mercredi 15 avril 2020

La mort Sara #2


La Mort Sara. L’ordre de la vie ou la pensée de la mort au Tchad. Paris, Éditions 10/18, 1971.

Cet article paraîtra, à juste titre, redondant par rapport à celui-ci qui porte sur le même sujet. Il en diffère cependant par son caractère plus factuel et moins interprétatif, par sa présentation chronologique et non pas thématique. Je le publie donc pour ce qu'il est : un document de travail qui fait un compte rendu exact des étapes de l'initiation qui font passer le jeune Sara de l'enfance et du monde des mères à l'âge adulte et au monde des hommes.

L'initiation est essentiellement l'affaire d'un « quartier » de village, quartier qui regroupe les hommes d'une même lignée ancestrale, leurs épouses et leurs enfants au sein d'une unité de consommation (à chaque quartier est attribué un domaine hors du village, d'où les hommes tirent une nourriture brute, qu'ils confient aux femmes qui, après l'avoir cuisinée séparément dans leur case, la servent à leurs maris, qui l'offrent ensuite aux autres hommes, tandis qu'elles en réservent les restes non carnés pour elles et leurs enfants). Les épouses sont issues d'autres quartiers, entre lesquels leur mariage a pour fonction de maintenir des liens d'alliances et où elles sont ramenées, à leur mort, pour être enterrées. Le quartier est spatialement délimité par les cases des femmes, disposées en cercle autour d'un espace central masculin. Un village est l'ensemble de plusieurs de ces quartiers.

L'initiation permet aux garçons (les koy) d'accéder au statut d'adultes appartenant définitivement à la lignée de leur quartier. Elle a lieu tous les cinq ans environ. Elle concerne de fait de petits groupes (dans le cas de Jaulin, ils étaient six, pour un quartier d'environ cinquante personnes). Plusieurs quartiers d'un même village peuvent synchroniser les initiations de leurs koy respectifs (dans le cas de Jaulin, trois quartiers pour une quinzaine d'initiés), même si celles-ci ont toujours lieu séparément, chacun disposant de ses propres espaces rituels, identiques en termes de topologie : dans le village, hors du village, près du fleuve.

L'initiation a pour trame la mise à mort du koy et sa renaissance en tant que yondo (initié).
Cette mort et cette renaissance sont présentées aux femmes et aux enfants sous la forme d'un conte, où les morts avalent les koy, qu'ils vomiront sous la forme de jeunes yondo, s'ils sont dignes de devenir des hommes accomplis, ou qu'ils engloutiront définitivement.
Du point de vue des hommes initiés, cette mort et cette renaissance correspondent à la séparation de l'enfant d'avec sa mère. Il s'agit d'une mort sociale qui arrache le garçon à l'enfance, c'est-à-dire au groupe classificatoire de ses mères, mais aussi à la lignée masculine dont sa mère biologique fait partie et qui tend à l'attirer par son intermédiaire. L'enfant, par l'initiation, est donc coupé de la lignée maternelle et rattaché exclusivement à celle de son père. Ce schéma où chaque homme appartient à une seule lignée et n'appartient pas aux autres, structure profondément la culture sara.

1. L'annonce de l'initiation : quelques jours

Cette annonce est précédée par de longues discussions entre les chefs religieux du quartier (les moh) sur l'opportunité de la réaliser. Ces débats ne passent pas inaperçus et lorsqu'ils finissent, après divers reports qui servent avant tout à réaffirmer l'option et à la transformer doucement en décision, par arrêter le principe d'une prochaine initiation, les agissements des hommes indiquent aux femmes sa possible réalisation. Il n'y a donc pas, à proprement parler, communication de cette décision aux femmes, qui en sont réduites à interpréter les faits et gestes des hommes. Cela permet à ces derniers de créer une tension dont la décharge aura lieu au moment de l'annonce effective de l'initiation.

La période d'annonce débute quand, un soir, se fait entendre un bruit en provenance de la brousse (= de hors le village), identifié par les femmes et les enfants, dont les koy, au retour des ancêtres masculins morts, produit en réalité par un orchestre de rhombes et de voix contrefaites ; y répondent des cris d'hommes et des entrechocs de lances figurant un combat héroïque pour repousser les survenants. Dans cette musique de théâtre, les femmes reconnaissent le signal annonciateur de l'initiation et agissent en conséquence : elles rangent tous les objets de valeur à l'intérieur et s'enferment avec leur progéniture, car les morts sont sur le point d'entrer dans le village et de saisir tout enfant qui se trouvera / toute chose qui aura été oubliée en dehors des cases, espaces féminins offerts, lors du mariage, aux nouvelles épouses et futures mères, par l'ensemble des hommes du quartier où elles s'installent.

