mardi 26 mars 2019

Les Catilinaires de Cicéron #1 Premier discours prononcé devant le Sénat, le 8 novembre 63 avant J.-C.

Illustration : Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catilina, XIXe siècle

La première Catilinaire n'est pas d'un accès facile, du fait de l'ancrage du texte dans la réalité historique des institutions romaines.

Le contexte du discours de Cicéron est celui de la dernière séance du Sénat en présence de Catilina, pendant laquelle Cicéron invective ce dernier et après laquelle Catilina quittera Rome. Cicéron met tout en œuvre dans l'écriture de son discours (qui, rappelons-le, a été entreprise après la mort de Catilina), pour faire de cette séance son acte politique majeur. Il se met notamment en scène lui-même (les Catilinaires transcrivent ses principales allocutions relatives à cette affaire d'État) comme un homme à la hauteur de sa fonction de consul de la République romaine, et comme un consul capable de faire de l'exercice de sa fonction un exemple à suivre pour les consuls futurs, pour ceux qui seront amenés à exceller non pas dans les affaires militaires aux confins de l'empire, mais dans les affaires civiles, tout aussi périlleuses.

Ces deux motifs (l'aptitude de Cicéron à remplir sa fonction de consul et le caractère innovant de son interprétation de cette fonction dans un contexte de guerre civile imminente) sont largement entremêlés dans la première Catilinaire, et cela sans aucune confusion : chacun des deux motifs obéit à ses propres registres discursifs et c'est leur alternance qui conduit le discours de son commencement à sa fin.

Le consul comme juge arbitre suprême

Le premier motif est à apprécier à la lumière de l'analyse de Benveniste du terme latin « arbiter » (chapitre 3 du livre 5 du Vocabulaire des institutions indo-européennes), qui désigne l'un des aspects de droit de la fonction de consul, celui par lequel

L'arbiter décide non d'après des formules et des lois, mais par sentiment propre et au nom de l'équité : l'arbiter est un iudex qui agit en tant qu'arbiter, il juge en survenant entre les parties, en venant du dehors comme quelqu'un qui a assisté à l'affaire sans être vu, qui peut donc juger librement et souverainement du fait, hors de tout précédent et en fonction des circonstances.

Le statut de consul confère à celui qui s'en trouve investi ce pouvoir magique et divin d'avoir été là au moment et au lieu de la naissance d'un projet criminel qui dépasse les bornes du droit coutumier.

Certes l'investiture au consulat prend la forme d'un rituel, par lequel le nouveau consul est amené à adopter l'attitude souveraine de quelqu'un qui a changé de nature, qui, de simple citoyen, est devenu le premier magistrat de la République, dépositaire d'un pouvoir divin.
Pour autant, dans les faits, l'omniscience à laquelle il est censé accéder, c'est au consul de se la construire, en s'entourant d'un réseau de personnes privées, comparable aux Renseignements généraux français, qu'il lui revient d'organiser, ce qu'il ne peut envisager de faire qu'à partir de sa clientèle personnelle. C'est la qualité de celle-ci, et la compétence de ses membres, qui sont la mesure de fait du pouvoir omniscient de droit du consul.
Il s'avère que sur ce point Cicéron était suffisamment bien entouré pour qu'il puisse non seulement prouver sa valeur en déjouant une conspiration, mais encore en savoir suffisamment sur elle pour jouer avec le chef des conspirateurs et l'acculer à un silence coupable. Une bonne partie de la première Catilinaire peut être lue sous cet angle : à la fois comme une démonstration de la qualité du réseau d'espionnage de Cicéron et comme la mise en œuvre d'une stratégie visant à fermer toute porte de sortie à Catilina (autre que celle que Cicéron lui proposera).

Le consul n'est pas seulement arbiter, il est aussi iudex. Comme le rappelle Benveniste, le droit pénal romain est un droit régi par la proportion. Le juge qui détermine la faute, détermine aussi le montant de la réparation du préjudice. Ces deux moments n'en font qu'un dans le droit romain, qui exprime, dans ses formules toutes faites, la jurisprudence coutumière de la proportion de la peine à la faute. Dans les cas où il ne s'agit plus de juger selon le droit coutumier, où il s'agit d'une affaire que la coutume n'a pas prévue, le iudex arbiter qui est sollicité est appelé à innover en matière pénale.

