Entre
le Chœur : cinquante princesses au masque hâlé, parées de
bandeaux et de voiles à la mode barbare*.
La
didascalie qui ouvre la pièce d'Eschyle, nous apprend d'emblée que
les personnages principaux en vont être des étrangères : les
cinquante filles de Danaos, guidées par leur père, roi d'Égypte,
accompagnées de leurs cinquante suivantes. Fuyant une menace qui va
bientôt prendre corps sous nos yeux, victimes innocentes** d'une
longue persécution, elles ont traversé la Méditerranée au départ
de l'Égypte pour aborder sur les rivages du Péloponnèse.
Une
telle situation ne vous rappelle-t-elle rien ?
Il
me paraît impossible de lire aujourd'hui ce texte très ancien (-464-463), sans lui trouver des échos actuels, sans voir dans la
tragédie que vivent ces princesses persécutées, une tragédie
moderne de bien plus grande ampleur aux circonstances étrangement
similaires : je veux évidemment parler de la « crise des migrants
», qui secoue l'Europe depuis 2014 et qui est avant tout une crise
des réfugiés*** fuyant des pays en guerre (Syrie, Afghanistan,
Irak...).
Il
ne m'a donc pas été possible de lire cette pièce sans relever les
différences et les ressemblances entre le traitement que les Grecs
anciens donnent aux étrangers et celui que leur réservent
aujourd'hui les pays d'Europe.
*
Barbare < barbaros : « qui ne parle pas grec ». Il n'y a
là aucun jugement défavorable : les Grecs désignant par ce vocable
des peuples qui ont atteint un stade de développement souvent
supérieur au leur (Égyptiens, Mésopotamiens, Perses...).
J'utiliserai ce terme dans ce sens dans tout mon article.
**
Comme elles le précisent elles-mêmes, elles n'ont pas quitté leur
pays parce qu'elles y auraient commis un crime sanglant et qu'elles
en auraient été bannies : … non qu'aucune cité ait porté
contre nous la sentence d'exil qui paie le sang versé.
***
Sont considérées comme tels par le Haut-Commissariat aux réfugiés
des Nations unies toutes les personnes qui demandent ce statut,
quelque soit l’issue de la procédure.
******
La
question que posent d'emblée les Danaïdes et autour de laquelle va
se nouer l'intrigue, est celle-ci : ... trouverai-je* ici des
frères prêts à veiller sur mon exil loin de la Terre Brumeuse
[l'Égypte] ? Vont-elles recevoir bon accueil du pays où
elles arrivent ? Les y protégera-t-on de leurs persécuteurs ?
Autant de questions qui trouveront leurs réponses dans le cours de
la pièce.
*
C'est le coryphée qui parle ici et qui parle au nom de toutes les
Danaïdes.
Face
à l'Altérité : entre l'Autre absolument autre et l'autre soi-même
√ De
nombreux passages de la pièce insistent sur l'apparence « exotique
» des Danaïdes : elles sont habillées et coiffées comme des
étrangères ; leur parure est luxueuse, ce qui, chez les Grecs
austères, indique l'appartenance à l'un de ces peuples orientaux,
dont sont souvent évoqués avec quelque mépris l'opulence et le
raffinement (... cette troupe à l'accoutrement si peu grec,
fastueusement parée de robes et de bandeaux barbares...). Leur
type pourrait être, selon le roi d'Argos, qui vient à leur
rencontre, celui des Libyennes, des Égyptiennes, des Chypriotes, des
Éthiopiennes ou même des Amazones ! Et pourtant elles lui font
cette annonce incroyable : elles sont grecques, du moins par leur
origine (Io, leur grand-mère, est en effet originaire d'Argolide,
qu'elle a quittée, dans une fuite inverse à celle de ses petites
filles, pour arriver et s'installer en Égypte).
