vendredi 21 août 2020

Femmes illustres #3 / Foucault #1 Sorcière, possédée, hystérique : la longue chaîne de la résistance féminine aux stratégies de domination politique et culturelle en Europe et en France en particulier

Dans ses deux cours consacrés au pouvoir psychiatrique (1973-74) et aux anormaux (1975), Michel Foucault s'attache à montrer comment les sociétés européennes se sont dotées de techniques disciplinaires normalisatrices allant bien au-delà de ce que réclamait la transformation des classes populaires en capital humain disponible pour l'industrie bourgeoise. Elles les ont mises au service de la performance économique, militaire, culturelle des États, autant qu'appliquées par principe à tous les moments de la vie des individus, en particulier les plus intimes, sans autre finalité que d'exercer indéfiniment sur elles-mêmes le pouvoir de discipliner. L'argument de la menace intérieure permet de justifier auprès de l'opinion publique cette extension du champ de la discipline dépourvue de toute utilité sociale. D'abord vide de contenu, la menace intérieure trouve rapidement son objet dans le contre-pouvoir qui naît et s'organise systématiquement face au processus de normalisation, contre-pouvoir dont l'anormalité apparaît alors à l'opinion comme monstrueuse et qu'il s'agit d'éliminer au plus vite. Du fait de la pression excessive de la normalisation disciplinaire, de nombreux foyers de résistance se sont constamment allumés du XVIe au XXe siècle et ont donné lieu à des figures toujours plus variées de l'anormal.

Avec la sorcière aux XVIe et XVIIe siècles, avec la possédée aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec l'hystérique au XIXe siècle s'affirme une résistance au féminin à trois formes successives d’application du pouvoir normatif sur la société et sur les corps. Dans le cas de la sorcellerie et de la possession, les pouvoirs politiques et religieux ont été amenés à réviser leur stratégie de normalisation, à réajuster les techniques d'assujettissement et à transférer les cas limites à la psychiatrie naissante. L'hystérique, pour sa part, pur produit de celle-ci, s'est retournée contre elle et n'a pu être neutralisée que par l'adoption d'une ultime stratégie, qui a consisté à se concentrer sur un sujet de normalisation plus inoffensif et malléable : l'enfant.

Cette gynomachie étonne, tant il est commun de se représenter la lutte des pouvoirs sociaux du XVIe au XXe siècles comme une lutte des classes où les femmes tiennent infailliblement le second rôle.

L'exercice du pouvoir normatif s'apparente davantage au contrôle que les hommes font peser continuellement sur les femmes depuis des millénaires, qu'à celui qu'ils pratiquent entre eux par épisodes pour prévenir une dévirilisation toujours possible. S'il s'applique également aux deux sexes (ainsi qu'aux différentes classes sociales), il les affecte différemment, puisque les femmes, pour qui il est familier, savent mieux y répondre, non pas pour en atténuer ou en adoucir les effets (comme les hommes l'imaginent trop souvent), mais pour le mettre en contradiction et le forcer à changer de stratégie. C'est ce que l'on attend d'un acte de résistance véritable, résistance dont les femmes semblent avoir été les fers de lance vis-à-vis du pouvoir normatif.


Les sorcières

La formation conjointe des États européens au cours des XVIe et XVIIe siècles s'est accompagnée d'une pression forte sur les modes de vie de leurs populations, encore très hétérogènes, pour les adapter aux exigences modernes des nations en concurrence. Il s'agit essentiellement de mobiliser toutes les ressources humaines susceptibles de contribuer à l'essor de l'économie nationale marchande et agricole. Cela se traduit diversement selon les régions. Les plus éloignées du modèle d'une ruralité soumise aux polarités urbaines sont celles qui subissent la pression maximale.

La chasse aux vagabonds et aux bandits de grand chemin initiée à cette époque répond simultanément à trois enjeux : de sécurité publique (maîtrise des routes et conquête des marges territoriales), économique (fixation des individus dans une carrière professionnelle) et militaire (création de l'armée royale). En réalité, vagabonds et bandits sont des termes qui servent à disqualifier et à criminaliser toute une population intéressée à la guerre, formée de mercenaires toujours en transit entre deux théâtres d'opération, jusqu'alors parfaitement intégrée à la société et qu'on veut voir désormais disparaître. Si les individus qu'on arrête s'avouent tels, ils donnent corps à ces personnages créés de toutes pièces et justifient le processus d'éradication.