De là, arbitrari étend son emploi et prend le sens d'aestimare, fixer souverainement le prix de quelque chose : en effet, le juge arbitre était amené à apprécier le prix d'un objet en litige, de fixer une peine, un dommage, une amende.

Quand le iudex arbiter est un consul, c'est que l'affaire est une affaire d'Etat, donc une affaire suffisamment grave pour que la peine la plus dure puisse être envisagée (à savoir, chez les Romains, la réduction au statut de sacer, « sacré », qui correspond à la perte non seulement de tous ses droits, mais de son humanité et de toute valeur, même marchande : le sacer est assimilé à une bête sauvage que tout un chacun a le devoir d'éliminer s'il le croise).
Or les Romains, passionnés de proportion et d'équité, sont beaucoup plus méfiants envers l'usage qu'un consul peut faire de son pouvoir de définir souverainement une peine, qu'envers son omniscience, dont l'utilité n'a jamais, quant à elle, été remise en cause. De là les limites institutionnelles mises à l'exercice par le consul de sa fonction complète de iudex arbiter, conditionné par un acte particulier du Sénat : le senatus consultum ultimum. Par cet acte, le consul dispose effectivement de tous les moyens (et de toutes les peines) qu'il estime nécessaire pour résoudre de bout en bout une affaire que le Sénat a de son côté estimé être une affaire d'État, mais dont il ne détient précisément ni les tenants ni les aboutissants. Sans le senatus consultum ultimum, le consul est omniscient sans être omnipotent ; dès qu'il l'obtient, son pouvoir est à peu près sans limite. Les Romains n'ont jamais accepté le senatus consultum ultimum qu'à la condition supplémentaire que le consul rende des comptes et montre qu'à tout moment de l'affaire, il a su proportionner les mesures prises (policières et pénales) aux risques encourus.

Il me faut sur ce dernier point ouvrir une parenthèse. On ne juge pas seulement à Rome des crimes qui ont eu lieu, mais aussi des intentions criminelles qui passeraient aux actes, si des mesures n'étaient pas prises pour l'empêcher. Une conspiration entre évidemment dans ce second cas de figure. Les Romains n'avaient pas la même réticence que nous à juger des individus pour des crimes qu'ils n'avaient pas commis, mais qu'ils avaient l'intention et les moyens de commettre.
Une énorme partie de leur liturgie consistait à consulter les oracles et à agir en conséquence : faire bon accueil aux biens mais détourner les maux qu'ils annoncent (par des mesures prophylactiques ou au contraire apotropaïques). Le consul disposait de la prérogative de consulter les oracles regardant l'avenir de la République et de proposer au Sénat des mesures destinées à accueillir les biens et à détourner les maux politiques à venir. Pour un Romain, l'oracle annonce l'avenir souhaité à un instant t par les dieux ; il s'agit alors de les influencer pour qu'ils modifient leur décret s'il conduit à des maux, ou de leur rendre grâce pour qu'au contraire ils le maintiennent s'il conduit à des biens. Lorsque Cicéron accuse Catilina d'avoir eu l'intention et les moyens d'assassiner la moitié du Sénat, cela revient à l'accuser de l'avoir fait dans un monde où Cicéron n'aurait pas pris les mesures apotropaïques qui s'imposaient. Voilà pourquoi les Romains exigent de Cicéron qu'il montre avoir proportionné les mesures aux risques et non pas seulement aux crimes éventuellement déjà commis. La première Catilinaire est à lire sous cet angle comme une longue justification des mesures prises ou à prendre ou qui devraient être prises par le consul Cicéron face aux risques croissants que représentent les agissements de Catilina, mesures apotropaïques qui sont simultanément des peines calculées au prorata du crime qui aurait lieu en leur absence. En cela Cicéron s'attache à prévenir les critiques sur son honnêteté, et sur l'impartialité que réclame la détention du senatus consultum ultimum.

Quand Cicéron se met en scène selon ce premier aspect de la fonction de consul, la salle où se réunit le Sénat se transforme en tribunal, le tribunal du iudex arbiter dont l'équivalent français actuel est la séance d'interrogatoire du juge d'instruction. Plutôt que d'un interrogatoire, il s'agit dans la première Catilinaire d'une longue accusation qui a pour but premier de réduire Catilina au silence, de lui ôter toute possibilité d'argumenter contre les faits, pour but second de prouver que Cicéron dispose effectivement du pouvoir d'omniscience que sa fonction de consul lui assure magiquement pour autant qu'il s'en montre digne (par la qualité et la compétence de sa clientèle), pour but troisième de montrer que Cicéron est sensible à l'exigence de modération que recèle l'usage du senatus consultum ultimum.

