Jalon
important de la pensée féministe moderne, cet article dense, publié
en 1985 aux éditions de l'EHESS, mérite d'être relu avec
attention, car on y trouve des positions qui pourraient
figurer parmi les acquis les plus solides du discours et de la
pratique féministes.
Parmi
les thèses avancées par l'autrice, je retiens notamment celles-ci :
la
domination masculine, si elle s'exerce de manière généralisée
sur de multiples plans, a pour objet premier et monomaniaque la «
fonction de reproduction » détenue par les femmes pour des raisons
biologiques ;
à
un moment de l'histoire
humaine, les hommes ont employé à l'égard des femmes des
techniques de maîtrise de la fertilité et de maximisation de la
fécondité issues des pratiques de l'élevage ; or, de même que la
reproduction du bétail n'est pas considérée comme un processus
naturel, celle de l'être humain ne peut plus l'être non plus
depuis cette époque ; il faut plutôt la voir comme un travail
soumis à des pressions sociales et susceptible, à ce titre,
d'exploitation ;
l'analyse
de la reproduction humaine comme travail permet de mettre en lumière
aussi clairement que possible les enjeux liés aux évolutions
récentes en matière de technique reproductive ; ces évolutions
tendent en effet à fragiliser les moyens d'exploitation du travail
reproductif instaurés dès le
départ par la domination masculine (tous condensés dans
l'institution du mariage) et ouvrent la possibilité pour les femmes
(a) de réinventer leur sexualité, (b) de gérer librement leur
capacité biologique à contribuer à la reproduction de l'espèce
humaine.
Ces
thèses, Paola Tabet les construit selon une méthode rigoureuse.
➤
Les
bases biologiques de la reproduction humaine
Comme
les autres grands singes, l'être humain est marqué par la
dissociation biologique entre la sexualité et la reproduction, ce
qui se traduit :
L'autrice
construit à partir de ces éléments un comportement humain de
référence basé sur l'assomption positive de cet héritage
biologique :
maîtrise
par les femmes de leur sexualité, au service de leur sociabilité
(sous l'angle du plaisir partagé), ce qui peut passer, au vue du
risque de grossesse attaché au coït, par son exclusion volontaire
du panel des options d'interaction sexuelle, ou par son contrôle
légitime par les intéressées ;
gestion
par les femmes du processus reproductif dans la mesure où il
mobilise leur corps, ce qui passe d'abord par le choix personnel de
la grossesse à tel moment jugé opportun (et donc le pouvoir de la
refuser quand elle n'a pas été choisie), par le choix du
partenaire, et surtout par l'institution d'un cadre social capable
d'aménager à leur intention les moyens du déroulement optimal de
la grossesse et de l'allaitement, dans la mesure où ces deux
événements mobilisent une énergie supplémentaire importante de
la part de la mère.
Paola
Tabet considère qu'avant l'apparition de l'agriculture et de
l'élevage au Néolithique,
il y a 12.000 ans, ce comportement humain de référence a dû être
la norme. Il induit en l'occurrence une fécondité inférieure à
celle que l'on observe depuis le Néolithique,
mais compatible avec celle que l'on suppose au Paléolithique. Elle
en conclut qu'au Néolithique a commencé à s'exercer sur les
femmes une pression les engageant à engendrer plus, à se
spécialiser même dans l'activité exclusive de la reproduction.
Que
cette pression n'ait pas été exercée volontairement par les femmes
sur elles-mêmes, c'est ce que montre
assez le type de mesures prises traditionnellement pour
augmenter la fécondité.
➤
L'obsession
masculine pour la croissance démographique
Les
hommes ont exercé une pression constante sur les femmes pour que
leur fécondité augmente au-delà du point où elles peuvent encore
maîtriser leur sexualité et gérer par elles-mêmes le processus
reproductif, de la grossesse à l'allaitement.
