoqué, il ne les empêche pas de se faire parfaitement comprendre (idem pour le héraut, quand il s'adresse au roi d'Argos) !
Tous les discours actuels qui insistent sur les différences culturelles entre l'étranger et « nous », qui gomment l'histoire commune nous liant (procédé fort courant, lorsque l'étranger vient d'une ancienne colonie française), qui nient les apports essentiels de sa culture à la nôtre (il est particulièrement honteux de voir nier ce que la culture française doit à l'héritage arabe), qui développent le fantasme, comme fait le roi d'Argos, d'une civilisation isolée, autochtone, se construisant et vivant sans aucun apport extérieur, bref, qui font de l'autre un Autre, sont des discours liés à un contexte de tensions extrêmes et qui n'existent que pour justifier la guerre et la destruction de l'autre, pour faire que celles-ci puissent exister et que la perte qu'entraîne la rupture des liens avec l'autre, la perte de ce que cette relation nous apporte, paraisse mineure et envisageable.

Dans un contexte conflictuel ou non, la peur de l'autre est présentée comme normale. Le sage Danaos, craignant une telle réaction de la part des Argiens, s'entoure de précautions : il se fait protéger par des soldats indigènes et adopte une posture d'humilité (l'assurance, ici présentée comme une forme d'outrance, d'hybris, est associée à l'agressivité et annonce un ennemi ; voyez le comportement très assuré et très mal perçu de l'émissaire égyptien, venu réclamer les Danaïdes) : Gardons qu'excès de confiance n'engendre grand effroi. Cette peur tient au statut ambivalent de l'étranger : ennemi ou ami.

En terre étrangère

Le modus operandi ordinaire
Et pourtant, que vous ayez osé, intrépides, venir jusqu'ici sans hérauts ni proxènes – sans guides ! Voilà qui me surprend.
Ce reproche fait par le roi d'Argos aux Danaïdes, nous apprend que l'entrée d'un étranger dans un pays qui n'est pas le sien, nécessite l'entremise d'un héraut ET d'un proxène.
Le héraut :
Il s'agit d'un envoyé, qui représente celui qui l'envoie et ses intérêts à l'étranger. Les Égyptiades se font ainsi précéder d'un héraut, chargé de s'emparer des fuyardes et empêché de le faire par le roi d'Argos. Est-ce parce qu'il ne s'adresse pas d'abord aux autorités du pays dans lequel il arrive ? Est-ce parce qu'il profane le sanctuaire où les princesses ont trouvé refuge ? Toujours est-il que le roi lui fait le reproche d'ignorer « les devoirs d'un étranger » et de n'avoir pas de proxène.
Le proxène :
Il est le représentant dans sa cité d'étrangers vivant dans cette cité. Il sert à ceux-ci de répondant auprès des pouvoirs politiques ou devant les tribunaux. Il défend notamment leurs intérêts commerciaux. On peut rapprocher son rôle de celui d'un agent de consulat.