Au-delà
de ce paradoxe de Grecques barbares*, qui s'explique par l'histoire
personnelle et familiale des Danaïdes, il se dit ici quelque chose
qui sera souvent répété dans la suite de l'œuvre : l'autre
même le plus différent de soi est pourtant plus proche qu'on ne
pourrait le penser. Les Danaïdes ont donc une histoire
commune avec le pays où elles espèrent trouver un asile ; elles
incarnent et réactivent le lien fort qui existe préalablement entre
leur pays de départ et leur pays d'accueil : cela est souvent vrai
aussi pour les candidats à l'immigration ou les réfugiés des
ex-colonies européennes, qui arrivent en Europe et qui se rendent
généralement dans l'ancienne métropole de leur pays (Pakistanais
en Angleterre, Ivoiriens en France, Surinamais en Hollande...).
*
Le roi d'Argos parle des Danaïdes et de leur père comme de
concitoyens-étrangers.
√ Mais
si l'autre est plus proche de soi qu'on ne l'imagine, les situations
de tension creusent la distance qui sépare l'autre de soi, au point
de la rendre bientôt infranchissable.
Ainsi
le refus du roi d'Argos de livrer les Danaïdes à l'émissaire
égyptien, au « héraut », fait rapidement monter la tension : au
cours d'un dialogue agonistique saisissant, ces deux hommes en
viennent à énumérer les différents points, qui non seulement
distinguent leur peuple, mais les opposent de façon irrémédiable.
Il est assez curieux de constater que, là comme aujourd'hui, ces
différences culturelles présentées comme irréconciliables sont
religieuses et alimentaires (rien sur les mœurs par contre, alors
que les Grecs ont coutume d'opposer leurs mœurs simples et viriles à
celles voluptueuses et efféminées des orientaux) !
La
religion :
– LE
HÉRAUT : Va, je ne crains pas les dieux de ce pays : ils n'ont
élevé mon enfance ni nourri mes vieux jours. Le même plus loin
: Les dieux du Nil sont les dieux que j'adore. – LE ROI : Et
ceux d'ici alors ne sont rien pour toi ? Je l'entends de ta bouche.
Ces
propos du héraut illustrent une conception du divin propre à
l'Antiquité et qui nous est parfaitement étrangère : les dieux
qu'adorent les Anciens, sont des dieux locaux, établis dans un
territoire géographique donné. Chaque pays, chaque cité a ses
dieux, dont le pouvoir ne s'exerce qu'entre ses frontières. Il
s'agit d'une conception éminemment anthropomorphique du divin : les
dieux habitent réellement là où les hommes ont réussi à
les attirer par leur piété et leurs offrandes. Ainsi, dans Les
Sept contre Thèbes, autre œuvre d'Eschyle, la cité de Thèbes,
détruite par ses ennemis, verrait le départ de ses dieux,
contraints de trouver une autre résidence (Que nos remparts
repoussent l'armée ennemie, voilà la prière à leur faire ! Aussi
bien, ce sera l'intérêt des dieux mêmes. Ne dit-on pas que ses
dieux désertent une cité prise ?).
Cependant,
ces dieux sont souvent les mêmes : le héraut explique ainsi qu'il
se recommande d'Hermès, dont le culte est commun à tout le pourtour
oriental de la Méditerranée. De même, l'Égypte est la terre de
Zeus, qui y est adoré comme il l'est en Grèce (Loin du sol de
Zeus qui confine au pays syrien, nous errons en bannies).
On
voit donc ici que la distance culturelle qui sépare Grecs et
Égyptiens est fortement accentuée par le contexte tendu qu'a créé
le désaccord à propos des suppliantes.
La
nourriture :
–
LE
ROI : Des mâles, vous en trouverez aussi dans ce pays, et
qui ne boivent pas un vin fait avec l'orge.