Les
sociétés modernes disposent d'administrations attentives aux
questions démographiques. L'angle choisi par les démographes pour
aborder leur objet d'étude est celui de la fécondité comme
performance sociale. La société démographique modèle est la
secte anabaptiste nord-américaine des Huttérites, où les femmes se
marient dès que possible et passent leur vie jusqu'à la ménopause
à avoir des enfants, la fécondité moyenne atteignant douze enfants
par femme. Certaines études sont consacrées à la modélisation de
la fécondité féminine à partir du cas idéal d'une société dans
laquelle les femmes se consacrent exclusivement à la reproduction
dans des conditions optimales (l'allaitement étant externalisé, la
stérilité absente), dans toute l'étendue de la période de leur
fertilité (cela donnerait dix-sept enfants et demi par femme). Un
tableau permet d'introduire graduellement les déterminants limitants
de la fécondité idéale : stérilité, âge du mariage, allaitement
et « temps mort » anovulaire. Il suffit alors de choisir le taux
que l'on désire et l'on obtient la liste des mesures à prendre.
Les
sociétés traditionnelles ont une approche moins calculatrice de la
démographie, mais lorsqu'elles s'y intéressent (ce qui est
structurellement le cas dans toutes les sociétés basées sur
l'agriculture et l'élevage et plus généralement dans tous les
contextes où « plus on est,
plus on gagne »), elles appliquent un ensemble de moyens très
concrets pour faire pression sur les femmes.
Mariage
et maternité
Le
mariage, alliance de deux groupes familiaux masculins par cession
d'une femme et amorce d'échanges de cadeaux et de services, est le
cadre institutionnel par excellence de la pression masculine sur
les femmes pour accroître leur fécondité. Ce
cadre doit cependant être quelque peu aménagé pour remplir
son rôle coercitif :
Jeune
fille et mère ou
prostituée
Dans
les sociétés qui peuvent se le permettre (les sociétés
hiérarchisées, suffisamment populeuses), le destin d'une femme est
marqué par l'alternative du service reproductif sans sexualité
(mariage) et de la sexualité sans reproduction (prostitution), la
première voie étant socialement marquée comme positive et la
seconde comme négative. Il faut noter que cette exclusion réciproque
de la sexualité et de la reproduction n'a rien à voir avec leur
dissociation naturelle. Tabet
souligne que l'existence de la seconde voie n'a pas pour objet
d'offrir aux femmes une échappatoire à la difficile condition
d'épouse-mère, mais de compenser le manque de plaisir sexuel des
hommes pendant les rapports conjugaux, conséquence des mauvais
traitements qu'ils infligent à leur femme pour obtenir qu'elles s'y
soumettent (coups et quelquefois tortures). De fait, il est demandé
aux prostituées de leur rendre
ce plaisir qui leur fait défaut. Selon les sociétés,
celui-ci peut aller de l'intimité la plus tendre au simple simulacre
d'un coït conjugal apaisé et heureux.
À
défaut de prostitution, toutes les sociétés disposent au moins
d'une distinction par l'âge : le statut de la jeune fille (pré-) ou
(juste post-) pubère implique le devoir de s'initier à la sexualité
sous l'angle du plaisir reçu et donné, devoir qui sera clos lors de
son mariage. Là est la réserve dont les hommes mariés bénéficient,
lorsque la prostitution n'existe pas. Durant cette période, les
adolescentes sont autorisées à avoir des amants, qui ne doivent en
aucun cas être leurs futurs maris, puisque le mariage exclut toute
relation de plaisir partagé ; si elles tombent enceintes, soit on
les fait avorter, soit on les marie et le mari adopte l'enfant qui
n'est pas de lui. « Chez les Samburu, les jeunes filles et les
jeunes guerriers tendent à se traiter dans une certaine mesure comme
des égaux, la relation entre amants (d'où la procréation est
prohibée) est formée et maintenue largement sur l'attraction
sexuelle et une dose variable d'affection mutuelle, et l'un ou
l'autre peut la terminer à son gré. » Or les jeunes guerriers
affirment qu'ils n'aimeraient pas se marier avec leur maîtresse, «
car dans la famille, le mari doit être le maître incontesté ».