La durée de la période d'annonce varie en fonction des circonstances. Dans le cas de Jaulin, elle dure le temps que se termine le marché du coton qui assure de fortes rentrées d'argent et qui est tenu par les femmes, dont cette culture est l'une des prérogatives exclusives. Elles n'ont pas à partager les gains qu'elle leur procure et l'un des enjeux de l'initiation est de les en délester par l'intermédiaire de dons qu'elles doivent se sentir obligées de faire (pour favoriser le retour de leur enfant = pour que leur enfant ne soit pas définitivement avalé par les morts = pour qu'il ne soit pas maltraité au point de devoir s'enfuir, ce qui équivaut à sa mort sociale, si ce n'est à sa mort physique).

Pendant ce laps de temps, les nuits sont plutôt mouvementées : les morts pénètrent le village et réclament leurs petits-fils. Ils vont en outre visiter les cases des femmes séparées de leur mari et leur demandent des comptes : quand il s'avère que c'est le mari qui est la cause de la séparation, il est sévèrement battu, quand la femme avoue sa faute, sa case est renversée sur elle et tout le mobilier brisé ; une case lui sera reconstruite, où elle pourra repartir de zéro avec son mari. Les journées sont plus paisibles : un groupe de tambours est installé au cœur du quartier et, de temps en temps, un homme s'y arrête et produit une phrase rythmique en chantant l'invitation aux koy à rejoindre les adultes pour les aider à tenir les morts à distance (= pour contribuer aux offrandes faites aux ancêtres, ce qui est l'une des définitions de l'homme adulte).

Un matin, les hommes (adultes initiés) dirigés par les moh font le tour des cases qui hébergent les koy choisis pour l'initiation, les en extirpent, leur arrachent leurs vêtements (d'enfant), les badigeonnent d'un enduit blanc (couleur de mort) et les conduisent à la place centrale du quartier, d'où ils se mettront en marche pour la brousse, accompagnés des kondo (mères initiatiques des koy), des brando (pères initiatiques des koy) et d'autres anciens initiés.

2. L'initiation rituelle : sept jours

Jour 1

Les koy quittent le village tôt le matin en file indienne. Il s'arrêtent à quelque distance et se voient servir un petit déjeuner : une bouillie de mil blanche (celle même que l'on donne aux bébés comme alternative au lait maternel), qui leur a été préparée par les mères en prévision de leur renaissance (les koy sont censés être rapidement avalés par les ancêtres et vomis peu après, mourant puis renaissant aussitôt). Ils reprennent la route et rejoignent le bord du fleuve vers midi, où ils sont tenus de s'asseoir en cercle, accroupis (en appui sur la seule pointe des pieds, position délicate à laquelle les garçons se sont exercés depuis leur plus tendre enfance et qui traduit leur fragilité à l'égard de la terre et des animaux qu'elle porte : trop toucher le sol, c'est déjà pour un adulte communiquer à travers la terre ses intentions secrètes aux animaux, et donc rater une chasse, c'est pour un koy en cours d'initiation s'assurer une mort prochaine), pendant que les moh les sermonnent ou miment des attitudes guerrières, et que les kondo leur confectionnent des vêtements de branches et des masques de feuilles.