Ce
vin fabriqué à partir de céréales et non de raisin, c'est la
bière, consommée couramment et très prisée depuis la haute
antiquité par les Égyptiens. Le roi d'Argos établit ici une
distinction entre Égyptiens buveurs de bière et Grecs
buveurs de vin, distinction qui s'avère fausse dans les faits
: l'Égypte avait ses vignobles et vendait son vin en Crète vers
-3000 ! De leur côté, les anciens habitants de la Grèce
connaissaient la bière, dont le secret de fabrication leur avait été
d'ailleurs transmis par leurs voisins d'Égypte. D'un coût de
production moindre, elle était consommée plutôt par les classes
populaires, tandis que le vin était réservé aux plus riches ainsi
qu'aux actes de la vie religieuse.
–
DANAOS
: Et parmi les fruits de la terre, ce n'est pas le souchet
qui commande à l'épi !
La
phrase mérite quelques éclaircissements : les Égyptiens mangeaient
le tubercule du souchet comestible, plante proche du papyrus ou
souchet à papier, et que l'on redécouvre aujourd'hui pour ses
vertus healthy. Cette nourriture était inconnue des Grecs,
car la culture du souchet réclame beaucoup d'eau, et elle est mieux
adaptée au climat du delta du Nil qu'aux sécheresses de la Grèce.
Danaos choisit donc de marquer l'opposition entre le souchet,
attribué à juste titre aux Égyptiens, et le blé, attribué à
moins juste titre aux Grecs, dont l'alimentation faisait (tout comme
en Égypte) la part belle au blé. À cette distinction alimentaire
s'ajoute un jugement de valeur : le blé, plante solaire, est
supérieur au souchet, plante chtonienne, comme l'homme grec l'est
par rapport à l'Égyptien. L'on retrouve cette hiérarchisation dans
la distinction vin [noble-sacré] et bière [vile-profane]. Dans les
deux cas, cette distinction et cette hiérarchisation sont au service
d'une réaffirmation de la virilité : les Grecs sont plus virils que
les Égyptiens, dont la conséquence immédiate est : les Argiens
vaincront les Égyptiens.
La
langue :
Alors
que les Grecs anciens fondaient leur notion d'altérité en très
grande partie sur les différences linguistiques, voire dialectales
(dans Les Sept contre Thèbes, par exemple, les Thébains ne
voient pas leurs ennemis argiens comme des Grecs, mais comme des
étrangers parlant une autre langue, et cela parce qu'ils parlent un
dialecte différent), Eschyle n'exploite pas du tout cette
dimension. Sa pièce repose sur la convention d'une langue
unique, qui est le « grec » (en fait un dérivé de la langue
d'Homère, langue poétique commune à tous les Grecs, construite à
partir des dialectes ioniens et éoliens archaïques), et même si
l'accent barbare des Danaïdes est brièvement évoqué, il ne les
empêche pas de se faire parfaitement comprendre (idem pour le
héraut, quand il s'adresse au roi d'Argos) !
Tous
les discours actuels qui insistent sur les différences culturelles
entre l'étranger et « nous », qui gomment l'histoire
commune nous liant (procédé fort courant, lorsque l'étranger vient
d'une ancienne colonie française), qui nient les apports essentiels
de sa culture à la nôtre (il est particulièrement honteux de voir
nier ce que la culture française doit à l'héritage arabe), qui
développent le fantasme, comme fait le roi d'Argos, d'une
civilisation isolée, autochtone, se construisant et vivant sans
aucun apport extérieur, bref, qui font de l'autre un Autre, sont des
discours liés à un contexte de tensions extrêmes et qui n'existent
que pour justifier la guerre et la destruction de l'autre, pour faire
que celles-ci puissent exister et que la perte qu'entraîne la
rupture des liens avec l'autre, la perte de ce que cette relation
nous apporte, paraisse mineure et envisageable.
