dimanche 29 octobre 2017

#balancetonporc

J'ai lu un certain nombre de ces témoignages de violences sexuelles qui inondent actuellement les blogs et les réseaux sociaux. J'en ai lu beaucoup, et même trop ; de savoir que j'aurais pu en lire beaucoup plus me paraît proprement effrayant.
J'ai à mon tour témoigné, dans un lieu où mon témoignage est allé s'agréger à d'autres, tous révélateurs de la même violence, de la même œuvre de terreur, exercée par les hommes sur toutes les femmes.
Dans un premier temps, je ne comptais par faire ce travail de parole ; je me sentais moins concernée par la question que d'autres, que celles qui confiaient le récit de vécus terriblement douloureux. Mais je me suis aperçue que je fonctionnais finalement comme ces « hommes de bonne volonté », qui régulièrement redécouvrent les violences sexuelles et s'étonnent à l'envi de l'ampleur et de la gravité du phénomène, que, comme eux, je passais beaucoup de temps à nier, à relativiser, à minimiser et à forclore ce fait social majeur, qui pourtant affecte ma vie personnelle, que, ce faisant, je participais d'une certaine façon à cet aveuglement collectif, qui fait qu'une société peut ne pas voir ce qui est pourtant sous ses yeux.
Cependant ce blog n'est pas un espace de témoignage. Je ne m'y livre pas ou le moins possible. Il est moins un lieu où je parle, qu'un lieu où je fais entendre d'autres voix, qui disent mieux et plus légitimement ce que je pense, ce qui me paraît intéressant et important.

Aujourd'hui, à propos de violences sexuelles, j'ai donc fait le choix de vous faire entendre une autre voix que la mienne, celle d'une femme en train de « balancer son porc », qui cherche à se faire entendre et qu'on tente de faire taire.
Cette femme, c'est la toute jeune Marianne du roman de Marivaux, enfant trouvé et recueilli par un curé de village et sa sœur, qui se retrouve très vite privée de ces deux figures protectrices, livrée à elle-même et perdue dans cette grande ville inconnue et dangereuse qu'est Paris. Son « porc » (j'aurais préféré un autre terme, mais je le conserve pour la clarté et choisis peut-être un peu paresseusement de commencer ma réforme linguistique antispéciste une autre fois), c'est M. de Climal, aristocrate fort dévot, qui a accepté, par charité, de devenir son protecteur, et qui s'avère être un tartuffe et un libertin. Quant à celui dont elle veut se faire entendre, c'est un prêtre, le père Saint-Vincent, directeur de conscience de M. de Climal, à qui il l'a confiée. 

Virginie Ledoyen, gracieuse et adorable Marianne chez Benoît Jacquot (1995).

Je trouve que ce texte rend bien tout ce qu'une victime de harcèlement sexuel peut entendre quand elle témoigne, qu'il donne à voir avec finesse les mécanismes auxquels celui ou celle à qui elle se confie recourt pour ne pas entendre, pour ne pas modifier sa vision du monde. Certaines d'entre vous me diront peut-être qu'il n'est pas très judicieux, dans un moment de libération de la parole féminine, de lui substituer une voix d'homme faisant parler un personnage féminin. Cependant il est intéressant de constater qu'un homme (talentueux) qui choisit d'adopter le point de vue de l'autre sexe, sait parfaitement, contrairement à ce que beaucoup d'hommes affirment, ce qu'est le vécu des femmes : domination, violence, harcèlement et culpabilisation, tout comme il sait parfaitement comment s'exerce le pouvoir masculin, qu'il n'ignore aucun de ses rouages (solidarité masculine, autorité de la parole masculine, moindre poids de celle des femmes, report de la culpabilité sur la victime, victimisation, passivité, injonction au silence...) et sait les faire jouer.
 
Le père Saint-Vincent confie Marianne à la charité de M. de Climal.
 
Extrait de La vie de Marianne ou les aventures de Madame la comtesse de ***, roman inachevé de Marivaux, écrit à partir de 1728 et publié de 1731 à 1742 :