Invités à quitter leur posture, les koy sont revêtus des costumes qu'on leur a préparés, qui les couvrent entièrement et les empêchent de voir. Ils prennent alors la direction du village, guidés par les kondo. Sur le chemin les rhombes se font entendre, se rapprochent, et les kondo se mettent en garde, lance au poing : les ancêtres vont en effet tenter de toucher koy et kondo au moyen de bâtons supposés empoisonnés (les peuples de culture sara sont connus pour leur maîtrise des poisons). Le bruit des rhombes s'intensifient jusqu'au moment où la troupe parvient à un arbre, sous lequel sont réunies les mères, dont la posture indique la soumission (assises, serrées les unes contre les autres, tête baissée). Le bruit cesse et les chefs religieux demandent aux femmes de se relever. Celles-ci agitent alors des calebasses et les moh y versent le gomb, plante cueillie sur les rives du fleuve et qui servira de base à la sauce qui accompagnera les boulettes de mil, nourriture des koy pendant toute leur initiation.
Les femmes acquittent une somme symbolique en échange de ce gomb, somme par laquelle elles obtiennent le droit de nourrir encore leur fils qu'elles devinent sous les costumes de branchages et qui doivent être avalés sous peu par les ancêtres avant de renaître hommes. L'initiation dure en l'occurrence le temps des larmes de deuil (sept jours). Tout ce temps, les mères, toujours rassemblées sous l'arbre, mimeront le deuil : elles recevront les visites de parentes, pleureront beaucoup, etc. Ce deuil reste un deuil social et non pas individuel, puisque les mères présentes sont essentiellement des mères classificatoires (toutes épouses de la fratrie classificatoire du père du koy) et non nécessairement biologiques.

Quittant les femmes, le groupe des hommes revient sur ses pas et s'arrête près d'un arbre. Chaque kondo dépouille son koy de son habit de branchages, lui fait manger une dernière boule de mil avant la mort initiatique promise (qui n'aura jamais lieu : l'initiation masculine est avant tout une renaissance sans mort préalable), puis le rase : tout ce qui peut être ôté du corps enfantin, encore marqué par la maternité, doit disparaître. Les cheveux sont placés dans une calebasse qu'on dépose en la retournant sur le sol auprès de l'arbre.

À la tombée du jour, la troupe rejoint un camp établi sous les frondaisons d'un arbre, entouré d'une palissade décrivant un ovale, au sol tapissé de feuillages : les koy, en effet, ne doivent absolument pas toucher la terre, sinon par la plante des pieds.

Au moment où les koy se détendent un peu et s'apprêtent à se coucher, un moh s'approche tour à tour de chacun d'eux. Ils adoptent ensemble la position accroupie : commence alors la première grande opération rituelle de l'initiation, qui consiste, pour l'adolescent, à manger une boule d'un mélange de viande, de sang et d'autres produits, et à priser une poudre noire que le moh tire de deux calebasses. Elle correspond à l'assimilation de la vie à l'état brut et fait du koy un nouveau-né, un néophyte, abrité dans le ventre maternel (masculin) de l'enclos ovale du camp, duquel il ne peut sortir sans danger.

Jour 2

Le matin, nouvelle séance d'alimentation avec la bouillie des tout petits, puis défécation collective sous bonne garde à proximité du camp.

Départ en milieu de matinée pour le fleuve. Non loin de ses rives, dans une clairière, les hommes confectionnent un lit de feuilles et demandent aux koy, un à un, de s'y étendre sur le ventre. Une fois couchés, ceux-ci sont recouverts d'une épaisse couche de branchages et de feuillages. Les rhombes se font alors entendre, ainsi que les pas d'une danse et la voix d'un mort : « Je les tue pour en faire un bouillon. » Les branchages sont retirés et les koy reçoivent tour à tour des coups de chicote (un bâton souple) à proportion des fautes commises dans l'enfance (toutes liées à la trop grande fréquentation de leur mère, dangereuse quand elle a ses règles).

La troupe rejoint ensuite le fleuve. Les koy s'assoient sur un nouveau tapis de feuilles pour assister à une séance de jugements et d'exécutions entre les hommes présents : des fautes impunies, mais notoires (notamment l'adultère, condamnable parce qu'il revient à coucher avec une femme à même le sol et non pas sur une natte), sont sévèrement jugées et les fautifs fustigés avec la chicote qui met leur dos en sang. Leurs plus proches parents sont les exécuteurs des peines. Ils n'en ménagent pas leurs coups pour autant.

Ces deux séances constituent la seconde grande opération rituelle de l'initiation, établissant un lien direct (par la chicote) entre néophytes et initiés. Le néophyte apprend là que la violence entre hommes est une purification de l'affaiblissement lié à la fréquentation des femmes (par la nourriture qu'elles préparent, toujours soupçonnée de l'avoir été en période menstruelle) par une fortification virile du corps.