Avec le mariage, le régime affectif entre homme et femme change : il
s'axe désormais sur la crainte et les tremblements. On prépare la
jeune fille à marier en conséquence : « dans le mariage samburu,
en moins de quarante-huit heures la relation de la jeune fille à son
amant est brisée : elle est excisée, soumise à une longue et
exténuante harangue par les aînés,
elle quitte définitivement la hutte de sa mère en suivant une
douloureuse et exténuante procession pour rejoindre, terrorisée, un
mari de dix à quarante ans plus vieux qu'elle. »
Le
lien entre éducation sexuelle féminine et prostitution est ici
évident : les jeunes initiées le sont sous
la direction d'un maître chargé de leur trouver un amant ;
l'attribution a lieu après paiement par celui-ci, une part pouvant
être reversée à la jeune fille sous la forme d'un cadeau. Cette
intermédiation masculine caractérise justement la prostitution dans
les sociétés hiérarchisées.
Mesures
coercitives pour maintenir les femmes mariées dans leur état
La
difficulté d'être épouse-mère se mesure aux dispositions prises
pour imposer cet état aux femmes et les y maintenir de force :
lors
de l'initiation sexuelle « préparatoire » au mariage, il est
licite de recourir au viol collectif à l'encontre de la
récalcitrante, ce qui est censé « give her a liking for
intercourse, break down any resistance on her part and make her feel
at home » (Tabet préfère ne pas commenter) ; par ailleurs, la
règle du mariage est que la sexualité prenne exclusivement la
forme du coït et que son initiative soit toujours masculine ;
la dépendance économique et affective de l'épouse à l'égard du
mari et de son groupe familial est ce qui garantit le mieux le
respect de cette règle, mais si cela ne suffit pas,
les coups font le reste ;
le
mariage est une vocation : le corps doit être irréversiblement
transformé pour que la reproduction sans plaisir puisse
s'imposer d'elle-même ; c'est là le but principal de l'excision :
alors que le clitoris est fortement mis en valeur dans l'initiation
sexuelle, il est mutilé pour qu'à l'acte sexuel ne préside plus
d'autre motif que celui de la reproduction par la volonté du mari ;
il en va de même des seins, les glandes mammaires étant écrasées
de façon à assurer une lactation abondante, « (chez les Mossi)
une semaine durant, après l'accouchement, on étire les seins vers
le bas à l'aide d'un fer à égrener le coton ; cette
transformation des seins de jeune fille en « seins sacs » ou «
seins tombés » marque la fille comme reproductrice ; en pays
mossi, un coup d'œil suffit à ranger une jeune femme dans l'une ou
l'autre catégories (en cours d'initiation sexuelle ou
mariée-reproductrice) et celles qui la subissent se jugent
irrémédiablement enlaidies » ;
les
tactiques de résistance à ce qu'implique l'état d'épouse sont
déjouées : la mort d'un enfant au terme de la grossesse
annulant en quelque sorte tout ce qui a été investi pour la
reproduction, tout est fait pour que le processus se déroule sans
heurt : surveillance continue de l'épouse par les mères
classificatoires de l'époux durant la gestation et au moment
crucial de l'enfantement (l'infanticide le plus simple consistant
pour la mère à s'asseoir sur le bébé lors de sa venue au monde)
; en tout état de cause, le risque d'échec (volontaire ou
involontaire) inhérent à toute grossesse est entièrement assumé
par la femme, qui prend en charge toutes les surdépenses qui lui
sont liées, de façon à ce que pour le mari, son échec soit, au
pire, une simple perte de temps.
➤
L'intervention
technique pour le contrôle de la reproduction
Paola
Tabet rappelle que le processus biologique de reproduction inclut
grossesse et allaitement et implique les seins autant que
l'utérus. Phénomène commun aux humains et aux autres hominidés,
la naissance de l'enfant induit une période anovulaire, un « temps
mort » selon les démographes, qui permet au corps de la femme de se
consacrer à l'allaitement sans s'exposer à une nouvelle grossesse.
