Cherchant
le poème « Quand vous serez bien vieille » de Pierre de Ronsard,
par les internets, je me rends compte qu'il suscite quelques
interrogations (surtout chez les malheureux élèves du secondaire
qui doivent l'étudier).
Quand
vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise
auprès du feu, dévidant et filant,
Direz
chantant mes vers, en vous émerveillant :
«
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. »
Lors
vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà
sous le labeur à demi sommeillant,
Qui
au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant,
Bénissant
votre nom de louange immortelle.
Je
serai sous la terre, et fantôme sans os
Par
les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous
serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant
mon amour et votre fier dédain.
Vivez,
si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez
dès aujourd'hui les roses de la vie.
Sonnets
pour Hélène, 1578.
Questions
et suppositions portent plus précisément sur le syntagme nominal «
par l'ombre myrteux ». Je me propose d'apporter ici ma contribution
de réponses.
Ce
qui pose problème, c'est évidemment le substantif auquel se
rapporte l'adjectif « myrteux » : s'il s'agit du mot « ombre »,
pourquoi n'est-il pas accordé en genre ? Il faut savoir qu'au XVIè
siècle, le genre des substantifs n'était pas figé : « ombre » y
était aussi bien féminin que masculin.
Qu'est-ce
maintenant que cet « ombre myrteux » ?
C'est
un lieu, comme l'indique la préposition « par » (en, dans, avec
l'idée de mouvement dans l'espace indiqué *).
L'ombre,
c'est celle donnée par les feuillages, l'ombrage* : un ombrage
fourni par le myrte, l'arbre consacré à Vénus.
*
Cf. Littré
: ce dictionnaire est infiniment précieux, lorsqu'on lit des œuvres
antérieures au XIXè siècle. Il permet d'éclaircir toutes les
difficultés de vocabulaire qui peuvent faire obstacle à la
compréhension. Béni soit l'excellent Émile Littré !
Primavera,
Sandro Botticelli, 1478 à 1482, Galerie des Offices, Florence.
Notez
le feuillage de myrte sur lequel se détache la tête de Vénus (la
dame au fond).
Ronsard
nous indique donc qu'une fois mort, son fantôme demeurera dans une
forêt reliée symboliquement à Vénus et à l'amour.
Peut-on
aller plus loin ? Il suffit de
demander !
J'ai
montré dans mon dernier article sur L'art d'aimer que
Ronsard, dans ce sonnet, s'inspirait très largement d'Ovide, auquel
il empruntait tous les thèmes de son argumentation visant à
convaincre Hélène de lui céder :
- elle doit coucher avec lui tant qu'elle est jeune, car une fois vieille elle ne pourra plus coucher avec personne (vous trouvez ça convaincant, vous ?).
- elle doit coucher avec lui, pour le récompenser d'avoir rendu son nom et sa beauté célèbres et immortels.
Je
vous mets les citations d'Ovide, qui ont inspiré Ronsard :
Songez
dès à présent à la vieillesse qui viendra trop tôt, et vous ne
perdrez pas un instant. Tandis que vous le pouvez, et que vous en
êtes encore à vos années printanières, donnez-vous du bon temps ;
comme l'eau s'écoulent les années. (...). Profitez du bel âge : il
s'envole si vite ! Chaque jour est moins beau que celui qui l'a
précédé. (...). Un temps viendra où toi, qui, jeune aujourd'hui,
repousses ton amant, vieille et délaissée, tu grelotteras la nuit
dans ton lit solitaire ; alors les amants rivaux, dans leurs
querelles nocturnes, ne briseront plus ta porte, et le matin tu n'en
trouveras plus le seuil jonché de feuilles de roses. (...). Cueillez
donc une fleur qui, si vous ne la cueillez, tombera d'elle-même
honteusement flétrie.
L'art
d'aimer,
livre 3.
Célébrer
dans mes vers les belles que j’en crois dignes, voilà ma fortune ;
à celle que j’aurai choisie, mon art fera un nom qui ne mourra
point ; on verra se déchirer les étoffes, l’or et les pierres
précieuses se briser ; mais la renommée que procureront mes vers
sera éternelle.
Les
amours, élégie 10.
Mais
Ronsard qui, comme tous les poètes de la Renaissance, est nourri de
culture antique, ne s'en tient pas à cette seule source
d'inspiration :
Hic,
quos durus amor crudeli tabe peredit / Secreti celant calles, et
myrtea circum silva tegit.
Virgile,
Énéide, livre 6.
En
français :
Là,
ceux qu’un impitoyable amour a fait périr en une langueur cruelle
vont cachés dans des allées mystérieuses, et
la forêt de myrtes étend son ombrage alentour.
(Est-ce
que vous avez déjà lu quelque chose de plus beau ?)
Chez
Virgile, la forêt de myrtes est l'endroit où vont, après leur
mort, les amoureux qui se sont laissés mourir d'amour. On retrouve
ces différents thèmes chez Ronsard : la mort / le séjour des
morts, l'amour / l'amour malheureux (cf. le « fier dédain »
d'Hélène). On peut même se demander si Ronsard n'annonce pas par
avance l'échec de sa tentative de séduction, puisqu'il se retrouve
après la mort avec tous ceux qui ont été, durant leur vie,
malheureux en amour.
Paysage
aux arbres verts, Maurice Denis, 1893, Musée d'Orsay, Paris.
Pour
terminer, je ne résiste pas à l'envie de vous proposer la lecture
d'une très belle page de littérature française, écrite par
Anatole France, dans son Livre de mon ami, recueil de
souvenirs d'enfance romancés, paru en 1885.
J’avais
pris aux poètes, dès le collège, un goût que j’ai heureusement
gardé. À dix-sept ans j’adorais Virgile et je le comprenais
presque aussi bien que si mes professeurs ne me l’avaient pas
expliqué. En vacances, j’avais toujours un Virgile dans ma poche.
C’était un méchant petit Virgile anglais de Bliss ; je l’ai
encore. Je le garde aussi précieusement qu’il m’est possible de
garder quelque chose ; des fleurs desséchées s’en échappent à
chaque fois que je l’ouvre. Les plus anciennes de ces fleurs
viennent de ce bois de Saint-Patrice où j’étais si heureux et si
malheureux à dix-sept ans.
Or,
un jour que je passais seul à l’orée de ce bois, respirant avec
délices l’odeur des foins coupés, tandis que le vent qui
soufflait de la mer mettait du sel sur mes lèvres, j’éprouvai un
invincible sentiment de lassitude, je m’assis à terre et regardai
longtemps les nuages du ciel.
Puis,
par habitude, j’ouvris mon Virgile et je lus : Hic, quos durus
amor…
«
Là, ceux qu’un impitoyable amour a fait périr en une langueur
cruelle vont cachés dans des allées mystérieuses, et la forêt de
myrtes étend son ombrage alentour... »
«
Et la forêt de myrtes étend son ombrage... » Oh ! je la
connaissais, cette forêt de myrtes ; je l’avais en moi tout
entière. Mais je ne savais pas son nom. Virgile venait de me révéler
la cause de mon mal. Grâce à lui, je savais que j’aimais.
je vous remercie pour cette explication clair et argumentée, elle m'a été très utile.
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