√ Dans
un contexte conflictuel ou non, la peur de l'autre est présentée
comme normale. Le sage Danaos, craignant une telle réaction de la
part des Argiens, s'entoure de précautions : il se fait protéger
par des soldats indigènes et adopte une posture d'humilité
(l'assurance, ici présentée comme une forme d'outrance, d'hybris,
est associée à l'agressivité et annonce un ennemi ; voyez le
comportement très assuré et très mal perçu de l'émissaire
égyptien, venu réclamer les Danaïdes) : Gardons qu'excès de
confiance n'engendre grand effroi. Cette peur tient au statut
ambivalent de l'étranger : ennemi ou ami.
En
terre étrangère
√ Le
modus operandi ordinaire
Et
pourtant, que vous ayez osé, intrépides, venir jusqu'ici sans
hérauts ni proxènes – sans guides ! Voilà qui me surprend.
Ce
reproche fait par le roi d'Argos aux Danaïdes, nous apprend que
l'entrée d'un étranger dans un pays qui n'est pas le sien,
nécessite l'entremise d'un héraut ET d'un proxène.
Le
héraut :
Il
s'agit d'un envoyé, qui
représente celui qui l'envoie et ses intérêts à l'étranger. Les
Égyptiades se font ainsi précéder d'un héraut, chargé de
s'emparer des fuyardes et empêché de le faire par le roi d'Argos.
Est-ce parce qu'il ne s'adresse pas d'abord aux autorités du pays
dans lequel il arrive ? Est-ce parce qu'il profane le sanctuaire où
les princesses ont trouvé refuge ? Toujours est-il que le roi lui
fait le reproche d'ignorer « les devoirs d'un étranger » et de
n'avoir pas de proxène.
Le
proxène :
Il
est le représentant dans sa cité d'étrangers
vivant dans cette cité. Il sert à ceux-ci de répondant
auprès des pouvoirs politiques ou devant les tribunaux. Il
défend notamment leurs intérêts commerciaux. On peut
rapprocher son rôle de celui d'un agent de consulat.
√ Le
recours aux dieux : Zeus Suppliant
Mais
les Danaïdes n'ont ni proxène ni héraut. Pour que soit autorisé
leur séjour dans le pays où elles débarquent, il leur reste un
recours : les dieux de ce pays. Même aux fugitifs meurtris par la
guerre une sauvegarde contre le malheur s'offre dans l'autel où
réside la majesté des dieux.
Chez
les Grecs anciens, les mortels douloureux, c'est-à-dire tous
ceux qu'éprouve le malheur, qui sont exilés ou fugitifs, par
exemple, et les Danaïdes sont de cette dernière catégorie, peuvent
implorer le secours du ciel : ce sont des suppliants,
jouissant de la protection des dieux, en particulier du plus grand
d'entre eux, Zeus Suppliant. S'attaquer à eux, c'est s'attaquer à
la propriété sacrée des dieux (Je ne vois pas des hôtes en
ceux qui dépouillent des dieux : les Égyptiades ramenant les
Danaïdes dans leur pays, les arracheraient aux dieux, auxquels elles
appartiennent désormais) : il y a donc une
sacralité de la personne du suppliant.
Le
suppliant tient dans sa main une branche d'olivier fraîchement
coupée, entourée de bandelettes blanches (Que demandes-tu donc
en suppliante aux dieux de la cité, avec ces rameaux frais coupés
aux bandelettes blanches ?). C'est à la fois l'objet qui
accompagne la prière et ce qui montre l'appartenance à la catégorie
des suppliants (Laisse là tes rameaux, symboles de ta peine,
dit ainsi le roi d'Argos aux jeunes réfugiées, quand leur avenir
paraît s'éclaircir). Cette appartenance se manifeste également par
le fait d'adopter la posture rituelle des suppliants, en se plaçant
à l'intérieur du téménos, espace sacré qui peut servir à
la pratique d'un culte. Dans ce dernier cas, le téménos comporte un
autel et quelque fois même un temple. Dans la pièce d'Eschyle, il
s'agit d'un simple tertre en plein air, où les statues des dieux
tutélaires de la cité côtoient un autel : … mieux vaut, pour
tout prévoir, mes filles, vous asseoir sur ce tertre consacré aux
dieux d'une cité..., conseille ainsi Danaos. Par ailleurs,
l'attitude adoptée par les suppliantes, socialement codée (notons
que ce code est partagé même par des étrangers), doit permettre de
faire agréer leurs vœux : leurs chants, leurs danses sauvages,
leurs gestes de désespoir (vêtements déchirés), tendent à «
faire violence aux dieux », tandis que leurs « termes suppliants,
gémissants et éplorés » espèrent fléchir le cœur des citoyens
d'Argos.
