Je
me dis parfois que les articles sur la culture masculine prennent une
place trop importante dans ce blog. Ce faisant,
je cède clairement à la facilité, puisqu'il est relativement
facile d'en retracer l'évolution à travers l'histoire humaine, dans
la mesure où elle « fait trace », contrairement à la culture
féminine, qui est « sans inscriptions ». Je m'explique : quand les
seuls vestiges qui nous restent des croyances et des structures
sociales sont l'écriture, on s'aperçoit rapidement que celle-ci,
perpétuellement confisquée et monopolisée par les hommes,
renseigne exclusivement sur des réalités masculines, laissant dans
l'ombre tout ce qui concerne les femmes ou n'en proposant qu'une
vision déformée et incohérente.
Pour
autant, l'étude des textes historiques permet quatre choses :
appréhender
les grands principes de la culture masculine, et de là saisir les
limites de la « réalité proprement masculine » afin de prendre
la mesure de ses extensions indues à des pratiques a priori mixtes
(comme la pratique de l'écriture), voire qui relèvent a priori de
la culture féminine ;
comprendre
ce qui se cache derrière la « domination masculine », à savoir
la lutte permanente des hommes pour s'interposer dans les relations
entre femmes, notamment en spoliant les femmes des acquis culturels
de l'humanité (auxquels elles ont toujours initialement contribué
: la maîtrise du feu et de l'énergie en général, l'artisanat, le
langage, l'art, la médecine...) à travers lesquels elles
pourraient enrichir leur sociabilité propre et approfondir leur
culture ;
enquêter
sur les rares moments où les femmes ont pu prendre ou reprendre
possession de l'écriture ;
repérer
les marges de manœuvre des femmes, tant pour restaurer le principe
de neutralité sexuelle de certaines pratiques confisquées par les
hommes, que pour enrichir la sociabilité proprement féminine à
partir de ces pratiques, en leur conférant un sens proprement
féminin connexe au sens que leur donnent les hommes.
En
relisant quelques textes historiques significatifs et leurs scolies
modernes, je me propose de mettre en évidence certains grands
principes de la culture masculine, ceux qui sont directement liés à
la sociabilité des hommes entre eux, conformément au premier point
du programme ci-dessus.
L'amitié
masculine de type guerrier
En germanique, le
mot « compagnon », « ami », est un nom collectif, qui désigne
anciennement un groupe d'hommes lié par une activité commune : la
guerre.
Cette amitié n'est
pas égalitaire : le groupe de compagnons ou d'amis
est conduit par un chef,
et chacun s'attache à le
servir mieux que les autres. La relation d'ami à ami
s'établit sur fond de
distinction et de rivalité. Confère Tacite :
« Une naissance
illustre ou les services éclatants d'un père donnent à quelques
uns le rang de prince dès la plus tendre jeunesse ; les autres
s'attachent à des chefs dans la force de l'âge et dès longtemps
éprouvés ; et ce rôle de compagnon n'a rien dont on puisse rougir.
Il a même ses distinctions, réglées sur l'estime du prince dont on
forme la suite. Il existe entre ces comites une émulation
singulière à qui tiendra la première place auprès de son prince ;
entre les princes, à qui aura le plus de compagnons et les plus
courageux. » - La Germanie ou L'origine et le pays
des Germains (De origine et situ Germanorum), écrit aux
alentours de l'an 98.
Dans
mon article sur L'Épopée
de Gilgamesh
(clic),
j'avais déjà souligné le caractère profondément inégalitaire de
l'amitié entre Gilgamesh et Enkidu. La chose est donc également
vraie chez les Germains, du moins en ce qui concerne l'amitié
masculine de type guerrier, qui est marquée par la notion de service
du côté du compagnon, auquel répond, du côté du chef, le soin de
former ses jeunes amis et de reconnaître leur compétence
dans le champ de la sociabilité guerrière.
