Publiée
en 1947, l'œuvre phare de Margaret Mead, Male and female, fut
saluée à sa sortie pour sa contribution essentielle aux sciences
humaines, notamment parce qu'elle théorise et exemplifie la notion
de « sexe social » (désormais appelé « genre »). Elle semblera
cependant aujourd'hui quelque peu lacunaire, laissant de côté
certaines questions au cœur des études
et du militantisme féministes actuels (violences sexuelles,
féminicides, prostitution, discriminations à l'égard des
minorités...). Enfin les prises de position qui s'y expriment
sont souvent très éloignées de celles de la plupart des courants
majeurs du mouvement, au point que je me suis parfois interrogée sur
l'étiquette féministe sous laquelle on la présente généralement.
Pourtant
l'engagement de Mead en faveur de l'égalité des sexes
est réel et si certains de ses propos peuvent bousculer, s'ils m'ont
personnellement dérangée, en prenant mes convictions à rebours,
ils méritent néanmoins d'être approfondis et digérés ; ils
demandent également à être rapportés de la façon la plus
objective, et non pas déformés ou passés sous silence comme
j'ai pu le voir. Male and female est l'œuvre d'une vie ; elle
est le fruit d'années d'observation et de compréhension de sociétés
humaines extrêmement diverses. De surcroît, elle demeure
incontournable, en ce qu'elle porte la mémoire de mondes qui
n'existent plus, de cultures
disparues, qui ne sont connaissables que par le témoignage qu'elle
en livre et qui permettent à son autrice d'affirmer qu'il n'y a rien
qui soit universel dans l'Humanité, mais que tout n'y est pas non
plus dissemblable...
Je
vous invite vivement à vous plonger dans ce texte dense, subtil et
passionnant. Mais au préalable, vous pouvez trouver ci-dessous une
manière d'introduction à la pensée de Margaret Mead, ainsi que mes
commentaires critiques ou explicatifs, quand ceux-ci m'ont paru
nécessaires.
Les
recherches anthropologiques de Mead ont porté sur plusieurs terrains
:
*
Mead emploie toujours le mot « primitif » avec beaucoup de
précaution. Pour ma part, je lui préférerai celui de «
traditionnel », puisque c'est bien autour de la tradition et de sa
transmission que s'organisent les différentes tribus qu'elle étudie.
➤
Une
pensée profondément optimiste
Ce
qui frappe à la lecture de Male and female, c'est la foi qui
s'y exprime en l'Humanité et sa capacité à progresser et
s'améliorer. Cet optimisme est, je trouve, assez surprenant dans un
texte publié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, postérieur
à Auschwitz et Hiroshima, et contemporain des doutes et des
questionnements que ces tragédies ont fait naître dans la pensée
occidentale.
➤
La
construction du sexe (social) dans les sociétés
traditionnelles
Pour
Mead, il n'y a qu'un seul véritable sexe social
: le sexe féminin, qui est le fait, pour certains individus, d'avoir
porté et donné naissance à la génération suivante.
Cette
définition très restrictive est commune à toutes les sociétés
traditionnelles (elle fut la nôtre jusqu'à la Révolution).
Sont également de sexe féminin toutes les génitrices potentielles
(les nouveaux-nés reconnus
comme filles par leur mère et les filles pubères qui n'ont pas
encore engendré).
Le
groupe de sexe social féminin est en outre susceptible de s'ouvrir
aux individus, qui, pour diverses raisons, demandent à y adhérer.
Mead cite le cas de certaines sociétés où les garçons sont
autorisés à refuser l'initiation qui conditionne le devenir homme.
Ce droit est notamment lié à un durcissement de l'initiation
masculine qui, s'il a lieu sans que lui soit prévue une porte de
sortie, peut entraîner parmi les initiés potentiels des défections
plus ou moins importantes, leur fuite, seul ou à plusieurs, loin de
la tribu, au risque de compromettre sérieusement le fragile
équilibre démographique de celle-ci. Lorsqu'il exerce son droit de
refus, le garçon se vêt en femme et continue de vivre parmi les
femmes ; il est assimilé à une femme, mais une femme particulière,
dont le sexe social n'est pas définitif, car il lui est permis de
changer d'avis et d'entreprendre, dès que possible, son initiation.