Il en va de même pour les sorcières. Mais alors que les vagabonds et les bandits ont encore aujourd'hui un statut légal aux implications judiciaires immédiates, ce n'est plus leur cas. Que s'est-il donc passé ?

Deux grandes vagues de sorcellerie en Europe : de 1480 à 1520 et de 1560 à 1650. Entre 50.000 et 100.000 procès engagés par l'Inquisition dans les pays catholiques, par les tribunaux laïques chez les Réformé.e.s. Les victimes sont à 80% des femmes, les 20% restants sont principalement des vagabonds. Les territoires majoritairement concernés sont les marges rurales vivant en quasi-autarcie.

Deux motifs jouent dans la lutte contre la sorcellerie : un motif religieux (anéantissement du paganisme et des religions pré-chrétiennes qui subsistent dans ces marges) et un motif culturel (unification des modes de vie locaux autour d'un ordre social chrétien urbain). L'Église est l'instrument essentiel de cette lutte et de cette homogénéisation. Elle est en effet, à cette époque, en train de resserrer son emprise sur la population citadine, par le maillage des paroisses et un meilleur suivi par les prêtres de leurs ouailles (notamment grâce à l'instauration du confessionnal, moyen de contrôle d'une terrible efficacité !). Elle est à la pointe des techniques de gouvernement des individus et des familles, et se met au service des États en formation pour s'en rendre indispensable.

La colonisation des marges européennes va y susciter des troubles socio-économiques profonds.

La sorcellerie est exactement corrélée à ces troubles ; elle en marque les points culminants : tout procès de « sorciers » et de « sorcières » est en effet le résultat de la lente montée d'une tension qui s'empare de villages entiers et qui se cristallise dans l'accusation portée contre elleux. Si tant de femmes sont visées, c'est parce qu'elles sont parvenues à tenir, dans ces régions marginales, un rôle de premier plan dans le gouvernement des familles et l'élaboration de leurs stratégies économiques et symboliques, rôle que le clergé entend désormais remplir de façon exclusive. C'est aussi parce qu'elles tentent de s'opposer à son implantation, qu'elles perçoivent comme la première étape d'une ouverture socio-économique de leur communauté, dont l'autarcie garantit leur position dominante. Par ailleurs, si ces femmes font l'objet d'une accusation relevant du droit ecclésiastique et non pas civil, c'est que rien dans ce dernier ne permet de les priver de prérogatives qu'elles ont établies dans un cadre juridique coutumier qui leur est tout aussi désavantageux qu'à toutes celles de leur sexe. Seule la mort peut les leur arracher.

Il est certain que la christianisation des régions marginales, loin de servir le profit national ou la mécanique économique des États en formation, a été détournée localement pour modifier les hiérarchies sociales existantes. Les « épidémies » de sorcellerie ont été avant tout des épidémies de guerre sociale localisée, à mettre en regard des guerres de religion, leur pendant du côté des villes (la dualité religieuse ayant attisé les conflits internes des grandes familles).

La réalité sociale qui se cache derrière la figure de la sorcière aux XVIe et XVIIe siècles est polarisée, d'une part, par la matriarche, veuve relativement aisée qui décide en fine stratège des successions et des mariages, ordonnant de cette façon la communauté de l'intérieur, et, d'autre part, par la vieille retirée au fond des bois, guérisseuse et savante des choses sauvages, qui donne sa limite extérieure à la communauté. Entre ces deux pôles se distribue toute une société de femmes vivant sous la loi des hommes, mais les gouvernant dans les faits, et qui ne pouvait que disparaître avec l'ouverture sur une société urbaine moins égalitaire.