(Marianne vient de rejeter les offres de M. de Climal qui voulait faire d'elle sa maîtresse. Privée de toutes ressources, elle se rend chez le père Saint-Vincent.)
" J’arrive enfin dans un abattement que je ne saurais exprimer ; je demande le religieux, et on me mène dans une salle en dehors où l’on me dit qu’il est avec une autre personne ; et cette personne, madame, admirez ce coup de hasard, c’est M. de Climal, qui rougit et pâlit tour à tour en me voyant, et sur lequel je ne jetai non plus les yeux que si je ne l’avais jamais vu.
Ah ! c’est vous, mademoiselle, me dit le religieux ; approchez, je suis bien aise que vous arriviez dans ce moment ; c’est de vous dont nous nous entretenons ; mettez-vous là.
Non, mon père, reprit aussitôt M. de Climal en prenant congé du religieux ; souffrez que je vous quitte. Après ce qui est arrivé, il serait indécent que je restasse : ce n’est pas assurément que je sois fâché contre mademoiselle ; le ciel m’en préserve ; je lui pardonne de tout mon cœur et, bien loin de me ressentir de ce qu’elle a pensé de moi, je vous jure, mon père, que je lui veux plus de bien que jamais, et que je rends grâces à Dieu de la mortification que j’ai essuyée dans l’exercice de ma charité pour elle : mais je crois que la prudence et la religion même ne me permettent plus de la voir.
Et cela dit, mon homme salua le père, et, qui pis est, me salua moi-même les yeux modestement baissés, pendant que de mon côté je baissais la tête. Et il allait se retirer quand le religieux, l’arrêtant par le bras : Non, mon cher monsieur, non, lui dit-il, ne vous en allez pas, je vous conjure, écoutez-moi. Oui, vos dispositions sont très louables, très édifiantes ; vous lui pardonnez, vous lui souhaitez du bien, voilà qui est à merveille ; mais remarquez que vous ne vous proposez plus de lui en faire, que vous l’abandonnez malgré le besoin qu’elle a de votre secours, malgré son offense qui rendrait ce secours si méritoire, malgré cette charité que vous croyez encore sentir pour elle, et que vous vous dispensez pourtant d’exercer : prenez-y garde, craignez qu’elle ne soit éteinte. Vous remerciez Dieu, dites-vous, de la petite mortification qu’il vous a envoyée ; eh bien ! voulez-vous la mériter, cette mortification qui est en effet une faveur ? voulez-vous en être vraiment digne ? redoublez vos soins pour cette pauvre enfant orpheline qui reconnaîtra sa faute, qui d’ailleurs est jeune, sans expérience, à qui on aura peut-être dit qu’elle avait quelques agréments, et qui, par vanité, par timidité, par vertu même, aura pu se tromper à votre égard. N’est-il pas vrai, ma fille ? Ne sentez-vous pas le tort que vous avez eu avec monsieur, à qui vous devez tant, et qui, bien loin de vous regarder autrement que selon Dieu, n’a voulu, par les saintes affections qu’il vous a témoignées, par ses douces et pieuses invitations, que vous engager vous-même à fuir ce qui pouvait vous égarer ? Dieu soit béni mille fois de vous avoir aujourd’hui conduite ici ! C’est à vous à qui il la ramène, mon cher monsieur, vous le voyez bien. Allons, ma fille, avouez votre faute ; repentez-vous-en dans l’abondance de votre cœur, et promettez de la réparer à force de respect, de confiance et de reconnaissance ; avancez, ajouta-t-il, parce que je me tenais éloignée de M. de Climal.
Eh ! monsieur, m’écriai-je alors en adressant la parole à ce faux dévot, est-ce que c’est moi qui ai tort ? comment pouvez-vous me l’entendre dire ? hélas ! Dieu sait tout ; qu’il nous rende justice. Je n’ai pu m’y tromper, vous le savez bien aussi. Et je fondis en larmes en finissant ce discours.
M. de Climal, tout intrépide tartufe qu’il était, ne put le soutenir. Je vis l’embarras se peindre sur son visage ; il ne put pas même le dissimuler ; et dans la crainte que le religieux ne le remarquât et n’en conçût quelque soupçon contre lui, il prit son parti en habile homme : ce fut de paraître naïvement embarrassé, et d’avouer qu’il l’était.
Ceci me déconcerte, dit-il avec un air de confusion pudique, je ne sais que répondre ; quelle avanie ! Ah ! mon père, aidez-moi à supporter cette épreuve ; cela va se répandre, cette pauvre enfant le dira partout ; elle ne m’épargnera pas. Hélas ! ma fille, vous serez pourtant bien injuste ; mais Dieu le veut. Adieu, mon père ; parlez-lui, tâchez de lui ôter cette idée-là, s’il est possible ; il est vrai que je lui ai marqué de la tendresse, elle ne l’a pas comprise : c’était son âme que j’aimais, que j’aime encore, et qui mérite d’être aimée. Oui, mon père, mademoiselle a de la vertu, je lui ai découvert mille qualités ; et je vous la recommande, puisqu’il n’y a pas moyen de me mêler de ce qui la regarde.