Le
cas inverse (des filles pubères
qui demandent à intégrer le groupe des hommes) n'est pas
évoqué par Mead, mais les Burrneshë d'Albanie, terme qui signifie
« femmes devenues hommes » (il s'agissait, dans cette tradition
aujourd'hui disparue, de jeunes filles autorisées à vivre comme des
hommes, à condition de renoncer à toute vie sexuelle et
reproductive), suffisent à prouver qu'il existe.
Dire
qu'il n'y a qu'un seul véritable sexe social, c'est reconnaître
qu'une société genrée se construit sur la base d'une classe
première, celle des mères, à laquelle s'agrègent la classe des
mères potentielles et la classe des individus qui ne sont ni mères
ni mères potentielles et qui partagent leur existence. L'ensemble de
ces trois classes constructives forme la classe du sexe (féminin), à
laquelle s'oppose la classe de tous ceux qui en sont exclus, mais qui
contribuent en quelque façon à la maternité (les hommes, par
l'accouplement). N'étant qualifiés positivement que par le fait de
participer à l'acte inaugural de la maternité, les hommes n'ont pas
à proprement parler de sexe. La différence des genres résulte
ainsi de la distinction de la classe positive des femmes et de la
classe relative des non-femmes, dont l'identité propre reste à
trouver. En attendant qu'elle le soit, le symbolisme phallique et les
mythes autour de l'effusion spermatique suffisent à qualifier la
masculinité dans son rapport à la maternité.
Telle
est la façon dont Margaret Mead comprend la différence des genres.
Selon elle, c'est le rapport problématique de l'homme à son sexe
social qui l'a rendu si créatif dans la recherche d'attributs
positifs non relatifs à la maternité (la raison, la politique, la
guerre, etc.).
Pourquoi
la classe des mères est-elle le socle sur lequel se construit le
genrage des sociétés traditionnelles ? Cela tient à la culture de
ce type de sociétés, centrée sur le maintien de la tradition :
l'attention qui y est donnée à la transmission, de génération en
génération, des croyances et des rites, des savoir-faire et des
structures organisationnelles, est également portée à la
reproduction des générations : chaque nouvelle génération doit
être identique à la précédente. Aussi les Arapesh de
Nouvelle-Guinée craignent-iels par dessus tout que les générations
ne « dégénèrent », c'est-à-dire que les enfants soient plus
petits en taille que leurs parents, jusqu'à devenir un jour si
petits qu'on ne puisse plus les voir, ce qui est, de leur aveu, leur
destinée et leur fin. Attendu que la reproduction des générations
est centrale, la maternité, son corollaire, est l'attribut social le
plus important. J'ajouterai que les choses sont très différentes
dans nos sociétés modernes, où les individus sont trop nombreux
pour que la reproduction des générations y soit encore un objet
d'inquiétudes, où, de ce fait, l'importance du rôle des mères ne
cesse de décroitre et la maternité n'est plus perçue comme un
construit social essentiel, mais comme une nécessité biologique
sans grande valeur. Le genrage de la société peut dès lors se
faire différemment, partir toujours d'un seul sexe social, mais qui
est masculin et sur lequel le sexe social féminin (le « deuxième
sexe ») est indéfiniment à construire et à reconstruire.
➤
Valeur
et utilité de la différence des sexes sociaux
Le
moteur du progrès humain réside dans la différence des sexes
sociaux, plus constructive pour la société que n'est
la neutralité : deux font mieux qu'un, voilà la conviction profonde
de Margaret Mead.