Les
Danaïdes qui ont suivi les conseils de leur père, sont désormais
des suppliantes (d'où le titre de la pièce), placées sous la
protection des dieux de la cité. Pour obéir à la loi divine, il
incombe maintenant à la cité et à son roi de les protéger, de
réaliser sur terre la protection céleste.
Mais
les protéger contre leurs cousins, leur accorder l'asile dans la
ville d'Argos, n'est pas sans danger : la guerre peut être la
conséquence du refus opposé à une prétention légitime (les
Égyptiades sont parfaitement légitimes à venir réclamer leurs
cousines, cf. mon article).
De
même, accorder leur demande aux Égyptiades et refuser aux Danaïdes
la protection demandée auraient une conséquence terrible et cette
fois inéluctable : la colère des dieux (Avoue-le : il est
terrible aussi le courroux de Zeus Suppliant !).
La
situation dans laquelle se trouve le roi d'Argos est donc aporétique
: il s'agit pour lui de choisir entre un mal possible et un autre
certain (Point d'issue exempte de douleur !). Il y a là
l'illustration d'une conception très grecque des choses : absence de
solution parfaite, affrontement de deux lois de force inégale,
inéluctabilité du malheur pour l'homme dépassé par le destin (Une
masse de maux vient sur moi comme un fleuve, et me voici au large
d'une mer de douleurs, mer sans fond, dure à franchir – et point
de havre ouvert à ma détresse !).
Hérodote,
dans son Enquête, rapporte une situation similaire, un cas où
la protection accordée à des étrangers, cette fois-ci criminels,
entraîne une longue guerre : le roi des Mèdes, Cyaxare, accueille à
sa cour un groupe de nomades scythes fuyant leur pays. Voulant se
venger d'une grave injure qu'il leur a faite, ses hôtes tuent un
jeune enfant, sans doute de sa famille, et le lui servent à manger.
Ils s'enfuient ensuite et se réfugient dans le royaume voisin, près
du roi de Lydie, Alyatte, dont ils deviennent les suppliants :
Cyaxare les réclama, Alyatte refusa de les livrer, et ce fut la
guerre entre Lydiens et Mèdes pendant cinq ans... (I-74).
Il
m'a semblé, dans un premier temps, que nos pays occidentaux modernes
n'iraient jamais accorder l'asile à des citoyens étrangers contre
leur intérêt politique et au détriment de leurs bonnes relations
avec des pays voisins, mais j'avais tort, comme le montre l'exemple
suivant :
Huit
officiers turcs fuient leur pays après le coup d'état raté du 15
juillet 2016. Réfugiés en Grèce, ils demandent l'asile politique,
tandis que la Turquie, de son côté, qui les accuse d'avoir
participé à la tentative de putsch, réclame qu'ils lui soient
livrés. Finalement, n'ayant pas obtenu gain de cause, la Turquie
menace la Grèce, non d'une guerre, mais de ne pas respecter leurs
accords concernant les réfugiés syriens. On voit donc ici que le
refus grec a des conséquences diplomatiques graves et que le
principe qui le motive est tout-puissant. On retrouve dans ce droit
des personnes quelque chose du droit des suppliants, quelque chose de
sacré, qui justifie les risques pris en son nom. Il n'est cependant
pas appuyé sur l'existence des dieux et sur la crainte de leur
courroux, ni sur une justice divine qui l'emporte sur la justice
humaine. S'il y a bien là, comme dans Les suppliantes,
l'affrontement de deux droits concurrents, ceux-ci sont uniquement
humains (droit d'un pays à juger ses ressortissants accusés d'un
crime contre ses institutions vs Droits de l'Humain, en
l'occurrence droit des accusés de bénéficier d'un procès
équitable).