La réciproque de ce phénomène a deux aspects :
Ces
deux phénomènes sont autant de leviers utilisés par les hommes
pour atteindre leurs objectifs démographiques, qui se traduisent par
une attention soutenue à la fertilité des femmes, identique à
celle qui préside à la gestion des troupeaux. Tabet évoque
notamment les techniques enseignées dans la partie profane de
l'initiation masculine pour repérer le moment où la femme est
fertile (c'est la technique du pas à pas : après le mariage, le
jeune époux doit identifier les règles de son épouse et avoir avec
elle une relation sexuelle par mois lunaire : le premier jour après
la fin des règles le premier mois, le second jour le second mois,
etc. jusqu'au jour où l'épouse tombe enceinte, le mari sait alors
comment gérer sa sexualité en fonction de ses objectifs
démographiques propres). Elle relève aussi les techniques utilisées
pour obtenir une stérilité temporaire (les périodes de migration
pour les nomades ne leur permettant pas de gérer les naissances,
qu'elles soient humaines ou animales, les hommes ont inventé le
stérilet pour prévenir les
unes et les autres).
L'infanticide
commandé par les hommes est une manière de restaurer la fertilité
de la mère, lorsque l'enfant qui est né n'est pas de la «
qualité » requise. Il est utilisé dans les sociétés dont les
objectifs de croissance démographique sont importants, mais pour
l'un des deux sexes seulement. C'est le cas notamment chez les
Eskimos, qui ont attribué toutes les fonctions productives aux
hommes et toutes les fonctions reproductives aux femmes ; dans un tel
système, augmenter la productivité implique d'augmenter la
reproduction des producteurs, tout en maintenant à niveau la
reproduction des reproductrices. Pas plus de femmes mais plus
d'hommes. D'où, entre 1900 et 1930, quarante à cinquante pour cent
des filles tuées à leur naissance, et les mères remises
immédiatement enceintes.
Dans
les sociétés hiérarchisées, les groupes dont la prospérité
repose sur leur démographie utilisent régulièrement la division du
travail entre gestation (par l'épouse) et allaitement (par une
nourrisse trouvée plus bas dans l'échelle sociale). Les «
bénéfices » en sont (a) une disponibilité sexuelle retrouvée,
(b) le retour aux activités domestiques, (c) une garantie de
fécondité plus importante. L'autrice cite les deux exemples de la
bourgeoisie marchande florentine du 16ème siècle et des soieries
lyonnaises du 18ème siècle, l'une relativement haut l'autre
relativement bas dans l'échelle sociale :
à
Florence, les riches marchands, soucieux de la bonne santé de leur
maison, demandaient à leurs épouses de donner naissance à une
postérité nombreuse, sans qu'elles manquassent à leurs devoirs
sociaux et à leur part de la gestion des affaires ; le mari prenait
contact avec un homme du peuple reconnu pour sa capacité à prendre
en charge l'alimentation des nourrissons et signait avec lui un
contrat de nourrissage ; c'est ainsi que l'épouse de cet homme
prenait en charge la part du travail biologique reproductif que
l'épouse du marchand ne pouvait se permettre d'assumer, non par un
accord exprès entre les deux femmes, mais entre les deux époux ;
à
Lyon, les ouvriers et ouvrières des soieries travaillant en famille
dans leur logement-atelier et gagnant d'autant mieux leur vie que
leur ménage était plus grand (ainsi les filles étaient retenues
par leurs parents le plus longtemps possible, se mariant en moyenne
à vingt-sept ans), les femmes devaient enfanter au maximum sans que
cela se répercute sur la production du ménage ; en dix années,
les jeunes mariées avaient en moyenne entre sept et huit enfants ;
le recours aux nourrices était biologiquement nécessaire et on
allait les trouver dans les campagnes dans des conditions de
salubrité bien moins enviables qu'à Florence, avec un très fort
taux de mortalité infantile.
➤
Le
travail reproductif
L'un
des apports majeurs de l'autrice est de considérer la reproduction
comme un véritable travail, différent du travail productif (qui
vise la subsistance des individus et non la production de nouveaux
individus), mais qui possède toutes ses caractéristiques internes :
dépense
d'énergie supplémentaire (« une journée d'allaitement dépense
une énergie comparable à deux heures de coupe de bois ou neuf
heures de marche ; la grossesse requiert la dépense énergétique
d'un mois de coupe de bois, soit cent
soixante heures environ »),
Comme
le travail productif, la valeur et le sens du travail reproductif
dépendent du cadre social où il est effectué (les « rapports de
reproduction » en termes marxiens). L'alternative à cet égard
est sa liberté ou son exploitation.