Le recours aux dieux : Zeus Suppliant
Mais les Danaïdes n'ont ni proxène ni héraut. Pour que soit autorisé leur séjour dans le pays où elles débarquent, il leur reste un recours : les dieux de ce pays. Même aux fugitifs meurtris par la guerre une sauvegarde contre le malheur s'offre dans l'autel où réside la majesté des dieux.
Chez les Grecs anciens, les mortels douloureux, c'est-à-dire tous ceux qu'éprouve le malheur, qui sont exilés ou fugitifs, par exemple, et les Danaïdes sont de cette dernière catégorie, peuvent implorer le secours du ciel : ce sont des suppliants, jouissant de la protection des dieux, en particulier du plus grand d'entre eux, Zeus Suppliant. S'attaquer à eux, c'est s'attaquer à la propriété sacrée des dieux (Je ne vois pas des hôtes en ceux qui dépouillent des dieux : les Égyptiades ramenant les Danaïdes dans leur pays, les arracheraient aux dieux, auxquels elles appartiennent désormais) : il y a donc une sacralité de la personne du suppliant.
Le suppliant tient dans sa main une branche d'olivier fraîchement coupée, entourée de bandelettes blanches (Que demandes-tu donc en suppliante aux dieux de la cité, avec ces rameaux frais coupés aux bandelettes blanches ?). C'est à la fois l'objet qui accompagne la prière et ce qui montre l'appartenance à la catégorie des suppliants (Laisse là tes rameaux, symboles de ta peine, dit ainsi le roi d'Argos aux jeunes réfugiées, quand leur avenir paraît s'éclaircir). Cette appartenance se manifeste également par le fait d'adopter la posture rituelle des suppliants, en se plaçant à l'intérieur du téménos, espace sacré qui peut servir à la pratique d'un culte. Dans ce dernier cas, le téménos comporte un autel et quelque fois même un temple. Dans la pièce d'Eschyle, il s'agit d'un simple tertre en plein air, où les statues des dieux tutélaires de la cité côtoient un autel : … mieux vaut, pour tout prévoir, mes filles, vous asseoir sur ce tertre consacré aux dieux d'une cité..., conseille ainsi Danaos. Par ailleurs, l'attitude adoptée par les suppliantes, socialement codée (notons que ce code est partagé même par des étrangers), doit permettre de faire agréer leurs vœux : leurs chants, leurs danses sauvages, leurs gestes de désespoir (vêtements déchirés), tendent à « faire violence aux dieux », tandis que leurs « termes suppliants, gémissants et éplorés » espèrent fléchir le cœur des citoyens d'Argos.
Les Danaïdes qui ont suivi les conseils de leur père, sont désormais des suppliantes (d'où le titre de la pièce), placées sous la protection des dieux de la cité. Pour obéir à la loi divine, il incombe maintenant à la cité et à son roi de les protéger, de réaliser sur terre la protection céleste.
Mais les protéger contre leurs cousins, leur accorder l'asile dans la ville d'Argos, n'est pas sans danger : la guerre peut être la conséquence du refus opposé à une prétention légitime (les Égyptiades sont parfaitement légitimes à venir réclamer leurs cousines, cf. mon article).
De même, accorder leur demande aux Égyptiades et refuser aux Danaïdes la protection demandée auraient une conséquence terrible et cette fois inéluctable : la colère des dieux (Avoue-le : il est terrible aussi le courroux de Zeus Suppliant !).
La situation dans laquelle se trouve le roi d'Argos est donc aporétique : il s'agit pour lui de choisir entre un mal possible et un autre certain (Point d'issue exempte de douleur !). Il y a là l'illustration d'une conception très grecque des choses : absence de solution parfaite, affrontement de deux lois de force inégale, inéluctabilité du malheur pour l'homme dépassé par le destin (Une masse de maux vient sur moi comme un fleuve, et me voici au large d'une mer de douleurs, mer sans fond, dure à franchir – et point de havre ouvert à ma détresse !).