L'instrumentalisation locale de l'accusation de sorcellerie, du fait des graves désordres consécutifs (guerres intestines), a contraint les tribunaux, totalement dépassés, à relâcher la pression. En dépénalisant la sorcellerie, les États ont renoncé à prendre pied dans les communautés rurales marginales par le biais de leurs conflits internes et à s'immiscer directement dans les préséances symboliques locales entre les sexes. La reconnaissance juridique de la sorcellerie est devenue le symptôme et le symbole des cercles vicieux entre les pouvoirs locaux et centraux. C'est grâce à ce lien indissoluble forgé au XVIIe siècle entre la sorcière-criminelle et le chaos social / la défaite des pouvoirs à toutes les échelles, que ses arrière-petites-filles ont perdu leur aura maléfique et peuvent aujourd'hui vivre en paix.

Bien que chaque État ait effectivement abrogé les dispositions juridiques concernant les sorcières, les accusations de sorcellerie n'ont pas cessé pour autant dans des communautés qui avaient pris le pli de résoudre leurs tensions dans la violence qu'elles généraient. Ils ont pu continuer ainsi d'y être présents, au moins négativement, en tranchant ces accusations par le moyen de la requalification du délit en maladie mentale et par l'internement de la sorcière pour motif de trouble à l'ordre public. C'est ainsi qu'on retrouvera à l'hôpital la sorcière pathologisée et « désorciérisée », parmi les hystériques.


Les possédées

Si les sorcières incarnent la résistance féminine aux marges des États en formation, les possédées représentent celle qui émerge en leur cœur disciplinaire, c'est-à-dire dans l'Église urbaine close sur elle-même, dans les couvents des villes grandes et moyennes, plus précisément à la tête de ces couvents, car les possédées se recrutent d’abord parmi les supérieures ou les prieures qui entraînent à leur suite les autres religieuses.

Il ne s’agit plus ici de l’intrusion d’un pouvoir central dans les jeux de pouvoirs locaux, mais de l’intensification de la discipline au sein d’établissements a priori préparés à la recevoir. La possédée, femme cultivée, toute acquise aux techniques nouvelles de la direction spirituelle, est convaincue que seule sa transformation radicale peut éliminer la faiblesse intrinsèque que l’examen de conscience ne cesse de lui révéler, ces petits accès de colère, ces petites exigences quant au respect des rituels, ces petits plaisirs mondains que tolèrent encore les couvents urbains, et surtout ces élans de l’amour-propre qui ne se laissent jamais déceler qu’après coup derrière les actes les plus charitables. La possession est la forme prise par cette transformation radicale de soi, exigée par la direction de conscience, mais qui s’avère désastreuse pour l’Église.

Elle a en effet au moins ceci de commun avec la sorcellerie qu’elle corrèle toujours avec le chaos social. Mais si l’accusation de sorcellerie est le point d’aboutissement d’un trouble communautaire exacerbé par la présence du pouvoir central, l’aveu de possession, la convulsion qui porte à son maximum l’un de ces petits écarts révélé par l’examen de conscience (la jouissance, la colère, bref, la longue série des péchés), est le point de départ d’un trouble épidémique capable d'infecter tout ce qu'approche la possédée : ses compagnes, son directeur de conscience et les différents ordres religieux dans leurs prétentions à régler les problèmes internes à l’Église (chacun doté de son exorciste attitré). Comme le dit Foucault à propos du cas de Jeanne des Anges à Loudun, la convulsion fait comparaître un ensemble de forces qui cherchent à s’emparer du corps de la possédée et, par son intermédiaire, de celui de ses consœurs : les forces de péché (le diable sous ses multiples aspects) et les forces de vertu (directeurs de conscience et exorcistes avec leurs communautés derrière eux), le tout évidemment dans l’urgence la plus grande et sans que jamais l’Église ait pu se doter d’une technique efficace pour juguler le phénomène.

Les dégâts peuvent être considérables, comme à Loudun, où l'Église s'est vue contrainte, pour sortir de la crise, de juger et brûler le premier confesseur de Jeanne des Anges, où le second s'est retrouvé lui-même victime de cette épidémie de possession, où les ordres disposant d’exorcistes se sont accusés mutuellement d’incompétence devant les autorités ecclésiastiques les plus hautes.

Jeanne écrit son autobiographie pour satisfaire aux demandes réitérées de son évêque, qui espère en tirer un enseignement utile à l'Église, mais elle n’y dévoile de sens que pour elle-même, pour sa propre trajectoire de vie. La direction de conscience apparaît dès lors comme un coût partagé formidable pour un bénéfice purement individuel, tout l’ordre collectif se dissolvant dans la mise en ordre de ce désordre personnel, dont celle-là seule, dans sa composante disciplinaire, s’était inquiétée.