Après ces mots, il se retira, et ne salua cette fois-ci que le religieux, qui, en lui rendant son salut, avait l’air incertain de ce qu’il devait faire, qui le conduisit des yeux jusqu’à sa sortie de la salle, et qui, se retournant ensuite de mon côté, me dit presque la larme à l’œil : Ma fille, vous me fâchez, je ne suis point content de vous ; vous n’avez ni docilité ni reconnaissance ; vous n’en croyez que votre petite tête, et voilà ce qui en arrive. Ah ! l’honnête homme ! quelle perte vous faites ! Que me demandez-vous à présent ? Il est inutile de vous adresser à moi davantage, très inutile : quel service voulez-vous que je vous rende ? J’ai fait ce que j’ai pu ; si vous n’en avez pas profité, ce n’est pas ma faute, ni celle de cet homme de bien que je vous avais trouvé, et qui vous a traitée comme si vous aviez été sa propre fille ; car il m’a tout dit : habits, linge, argent, il vous a fourni de tout, vous payait une pension, allait vous la payer encore, et avait même dessein de vous établir, à ce qu’il m’a assuré ; et parce qu’il n’approuve pas que vous voyiez son neveu, qui est un jeune homme étourdi et débauché, parce qu’il veut vous mettre à l’abri d’une connaissance qui vous est très dangereuse, et que vous avez envie d’entretenir, vous vous imaginez par dépit qu’un homme si pieux et si vertueux vous aime, et qu’il est jaloux ; cela n’est-il pas bien étrange, bien épouvantable ? Lui jaloux ! lui vous aimer ! Dieu vous punira de cette pensée-là, ma fille ; vous ne l’avez prise que dans la malice de votre cœur, et Dieu vous en punira, vous dis-je.
Je pleurais pendant qu’il parlait. Ecoutez-moi, mon père, lui répondis-je en sanglotant ; de grâce, écoutez-moi.
Eh bien ! que me direz-vous ? répondit-il ; qu’aviez-vous affaire de ce jeune homme ? pourquoi vous obstiner à le voir ? Quelle conduite ! Passe encore pour cette folie-là, pourtant ; mais porter la mauvaise humeur et la rancune jusqu’à être ingrate et méchante envers un homme si respectable, et à qui vous devez tant : que deviendrez-vous avec de pareils défauts ? Quel malheur qu’un esprit comme le vôtre ! oh ! en vérité, votre procédé me scandalise. Voyez, vous voilà d’une propreté admirable ; qui est-ce qui dirait que vous n’avez point de parents ? et quand vous en auriez, et qu’ils seraient riches, seriez-vous mieux accommodée que vous l’êtes ? peut-être pas si bien, et tout cela vient de lui apparemment. Seigneur ! que je vous plains ! il ne vous a rien épargné… Eh ! mon père, vous avez raison, m’écriai-je encore une fois ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre. Je ne connais point son neveu, je ne l’ai vu qu’une fois par hasard, et ne me soucie point de le revoir, je n’y songe pas ; quelle liaison aurais-je avec lui ? Je ne suis point folle, et M. de Climal vous abuse ; ce n’est point à cause de cela que je romps avec lui, ne vous prévenez point. Vous parlez de mes hardes, elles ne sont que trop belles ; j’en ai été étonnée, et elles vous surprennent vous-même ; tenez, mon père, approchez, considérez la finesse de ce linge ; je ne le voulais pas si fin au moins ; j’avais de la peine à le prendre, surtout à cause des manières qu’il avait eues avec moi auparavant ; mais j’ai eu beau lui dire : je n’en veux point, il s’est moqué de moi, et m’a toujours répondu : Allez vous regarder dans un miroir, et voyez après si ce linge est trop beau pour vous. Oh ! à ma place, qu’auriez-vous pensé de ce discours-là, mon père ? dites la vérité : si M. de Climal est si dévot, si vertueux, qu’a-t-il besoin de prendre garde à mon visage ? que je l’aie beau ou laid, de quoi s’embarrasse-t-il ? D’où vient aussi qu’en badinant il m’a appelée friponne dans son carrosse, en m’ajoutant à l’oreille d’avoir le cœur plus facile, et qu’il me laissait le sien pour m’y encourager ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quand on n’est que pieux, parle-t-on du cœur d’une fille, et lui laisse-t-on le sien ? lui donne-t-on des baisers comme il a encore tâché de m’en donner un dans ce carrosse ?