Hérodote, dans son Enquête, rapporte une situation similaire, un cas où la protection accordée à des étrangers, cette fois-ci criminels, entraîne une longue guerre : le roi des Mèdes, Cyaxare, accueille à sa cour un groupe de nomades scythes fuyant leur pays. Voulant se venger d'une grave injure qu'il leur a faite, ses hôtes tuent un jeune enfant, sans doute de sa famille, et le lui servent à manger. Ils s'enfuient ensuite et se réfugient dans le royaume voisin, près du roi de Lydie, Alyatte, dont ils deviennent les suppliants : Cyaxare les réclama, Alyatte refusa de les livrer, et ce fut la guerre entre Lydiens et Mèdes pendant cinq ans... (I-74).
Il m'a semblé, dans un premier temps, que nos pays occidentaux modernes n'iraient jamais accorder l'asile à des citoyens étrangers contre leur intérêt politique et au détriment de leurs bonnes relations avec des pays voisins, mais j'avais tort, comme le montre l'exemple suivant :
Huit officiers turcs fuient leur pays après le coup d'état raté du 15 juillet 2016. Réfugiés en Grèce, ils demandent l'asile politique, tandis que la Turquie, de son côté, qui les accuse d'avoir participé à la tentative de putsch, réclame qu'ils lui soient livrés. Finalement, n'ayant pas obtenu gain de cause, la Turquie menace la Grèce, non d'une guerre, mais de ne pas respecter leurs accords concernant les réfugiés syriens. On voit donc ici que le refus grec a des conséquences diplomatiques graves et que le principe qui le motive est tout-puissant. On retrouve dans ce droit des personnes quelque chose du droit des suppliants, quelque chose de sacré, qui justifie les risques pris en son nom. Il n'est cependant pas appuyé sur l'existence des dieux et sur la crainte de leur courroux, ni sur une justice divine qui l'emporte sur la justice humaine. S'il y a bien là, comme dans Les suppliantes, l'affrontement de deux droits concurrents, ceux-ci sont uniquement humains (droit d'un pays à juger ses ressortissants accusés d'un crime contre ses institutions vs Droits de l'Humain, en l'occurrence droit des accusés de bénéficier d'un procès équitable).
Chez nos Grecs anciens, c'est sur la crainte du courroux des dieux et surtout de celui de Zeus Suppliant que repose le droit d'asile. Qu'est-ce donc que ce courroux de Zeus ? L'individu ou la collectivité qui n'a pas respecté la loi divine est souillé. La souillure (miasma) est d'une extrême gravité chez les Grecs anciens, puisqu'elle compromet le bonheur et la prospérité (… la double souillure, (...), que la ville verrait venir à elle, monstre indomptable, qu'il faudrait nourrir de douleurs). De quelle manière ? Bonheur et prospérité dépendent des vœux qu'on adresse aux dieux. On n'est heureux et prospère que parce qu'on demande quelque chose qui nous est accordé et ce vœu ne nous est accordé que parce qu'on a fait avec lui une offrande qui a été reçue : la souillure empêche que l'offrande soit reçue par les dieux ; celle-ci ne leur est plus agréable. De surcroît elle rompt l'ensemble des relations entre l'ici-bas et le ciel.
Déchiré entre la peur de la souillure et celle d'une guerre, le roi décide de s'en référer à l'assemblée du peuple et de le laisser prononcer*.
* Je vous conseille vivement la lecture de ce très bel article de Sophie Klimis, professeure de philosophie [ici], qui souligne comment la pièce d'Eschyle, où figure la première occurrence conservée du mot « démocratie », associe étroitement l'exercice de celle-ci au droit d'asile : c'est parce que la question cruciale de l'accueil de ces étrangères se pose que le roi d'Argos abandonne provisoirement le pouvoir et que la communauté est mobilisée dans une délibération collective, dont le résultat (la décision votée à main levée d'accueillir les Danaïdes), manifeste l'existence et l'unité du peuple argien en tant que dèmos. Ainsi c'est la rencontre non conflictuelle avec l'autre qui permet la naissance d'une identité nationale et politique.