Le groupe guerrier
germanique se rassemble :
régulièrement,
pour affronter d'autres groupes d'amis au cours de combats
rituels, qu'on pourrait comparer, de par leur forte composante
sportive, aux tournois médiévaux. Ces combats permettent de
définir des hiérarchies à l'intérieur de chaque groupe et entre
les chefs des différents groupes. Ces combats rituels relèvent
d'une sociabilité masculine plutôt
agressive. Ils sont dangereux pour ceux qui s'y livrent, mais
s'inscrivent dans un cadre empêchant qu'ils n'aillent trop loin,
car ils se pratiquent entre pairs et égaux (les chefs),
susceptibles de nouer des liens (matrimoniaux,
politiques) par ailleurs. Ainsi ils sont quelquefois précédés
de l'enlèvement d'une femme, prétexte d'affrontements, puis
occasion d'alliance. Ces combats rituels sont ce que les Germains
appellent la guerre, qui est la lutte pour le
prestige militaire.
occasionnellement,
pour rejoindre d'autres groupes d'amis (leurs adversaires
habituels), fusionner en un seul groupe, dont le chef qui a su
établir sa supériorité au cours des combats rituels, prend la
tête, et se livrer à des razzias sur un territoire considéré
comme étranger (quoique
également peuplé de Germains), du
fait qu'aucune sociabilité n'existe avec les tribus qui y
vivent... Ce type de pratique est assimilé, chez les Germains,
non à la guerre, mais à la chasse : les déprédations
s'exercent contre un ennemi irréconciliable, avec qui aucune
alliance, aucune relation n'existe
ni n'est considérée comme possible, un autre absolu, rien
moins qu'un égal, et qui occupe un espace sauvage, vacant, où tout
devient possible, où la violence ne connaît point de limites.
Le reste du temps, le
groupe guerrier se disperse et chacun retourne dans son domaine et à
son activité de paysan, d'où
il peut rejoindre d'autres réseaux de sociabilité masculine (jeux,
chasse, fêtes religieuses, assemblée politique...).
La
sociabilité masculine liée
à la dévastation des territoires étrangers
Wotan
(ou Odin) est le dieu central du panthéon nordique. Son nom signifie
« chef de la fureur, de l'armée furieuse » : *Wōdanaz = woda
(fureur, armée furieuse) + naz (chef). On retrouve ce suffixe
-naz/-nos
dans d'autres langues indo-européennes, comme dans le latin : par
exemple, *dominus = dom- (maison) + -nus
(chef).
Cette armée furieuse
que commande Wotan est composée de morts, qui livrent des batailles
dans l'au-delà. L'ami ou le compagnon qui sert son chef est
assimilé au mort qui sert Wotan. Confère là encore Tacite :
« Ces hommes
farouches, pour enchérir encore sur leur sauvage nature, empruntent
le secours de l'art et du temps : ils noircissent leurs boucliers, se
teignent la peau, choisissent pour combattre la nuit la plus obscure.
L'horreur seule et l'ombre qui enveloppe cette lugubre armée
répandent l'épouvante : il n'est pas d'ennemi qui soutienne cet
aspect nouveau et pour ainsi dire infernal ; car dans tout
combat les yeux sont les premiers vaincus. »
Cette
assimilation de la grande troupe guerrière à l'armée des morts
relève d'une mascarade,
d'un effacement de soi derrière un masque, tel que cela puisse
s'apparenter à un rite
de possession :
la grande troupe guerrière devient proprement l'armée des morts
revêtue des attributs de bêtes sauvages, l'armée des berserkers,
littéralement « ceux qui sont déguisés en ours ». Je
reviendrai plus loin sur le sens à donner à cette référence
animale.
L'une des plaques de
Torslunda, datant du VIème siècle, c'est-à-dire de la fin de l'âge
du fer germanique, découvertes à Öland en Suède. Elle représente
un berserker (à droite), tirant une épée du fourreau, et, à
gauche, peut-être, Odin.