Cette
conviction découle d'un constat fait dans le cadre de son étude sur
la dynamique des groupes, étude menée conjointement avec son mari,
Gregory Bateson : un groupe fonctionne mieux, il est plus efficace,
quand il comprend deux
sous-groupes distincts qui se complètent. La division du travail la
plus simple est, de fait, la division des tâches entre deux
individus ; ce n'est qu'une fois cela acquis qu'il devient possible
d'envisager des divisions plus complexes, à trois ou plus. Les
sociétés traditionnelles ont ainsi appris à diviser le travail
social entre deux groupes fondamentaux, les femmes et les hommes,
pour ensuite le subdiviser de façon assez libre, au sein de ces deux
groupes, entre les individus qui les composent. Dans les relations de
ces sociétés avec leurs voisines, le modèle de la complémentarité
à 2 pour les alliances matrimoniales (avec leur cortège d'échanges
économiques et culturels) est là encore le plus simple et le plus
généralement observé (selon la dichotomie des groupes sociaux
vis-à-vis desquels les alliances sont interdites, et de ceux
vis-à-vis desquels elles sont autorisées).
L'intérêt
de la différence sexuelle réside dans le fait de disposer, dans une
société donnée, de deux sous-groupes démographiquement équilibrés
et stables dans le temps. Peuvent se construire ensuite d'autres
modalités, plus complexes, de division du travail :
intergénérationnelle (impliquant au moins trois générations, à
peu près équilibrées sur le plan démographique), géographique
(impliquant un nombre indéfinis d'opportunités de spécialisations
économiques, indépendantes des questions démographiques),
fonctionnelle (impliquant au moins trois styles de vie, par exemple
chez les Indo-européen.ne.s : la vie agricole, la vie religieuse, la
vie guerrière, plutôt disproportionnées démographiquement).
Il
est difficile de nier la pertinence a posteriori de la division
sexuelle du travail social, puisqu'elle a servi de modèle à toutes
les sociétés traditionnelles, où hommes et femmes vivent
séparé.e.s, où par exemple celles-ci se consacrent collectivement
à la construction et l'entretien de l'habitat, aux plantations, à
l'élevage, au tissage, à la maternité et l'éducation des enfants,
tandis que ceux-là se partagent entre le pastorat, les récoltes et
la chasse, où chaque sexe social a sa culture, son vocabulaire et
ses rites, ses outils et ses travaux, comme c'était le cas chez les
peuples indo-européens ou en Chine néolithique, parvenant de cette
manière à une plus grande efficacité grâce à la spécialisation
sexuelle des tâches. Mais l'autrice parle ici de mettre à profit
cette différence dans une société où les individus des deux sexes
ne se séparent qu'exceptionnellement (la société américaine de
son époque), dans un cadre professionnel également mixte et pour
une même activité (elle rappelle que les études sociologiques
n'ont jamais pu identifier une activité impraticable à l'un des
sexes). Quel est dès lors l'apport du genre ? S'agit-il de
faire interagir la sensibilité, l'intuition et l'empathie féminines
avec l'énergie, la logique et l'autorité masculines ? Certes Mead
ne tombe pas dans de pareils stéréotypes, mais elle se garde bien,
sur ce point, de préciser sa pensée. Elle parle seulement d'un
savoir-être, fait de confiance et de force, que la maternité
(actualisée ou non) procurerait aux femmes et sur lequel elles
bâtiraient une culture féminine utile pour la société, par sa
collaboration fructueuse avec la culture masculine,
plus orientée vers l'aventure et le risque.
Mais
si la neutralité, d'ailleurs inexistante au sein des sociétés
traditionnelles qu'elle a pu étudier, lui semble peu avantageuse,
Mead constate néanmoins sa montée et celle du système éducatif
idoine dans l'Amérique des années 40.
➤
Déséquilibres
Le
modèle que propose Mead est celui d'une différenciation homme -
femme, dans lequel chacun.e
contribue à proportion égale et se complète. Malheureusement cette
mécanique harmonieuse peut quelquefois gripper.