Zeus hospitalier
Une fois que les suppliantes reçoivent le droit de demeurer dans la cité, elles deviennent ses hôtes. Elles ne dépendent plus dès lors de Zeus Suppliant, mais de Zeus Hospitalier ; elles ne cherchent plus protection dans l'enceinte du téménos (espace sacré), mais dans celle de la cité (espace non sacré), bénéficiant d'une protection non plus symbolique, mais matérielle (remparts + cortège de soldats) ; en tant qu'étrangères domiciliées (l'étranger domicilié dans une cité étrangère s'appelle le métèque, littéralement : celui qui « habite avec »), elles n'ont plus besoin d'un proxène, mais d'un prostates : un répondant citoyen, un garant auprès de la cité (ici la ville entière, y compris son roi).
De Zeus Hospitalier et de sa satisfaction, donc du bon accueil des hôtes, dépend la prospérité de la cité grecque. Les Danaïdes, invitées enfin à entrer dans la ville d'Argos, y recevront un accueil qui laisse rêveur, accueil inimaginable en France aujourd'hui et bien supérieur à celui offert par la Suède, pourtant le pays d'Europe sans doute le plus hospitalier aujourd'hui.

Quelle place pour l'étranger dans la cité ?

Mi casa es tu casa
Des logis sont là tout prêts pour vous, si vous voulez habiter avec d'autres. Vous êtes libres aussi, s'il vous agrée davantage, d'occuper des demeures disposées pour vous seules. Choisissez – vous êtes libres – ce qui vous paraîtra le plus avantageux et le plus agréable.
En substance, le roi propose ici aux Danaïdes d'être logées soit dans sa maison ou celles des citoyens de sa ville, soit dans le prytanée, logement où l'État reçoit ses hôtes. Cette hospitalité très généreuse (On nous rend tout facile, commente ainsi Danaos) s'explique par le statut spécifique des filles de Danaos qui ont pour répondant le peuple entier d'Argos et son roi. Les conditions d'accueil des étrangers plus « ordinaires » étaient moins chargées de formalisme mais reposaient sur le même principe.

L'accueil : les droits de l'étranger
DANAOS : Nous aurons « la résidence en ce pays, libres et protégés contre toute reprise par un droit d'asile reconnu ; nul habitant ni étranger ne pourra nous saisir ; use-t-on de violence, tout bourgeois d'Argos qui ne nous prête aide est frappé d'atimie, exilé par sentence du peuple ».
À la menace de la souillure frappant la collectivité qui laisse ses hôtes sans protection, s'ajoute celle de l'atimie, de l'exil qui frappe les particuliers coupables du même crime (tout bourgeois d'Argos qui ne nous prête aide : on a là un équivalent de notre délit français de « non-assistance à personne en danger »). Si la mise en œuvre de la loi divine dépendait de la collectivité, l'application de la décision de la collectivité dépend des particuliers.

L'intégration : les devoirs de l'étranger
LE CORYPHÉE : Chacun est prêt à lancer le blâme sur les étrangers.
DANAOS : Une troupe inconnue ne se fait apprécier qu'avec le temps ; quand il s'agit d'un étranger, chacun tient prêt des propos méchants, et rien ne vient plus vite aux lèvres qu'un propos salissant.
Manifestement la xénophobie et les propos racistes* ne datent pas d'aujourd'hui ! Confrontés à cette difficulté, Danaos et ses filles vont adopter tout un code de conduite visant à désamorcer l'hostilité à leur égard et à faciliter leur « intégration ».
* Je sais que l'usage des mots « racisme » / « raciste » est généralement proscrit par les hellénistes et les latinistes, dès lors qu'il s'agit de décrire les relations des Grecs et des Romains aux autres peuples, en particulier orientaux, au titre que la théorie des races qui fonde le racisme n'avait pas été inventée. Mais c'est prendre le mot « racisme » dans son sens premier. Il peut désigner aussi une « attitude d'hostilité de principe et de rejet envers une catégorie de personnes » (www.cnrtl.fr), ce qui paraît correspondre à la réaction que craint Danaos.
Ce code de conduite reprend en partie les devoirs que certains politiques appellent encore aujourd'hui les étrangers à respecter. Il comprend trois grands points :
Adopter la religion du pays d'accueil :
LE CORYPHÉE : Allons, célébrons les Bienheureux, seigneurs d'Argos, dieux urbains et dieux riverains des eaux de l'Érasinos antique. (...). – Le Nil et les bouches n'auront plus l'hommage de nos hymnes, mais bien les fleuves qui, par ce pays, vont lui versant l'onde paisible...
Ce changement de religion est lié à ce que nous avons dit plus haut de la conception antique du religieux : les dieux que l'on adore sont rattachés à un territoire géographique donné, d'autant plus que leur culte est lié à l'existence d'un sanctuaire qui leur est dédié, d'un autel qui leur est consacré et où les fidèles peuvent leur adresser leurs prières et leurs sacrifices (ce qui va toujours ensemble). Continuer de vénérer les dieux égyptiens reviendrait, pour les Danaïdes, à vénérer des dieux sourds et inefficaces, qui n'entendent ni n'agissent, car ils se trouvent à des kilomètres de là ! On est donc très loin de notre conception moderne de la religion, conçue comme universelle et praticable quelque soit son lieu d'habitation.
Se montrer irréprochable :
DANAOS : Ne créons pas d'opprobre pour nous-mêmes, de joie pour nos ennemis. Et plus loin : Je vous invite donc à ne pas me couvrir de honte...
L'injonction à l'irréprochabilité qui est faite aux étrangers, prend, dans le cas des Danaïdes, de jeunes filles pubères et désirables (De même, des corps pleins de sève, Cypris elle-même va proclamant le prix, en invitant l'amour à cueillir la fleur de jeunesse), une forme particulière : elle se fait injonction à la chasteté, à la modestie, à ne pas devenir objet de désir pour les hommes d'Argos. C'est toute la difficulté des bonnes mœurs au féminin, qui ne consistent pas, pour la femme, à ne pas fauter, mais à ce que les hommes ne fautent pas, difficulté dont convient d'ailleurs Danaos (Le tendre fruit mûr n'est point aisé à protéger), dépeignant le désir masculin comme irrépressible et incontrôlable (d'où l'idée qu'il faut régler le problème en amont, en ne l'éveillant pas). Quant à ce dernier, il sera irréprochable si ses filles le sont : en effet, pour l'homme qui a charge de femme(s), qu'il soit père, époux ou même fils, la réputation dépend certes de sa conduite, mais aussi de celle de sa fille, de son épouse ou de sa mère* !
* Voilà pourquoi je pense sincèrement que rompre avec les injonctions de la société patriarcale est dans l'intérêt aussi bien des hommes que des femmes, que les luttes féministes, en visant la libération des femmes, contribuent aussi à libérer les hommes.
Se montrer reconnaissant :
DANAOS : En échange de tels bienfaits, nous leur [aux Argiens] devons, si notre âme est guidée par un bon pilote, l'hommage d'une gratitude qui les honore encore plus que jamais.