En début d'après-midi, chaque brando (père initiatique) fait s'accroupir son koy devant lui, attache à son bras une racine de mbor, qui donne santé et puissance (équivalent de la boulette de viande et de la poudre noire, qui donnent vie, et de la chicote, qui donne force), et lui offre son premier vêtement d'adulte (une peau de cabri couvrant les fesses, qui fait office de selle pour monter à cheval (les Sara sont un peuple de cavaliers)). Il s'agit là de la troisième grande opération rituelle de l'initiation, qui signifie purement et simplement la naissance de l'initié dans la société masculine. Lors d'une naissance biologique, on dépose auprès du nouveau-né une racine de mbor et, un peu plus tard, après lui avoir fait toucher cette racine, on le recouvre de peaux. La racine de mbor a alors deux fonctions : représenter le jumeau idéal de l'enfant et lui conférer santé et puissance.

Le néophyte étant mort et rené, on se consacre alors à son éducation : son kondo lui apprend à parler la langue secrète des initiés. Ce à quoi est consacré le reste de la journée...

Jour 3

... Et le troisième jour. Au fil de la journée, on leur donne à sucer du karité, censé les laver de toutes les nourritures impures qu'ils ont pu ingérer durant leur enfance.

Jour 4

Le quatrième jour commence par une séance de chicote collective et une toilette à base d'eau postillonnée par les kondo au visage de ceux qu'il faut désormais nommer des yondo (initiés) en puissance (des « néo-yondo ») plutôt que des koy, des jeunes en chemin dans l'initiation plutôt que des non initiés.

Dès le début de la matinée, a lieu la quatrième grande opération rituelle de l'initiation : la séance de scarification du visage (des figures géométriques à base de segments de droite, en croix ou en parallèles), qui se déroule en dehors de l'enclos du camp.
Les figures en sont variées ; elles sont considérées comme une ornementation à valeur esthétique. Si elles ne signifient rien par elles-mêmes, elles permettent au moins de distinguer les clans entre eux par la différence du style ou la façon de procéder (points ou lignes), unité de niveau immédiatement supérieur par rapport à la lignée. Alors que la peau de cabri relève de l'ensemble culturel sara, la scarification permet de mettre en valeur des différences qui en font la richesse.
Le visage tailladé au rasoir, puis enduit de charbon de bois, les néo-yondo retournent dans l'enclos, où les anciens initiés vont réitérer la séance de purification des fautes par flagellation qui avait déjà eu lieu le second jour.

L'après-midi débute par une séance d'apprentissage de la langue secrète. Puis chaque brando invite chaque néo-yondo à se rendre avec lui non loin de l'arbre où ses cheveux ont été déposés sous leur calebasse, là où avaient été plantées par les pères initiatiques autant de fourches à trois branches que de koy à initier. A alors lieu la cinquième grande opération rituelle de l'initiation. Chaque brando s'accroupit avec son néo-yondo face à lui dans la même posture ; il se saisit d'un poulet, tué auparavant par ses soins, lui arrache la langue et en caresse l'intérieur du pied et la main gauches ou droites du néo-yondo, selon que la « chance » du brando est gauche ou droite (elle est gauche si son premier enfant est une fille, droite s'il est un garçon) ; il dépose ensuite la langue sur la fourche. Le lendemain, le néo-yondo pourra manger le cœur du poulet.
Ce poulet est important pour d'autres raisons : d'une part, il a été payé un prix exorbitant par le groupe des mères, un montant tel qu'il correspond à une part notable de leurs revenus cotonniers, qui revient aux chefs religieux qui pourront remplir leur fonction de donateurs à l'égard des autres hommes de la lignée ; d'autre part, il est donné, une fois la langue et le cœur retranchés, par le brando au kondo pour qu'il s'en nourrisse et y puise la force de bien élever le néo-yondo, exactement comme un mari donne à son épouse un aliment spécial pour qu'elle puisse soutenir l'allaitement de leur bébé. Pourquoi la langue et le cœur d'un poulet ? La langue ferait référence au babil du nouveau-né, le cœur au courage, entendu comme le fait de ne pas manquer de chance dans la brousse. De fait, le brando, par la langue du poulet, étend sa propre chance à son néo-yondo, et cette chance empruntée se complète, grâce au cœur du poulet, par l'évitement propre de la malchance.
La consommation du cœur du poulet fait en outre basculer le régime alimentaire du néo-yondo, passant du régime non carné du koy et des femmes au régime carné de l'initié. Lors d'un repas en effet, le père mange avant ses enfants et ne leur laisse ni viande ni poisson. Cette opération rituelle opère ainsi simultanément dans la brousse et dans le village, dans le premier cas pour guider les premiers pas du jeune homme (le pied chanceux conduit aux animaux de la brousse, la main chanceuse donne à l'arme de jet la bonne trajectoire pour l'emporter sur la bête), dans le second cas pour modifier sa position par rapport à son père.