Dans
toutes les sociétés, des tâches à forte valeur ajoutée
coexistent avec d'autres de moindre valeur. Ce que sont les unes et
les autres varie selon les sociétés. Quand un sexe
s'approprie toutes les tâches socialement
valorisées et valorisantes, ou bien quand il fait en sorte de
dévaluer une tâche traditionnellement réservée à l'autre sexe,
un déséquilibre se crée et s'installent, avec lui, des rapports de
domination. Pour vous donner un exemple qui
n'est pas chez Mead : dans nombre de sociétés traditionnelles, le
textile, activité noble, symbole d'excellence, expression de ce que
le groupe social peut produire de mieux*, est le domaine des femmes.
A contrario, dans les sociétés industrielles, cette activité
toujours majoritairement féminine n'a plus aucune valeur (excepté
dans le domaine très confidentiel de l'artisanat de luxe) et celles
qui l'exercent (ouvrières textiles) sont peu considérées et
sous-payées.
*
Voir, à ce propos, l'analyse
que fait Bourdieu (Le
sens pratique) de la
maison berbère, disposée de façon à permettre aux visiteurs
d'embrasser du premier coup d'œil ce qui fait la fierté et la
richesse familiale : l'endroit où est installé le métier à tisser
des femmes.
Ce
déséquilibre est très sensible en Occident, où la contribution
masculine, pendant des siècles, a été souvent fort supérieure à
celle des femmes, celles-ci étant cantonnées aux tâches définies
socialement comme peu utiles et/ou de faible valeur. Chez les
Chambuli de Nouvelle-Guinée, le cas de figure est inverse : les
femmes assurent à elles seules toute la production des richesses,
tandis que les hommes s'occupent de parures, de rituels et de danses,
activités jugées mineures. Il s'agit là de situations pathogènes,
qui appellent un rééquilibrage et une meilleure répartition des
rôles entre les sexes.
➤
Égalité
psychologique et sociale des deux sexes
Mead
n'étudie pas seulement la différence sexuelle à la lumière des
sciences sociales et de l'anthropologie, mais aussi de la
psychologie. Elle s'éloigne de Freud en ce qu'elle propose une
vision plus égalitaire de la construction de la psyché : point de «
désir du pénis » qui fonderait, chez la petite fille, une
situation de manque et de frustration, qu'elle chercherait à
compenser (forcément mal) toute sa vie, ni de phallus constituant la
référence absolue des hommes comme des femmes. Elle fait au
contraire l'hypothèse que, dans la vie d'un individu, telle ou telle
période est plus ou moins avantageuse selon son sexe : par exemple,
la petite fille a clairement un avantage sur le petit garçon pendant
la première période de leur existence (de la naissance jusqu'à
l'âge de quatre à six ans), où l'identification à la mère et les
jeux de rôle autour de la maternité tiennent une place centrale ;
par contre elle connaît un peu plus tard une phase de crise, au
moment où les pratiques d'exhibitionnisme remplacent les simulations
de grossesse, et inversement pour le petit garçon. Face à ces
problèmes qui se présentent à elleux de façon décalée, filles
et garçons déploient diverses stratégies pour les surmonter,
stratégies qui les préparent à la vie d'adulte.
Pour
cette incorrigible optimiste qu'est Margaret Mead, l'égalité des
sexes semble, sinon acquise, du moins, et tout particulièrement pour
la société américaine, sur la bonne voie...
Il
existe cependant des inégalités préjudiciables aux deux sexes
: Mead prend ici l'exemple de la pension versée aux femmes en cas de
divorce, qui, selon elle, n'a plus lieu d'être en 1947, puisque
celles-ci ont accès au marché du travail et sont indépendantes
financièrement. Elle invite à redéfinir clairement les droits de
chacun.e et propose, proposition qui choquerait nombre de féministes
aujourd'hui, la création d'organismes nationaux et internationaux de
défense des droits des hommes sur le modèle de ceux qui existent
pour les femmes. Je pense qu'elle n'aurait pas été opposée à
l'idée de cette journée, de cette « fête » des hommes, que
certains réclament tous les 8 mars !