Chez
nos Grecs anciens, c'est sur la crainte du courroux des dieux et
surtout de celui de Zeus Suppliant que repose le droit d'asile.
Qu'est-ce donc que ce courroux de Zeus ? L'individu ou la
collectivité qui n'a pas respecté la loi divine est souillé. La
souillure (miasma) est d'une extrême gravité chez les
Grecs anciens, puisqu'elle compromet le bonheur et la prospérité (…
la double souillure, (...), que la ville verrait venir à elle,
monstre indomptable, qu'il faudrait nourrir de douleurs). De
quelle manière ? Bonheur et prospérité dépendent des vœux qu'on
adresse aux dieux. On n'est heureux et prospère que parce qu'on
demande quelque chose qui nous est accordé et ce vœu ne nous est
accordé que parce qu'on a fait avec lui une offrande qui a été
reçue : la souillure empêche que l'offrande soit reçue par les
dieux ; celle-ci ne leur est plus agréable. De surcroît elle rompt
l'ensemble des relations entre l'ici-bas et le ciel.
Déchiré
entre la peur de la souillure et celle d'une guerre, le roi décide
de s'en référer à l'assemblée du peuple et de le laisser
prononcer*.
*
Je vous conseille vivement la lecture de ce très bel article de
Sophie Klimis, professeure de philosophie
[ici],
qui souligne comment la pièce d'Eschyle, où figure la première
occurrence conservée du mot « démocratie », associe étroitement
l'exercice de celle-ci au droit d'asile : c'est parce que la question
cruciale de l'accueil de ces étrangères se pose que le roi d'Argos
abandonne provisoirement le pouvoir et que la communauté est
mobilisée dans une délibération collective, dont le résultat (la
décision votée à main levée d'accueillir les Danaïdes),
manifeste l'existence et l'unité du peuple argien en tant que dèmos.
Ainsi c'est la rencontre non conflictuelle avec
l'autre qui permet la naissance d'une identité nationale et
politique.
√ Zeus
hospitalier
Une
fois que les suppliantes reçoivent le droit de demeurer dans la
cité, elles deviennent ses hôtes. Elles ne dépendent plus dès
lors de Zeus Suppliant, mais de Zeus Hospitalier ; elles ne cherchent
plus protection dans l'enceinte du téménos (espace sacré), mais
dans celle de la cité (espace non sacré), bénéficiant d'une
protection non plus symbolique, mais matérielle (remparts + cortège
de soldats) ; en tant qu'étrangères domiciliées (l'étranger
domicilié dans une cité étrangère s'appelle le métèque,
littéralement : celui qui « habite avec »), elles
n'ont plus besoin d'un proxène, mais d'un prostates
: un répondant citoyen, un garant auprès de la cité (ici la ville
entière, y compris son roi).
De
Zeus Hospitalier et de sa satisfaction, donc du bon accueil des
hôtes, dépend la prospérité de la cité grecque. Les Danaïdes,
invitées enfin à entrer dans la ville d'Argos, y recevront un
accueil qui laisse rêveur, accueil inimaginable en France
aujourd'hui et bien supérieur à celui offert par la Suède,
pourtant le pays d'Europe sans doute le plus hospitalier aujourd'hui.
Quelle
place pour l'étranger dans la cité ?
√ Mi
casa es tu casa
Des
logis sont là tout prêts pour vous, si vous voulez habiter avec
d'autres. Vous êtes libres aussi, s'il vous agrée davantage,
d'occuper des demeures disposées pour vous seules. Choisissez –
vous êtes libres – ce qui vous paraîtra le plus avantageux et le
plus agréable.