La multiplication des cas de possession dans les couvents a obligé l’Église à faire évoluer sa stratégie de gouvernement de ses troupes et, sans abandonner l’objectif disciplinaire, a employer des moyens propres à les éviter. Quand ces mesures se sont avérées insuffisantes, elle a renvoyé la possédée, comme l'avait été la sorcière, à la psychiatrie. Et c’est encore à l’hôpital que l’on retrouvera la convulsive pathologisée et « dépossédée », parmi les hystériques.

Tandis que la future institution laïque de l’asile psychiatrique se débat avec les hystériques, l’Église choisit de laisser subsister de la folie en son sein, car après tout, la mystique, forme plus subtile de la possession, moins hantée par les petits péchés, a produit les œuvres les plus lyriques du christianisme moderne. C’est ainsi une folie douce qu’elle admet au XIXe siècle, celle de l’enfant témoin de l’apparition de la Vierge Marie, folie suffisamment précise pour qu’elle soit rare et de toute façon sans danger.


Les hystériques

On a souvent comparé le phénomène hystérique à une épidémie, dont les ravages, s'amplifiant dans la seconde moitié du XIXe siècle, auraient brusquement cessé au début du suivant. Idée fausse selon Foucault, qui évoque les évènements qui se sont déroulés à la Salpêtrière comme une série d'affrontements et de tentatives d'assujettissement engageant les patientes et leurs médecins. Il n'y a pas eu d'épidémie mais bien une bataille de l'hystérie, celle-ci étant l'ensemble des phénomènes de lutte qui se sont déroulés au sein de l'hôpital et en dehors, autour de ce nouveau dispositif médical de la clinique neurologique, qui se met alors en place sous la direction de Charcot. L'intensité et la fréquence des manifestations qui y furent enregistrées résultent purement et simplement du cadre favorable que celle-ci lui offrait : de ce point de vue, l'hystérie, celle observée à la Salpêtrière, peut être assimilée à une maladie nosocomiale.

1) Héritiers en cela des aliénistes du XVIIIe siècle, les psychiatres contemporains de Charcot classent l'hystérie parmi les névroses, au même titre que l'hypocondrie, l'épilepsie ou la convulsion, et la voient comme une « mauvaise maladie », peu déchiffrable corporellement, facile à simuler et moralement répréhensible. Falret, dans ses Études cliniques, s'en fait encore l'écho en 1890 :

« La vie des hystériques n'est qu'un perpétuel mensonge. Elles affectent des airs de piété et de dévotion*, et parviennent à se faire passer pour des saintes*, alors qu'elles s'abandonnent en secret aux actions les plus honteuses, alors qu'elles font dans leur intérieur, à leur mari et à leurs enfants, les scènes les plus violentes*, dans lesquelles elles tiennent des propos grossiers et quelques fois obscènes*. »

(* Quand je vous parlais de parenté entre possédées et hystériques !)

À partir de 1870, la neurologie balbutiante efface cette disqualification épistémologique et morale, arrache l'hystérie à la psychiatrie et la range du côté des maladies neurologiques, des « vraies maladies » qui relèvent de la science médicale. Pour pouvoir être mise sur le même plan qu'une maladie organique, l'hystérie doit présenter une symptomatologie stable. Charcot va demander à ses patientes de fournir à la fois des symptômes suivis, existant en dehors de toute crise, et des crises régulières dont le scénario soit bien typique. Il construit ce scénario sur le modèle de la crise épileptique. Il établit aussi la nouvelle technique d'examen neurologique, reposant sur la consigne / l'injonction. Le neurologue se place donc dans une situation de pouvoir et son autorité se trouve au cœur du dispositif, qui comporte cependant un fort risque de résistance de la part des malades, qui peuvent ne pas vouloir et feindre de ne pas pouvoir. Heureusement l'hystérique a un intérêt à répondre positivement à ces consignes : de cette manière, elle change de statut, passe de la folle qui simule à la malade digne de considération et entretient la dépendance du médecin à son égard. C'est dans ce supplément de pouvoir, gagné sur le corps médical, que va se précipiter tout le plaisir des hystériques, qui vont fournir des symptômes en quantité et en durée, autant et davantage qu'on en voulait. Un exemple parmi d'autres tout aussi frappants, avec cette patiente de la Salpêtrière qui connaît plus de dix-sept mille crises en quinze jours !