Pour
une femme qui souffre il y a un homme qui souffre : cette idée,
l'une des plus provocantes de Margaret Mead, appelle une explication.
Il ne s'agit pas ici de dire, comme Pierre Bourdieu, qu'il y a un
coût à la domination masculine non
reportable sur les femmes et de ce fait assumé par les hommes
eux-mêmes, mais plutôt qu'une société qui autorise un type
de maltraitance sur les femmes en autorise un autre, différent mais
équivalent, sur les hommes. L'autrice pense sans doute, en faisant
cette mystérieuse
affirmation, à la brutalité des rites d'initiation masculins
qu'elle a pu étudier.
Si c'est le cas, ce parallélisme me semble mal fondé : l'initiation
réussie, quelles que soient les souffrances physiques et
psychologiques qu'elle occasionne (et elles sont grandes), est
valorisante pour l'adolescent,
car elle lui permet d'accéder au statut respecté d'homme
adulte. La violence qui s'y déploie est positive, codifiée,
encadrée, acceptée (plus ou moins librement) par l'initié. Aucun
rapport, donc, avec les violences que subissent les femmes (coups,
viols...), qui ne sont jamais ni valorisantes, ni encadrées, ni
consenties !
Mead
s'inscrit également en faux contre l'idée d'une femme victime et
d'un homme bourreau : chaque sexe fait souffrir l'autre selon les
moyens que la société lui donne. Cette affirmation est encore plus
problématique que la précédente, puisqu'elle met sur le même
plan, par exemple, la souffrance du mari moqué et humilié par son
épouse et celle de l'épouse battue par son mari. Certes
la méchanceté n'a pas de sexe, mais dans les sociétés, dont la
nôtre, où l'homme a le quasi monopole de la violence physique, la
comparaison semble assez ridicule.
Mais
cette idée que je viens d'énoncer, d'un monopole masculin de la
violence, Mead ne la partage pas, bien au contraire : pour elle,
la violence est une culture commune. Quand une société est
violente, homme et femme le sont également. Les Mundugumor en sont
le parfait exemple : les couples, qui ont une sexualité très
conflictuelle, y sont coutumiers de s'injurier et de se battre ;
élevés identiquement, les enfants des deux sexes y sont poussés,
tout petits, à cultiver la colère et à la manifester (de
façon codifiée). Leurs voisin.e.s, les Arapesh, illustrent,
pour leur part, le cas inverse d'une société où la douceur et
l'altruisme imprègnent les relations inter-personnelles et tout
particulièrement celles des
époux.ses.
Cette
égalité face à la violence me semble malgré tout relative : même
si les femmes mundugumor sont
extrêmement robustes et athlétiques, les hommes conservent
l'avantage sur elles. De plus, puisque la guerre demeure une pratique
masculine, que la dévoration d'un ennemi au cours d'un rite
anthropophage est constitutive de la virilité, la violence est
davantage attendue de la part des hommes, davantage cultivée chez
eux. Il arrive ainsi que des membres masculins de la tribu ne
parviennent plus à contrôler leur colère et la laissent exploser,
alors que ces explosions ne sont pas observées dans l'autre sexe.
C'est justement l'une de ces colères éruptives et irrépressibles
qui, au cours d'une dispute, conduit un Mundugumor à tuer sa femme
(ce qu'il paye, certes, en se livrant de lui-même à la tribu
anthropophage voisine).
Pourquoi
Mead ne voit-elle pas là la manifestation d'une violence genrée ?