Le consul comme médecin politique

Le texte de la première Catilinaire serait déjà très dense s'il s'en tenait à cette ligne au fond très traditionnelle de la fonction consulaire. Il s'avère que Cicéron complique les choses en décidant d'innover face aux contraintes posées par l'usage du senatus consultum ultimum. Et pour mieux mettre en avant son innovation, par laquelle il entend être célébré par les générations futures comme un exemple à suivre, Cicéron ménage un certain suspense. Quelle sera la peine infligée à Catilina eu égard à ses agissements ? C'est-à-dire : quelle sera la mesure prise pour éviter que se réalise le projet de la conspiration que dirige Catilina ?

En prenant pour fil directeur ce thème, Cicéron modifie progressivement l'angle d'attaque de son discours. Car il vise à changer de scène, de façon à ne plus avoir à accuser et à punir. Prenant appui sur un autre aspect de la fonction de consul, Cicéron, par le biais d'une figure de sens, se transforme de iudex arbiter en médecin politique.

Pour bien le comprendre, il faut encore lire Benveniste (chapitre 4 du livre 5 du Vocabulaire des institutions indo-européennes) :

*med- c'est approximativement « prendre avec autorité les mesures qui sont appropriées à une difficulté actuelle, ramener à la norme – par un moyen consacré – un trouble défini ».

Telle est en l'occurrence la nature de l'exigence liée à l'usage du senatus consultum ultimum : l'exigence de mesure, de modération, à l'égard de l'affaire dont le consul a dénoué les fils. Or la mesure est la prérogative du médecin, au sens où guérir c'est

« traiter selon les règles une maladie, soumettre un organisme troublé à des règles prévues, ramener de l'ordre dans une perturbation ».

Lorsque Cicéron passe de la posture de juge arbitre à celle de médecin, la scène se transforme. En tant que juge arbitre, il identifie la partie lésée de l'affaire qu'il instruit à la République elle-même : il confirme ainsi qu'il s'agit d'une affaire d'État qui justifie le senatus consultum ultimum. Mais en tant que médecin, il identifie la République à une personne malade. Dans le même mouvement, Catilina accusé par le juge arbitre d'être le chef d'une conspiration, devient le vecteur premier d'une maladie dont souffre la République et que le médecin doit traiter par des mesures appropriées. Catilina se trouve en quelque sorte déchu de son humanité, traité de sacer par Cicéron, mais non pas selon la procédure normale pour rendre quelqu'un sacer. Catilina est sacer parce qu'il est réduit au statut de suppôt humain, et même authentiquement romain, d'un mal qui agite Rome et qui touche de nombreuses autres personnes que Catilina, mais pas au point où Catilina est atteint, car il n'est plus lui-même que le mal romain incarné. Comme c'est un médecin et non pas un juge arbitre qui déchoit Catilina, Cicéron ne peut être accusé de démesure en prononçant le verdict le plus dur.

Mais puisque c'est le médecin qui parle et non le juge arbitre, ce verdict doit être entendu comme médical : en identifiant le vecteur premier du mal romain, le médecin identifie du même coup la cause du mal et les moyens de s'en défaire. Il ne s'agit donc plus de Catilina lui-même, mais de tous les conspirateurs, et de tous ceux qui, activement ou passivement, les ont soutenus, jusqu'au peuple romain qui s'est laissé aveugler par le mal. Catilina n'apparaît plus que comme le représentant du mal, celui sur qui l'action du médecin peut soit conduire à une guérison totale de la République, soit seulement à une guérison partielle.

C'est en tant que médecin que Cicéron livre ses hésitations sur le sort à donner à Catilina. C'est en médecin hippocratique qu'il prend le temps de la méditation (autre dérivé de la racine indo-européenne *med-) qui doit lui permettre de découvrir la voie la meilleure pour guérir la République malade. Sur ce point Cicéron n'est pas un médecin qui prescrit à son patient des remèdes éprouvés, il prend le temps de travailler son ordonnance, comme le ferait un bon politicien de nos jours, en jaugeant les pour et les contre. Mais d'un autre côté, Cicéron emprunte la figure d'un médecin très traditionnel, un médecin-magicien qui guérit son malade en s'adressant à son mal.