Que
le travail reproductif soit un travail exploité depuis plusieurs
millénaires, c'est ce qu'indique le fait que :
Si
l'exploitation est variable dans les petites sociétés
traditionnelles, elle est systématique dans les classes inférieures
et les groupes ethniques dominés des sociétés hiérarchisées,
mais fortement assouplie dans les classes supérieures ou les groupes
ethniques dominants. Le cas des
Mbaya mérite d'être relevé : « les femmes mbaya
pratiquaient l'avortement et l'infanticide de façon presque normale,
si bien que la perpétuation du groupe s'effectuait par adoption bien
plus que par génération, un des buts principaux des expéditions
guerrières étant de se procurer des enfants (au début du 19ème
siècle, dix pour cent à peine des membres d'un groupe mbaya lui
appartenaient par le sang) ».
L'autrice
remarque que de même que l'industrialisation a considérablement
modifié les systèmes antérieurs d'exploitation du travail
productif, les innovations techniques et ustensiles les plus récentes
(lait artificiel, couveuses, fécondation in vitro) mettent fortement
en péril l'ancien mode d'exploitation du travail reproductif, centré
sur la prise de possession du corps-outil de la femme jusqu'à lui
dénier le statut de personne à part entière. L'indépendance
grandissante du processus reproductif par rapport à son support
biologique pourrait ainsi libérer complètement les femmes, à moins
qu'il ne se crée un nouveau prolétariat féminin soumis à la
machinerie biotechnologique de reproduction de l'être humain.
➤
Prolongements
et questions
Fertilité
naturelle, reproduction forcée est un
article révolutionnaire en ce qu'il démythifie la maternité et
élargit considérablement l'horizon de la sexualité. Les
perspectives théoriques et pratiques qu'il ouvre demandent à être
prolongées, ce que je tenterai de faire pour les axes
suivants :
La
sexualité telle qu'elle est universellement structurée (centralité
et « normalité » de la sexualité
coïtale / marginalité et « perversité » de la sexualité
génitale non coïtale / exclusion et déni des pratiques sociales
hédonistes non génitales) est à jeter en bloc. Son
universalité est seulement apparente. Un enjeu important est de
reconstruire de nouvelles sexualités sur des bases saines et
éthiques ; l'éthologie des hominidés, telle qu'elle a été
mobilisée par l'autrice dans son article, mais qui a bien évolué
depuis 1985, demeure éclairante à cet égard.
Paola
Tabet compare pour les rapprocher travail reproductif et travail
intellectuel : l'un et l'autre sont fondés sur la valeur ajoutée
apportée par des dispositions physiologiques liées à l'utérus,
aux seins et au cerveau. Mais pourquoi les distinguer ? Le travail
reproductif inclut, après la gestation et l'accouchement, non
seulement l'allaitement, mais aussi le langage, implique donc
l'utérus, les seins et le cerveau
de la travailleuse. C'est en fait la connexion entre les
systèmes nerveux et endocrines de la mère et de l'enfant qui est
véritablement important pour la reproduction
sociale : une fois cette connexion assurée, l'enfant est
garanti sociable. Cette pré-éducation, qui est l'affaire des mères
prises individuellement et collectivement, se prolonge souvent
jusqu'à la prise en charge par les groupes sociaux (école
élémentaire, phratrie grecque, groupe des hommes adultes du
clan...). Elle est un travail reproductif comme la gestation et
l'allaitement ; elle est susceptible elle aussi d'innovations
techniques et ustensiles ainsi que d'exploitation, et plus que les
autres de tentatives répétées d'expropriation. Néanmoins,
l'existence des rites d'initiation masculine, qui visent à
substituer une naissance et une socialisation masculines à celles
maternelles, indique bien que les hommes reconnaissent et redoutent
le rôle des femmes en matière éducative. L'expropriation des
femmes de l'éducation des enfants n'a, pour l'instant, pas abouti.