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J'ai beaucoup parlé de la figure de l'étranger par rapport à la culture et à la religion, mais il est un aspect que je n'ai pas encore évoqué : sa dimension littéraire. L'arrivée d'un étranger, les problèmes et les tensions que font naître la question de son accueil, la menace que font planer ses persécuteurs, la protection qui lui est accordée et le prix qu'elle coûte pour celui qui l'assure, sont au centre de bien des tragédies grecques.
ainsi Œdipe, dans la pièce Œdipe à Colone de Sophocle (représentée pour la première fois en -401), chassé de Thèbes par ses fils qui en convoitent le trône, arrive-t-il à Colone, près d'Athènes, où il demande à être accueilli. Bientôt rejoint par les Thébains, qui tentent de le ramener de force, il reçoit la protection de Thésée, roi d'Athènes. Les Héraclides d'Euripide (-430) raconte l'exil des enfants d'Héraclès, persécutés par Eurysthée, roi de Mycènes, qui souhaite la disparition de la progéniture de son ennemi et l'a condamnée à mort dans son propre pays. Après une longue errance, puisque aucune cité, effrayée des menaces du héraut d'Eurysthée, n'ose les accueillir, ils arrivent à Marathon, près d'Athènes, dont ils espèrent recevoir l'asile. Les bacchantes d'Euripide (-405) propose une intéressante variation autour de la figure de l'étranger, puisque celui-ci apporte avec lui rien de moins qu'un nouveau culte religieux : Dionysos, fils de la princesse thébaine Sémélé, revient dans la cité de Thèbes pour y venger sa mère (le thème de l'étranger qui n'en est pas un et qui arrive avec un projet de vengeance est, il me semble, un point de départ classique de la fiction), s'y faire reconnaître comme descendant de Zeus et faire triompher son culte.
La figure de l'étranger est donc une matière particulièrement riche dont se nourrit le théâtre grec et qui lui inspire beaucoup de ses intrigues et de ses thèmes.

mercredi 8 mars 2017

Femmes chinoises

La journée du 8 mars pour les droits des femmes a été lancée en URSS à partir de 1921, et a été relayée par l'ONU à partir de 1977. Il a fallu 56 ans pour que cette initiative à laquelle le communisme donnait tout son sens, soit reprise dans le monde entier.

Après la seconde guerre mondiale, tous les pays qui ont connu des révolutions communistes, ou qui se sont trouvés placés sous la coupe directe de l'URSS, ont adopté la journée du 8 mars. En Chine, elle célébrait la rupture introduite par le communisme dans les conditions de vie des femmes, face au confucianisme qui les régissait avant la révolution.