En
substance, le roi propose ici aux Danaïdes d'être logées soit dans
sa maison ou celles des citoyens de sa ville, soit dans le prytanée,
logement où l'État reçoit ses hôtes. Cette hospitalité très
généreuse (On nous rend tout facile, commente ainsi Danaos)
s'explique par le statut spécifique des filles de Danaos qui ont
pour répondant le peuple entier d'Argos et son roi. Les conditions
d'accueil des étrangers plus « ordinaires » étaient moins
chargées de formalisme mais reposaient sur le même principe.
√ L'accueil
: les droits de l'étranger
–
DANAOS
: Nous aurons « la résidence en ce pays, libres et
protégés contre toute reprise par un droit d'asile reconnu ; nul
habitant ni étranger ne pourra nous saisir ; use-t-on de violence,
tout bourgeois d'Argos qui ne nous prête aide est frappé d'atimie,
exilé par sentence du peuple ».
À
la menace de la souillure frappant la collectivité qui laisse ses
hôtes sans protection, s'ajoute celle de l'atimie, de l'exil
qui frappe les particuliers coupables du même crime (tout
bourgeois d'Argos qui ne nous prête aide : on a là un
équivalent de notre délit français de « non-assistance à
personne en danger »). Si la mise en œuvre de la loi divine
dépendait de la collectivité, l'application de la décision de la
collectivité dépend des particuliers.
√ L'intégration
: les devoirs de l'étranger
– LE
CORYPHÉE : Chacun est prêt à
lancer le blâme sur les étrangers.
– DANAOS
: Une troupe inconnue ne se fait apprécier qu'avec le temps ;
quand il s'agit d'un étranger, chacun tient prêt des propos
méchants, et rien ne vient plus vite aux lèvres qu'un propos
salissant.
Manifestement
la xénophobie et les propos racistes* ne datent pas d'aujourd'hui !
Confrontés à cette difficulté, Danaos et ses filles vont adopter
tout un code de conduite visant à désamorcer l'hostilité à leur
égard et à faciliter leur « intégration ».
*
Je sais que l'usage des mots « racisme » / « raciste » est
généralement proscrit par les hellénistes et les latinistes, dès
lors qu'il s'agit de décrire les relations des Grecs et des Romains
aux autres peuples, en particulier orientaux, au titre que la théorie
des races qui fonde le racisme n'avait pas été inventée. Mais
c'est prendre le mot « racisme » dans son sens premier. Il peut
désigner aussi une « attitude d'hostilité de principe et de rejet
envers une catégorie de personnes » (www.cnrtl.fr), ce qui paraît
correspondre à la réaction que craint Danaos.
Ce
code de conduite reprend en partie les devoirs que certains
politiques appellent encore aujourd'hui les étrangers à respecter.
Il comprend trois grands points :
Adopter
la religion du pays d'accueil :
– LE
CORYPHÉE : Allons, célébrons les Bienheureux, seigneurs
d'Argos, dieux urbains et dieux riverains des eaux de l'Érasinos
antique. (...). – Le Nil et les bouches n'auront plus
l'hommage de nos hymnes, mais bien les fleuves qui, par ce pays, vont
lui versant l'onde paisible...
Ce
changement de religion est lié à ce que nous avons dit plus haut de
la conception antique du religieux : les dieux que l'on adore sont
rattachés à un territoire géographique donné, d'autant plus que
leur culte est lié à l'existence d'un sanctuaire qui leur est
dédié, d'un autel qui leur est consacré et où les fidèles
peuvent leur adresser leurs prières et leurs sacrifices (ce qui va
toujours ensemble). Continuer de vénérer les dieux égyptiens
reviendrait, pour les Danaïdes, à vénérer des dieux sourds et
inefficaces, qui n'entendent ni n'agissent, car ils se trouvent à
des kilomètres de là ! On est donc très loin de notre conception
moderne de la religion, conçue comme universelle et praticable
quelque soit son lieu d'habitation.