Pour tenter de contourner sa malade et ne plus dépendre d'elle, le médecin perfectionne le dispositif neurologique de l'injonction avec une méthode de déchiffrement clinique, qui lui permet de distinguer ce qu'il entre de volonté et d'éventuel trucage dans la réponse comportementale de la patiente.

2) Néanmoins la fréquence et l'étendue des phénomènes hystériques rendent leur contrôle difficile, voire impossible. Pour y remédier, Charcot recourt à l'hypnose et à la suggestion. Si l'hypnose permet de déclencher des crises à volonté, tout en isolant un unique symptôme, d'autant plus facile à enregistrer et à étudier, elle ne permet pas de les authentifier. Ce sera le rôle dévolu aux « hystériques naturel.le.s » que sont les victimes de blessures à la tête présentant des troubles neurologiques. De cette épreuve les hystériques sortent victorieuses : certaines d'entre elles parviennent en effet à manifester des symptômes strictement identiques à ceux des accidenté.e.s, en particulier toutes ces infimes variations comportementales qui caractérisent la paralysie nerveuse d'une partie du corps, que les médecins ont eu soin de détailler dans leurs traités. Par une généralisation rapide, Charcot en déduit qu'elles ont cette faculté remarquable de simuler involontairement la destruction d'une zone de leur cerveau, quelle qu'elle soit, faculté qui est en même temps une maladie, puisqu'elle ne peut être contrôlée que par la volonté du médecin – maladie idéale qui donne prise à tout le champ des pathologies neurologiques accidentelles possibles. L'hystérique devient la partenaire du médecin dans la découverte et la prévision des dysfonctionnements neurologiques accidentels...

Charcot parvient à insérer ce qui est, à son sens, une avancée scientifique majeure dans les rouages de l'économie de son temps, en répondant à une demande insistante de la part des assureurs, qui veulent pouvoir mesurer l'ampleur des effets des accidents du travail sur leurs victimes. Charcot fait l'hypothèse de l'existence d'un choc post-traumatique : un.e ouvrier.ère peut avoir évité de justesse un accident du travail et souffrir de séquelles neurologiques ; le cerveau croit que le corps a perdu l'un de ses membres, d'où une paralysie qui suit de quelques jours l'accident évité. Il propose également une méthode de contrôle, car les hystériques, ces « vraies simulatrices », nouvelles pythies, savent départager le vrai choc post-traumatique du faux. On convoque simultanément le ou la paralysé.e et quelques hystériques que l'on va hypnotiser. Après un récit circonstancié de l'accident, si la paralysie résultante de l'une des hypnotisées est en tout point semblable à celle de l'accidenté.e, alors iel ne simule pas. Cette confrontation est également profitable à tou.te.s : aux assurances, aux assuré.e.s, aux médecins et aux hystériques, qui deviennent ainsi une instance de vérité distinguant la maladie de la simulation et renforcent leur pouvoir sur le corps médical.

3) La contre-offensive clinique est immédiate : la neurologie va chercher à s'émanciper de cette emprise, ainsi qu'à écarter l'accusation, de plus en plus répandue, qu'elle forge les symptômes de toutes pièces. L'hystérie est une maladie trop idéale, il faut parvenir à la délimiter, à en repérer notamment la genèse. Charcot procède à une enquête de type disciplinaire : il va demander à ses patientes de raconter leur vie et surtout leur enfance dans les moindres détails. Dans son idée, en effet, l'hystérique se distingue des victimes d'accidents du travail en ce qu'elle a subi, pendant l'enfance, un traumatisme profond qui l'a rendue capable de reproduire n'importe quel choc post-traumatique. À cette énième démonstration d'autorité du médecin, ces femmes vont opposer une ultime contre-manœuvre : elles vont raconter et mettre en scène leur vie sexuelle depuis leur plus jeune âge.