Un baiser, ma fille, reprit le religieux, un baiser ! vous n’y songez pas ! comment donc ! savez-vous bien qu’il ne faut jamais dire cela, parce que cela n’est point ? Qui est-ce qui vous croira ? Allez, ma fille, vous vous trompez, il n’en est rien, il n’est pas possible ; un baiser ! quelle vision ! ce pauvre homme ! C’est qu’on est cahoté dans un carrosse, et que quelque mouvement lui aura fait pencher sa tête sur la vôtre ; voilà tout ce que ce peut être, et ce que, dans votre chagrin contre lui, vous aurez pris pour un baiser : quand on hait les gens, on voit tout de travers à leur égard.
Eh ! mon père, en vertu de quoi l’aurais-je haï alors ? répondis-je. Je n’avais point encore vu son neveu, qui est, dit-il, la cause que je suis fâchée contre lui, je ne l’avais point vu : et puis, si je m’étais trompée sur ce baiser que vous ne croyez point, M. de Climal, dans la suite, ne m’aurait pas confirmée dans ma pensée ; il n’aurait pas recommencé chez Mme Dutour, ni tant manié, tant loué mes cheveux dans ma chambre, où il était toujours à me tenir la main qu’il approchait à chaque instant de sa bouche ; en me faisant des compliments dont j’étais toute honteuse.
Mais… mais que me venez-vous conter, mademoiselle ? Doucement donc, doucement, me dit-il d’un air plus surpris qu’incrédule : des cheveux qu’il touchait, qu’il louait ? M. de Climal, lui ! je n’y comprends rien ; à quoi rêvait-il donc ? Il est vrai qu’il aurait pu se passer de ces façons-là ; ce sont de ces distractions qui ne sont pas convenables, je l’avoue ; on ne touche point aux cheveux d’une fille : il ne savait pas ce qu’il faisait ; mais n’importe : c’est un geste qui ne vaut rien. Et ma main qu’il portait à sa bouche, répondis-je, mon père, est-ce encore une distraction ?
Oh ! votre main, reprit-il, votre main, je ne sais pas ce que c’est : il y a mille gens qui vous prennent par la main quand ils vous parlent, et c’est peut-être une habitude qu’il a aussi ; je suis sûr qu’à moi-même, il m’est arrivé mille fois d’en faire autant.
À la bonne heure, mon père, repris-je ; mais quand vous prenez la main d’une fille, vous ne la baisez pas je ne sais combien de fois ; vous ne lui dites pas qu’elle l’a belle, vous ne vous mettez pas à genoux devant elle, en lui parlant d’amour.
Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, ah ! mon Dieu ! petite langue de serpent que vous êtes, taisez-vous. Ce que vous dites est horrible, c’est le démon qui vous inspire, oui, le démon ; retirez-vous, allez-vous-en, je ne vous écoute plus ; je ne crois plus rien, ni les cheveux, ni la main, ni les discours : faussetés que tout cela ! laissez-moi. Ah ! la dangereuse petite créature ! elle me fait frayeur, voyez ce que c’est ! Dire que M. de Climal, qui mène une vie toute pénitente, qui est un homme tout en Dieu, s’est mis à genoux devant elle pour lui tenir des propos d’amour ! Ah ! Seigneur, où en sommes-nous !
Ce qu’il disait joignant les mains, en homme épouvanté de mon discours, et qui éloignait tant qu’il pouvait une pareille idée, dans la crainte d’être tenté d’examiner la chose.
En vérité, mon père, lui répondis-je toute en larmes, et excédée de sa prévention, vous me traitez bien mal, et il est bien affligeant pour moi de ne trouver que des injures où je venais chercher de la consolation et du secours. Vous avez connu la personne qui m’a menée à Paris, et qui m’a élevée ; vous m’avez dit vous-même que vous l’estimiez beaucoup, que sa vertu vous avait édifié. C’est à vous qu’elle s’est confessée à sa mort ; elle ne vous aura pas parlé contre sa conscience, et vous savez ce qu’elle vous a dit de moi ; vous pouvez vous en ressouvenir ; il n’y a pas si longtemps que Dieu me l’a ôtée, et je ne crois pas, depuis qu’elle est morte, que j’aie rien fait qui puisse vous avoir donné une aussi mauvaise opinion de moi que vous l’avez : au contraire, mon innocence et mon peu d’expérience vous ont fait compassion, aussi bien que l’épouvante où vous m’avez vue ; et cependant vous voulez que tout d’un coup je sois devenue une misérable, une scélérate, et la plus indigne, la plus épouvantable fille du monde ! Vous voulez que, dans la douleur et dans les extrémités où je suis, un homme avec qui je n’ai été qu’une heure par accident, et que je ne verrai jamais, m’ait rendue si amoureuse de lui et si passionnée, que j’en aie perdu tout bon sens et toute conscience, et que j’aie le courage et même l’esprit d’inventer des choses qui font frémir, et de forger des impostures affreuses pour lui, contre un autre homme qui m’aiderait à vivre, qui pourrait me faire tant de bien, et que je serais si intéressée à conserver, si ce n’était pas un libertin qui fait semblant d’être dévot, et qui ne me donne rien que dans l’intention de me rendre en secret une malhonnête fille !