Se
montrer irréprochable :
– DANAOS
: Ne créons pas d'opprobre pour nous-mêmes, de joie pour nos
ennemis. Et plus loin : Je vous invite donc à ne pas me
couvrir de honte...
L'injonction
à l'irréprochabilité qui est faite aux étrangers, prend, dans le
cas des Danaïdes, de jeunes filles pubères et désirables (De
même, des corps pleins de sève, Cypris elle-même va proclamant le
prix, en invitant l'amour à cueillir la fleur de jeunesse), une
forme particulière : elle se fait injonction à la chasteté, à la
modestie, à ne pas devenir objet de désir pour les hommes d'Argos.
C'est toute la difficulté des bonnes mœurs au féminin, qui ne
consistent pas, pour la femme, à ne pas fauter, mais à ce que les
hommes ne fautent pas, difficulté dont convient d'ailleurs Danaos
(Le tendre fruit mûr n'est point aisé à protéger),
dépeignant le désir masculin comme irrépressible et incontrôlable
(d'où l'idée qu'il faut régler le problème en amont, en ne
l'éveillant pas). Quant à ce dernier, il sera irréprochable si ses
filles le sont : en effet, pour l'homme qui a charge de femme(s),
qu'il soit père, époux ou même fils, la réputation dépend certes
de sa conduite, mais aussi de celle de sa fille, de son épouse ou de
sa mère* !
*
Voilà pourquoi je pense sincèrement que rompre avec les injonctions
de la société patriarcale est dans l'intérêt aussi bien des
hommes que des femmes, que les luttes féministes, en visant la
libération des femmes, contribuent aussi à libérer les hommes.
Se
montrer reconnaissant :
– DANAOS
: En échange de tels bienfaits, nous leur [aux Argiens]
devons, si notre âme est guidée par un bon pilote, l'hommage d'une
gratitude qui les honore encore plus que jamais.
******
J'ai
beaucoup parlé de la figure de l'étranger par rapport à la culture
et à la religion, mais il est un aspect que je n'ai pas encore
évoqué : sa dimension littéraire. L'arrivée
d'un étranger, les problèmes et les tensions que font naître la
question de son accueil, la menace que font planer ses persécuteurs,
la protection qui lui est accordée et le prix qu'elle coûte pour
celui qui l'assure, sont au centre de bien des tragédies grecques.
ainsi
Œdipe, dans la pièce Œdipe à Colone de Sophocle
(représentée pour la première fois en -401), chassé de Thèbes
par ses fils qui en convoitent le trône, arrive-t-il à Colone, près
d'Athènes, où il demande à être accueilli. Bientôt rejoint par
les Thébains, qui tentent de le ramener de force, il reçoit la
protection de Thésée, roi d'Athènes. Les Héraclides
d'Euripide (-430) raconte l'exil des enfants d'Héraclès, persécutés
par Eurysthée, roi de Mycènes, qui souhaite la disparition de la
progéniture de son ennemi et l'a condamnée à mort dans son propre
pays. Après une longue errance, puisque aucune cité, effrayée des
menaces du héraut d'Eurysthée, n'ose les accueillir, ils arrivent à
Marathon, près d'Athènes, dont ils espèrent recevoir l'asile. Les
bacchantes d'Euripide (-405) propose une intéressante variation
autour de la figure de l'étranger, puisque celui-ci apporte avec lui
rien de moins qu'un nouveau culte religieux : Dionysos, fils de la
princesse thébaine Sémélé, revient dans la cité de Thèbes pour
y venger sa mère (le thème de l'étranger qui n'en est pas un et
qui arrive avec un projet de vengeance est, il me semble, un point de
départ classique de la fiction), s'y faire reconnaître comme
descendant de Zeus et faire triompher son culte.
La
figure de l'étranger est donc une matière particulièrement riche
dont se nourrit le théâtre grec et qui lui inspire beaucoup de ses
intrigues et de ses thèmes.