La première Catilinaire serait largement incompréhensible sans cette référence à la médecine magique traditionnelle. On ne comprendrait pas en particulier pourquoi Cicéron s'adresse à Catilina pour lui exposer sa stratégie à son égard ! On a tendance à voir les deux protagonistes comme deux joueurs d'échec qui cherchent à se débarrasser l'un de l'autre dans une partie où ils incarnent l'un et l'autre le roi blanc et le roi noir. Si c'était le cas, Cicéron éviterait soigneusement de donner à Catilina le moindre indice sur sa stratégie. Cette incongruité disparaît si l'on se souvient des leçons de Lévi-Strauss sur l'exercice de la médecine primitive.

La médecine pré-hippocratique s'exerce sous la forme d'un rituel, lors duquel le médecin engage un dialogue avec le mal, conçu comme un être personnel doté d'une volonté malfaisante. Le dialogue a un début et une fin : il s'agit pour la ou le médecin de localiser et de nommer le démon malin puis de le pousser à sortir du corps qu'il essaye de dominer par une série de formules dont l'efficacité est croissante. À l'écoute de ce discours la ou le malade réagit et finit par surmonter son mal par des mouvements plus ou moins convulsifs qui scandent en quelque sorte le discours médical adressé au mal. Au final, la ou le malade a guéri par la performance orale de la ou du médecin.

C'est à cette médecine que Cicéron se réfère, dans sa version purgative : il s'agit en effet pour Cicéron de purger Rome de son mal. Sa patiente est la République romaine, et s'il s'adresse en effet par moment à elle, il concentre son discours sur Catilina qui, en s'expulsant de lui-même, attirera à lui toute trace d'infection des autres membres de la communauté. La première Catilinaire est à lire sous cet angle comme un discours magico-médical adressé par Cicéron à Catilina pour le faire sortir de Rome. Ce qui se passera par la suite, Cicéron juge que cela ne posera jamais problème : prenant la tête de l'armée qu'il a soulevée, Catilina sera défait, avec tous ses complices, à la première escarmouche. Cicéron médecin n'a qu'un but, que Catilina sorte de lui-même du corps de la République, sous la pression de son discours scandé par les sursauts républicains du peuple et du Sénat romains. La première Catilinaire est ainsi centrée sur une longue argumentation (13 paragraphes sur 33) visant à ne laisser comme porte de sortie à Catilina que de choisir de partir de Rome.

En centrant son discours sur son rôle médical, Cicéron entend mettre en avant l'innovation qu'il introduit dans l'application mesurée du senatus consultum ultimum. Il n'en fait pas une panacée, il la cantonne à la résolution des problèmes intérieurs. Rome possédait en l'occurrence deux consuls, l'un étant normalement basé à Rome, et l'autre parcourant les franges de ce qui était déjà un empire. À l'époque des faits, c'est Pompée qui exerçait la fonction militaire du consulat. Cicéron quant à lui en exerçait la fonction civile. C'est en tant que consul civil romain que Cicéron entend innover et devenir exemplaire, car l'histoire de la République a déjà livré ses héros militaires consulaires, dont Pompée est d'ailleurs le digne avatar.

mardi 12 mars 2019

Ce que la culture doit aux femmes #1 La naissance d'une littérature nationale au Japon