Ah ! juste ciel, comme elle s’emporte ! Que dit-elle là ? Qui a jamais rien ouï de pareil ? cria-t-il en baissant la tête, mais sans m’interrompre. Et je continuai.
Oui, mon père, il ne tâche qu’à cela : voilà pourquoi il m’habille si bien. Qu’il vous conte ce qu’il lui plaira, notre querelle ne roule que là-dessus. Si j’avais consenti à sortir de l’endroit où je suis, et à me laisser mener dans une maison qu’il devait meubler magnifiquement, et où il prétendait me mettre en pension chez un homme à lui, qui est, dit-il, un solliciteur de procès [personne habilitée à solliciter pour autrui, à faire les démarches à sa place, dans un procès ou une affaire], et à qui il aurait fait accroire que j’étais sa parente arrivée de la campagne voyez ce que c’est, et la belle dévotion !…
Hem ! comment ? reprit alors le religieux en m’arrêtant, un solliciteur de procès, dites-vous ? Est-il marié ?
Oui, mon père, il l’est, répondis-je ; un solliciteur de procès qui n’est pas riche, chez qui j’aurais appris à danser, à chanter, à jouer sur le clavecin ; chez qui j’aurais été comme la maîtresse par le respect qu’on m’aurait fait rendre, et dont la femme me serait venue prendre demain où je demeure ; et si j’avais voulu la suivre, et que je n’eusse point refusé de recevoir, pas plus tard que demain aussi, je ne sais combien de rentes, cinq ou six cents francs, je pense, par un contrat, seulement pour commencer ; si je ne lui avais pas témoigné que toutes ses propositions étaient horribles, il ne m’aurait pas reproché, comme il a fait, et les louis d’or qu’il m’a donnés, que je lui rendrai, et ces hardes que je suis honteuse d’avoir sur moi, et dont je ne veux pas profiter, Dieu m’en préserve ! Il ne vous dira pas non plus que je l’ai menacé de venir vous apprendre son amour malhonnête et ses desseins ; à quoi il a eu le front de me répondre que, quand même vous les sauriez, vous regarderiez cela comme rien, comme une bagatelle qui arrivait à tout le monde, qui vous arriverait peut-être à vous-même au premier jour ; et que vous n’oseriez assurer que non, parce qu’il n’y avait pas d’homme de bien qui ne fût sujet à être amoureux, ni qui pût s’en empêcher. Voyez si j’ai inventé ce que je vous dis là, mon père.
Mon bon Sauveur ! dit-il alors tout ému ; ah ! Seigneur ! voilà un furieux récit ! Que faut-il que j’en pense ? et qu’est-ce que nous, bonté divine ? Vous me tentez, ma fille : ce solliciteur de procès m’embarrasse, il m’étonne, je ne saurais le nier : car je le connais, je l’ai vu avec lui (dit-il comme à part), et cette jeune enfant n’aura pas été deviner que M. de Climal se servait de lui, et qu’il est marié. C’est un homme de mauvaise mine, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.
Eh ! mon père, je n’en sais rien, lui dis-je. M. de Climal n’a fait que m’en parler, et je ne l’ai vu ni lui ni sa femme. Tant mieux, reprit-il, tant mieux. Oui, j’entends bien ; vous deviez seulement aller chez eux. Le mari est un homme qui ne m’a jamais plu. Mais, ma fille, voilà qui est étrange ; si vous dites vrai, à qui se fiera-t-on ?
Si je dis vrai, mon père ! eh ! pourquoi mentirais-je ? serait-ce à cause de ce neveu ? Eh ! qu’on me mette dans un couvent, afin que je ne le voie ni ne le rencontre jamais.
Fort bien, dit-il alors, fort bien : cela est bon, on ne saurait mieux parler. Et puis, mon père, ajoutai-je, demandez à la marchande chez qui M. de Climal m’a mise ce qu’elle pense de lui, et si elle ne le regarde pas comme un fourbe et comme un hypocrite ; demandez à son neveu s’il ne l’a pas surpris à genoux devant moi, tenant ma main qu’il baisait, et que je ne pouvais pas retirer d’entre les siennes ; ce qui a si fort scandalisé ce jeune homme, qu’il me regarde à cette heure comme une fille perdue ; et enfin, mon père, considérez la confusion où M. de Climal a été quand je suis entrée ici. Est-ce que vous n’avez pas pris garde à sa mine ?