Peut-être cette cécité peut-elle s'expliquer par sa méthode de
travail, qui se fonde sur l'étude et l'observation de groupes
humains très divers, voire opposés, mais qui ont en commun leur
(petite) taille, pour ensuite
en tirer des principes qui sont appliqués à toutes les sociétés
humaines quelle que soit leur importance. Mead étudie des tribus qui
ne comptent parfois qu'une centaine d'individus : les violences
envers les femmes y sont exceptionnelles (cf. le meurtre de l'épouse
mundugumor). Elles sont donc perçues comme des accidents
incompréhensibles, qui ne disent rien des rapports entre les sexes.
Mais si l'on multiplie cette centaine d'individus pour obtenir ces
sociétés de plusieurs millions d'âmes qui sont devenues la norme
aujourd'hui, si l'on change d'échelle, le nombre des violences de
tout genre contre les femmes augmente. Ce ne sont plus des accidents,
mais des faits qui se répètent, qui dessinent une structure
signifiante, que Margaret Mead a eu grand tort, je pense, de ne pas
interroger.
➤
Les
mutilations génitales
Dans
les sociétés traditionnelles qui les pratiquent, les
mutilations, qu'elles soient génitales ou non, interviennent dans le
cadre des rites d'initiation qui conditionnent :
le
passage de l'enfance à l'âge adulte,
l'admission
dans des groupes de sociabilité particuliers (associations
professionnelles, troupes guerrières...) ; la
petite taille des sociétés qui nous occupent ne permet pas le
développement de sous-groupes spécialisés, féminins ou masculins
: ce type de rites d'initiation y est donc inconnu.
Dans
les tribus qu'a pu observer Mead, les rites d'initiation, donc
les mutilations, ne concernent pas les femmes, dont la vie d'adulte
est en complète continuité avec l'enfance, notamment du fait que,
les enfants grandissant dans le groupe des femmes, il n'y a pas de
changement d'environnement pour la petite fille, qui continue, une
fois formée puis mère, à vivre avec elles. La notion de continuité
marque donc les différents rites qui jalonnent la vie des femmes :
les rites de passage, tous
liés à la reproduction (puberté, perte de la virginité /
mariage, grossesse,
ménopause).
À
l'opposé, la rupture sous-tend les rites d'initiation
masculins, où Mead note une violence inexistante dans les rites de
passage féminins : l'enfant mâle, parvenu à l'adolescence, doit
quitter le groupe des femmes pour rejoindre celui des hommes, non
sans avoir réussi, au préalable, des épreuves plus ou moins
difficiles selon le type d'enjeux auquel il sera confronté en tant
qu'adulte. Chez les Arapesh, où priment les valeurs de douceur, de
plaisir, d'altruisme et de sensibilité, l'initiation des adolescents
constitue un moment de rupture particulièrement brutal,
puisqu'élevés dans un environnement féminin conforme à ces
valeurs, ils vont devoir se préparer au rôle dévolu aux hommes
dans cette société : mourir pour assurer la conservation du mode de
vie de l'ensemble du groupe. Les pacifiques Arapesh ont en effet pour
voisins les belliqueux Mundugumor, tribu de cannibales et de coupeurs
de têtes : entre eux, les « relations de bon voisinage » ne se
maintiennent qu'au prix du sacrifice consenti et régulier d'hommes
arapesh.
Pourquoi
certaines sociétés pratiquent-elles cependant les mutilations
féminines et soumettent-elles les femmes à ce qui s'apparente à
des rites d'initiation ? Je risquerais l'hypothèse d'une mainmise
sur ces sociétés de la culture masculine, dont les rites, marqués
par la peur et la souffrance, régiraient désormais l'existence des
femmes autant que celle des hommes.
➤
Le
patriarcat n'existe plus / pas
Parler
de la disparition ou de l'inexistence d'un type d'organisation
sociale, devenu la référence, chez les féministes (mais pas
seulement), pour décrire nos sociétés modernes, en complète
continuité, de ce point de vue, avec celles qui les ont précédées,
peut paraître ou provocant ou naïf. Le discours de l'autrice n'est
évidemment ni l'un ni l'autre et quelques éléments d'explication
suffiront à vous en convaincre.