La grande
troupe guerrière germanique, pratiquant la dévastation, introduit
donc sur terre pour un temps limité (celui de la possession) un
combat cosmologique qui se livre sans fin dans les enfers célestes.
Dans ce sens, son combat est religieux, car il crée une
relation entre l'ici-bas et l'au-delà.
On retrouve ainsi, chez
les peuples germaniques, le lien culturel entre masculinité et mort,
que faisaient déjà, par exemple, les Chinois du Néolithique et de
la période féodale (je vous renvoie à mes deux articles sur Granet
: clic). Si l'homme est marqué par
la mort, si la mort est son partage, c'est parce que la femme, en
tant que mère, incarne la Vie et se voit comme éternelle (la mère
se survit dans sa fille, qui se survit dans sa fille...). Si le lot
féminin fait sens de lui-même, celui des hommes est bien moins
évident à investir : que faire de cette mortalité ? Sans doute la
mascarade germanique est-elle une tentative pour lui donner un sens,
pour l'assumer et en faire quelque chose de « positif » :
Prendre
la force des guerriers morts : si le berserker se « déguise
» à l'occasion d'une razzia, s'il se transforme en un mort, c'est
pour s'approprier la force des morts qui composent l'armée furieuse
de Wotan, qu'il s'approprie d'autant plus légitimement que ces
morts sont ses ancêtres, qui revivent en quelque sorte à travers
lui, et dont la mort devient « utile ». Le Germain s'apprêtant à
combattre concentre donc en lui la puissance virile de tous les
hommes qui l'ont précédé, autant dire qu'il est ultra-viril.
Exorciser la mort :
Il y a donc une vie
après la mort pour les hommes, qui ressemble d'ailleurs en tout
point à la part de leur vie terrestre consacrée à la
dévastation.
La mort perd son
caractère irrévocable, puisqu'il existe des connexions entre les
vivants et les morts, des relations entre la vie qui se prolonge
dans l'au-delà et la mort qui s'insinue dans l'ici-bas. J'ai dit
plus haut que, de ce point de vue, la pratique de la « mascarade »
était religieuse, j'ajouterai ici qu'elle est partie intégrante
du culte des ancêtres.
La mort n'est plus
une tragédie, puisqu'elle est nécessaire et permet de constituer
une réserve de force virile pour les vivants.
Les attaques auxquelles
se livrent les berserkers n'ont pas pour but l'annexion de nouveaux
territoires, mais la seule dévastation : une nuit, le
super-groupe d'amis se réunit, accomplit sa transformation et fond
sur un village appartenant à une tribu voisine, qu'il va entièrement
détruire. Il paraîtrait que les destructions ne concernaient que
les biens matériels et que les vies étaient épargnées. Les
villageois, surpris au milieu de leur sommeil, se défendent mal, ne
sont en rien des adversaires égaux, dont il serait glorieux de
triompher. La virilité cumulative s'exprime donc en une force
pure de destruction.
Ces
attaques s'accompagnent de pillages,
même si ceux-ci n'en constituent pas la finalité. Encore une fois,
seuls les biens matériels sont concernés. Les vaincus ne sont pas
réduits en esclavage, comme c'est le cas chez la plupart des peuples
indo-européens quand
ils se « civilisent » (qu'ils adoptent le modèle gréco-romain de
la cité).
L'esclavage est une réalité dans le monde germanique, mais la forme
qu'il prend est tout à fait originale (j'aurai l'occasion d'en
reparler dans
un prochain article).
Le butin est redistribué sur un principe d'égalité. En effet, à
l'origine du pillage, il y a une faute (le déferlement de violence
destructrice), dont la responsabilité incombe
aux morts, mais dont la trace (le butin) est une souillure à gérer
par les vivants. Le partage égalitaire du butin est en l'occurrence
le rituel qui dilue la souillure entre tous les membres du groupe.