M. de Climal surpris par son neveu aux genoux de Marianne.
 
Oui, me dit-il, oui, il a rougi : vous avez raison, et je n’y comprends rien ; serait-il possible ? J’en reviens toujours à ce solliciteur de procès, c’est un terrible article ; et son embarras, je ne l’aime point non plus. Qu’est-ce que c’est aussi que ce contrat ? Il est bien pressé ! Qu’est-ce que c’est que ces meubles, et que ces maîtres pour des fariboles ? Avec qui veut-il que vous dansiez ? Plaisante charité, qui apprend aux gens à aller au bal ! Un homme comme M. de Climal ! Que Dieu nous soit en aide. Mais on ne sait qu’en dire : hélas ! la pauvre humanité, à quoi est-elle sujette ? Quelle misère que l’homme ! quelle misère ! Ne songez plus à tout cela, ma fille ; je crois que vous ne me trompez pas : non, vous n’êtes pas capable de tant de fausseté ; mais n’en parlons plus. Soyez discrète, la charité vous l’ordonne, entendez-vous ? Ne révélez jamais cette étrange aventure à personne ; gardons-nous de réjouir le monde par ce scandale, il en triompherait, et en prendrait droit de se moquer des vrais serviteurs de Dieu. Tâchez même de croire que vous avez mal vu, mal entendu ; ce sera une disposition d’esprit, une innocence de pensée qui sera agréable à Dieu, qui vous attirera sa bénédiction. Allez, ma chère enfant, retournez-vous-en, et ne vous affligez pas (ce qu’il me disait à cause des pleurs que je répandais de meilleur courage que je n’avais fait encore, parce qu’il me plaignait). Continuez d’être sage, et la Providence aura soin de vous ; j’ai affaire, il faut que je vous quitte. Mais dites-moi l’adresse de cette marchande où vous logez.
Hélas ! mon père, lui répondis-je après la lui avoir dite, je n’ai plus que le reste de cette journée-ci à y demeurer ; la pension qu’on lui payait pour moi finit demain, ainsi je suis obligée de sortir de chez elle ; elle s’y attend ; je ne saurai plus après où me réfugier si vous m’abandonnez, mon père : je n’ai que vous, vous êtes ma seule ressource.
Moi ! chère enfant ! hélas ! Seigneur, quelle pitié ! un Pauvre religieux comme moi, je ne puis rien ; mais Dieu peut tout : nous verrons, ma fille nous verrons ; j’y penserai. Dieu sait ma bonne volonté ; il m’inspirera peut-être, tout dépend de lui ; je le prierai de mon côté, priez-le du vôtre, mademoiselle. Dites-lui : Mon Dieu, je n’espère qu’en vous. N’y manquez pas ; et moi je serai demain sans faute à neuf heures du matin chez vous ; ne sortez pas avant ce temps-là. Ah çà ! il est tard, j’ai affaire ; adieu, soyez tranquille ; il y a loin d’ici chez vous : que le ciel vous conduise. À demain.
Je le saluai sans pouvoir prononcer un seul mot, et je partis pour le moins aussi triste que je l’avais été en arrivant chez lui : les saintes et pieuses consolations qu’il venait de me donner me rendaient mon état encore plus effrayant qu’il ne me l’avait paru. "

jeudi 19 octobre 2017

Répartition et gestion sexuées de l'espace : exemple de la Casbah d'Alger avant l'Indépendance

Résumé de l'article « La Casbah : une cité en reste » de Djaffar Lesbet, in Le déchet, le rebut, le rien, sous la direction de Jean-Claude Beaune, 1999.

Après mes articles sur le matriarcat chinois, j'ai eu envie d'évoquer d'autres formes d'organisation sociale dans leur relation à l'espace, sous l'angle de la division des sexes. Le cas de la Casbah d'Alger, analysé par D. Lesbet du point de vue de la politique de gestion des ordures, donc d'un tout autre point de vue, m'a paru à ce titre très intéressant. Plus proche de ce que nous connaissons, puisqu'il s'agit ici d'une société patriarcale, reposant sur l'opposition traditionnelle : public masculin / privé féminin, le modèle d'organisation sociale, qui y persiste pendant toute la période coloniale, présente cependant des aspects tout à fait originaux, ainsi qu'une redoutable efficacité, dont je vais tenter de vous rendre compte.

QU'EST-CE QUE LA CASBAH ?