C'est ce qu'exprime le petit ouvrage dont je vous ai choisi quelques extraits, livre imprimé en Chine en 1973 à destination d'un public francophone.


Le confucianisme, qui s'est développé à partir du début du -5ème siècle, c'est-à-dire 3 siècles avant l'avènement de la Chine impériale unifiée, dans un contexte de déchéance progressive de la dynastie Zhou, était confronté au problème de l'instabilité sociale attachée à la défaillance du pouvoir politique, et il misait sur l'union sacrée de la culture et de la morale pour réguler la vie sociale dans son ensemble, politique comprise. Valorisant les fonctions représentatives pour mieux les charger d'une mission culturelle et morale, le confucianisme ne s'est intéressé qu'aux hommes, qui seuls peuvent représenter un groupe (famille, province, royaume). Le noyau dur de l'union de la culture et de la morale était la relation entre père et fils, modèle de la relation de gouverneur à administrés ou de prince à peuple. Point de mère ni de fille, mais une hiérarchie bien définie au sein de la famille, dont les trois premiers termes sont le père, le fils aîné, le frère cadet de l'aîné.

Dans l'effervescence philosophique qui caractérise cette période, en dépit des luttes entre écoles et des prises de position sciemment contradictoires, l'oubli du féminin semble faire consensus. Seul le taoïsme de Lao tseu fait entendre une voix faiblement discordante. Lao tseu érige en l'occurrence le féminin en emblème de l'oubli, de l'oubli de ce qui importe le plus à la culture chinoise : l'élan de la vie, le qi. En construisant de vastes royaumes, les hommes ont perdu leur souplesse (leur qi natif), ont rompu le lien qui les rattache à la Mère de toutes choses. Lao tseu n'a pour autant garde d'envisager sur cette base une réforme de la structure sociale et de redonner aux femmes une place dominante.

L'avènement de l'empire chinois n'a pas amélioré la condition des femmes. Le confucianisme s'est lentement imposé face à ses concurrents pour consolider la classe des lettrés, cette classe que le maoïsme s'est attaché, finalement sans grand succès, à combattre. La révolution communiste en Chine s'est en ce sens donné pour tâche de rétablir l'égalité des femmes et des hommes. L'ouvrage ci-dessous s'inscrit dans le cadre de la révolution culturelle, entreprise par Mao de 1966 à 1976 pour affermir le pouvoir de sa faction au sein du parti contre ses éléments libéraux. On y lit trois témoignages directs de femmes et plusieurs récits sur la vie de certaines femmes écrits par des écrivaines.








Une réflexion liminaire permet de mesurer l'opposition du maoïsme au confucianisme : avant la révolution, les femmes pensaient pouvoir changer la société en faisant évoluer les rapports de sexes au sein de la famille, et cela tout à fait dans l'esprit du confucianisme (les relations familiales étant le modèle de toutes les autres relations sociales), mais lors de la révolution elles ont pris conscience du fait qu'il fallait faire évoluer la société pour pouvoir changer les rapports de sexes au sein de la famille, ce qui n'est plus du tout confucianiste.

Je n'entends point débattre ici du communisme, de sa version chinoise et de la révolution culturelle qui, un temps, a violemment secoué la Chine, je retiens seulement deux choses :
  • dans nos sociétés non communistes, pour une femme, chercher en priorité à améliorer sa position dans son ménage est une tâche qui, sans être vaine, demande un effort constant indéfiniment répété, car ce ménage est éminemment sensible aux pressions sociales, qui convergent toutes vers l'inégalité des droits ; il est inévitable de prolonger cet effort dans le cadre de sa propre famille et de celle de sa compagne ou de son compagnon, dans le cadre de son travail, dans l'espace public, etc. ; de ce fait, l'engagement politique semble nécessaire pour cesser d'être seule à agir contre tous ;
  • dans nos sociétés, le 8 mars est bien une journée de lutte pour les droits des femmes, mais dans les sociétés communistes aujourd'hui disparues le 8 mars était un jour de fête, la célébration d'un acquis, celui de l'égalité des droits entre femmes et hommes.