Ce type de contenu, qui va dans le sens de la disqualification originaire de la névrose hystérique, du fait de son caractère sexuel, qui lui enlève son statut de maladie, n'arrange guère Charcot, qui va le taire ou le travestir. Face à ce corps sexuel que font émerger les patientes de la Salpêtrière en lieu et place du corps neurologique recherché, les attitudes de la postérité vont être très différentes : soit la disqualification morale et pathologique pour les classes populaires, soit la prise en charge psychanalytique pour la bourgeoisie. Foucault conclut sa leçon sur le pouvoir psychiatrique par ces paroles mélancoliques :

« En forçant les portes de l'asile, en cessant d'être des folles pour devenir des malades, en entrant enfin chez un vrai médecin, c'est-à-dire chez le neurologue, en lui fournissant des vrais symptômes fonctionnels, les hystériques, pour leur plus grand plaisir, mais sans doute pour notre plus grand malheur, ont donné prise à la médecine sur la sexualité. »

Freud, en effet, va pour ainsi dire prendre au sérieux le discours des hystériques, sur lequel il va déployer des trésors herméneutiques pour conclure que, s'il est faux à la lettre, il est vrai dans l'intention : il y a bien eu choc post-traumatique, mais lié à une résistance à l'interdit de l'inceste, que chacun.e pourtant doit pouvoir non seulement accepter mais aussi transmettre. L'hystérique est réduite au statut de mineure « attardée » refusant la soumission à l'ordre sexuel masculin (cf. le cas célèbre de Dora), dont la vie en société implique également l'acceptation et la transmission. Loin cependant de restaurer une quelconque substance à l'hystérique hors de l'hôpital, Freud la fait disparaître en l'identifiant à la névrosée et au névrosé en général, c'est-à-dire la majeure partie de la population (le reste étant composé de psychotiques), qui peinent à passer à l'âge adulte pour rejeter certaines conditions de ce passage.


Après la femme, l'enfant

La résistance des femmes au pouvoir disciplinaire est une réalité à laquelle ont dû faire face deux de ses principales institutions : l’asile et l'Église.

Dans le cas des hommes, les choses sont différentes : les grandes figures masculines de l'anormalité que sont le vagabond et le bandit, ont pour fonction de tracer les limites extérieures de la société normative ; ils sont pleinement intégrés à la société qui les exclut. Ce n'est pas le cas des sorcières, des possédées et des hystériques, qui ne remplissent plus cette fonction et vivent donc en paix depuis que l'enfer social psychiatrique a cessé de reconnaître leur existence.

Si les hommes ne sont pas en mesure de renverser le système de l'intérieur, peut-être parviennent-ils du moins, en adoptant indéfiniment le rôle anxiogène assigné au vagabond, au bandit, ainsi qu'à la kyrielle des monstres que s'est attaché à construire, au cours des XIXe et XXe siècles, le prolifique tandem justice-psychiatrie, en particulier le schizophrène, sa dernière création en date, figure redoutable dont aujourd'hui encore il fait régulièrement ressurgir la menace, à épuiser à long terme, à force d'accumulation, le système disciplinaire.

Toujours est-il que le pouvoir disciplinaire, à travers son bras armé qu'est la « fonction psy » (psychiatre, psychologue, psychanalyste...), a renoncé à s'attaquer de front aux adultes.

Face à un.e adulte, un.e psychiatre voit d'abord l'enfant qu'iel a été, avec ses petits troubles, ses petites méchancetés, ses petits désirs, etc., qui auront conduit au crime au sujet duquel iel est convoqué.e devant la cour d'assises, ou bien qui pourraient y conduire, lorsqu'iel intervient à titre d'expert.e dans le cadre d'une procédure d'enfermement préventif réclamée soit par l'autorité préfectorale, soit par la famille.

Un.e psychanalyste, de son côté, voit plutôt en l'adulte un être enfermé dans les interdits de son enfance (bloqué à tel ou tel stade, anthropophage ou incestueux) et qui consulte pour se renormaliser, le travail psychanalytique consistant à découvrir et à se saisir de ce qu'une enfance déséquilibrée a jusqu'ici empêché d'obtenir (une vie pleine, consacrée à la famille et à l'enrichissement dans la compétition, sources de toutes les joies saines !).

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