  • Site et architecture
La Casbah (« citadelle ») est le centre historique d'Alger.
Bâtie sur un terrain en pente, elle est traversée de ruelles sinueuses et non carrossables.
Les maisons de la Casbah (on en comptait 3000 dans les premières années de la colonisation, 1700 au début des années 80) comportent généralement deux ou trois niveaux, organisés autour d'un patio. « I. Toutes les maisons seront construites avec des terrasses et auront vue sur la mer. II. Toutes les maisons seront implantées de telle façon qu'elles ne gênent pas la vue, sur la mer, de leur voisin. III. Les janissaires seront chargés de faire appliquer le présent règlement. Tout contrevenant aura la tête tranchée (sic) » : ces extraits d'un règlement d'urbanisme du XVIè siècle permettent d'expliquer pour une part la remarquable homogénéité architecturale de la Casbah, à l'origine d'un paysage urbain tout à fait exceptionnel. Chacune de ces maisons était équipée d'une citerne, située dans les sous-sols, qui permettait la récupération de l'eau de pluie ; la plupart possédait un puits.

L'architecture intérieure et la distribution des espaces extérieurs y ont permis l'adaptation d'un mode de vie communautaire, fondé sur l'entraide et l'étroitesse des relations sociales (ce qui implique toujours un fort contrôle du groupe sur ses membres), qui s'est maintenu jusqu'à la décolonisation. Dans le jeune État algérien, la population s'en est, d'un seul coup, presque entièrement renouvelée, ses familles, dont certaines vivaient là depuis plusieurs générations, partant s'installer dans les logements laissés vacants par le départ massif des « pieds-noirs ».

  • La population de la Casbah
Pendant la période coloniale, la Casbah était une réserve de main-d'œuvre autochtone à bas coût, destinée à remplir les besoins de la ville « blanche » et cossue. Revenus aléatoires et médiocres, promiscuité et surpeuplement des logements, y étaient la règle et se voyaient compensés par une gestion collective rigoureuse et efficace.
Accueillant des familles quittant les campagnes pour la ville, la Casbah était un espace fortement légitimant, conférant aux nouveaux venus le statut de citadin. Ceux-ci y acquéraient, au contact des Algérois de naissance, gardiens du savoir-faire domestique (vestimentaire, culinaire...) et des comportements sociaux, qui encadraient leur intégration, la culture communautaire spécifique à ces lieux.

UN ESPACE PUBLIC MASCULIN

La gestion des espaces extérieurs était entièrement assurée par des hommes :
  • égoutiers municipaux chargés de la maintenance du réseau d'égout ;
  • agents municipaux de nettoyage urbain (Siyaquine), lavant chaque après-midi les rues à grande eau, et dont le passage entraînait la répétition des mêmes pratiques et rythmait la vie de la Casbah ;
  • éboueur (Zebel) : passant également en début d'après-midi et assurant l'enlèvement des ordures à dos d'âne, il était un personnage connu et estimé (ce point est crucial pour l'auteur, qui relève la forte dégradation de son statut dans la Casbah post-coloniale), dont on veillait à se ménager les bonnes grâces, afin d'obtenir de lui la meilleure qualité de service.
Toutes les tâches domestiques nécessitant de passer le seuil de sa maison étaient confiées aux enfants : chercher de l'eau à la fontaine publique, disposer des bassines sur le passage des Siyaquine afin de récupérer l'eau de lavage, nettoyer la portion de rue devant sa porte...
L'espace extérieur de la Casbah était masculin : la rue constituait un prolongement du logement pour les garçons, tandis que le café était le lieu de rendez-vous des chômeurs, qui y passaient la journée, pour laisser les femmes occuper sans contrainte l'espace intérieur qui leur était réservé. Évidemment les femmes pouvaient sortir dans la rue (comme l'attestent nombre de photographies), mais elles n'y étaient que de passage, elles n'y stationnaient pas comme les hommes étaient autorisés à le faire, de même que les hommes, en dehors des horaires de travail, pouvaient demeurer à l'intérieur des maisons, mais la convention voulait qu'une partie du temps celles-ci fussent un espace non-mixte et strictement féminin.
Une chose est à noter : « espace public » n'a pas ici le sens d'espace politique. L'accès à l'extérieur de la maison n'était pas synonyme, comme dans nos sociétés construites sur un modèle grec, d'accès à la sphère politique et au statut de citoyen. Les hommes de la Casbah étaient libres de se tenir en extérieur, dans l'espace public, mais ils n'avaient pas pour autant de droits politiques et constituaient, comme tous les « indigènes musulmans* », des non-citoyens. De plus, si, comme nous le verrons, les femmes étaient maîtresses d'œuvre et décisionnaires dans la gestion de l'espace privé, eux n'étaient, pour celle de l'espace public, que les exécutants de l'administration coloniale française.
* Cf. Sénatus-consulte du 14 juillet 1865. Les Algériens arabes étaient dits « français ». Quoique pouvant en théorie, sur leur demande, être admis à jouir des droits de citoyens français, ils n'accédaient en réalité jamais à la citoyenneté effective avec tous les droits qu'elle implique.