Cette
affirmation s'explique par la compréhension étroite du terme : «
patriarcat » est compris ici comme un type de société où la
transmission de l'héritage (nom et biens meubles) et de la propriété
(biens immeubles) se fait par les hommes. Selon ce critère, presque
toutes les sociétés ont été patriarcales mais le sont de moins en
moins. Toujours selon ce critère, la société américaine ne l'a
jamais vraiment été : durant la période de la colonisation, par
exemple, les femmes étaient propriétaires de leur maison (cet état
de fait pour le moins original s'explique par les longues absences
des maris, exerçant le plus souvent l'activité de trappeur). Autre
exemple avec l'habitude prise par les contemporains de Mead de ne pas
défavoriser les enfants de sexe féminin dans leurs dispositions
testamentaires : il était même d'usage, pour les pères, de ne rien
laisser aux garçons, tenus de se faire tous seuls, et de donner
avec largesse aux filles pour les « gâter ».
Le
terme est pris ici dans un sens plus étendu. Mead réfute l'idée
d'une binarité des organisations sociales : soit patriarcales, soit
matriarcales. Dans son idée, matriarcat et patriarcat sont comme les
deux pôles d'une droite, sur laquelle se situe chaque société,
plus ou moins proche de l'une ou l'autre de ces extrémités.
Identifiant quatre critères déterminant l'appartenance au
patriarcat / matriarcat (la mainmise des hommes ou des femmes sur
l'organisation de la famille, qui regarde la propriété (des biens
fonds), l'héritage (du nom et des biens meubles), le mariage
(l'alliance entre deux familles), la maison (bien immeuble)), elle
peut affirmer qu'aucune société de sa connaissance ne réunit
l'ensemble de ces critères, que les sociétés en réunissent
seulement un plus ou moins grand nombre.
➤
Féminité
plurielle, masculinité plurielle
Mead
part de l'exemple suivant : prenez deux chefs d'orchestre identiques
en apparence (longs cheveux flottants, silhouette longiligne). L'un
est natif du Texas, où son physique et son métier le rangent parmi
les hommes efféminés ; l'autre vient de la vieille Europe, où l'on
vante au contraire sa manière virile de manier la baguette et de
contenir les personnalités indisciplinées de son orchestre.
Quelques milliers de
kilomètres de distance font donc varier du tout au tout la
définition de la virilité. De la même manière, quoique sur un
plan uniquement physique, les
seins lourds, symbole par excellence de la féminité en Occident,
sembleraient une protubérance monstrueuse aux Balinais.es, pour qui
la poitrine très haute et menue caractérise la femme féminine.
Les
normes du féminin et du masculin varient donc à travers le monde
(et le temps). Elles peuvent le faire indéfiniment, parce que chaque
sexe comporte une infinité de types
(presque autant qu'il est d'individus !). Mead
consacre un
passage très émouvant à la
description de tous les types de femmes qu'elle a pu croiser,
désirant ainsi montrer la diversité du féminin. Partant de là,
elle rappelle que dénier à une femme sa féminité, dénier à un
homme sa masculinité, c'est oublier qu'il existe des types
différents. Chaque femme appartient à un type auquel correspond un
type masculin.
Ce
point permet d'en finir une fois pour toutes avec les discours
normatifs, cause ou reflet de tant de souffrances, tels : « Cette
joueuse de tennis ressemble à un homme » ou « Je ne me sens pas
assez féminine, parce que je n'ai pas [de seins, de fesses] / j'ai
[les mollets trop musclés, les épaules trop larges]... »
Toutes
les sociétés, en effet, qu'elles soient balinaise, occidentale ou
autre, plutôt que de prendre en compte la diversité des types, n'en
retiennent qu'un, qu'elles érigent en norme. Plus la société est
petite, plus le jugement sur l'individu qui s'en écarte sera dur,
plus celui-ci sera désavantagé (notamment en ce qui concerne le
choix d'un.e partenaire). Dans les sociétés millionnaires, des
types alternatifs peuvent être tolérés auprès du type dominant.