Illustration : Utagawa Kunisada pour le Dit du Genji, 1850

Dans les sociétés modernes, la situation des femmes dans le champ culturel obéit à des règles immuables :
  • mise à l'écart de la culture dite légitime, réservée aux hommes (de par le type d'apprentissages qu'elle suppose, de par les conditions de sa pratique),
  • création d'une culture à la marge, dévaluée et considérée comme une sous-culture, qui peut éventuellement trouver une légitimité, quand certains hommes l'investissent et se l'approprient.
Partant de ce constat, deux trajectoires sont possibles :
  • une trajectoire individuelle :
    Les créatrices peuvent, outrepassant l'interdit masculin, entrer dans le champ de la culture légitime. Ce sont souvent ces créatrices-là qui sont le plus citées et sont le plus connues, dont le parcours artistique et personnel semé d'embûches nous est relaté comme une geste héroïque flatteuse pour notre goût des succès de mérite individuel, ce sont souvent les fruits d'un contexte familial et social très particulier (père musicien / poète / peintre..., enfance passée dans un milieu favorable : salon / atelier paternel / amis de la famille artistes ou écrivains..., rencontre avec un « auxiliaire » qui organise l'admission et l'évolution dans le champ de la création légitime...), ce sont les Rosa Bonheur, les Nadia Boulanger, les Mel Bonis, les Alma Schindler, les Artemisia Gentileschi... De telles trajectoires restent de l'ordre de l'exceptionnel. Elles ne font pas progresser la condition féminine. Chaque femme entamant ce parcours dans le champ culturel masculin, se trouve confrontée aux mêmes difficultés et aux mêmes épreuves que ses devancières.
  • une trajectoire collective :
    Les créatrices peuvent, acceptant l'interdit masculin, rester dans le champ de la culture non-légitime. Mais paradoxalement, ce choix peu valorisant et déprécié conduit quelquefois les femmes à se retrouver à l'avant-garde, à devenir les créatrices de formes culturelles nouvelles et originales, parce qu'elles n'ont pas les moyens d'investir les formes culturelles classiques. Dans ce cas, les femmes transcendent leur infériorité culturelle et détournent les limitations auxquelles elles sont soumises, pour faire évoluer et progresser la culture de leur temps. Ces formes culturelles nouvelles ne restent guère aux mains des femmes et l'histoire ne perpétue que rarement le souvenir de leur contribution.
C'est ce mécanisme « création (d'une sous-culture féminine) - intégration (à la culture légitime) - effacement (des femmes, qui va de pair avec la légitimité) », qui a joué dans le Japon impérial de la fin du Xe siècle.

Mais voici d'abord quelques éléments de contexte : du VIe au IXe siècle, le Japon est à l'école de la Chine. À partir du IXe siècle, cette attitude se modifie : si l'attrait de ce qui vient du continent reste puissant, l'Archipel commence cependant à se détacher de ce modèle. Du IXe jusqu'au XIIe siècle, le repli du pays sur lui-même s'accompagne d'une autonomisation de la vie culturelle et de l'assimilation des emprunts antérieurs par leur adaptation au goût japonais.
Le Japon dont il va être maintenant question, est celui de la cour aristocratique installée dans la capitale impériale de Kyoto, une cour oisive, galante, cultivée et policée...

« (...) pourtant la plupart des lettrés japonais se refusaient, comme ceux de l'Occident médiéval, à écrire dans leur langue maternelle réputée vulgaire. Tous les ouvrages d'histoire, les essais [deux genres qui, sur le modèle chinois, dominent alors le champ de la littérature] et les documents officiels étaient rédigés en chinois. Seules les dames de la cour impériale qui connaissaient trop mal le chinois pour s'y exprimer correctement, se voyaient réduites à composer en japonais. On en arriva au paradoxe d'une société où les hommes s'évertuaient à écrire en mauvais chinois, tandis que leurs compagnes, moins cultivées, écrivaient en excellent japonais, jetant ainsi les bases d'une littérature authentique nationale.
La fin du Xe siècle et le début du XIe siècle furent l'âge d'or de la prose japonaise. Le ton fut donné par les dames de la cour confinées dans une existence indolente mais raffinée. Leur genre favori était le journal intime, souvent émaillé de brefs poèmes destinés à perpétuer les moments d'intense émotion. Ces journaux comprenaient quelques récits de voyage, mais s'attachaient surtout à restituer la magnificence des cérémonies de la cour impériale et le climat de libertinage galant des mœurs aristocratiques. Cependant, l'œuvre la plus remarquable de cette époque n'est pas un jounal intime, mais un roman-fleuve : le Roman de Genji. Dû à la plume d'une dame d'honneur nommée Murasaki, il date du début du XIe siècle et relate les aventures amoureuses et les états d'âme d'un prince imaginaire. Prototype magistral d'un genre littéraire nouveau, le Roman de Genji reste un des chefs-d'œuvre incontesté de la littérature mondiale. Les journaux intimes et les romans sont les premiers témoignages d'une culture nationale japonaise, dans la mesure où leur style et leur composition sont sans équivalent dans la littérature chinoise. Ils attestent que les Japonais* ont su se dégager des modèles continentaux et jeter les bases d'un art littéraire conforme à leurs propres canons esthétiques. »
Histoire du Japon et des Japonais, Des origines à 1945, Edwin O. Reischauer (1964).

* Cet emploi du masculin marque le passage d'une sous-culture féminine à la « grande » culture, légitime, unitaire et prétendument neutre.