UN ESPACE PRIVÉ FÉMININ

Une précision avant de commencer : « espace privé » n'est pas synonyme ici de foyer familial, comme c'est le cas dans nos sociétés construites, etc (je me répète). L'espace privé, dans la Casbah, rassemblait plusieurs familles, vivant sur un modèle communautaire. Les femmes ne s'en occupaient pas seules et isolées des autres femmes, mais le géraient ensemble, au sein d'une communauté féminine organisée. Chaque maison de la Casbah comporte une terrasse, espace qui était exclusivement réservé aux femmes (comme la rue et le café l'étaient aux hommes) et qui permettait d'échanger avec l'ensemble des maisons voisines sans passer par l'extérieur.

 Charles Brouty (1897 - 1984) - Les femmes sur les terrasses de la Casbah d'Alger.
 
L'entretien intérieur des maisons était pris en charge par les femmes sous l'impulsion de la propriétaire des lieux :
  • Entretien quotidien de la maison
L'entretien des parties communes de la maison (hall, escaliers, terrasse) se faisait à tour de rôle. Les femmes qui en avaient la charge se mettaient au travail dès que le dernier homme de la maison avait quitté les lieux (généralement avant 8 heures du matin) et devaient avoir terminé avant leur retour pour le déjeuner. La propriétaire inspectait ensuite les lieux, distribuant bons et mauvais points.
L'entretien quotidien n'était pas seulement une question d'hygiène, il était un enjeu social fort : c'est en l'assurant dans les règles de l'art que la famille locataire forgeait sa bonne réputation (lui permettant notamment de trouver un nouveau logement si elle devait un jour déménager), que la fille à marier, à qui il était souvent confié, faisait ses preuves et suscitait l'intérêt de potentielles belles-mères.


  • Remise à neuf ponctuelle
À l'approche d'une fête ou lorsque cela était nécessaire, la propriétaire lançait l'opération de ravalement des parties communes, terrasse comprise. Elle prenait date avec ses locataires, estimait la dépense à faire pour le matériel (en y incluant le prix d'un repas collectif) et en répartissait la charge entre les participantes. Les travaux étaient réalisés collectivement. Chaque femme pouvait ensuite remettre à neuf son propre logement.
Le chaulage de la façade extérieure était à la charge du propriétaire. Il était confié à un artisan.

La distinction homme / femme, dans la Casbah, recouvre donc les distinctions :
  • espace public / espace privé,
  • travail salarié / non-salarié et domestique,
  • prestation de service / travail collectif.
Ces distinctions structurent une organisation des tâches qui est au service d'un but : entretenir un lieu de vie commune, constamment menacé de destruction par les autorités coloniales. Les maisons de la Casbah qui n'étaient pas entretenues et qui tombaient en ruine, étaient détruites : à terme, il s'agissait de remplacer la ville vernaculaire par une ville moderne de type haussmannien.

PROLONGEMENTS

  • La Casbah en danger :
L'article que je résume alertait, dès 1999, sur la gestion problématique des ordures dans la Casbah, soulignant combien elle était le symptôme d'une perte culturelle profonde et irrémédiable, de la disparition d'un savoir-faire ancien et populaire.
Les choses ne se sont guère améliorées depuis sa rédaction. Quoique la Casbah ait été classée au patrimoine mondial de l'humanité de l'Unesco depuis 1992, que le gouvernement algérien ait multiplié les plans de sauvegarde coûteux (rarement mis en œuvre jusqu'au bout, il est vrai), les maisons de la vieille ville continuent à se dégrader (certaines, en ruine, ont même été rasées et remplacées par des constructions neuves !) et les ordures à s'entasser.
Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même en lisant cet article :

  • Les déchets de la colère (mauvais titre à la Télérama) :
D. Lesbet note à la fin de son article que la présence massive des déchets dans l'espace public est devenue un mal endémique, touchant même les quartiers modernes d'Alger, et qui concerne aussi les grandes métropoles du Moyen-Orient comme, par exemple, Le Caire.
Selon lui, ce n'est pas là une question de manque d'hygiène, mais un acte politique de populations en rupture avec leur classe dirigeante. Les déchets ne sont pas jetés dans la rue, mais y sont « exposés » (dans des endroits parfois difficilement accessibles, où l'effort pour salir est supérieur à celui qu'exigerait le fait de ne pas salir). Il s'agit de signifier aux autorités leur incapacité à maîtriser l'espace public, symbole de leur pouvoir.