Néanmoins, toutes les sociétés, petites ou grandes, prévoient des
« recours » pour empêcher que les types qui s'éloignent de la
norme ne soient exclus de la reproduction (reconnaissance des unions
reposant sur d'autres critères que l'idéal physique...).
➤
À
propos de la marginalité sociale
Nous
abordons ici un aspect de la pensée de Mead qui fonde
anthropologiquement et philosophiquement l'indulgence et la tolérance
envers les autres et soi-même.
Comme
toujours chez elle, tout part d'un fait constaté au cours de ses
études de terrain : les sociétés humaines sont diverses, leur
diversité n'a pas de limite, au point que l'on peut affirmer que
toutes les sociétés sont possibles. Il y a des sociétés de
« bisounours », sensibles, altruistes et généreuses, tournées
vers la beauté et le plaisir, sociétés qui avantagent les femmes
(les Arapesh), et des sociétés ultra-viriles, conflictuelles et
agressives (les Mundugumor). Entre ces deux extrêmes se distribuent
toutes les nuances et tous les degrés de variété imaginables.
La
conclusion de Mead est la suivante : si la société où vous vivez
ne vous correspond pas, si elle fait de vous un.e marginal.e, sachez
qu'il est une société qui peut, a pu, pourra ou pourrait vous
correspondre. Vous n'êtes juste pas né.e dans la bonne société !
➤
Il
n'y a pas d'universel
Margaret
Mead insiste sur ce point et c'est peut-être l'enseignement
principal de son œuvre. Ce qui vous paraît une vérité valable en
tout temps et en tout lieu n'en est une que dans la société où
vous vivez. Il est vrai que la destruction massive des sociétés
tribales et de leur culture extrêmement riche et diverse,
l'assimilation des cultures minoritaires par la culture occidentale
dominante, rendent cette erreur particulièrement indiscernable.
Jusqu'à
ce qui nous paraît ressortir uniquement de la biologie est
construit, donc variable : par exemple, la définition de la
jouissance sexuelle change selon les cultures. Le « Tu accoucheras
dans la douleur » n'est pas une vérité universelle : il y a des
cultures où l'accouchement est vécu comme la pire des expériences,
où les femmes détestent accoucher, où d'ailleurs elles n'aiment
pas être mères (toujours nos sympathiques Mundugumor), et d'autres,
où, dans la plupart des cas, les mères ne souffrent pas lors de
l'accouchement, répondent par la négative, lorsque Mead leur pose
la question. Pour continuer sur la diversité des mœurs et des modes
de pensée humains, certaines sociétés survalorisent les pratiques
sexuelles, tandis que dans d'autres elles sont synonymes d'effort et
d'ennui, au point que la reproduction même en devient problématique
(c'est le cas des Manus des îles de l'Amirauté). Donc si vous
entendez une généralité du type : « le sexe dirige le monde »,
cela est sans doute parfaitement vrai... là où vous l'entendez !
La
seconde grande leçon de Mead vient nuancer la première : tout n'est
pourtant pas dissemblable. En effet, si elle repousse l'idée d'un
universel en termes de contenu, elle pense déceler un universel
supérieur en termes de forme. Pour le dire autrement, les mêmes
structures se retrouvent partout, mais avec des contenus chaque fois
différents : par exemple, toutes les sociétés connaissent
l'interdit de l'inceste, mais cet interdit va frapper des individus
ou même des groupes très variables (toutes les personnes qui
portent le même nom de famille ou tous les membres de la tribu
voisine ou de son clan, même s'ils sont plusieurs centaines). De
même, il n'est pas de
définition fixe de la femme et de l'homme, de ce qu'iels sont et de
ce à quoi iels peuvent prétendre légitimement contribuer, mais
aucune société n'a pu se passer de distinguer femmes et hommes et
de faire de cette distinction le soubassement de son organisation
sociale.