La
pratique de la grande chasse
Si
le berserker concentre en lui la puissance virile de ses défunts, il
est également plus fort de la force des animaux mâles qu'il a tués
et dont il porte la dépouille lors de ses raids nocturnes (comme je
l'ai déjà dit, berserker
signifie littéralement « ceux qui sont déguisés en ours »). Les
Germains, mais la chose est constante chez tous les peuples
indo-européens, distinguent une « grande chasse » d'une chasse
commune,
mixte, et à vocation utilitaire.
La grande chasse, activité
masculine rituelle,
ne s'attaque qu'à des adversaires de valeur : des animaux mâles
adultes, qu'ils soient ours, loups ou cerfs. Sa fonction est
d'exacerber la virilité du groupe de chasseurs, à cet égard la
mort de la bête sauvage se prolonge dans un repas
rituel qui correspond au transfert magique de sa force masculine aux
membres du groupe.
Mais on ne détruit pas
la vie, fût-elle celle d'une bête sauvage, sans risque (car elle
est souvent sous la protection d'un dieu). Aussi devient-il
nécessaire :
de
diluer la faute des chasseurs dans le partage égalitaire du repas
communautaire,
d'ériger
un trophée qui restitue la vie de la bête sauvage sur un
plan supérieur (qui opère sa divinisation) et qui reconstitue
l'apparence de l'animal vivant*,
de
minimiser
la faute des chasseurs (un meurtre) par l'allégation d'une faute
préalable commise par l'animal, sur
lequel est projetée une hyper-agressivité qui le conduit à
dévaster le territoire des hommes. Dans cette construction,
l'animal est un étranger qui ignore et qui ne respecte pas les lois
humaines et qu'il s'agit de détruire. Ce prétexte existe chez les
peuples indo-européens, mais on
peut penser qu'il a une origine sémitique
: le roi
sémite
se livrant à la chasse du lion, chasse noble par excellence, qui
identifie le chasseur à un dieu, se présente comme un sauveur qui
répond à l'appel de détresse de paysans-éleveurs, dont les lions
dévasteraient les récoltes et les troupeaux. Il vient pacifier un
territoire livré à la violence, civiliser un espace menacé par la
sauvagerie et le restituer aux hommes qui en ont été dépossédés.
Le meurtre de l'animal
réparé par l'érection du trophée
a pour effet de dissocier les deux puissances que celui-là possède
vivant :
sa puissance
fécondatrice que le trophée
lui conserve, prolongeant ainsi son existence dans l'au-delà ;
sa
force virile que les chasseurs s'approprient dans
le repas communautaire.
Le
berserker, quand il endosse le trophée, reconstitue l'intégrité de
l'animal, ce qui est extrêmement dangereux d'un point de vue
religieux, car cela revient à rendre vie à la bête sauvage, vie
dévouée à la vengeance contre son meurtrier. Ce danger est évité
par le rite de possession ancestrale : ce sont les morts qui prennent
et assument le risque de réveiller la bête sauvage, de lui donner
des armes et de la laisser se déchaîner avec une
hyper-agressivité dévastatrice, celle même que la chasse prétend
faire cesser.
Un berserker endossant
le trophée d'un animal tué lors de la grande chasse.
*
Le souvenir de cette pratique s'est conservé dans la chasse à
courre, chasse aristocratique, où, pendant la curée, la tête de
l'animal (cerf, chevreuil, daim) était séparée du corps et placée
sur sa peau : c'est ce qu'on appelle un « massacre
». On appelle également « massacre », la tête naturalisée ou
dépouillée d'un animal, conservée comme trophée ou utilisée
comme ornement, autre vestige d'une pratique très ancienne (cf.
les demeures néolithiques de Catal Huyuk).
Un
massacre version bobo. Fabriqué en bois, il est garanti cruelty
free.