De retour à l'enclos, nouvelle leçon de langue secrète et premier cours de danse masculine.

Jour 5

Le matin, chaque néo-yondo se voit remettre un bâton auquel est fixée la racine de mbor (celle qui au second jour avait été attachée à son bras afin de lui conférer santé et puissance), ainsi qu'une calebasse contenant le cœur du poulet et une boule de mil avec sa sauce. Deux par deux, les néophytes se proposent d'échanger leur calebasse : « La mienne est meilleure, prends-la ! — Non, c'est la mienne, prends. » Après qu'on leur a repris leur calebasse, ils sont invités à se flageller mutuellement avec leur bâton à mbor, suite à quoi chacun reçoit celui de l'autre, puis se saisissant de trois bâtons qu'on lui a donnés le premier jour pour en frotter régulièrement la paume de ses mains, il les échange avec l'un des membres d'un autre couple. De sorte que chacun se retrouve avec le bâton à mbor d'un néo-yondo et avec les trois bâtons d'un autre. C'est la sixième grande opération rituelle de l'initiation. Sa signification est claire : il s'agit de construire une fraternité entre les néo-yondo. Nés ensemble, ils sont frères. La particularité sara (en est-ce une ?) est que la fraternité simple côtoie une fraternité renforcée, une gémellité. Quand le nombre des néo-yondo est pair, il suffit de leur faire former (au moins en imagination) un polygone régulier : chacun échange avec celui qui lui fait face et avec celui qui se tient par exemple à sa droite, de sorte que l'ensemble des échanges forme une croix de Malte à n/2 branches ou, pour le dire autrement, un réseau unique connectant tous les néo-yondo. La différence entre fraternité simple et fraternité renforcée tient seulement à la différence de statut entre le bâton à mbor et les trois bâtons « pommadés ». Si elle emprunte quelque chose à la maternité (le mbor, mais aussi le fait que les kondo sacrifient collectivement à un esprit durant l'initiation, comme la mère sacrifie à un esprit quand elle met au monde des jumeaux), la fraternité initiatique est proprement masculine : les frères devant leur mère ne fraternisent pas avec des bâtons.

Les brando et les pères classificatoires des néo-yondo, après en avoir débattu entre eux, donnent un nom en langue secrète à ces derniers. Il s'agit là de la septième et dernière opération rituelle de l'initiation en tant que telle, par laquelle les néo-yondo obtiennent définitivement leur statut de yondo, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne courent aucun danger : ils sont nés et ont été reconnus par le groupe des initiés, des yondo, comme faisant partie des leurs, mais ils sont encore des enfants, fragiles et dangereux. Les autres opérations rituelles seront désormais concentrées sur leur retour à la vie villageoise. Les noms sont a priori variés : « le chef » (le premier initié, celui qui, au début de l'initiation, a été saisi et emporté dans la brousse un jour avant les autres), ceux d'animaux divers ; quant à Jaulin, il est appelé « cause de discussion » !
Débute alors sans tarder l'intégration sociale du yondo né dans la brousse et devant vivre au village, dans le quartier de sa lignée.

En fin d'après-midi, les jeunes yondo sont rassemblés et des volontaires (anciens yondo) se désignent pour les badigeonner d'ocre rouge. Cette opération est dangereuse, parce qu'elle renvoie le yondo à la sauvagerie de la brousse où il est né, sauvagerie que tout yondo doit apprendre à dominer. Ceux qui ont touché l'ocre rouge de leurs mains sont instantanément fragilisés, ramenés à l'ignorance de l'enfance à l'égard de la sauvagerie, menacés d'y retomber. Il faut les fortifier et cela passe par une flagellation d'autant plus douloureuse que leurs fautes passées ont été grandes.

Chacun reçoit alors deux bâtons rougis d'ocre, ainsi qu'un énorme masque de branchages confectionné par leur kondo, et la troupe s'ébranle pour rejoindre un camp non enclos, à proximité du village, à l'ombre d'un grand arbre. Les jeunes yondo ne reviendront plus à leur premier camp. En chemin, ils frappent l'un contre l'autre les deux bâtons, assimilés aux couteaux de jet rougis par le sang des bêtes sauvages. Ils répètent ainsi la danse qu'ils devront reproduire le lendemain.

Jour 6

Le matin, les jeunes initiés sont repassés à l'ocre rouge, ajustent leur masque et répètent les pas de danse qu'ils ont appris. Brando, kondo, anciens et jeunes yondo forment alors cortège en file indienne et se dirigent vers le village en grand vacarme (cris, chants, tambours, bâtons entrechoqués).

Devant la foule des femmes et des hommes venus nombreux des villages avoisinants, devant les mères craintives et réjouies tout à la fois, la troupe s'avance en dansant jusqu'au centre masculin du quartier, les jeunes yondo courbés et tressaillants, assimilés à des animaux sauvages. Dangereux, pas encore assurés de résister aux pulsions sauvages, les yondo sont invités à se décharger de leur violence potentielle sur leur kondo, leur mère initiatique, à coups de fouet. Le redressement du yondo prendra du temps : toujours, en présence des aînés, il devra courber la tête, s'asseoir à leur genoux, jusqu'à ce qu'ils deviennent eux-mêmes grand-pères classificatoires et qu'ils bénéficient alors de la plus haute considération.

Après la séance de flagellation, la troupe regagne le camp non enclos. Alors que durant l'initiation, les visites de courtoisie d'anciens initiés appartenant à d'autres quartiers / clans étaient courantes, quoique parfois compliquées à gérer (car susceptibles de perturber volontairement le cours de l'initiation), là elles se limitent à la famille, sont plus simples et plus cordiales, mais supposent que le jeune yondo ait conscience de sa place dans la hiérarchie de la lignée et agisse en conséquence (se montre respectueux et soumis). Chaque nouvel initié reçoit en particulier la visite de ses pères classificatoires (frères de son père), qui lui font de généreux présents qui seront transmis à son kondo, de même qu'à la naissance d'un enfant les frères du père apportent à celui-ci des cadeaux qui reviendront à la mère, de façon à renforcer l'alliance de leur lignée avec la sienne, la naissance étant avant tout l'occasion d'un raffermissement des liens.

En fin d'après-midi, les yondo sont repeints d'ocre et remettent leur masque : il leur faut danser devant leurs sœurs classificatoires (= les femmes non mariées avec lesquelles ils ne pourront pas se marier) et les flageller à la demande. Les sœurs partagent ainsi un peu de la souffrance que leurs frères ont endurée et par là renouent avec eux, par la seule vertu qu'ils ont acquise : la force de la chicote (les autres demandent encore à être cultivées). Par ce lien maintenu par-delà l'enfance, les sœurs s'assurent en quelque sorte de la solidité de leurs liens à leur lignée d'origine qu'elles quitteront par le mariage.

Après cette séance de réconciliation des frères et des sœurs, les yondo sont conduits non loin de leur premier camp, près d'arbustes au pied desquels ont été plantés des bâtons recourbés, un pour chacun, et placés des calebasses contenant de l'ocre rouge. Chaque yondo suspend ses deux pseudo couteaux de jet et son masque sur l'arbuste le plus proche de son bâton recourbé, et tous se mettent une dernière fois en position couchée pour recevoir la fessée collective. Désormais, les coups de chicote seront reçus à titre individuel.

Tout le monde rejoint le second camp non enclos et s'endort.

Jour 7

Réveil et marche en direction du village. Pause lors de laquelle on bavarde et on écoute des histoires en langue secrète.

La nuit venue, un repas carné est apporté aux jeunes yondo : du poisson à la sauce blanche. Le changement alimentaire est entériné. Les premières bouchées sont administrées par le brando après avoir expliqué au poisson de quel droit le jeune yondo le consomme.

3. L'initiation profane : quelques semaines

Le lendemain, très tôt, tout le monde gagne un troisième camp, celui de l'initiation profane, non loin du village. De durée variable (nulle à six mois selon les clans), elle doit permettre aux jeunes yondo de poursuivre leur « croissance », de se préparer au retour à la vie villageoise des mères avec un nouveau statut, celui d'homme accompli.