L'article
de Paola Tabet repose sur la relation entre croissance démographique
(passé un certain seuil) et exploitation des femmes, pressurées
par les hommes (au-delà de leur capacité à maîtriser et à gérer
la reproduction), qui leur appliquent des techniques empruntées à
l'élevage. L'intérêt de cette approche est de circonscrire la
domination masculine à l'intérieur d'une parenthèse temporelle,
dont le point de départ est le Néolithique avec le développement
de l'agriculture et de l'élevage. Le mode de vie du chasseur
cueilleur / de la chasseresse cueilleuse serait encore adéquat à
une administration féminine de la reproduction humaine, tandis que
les taux de croissance atteints au Néolithique indiquent une
augmentation du temps passé à assumer la reproduction, phénomène
qui ne fait que s'accentuer à l'âge des métaux. Le fait que les
femmes aient choisi volontairement la
voie de la croissance démographique, se soient librement
astreintes à des grossesses plus fréquentes, reste tout à fait
possible, surtout si l'agriculture et l'élevage ont des rendements
croissants avec l'augmentation de la population active et si ces
deux activités sont leur œuvre. Chose qui semble indéniable au
moins pour ce qui est de l'élevage. Celui-ci a connu
une brusque accélération, lorsque l'être humain a été capable
de maîtriser la reproduction du bétail :
1)
en capturant des femelles et en les rassemblant en troupeau, puis
en capturant un mâle pour l'accoupler aux femelles, enfin en tuant
les petits mâles à fins alimentaires ;
2)
en maintenant en vie un rejeton mâle pour le faire accoupler aux
femelles et en tuant à fins alimentaires les autres jeunes mâles
;
3)
en castrant les jeunes mâles jugés impropres à la fécondation
du troupeau des femelles.
Toutes
ces phases n'ont guère pu être diligentées par les hommes :
l'élevage se construit à l'ombre de la chasse comme une innovation
alternative. Les techniques utilisées (meurtre des jeunes mâles,
castration des mâles jugés indignes, troupeau constitué de
lignées de femelles) sont la transposition culturelle de la
sélection naturelle sexuelle des mâles par les femelles. C'est un
système qui fonctionne sur le faible intérêt économique et la
destruction quasi-complète des mâles, idées qu'on imagine mal
sortir d'un cerveau masculin.
Les
hommes se sont emparés de l'élevage, une fois acquises les
techniques de reproduction des troupeaux ; ils leur ont adjoint des
techniques de mise en valeur avec pour objectif l'enrichissement et
non plus la subsistance.
Bref,
la parenthèse de la domination masculine est un fait dans
l'histoire humaine, comme sa connexion avec le développement
démographique, mais un doute subsiste sur son sens : est-ce que la
domination masculine est initialement
cause de la surcroissance démographique humaine ? Est-ce au
contraire la dynamique démographique croissante qui a été la
cause de la domination masculine ?
Autant
de questions passionnantes ;)
➤
Citations
En
l'absence d'une pulsion sexuelle entraînant les femmes à copuler
quand la conception est possible, ainsi que d'une connaissance exacte
du moment fertile, ce qui peut assurer le maximum de couverture des
possibilités de conception est la régularité et la fréquence de
l'exposition au coït.
En
général, par le mariage, est assurée une permanence de
l'exposition au coït, donc une permanence de l'exposition au risque
de grossesse.
En
fait, si le mariage représente potentiellement le lieu optimal
d'exposition permanente des femmes à la fécondation, ce n'est pas
sans un appareil complexe (et variable) de pression idéologique et
de contrainte physique que cela peut se réaliser.
Les
traitements préparatoires au coït et/ou au mariage, rituels ou
punitifs, sont des variations du même modèle, ils poursuivent le
même but : le domptage meurtrier des femmes pour en faire des
corps-outils de reproduction.
La
tendance évolutive qui conduit chez les primates supérieurs à une
ébauche de séparation entre sexualité et reproduction atteint son
développement maximum dans l'espèce humaine. D'où une conséquence
d'importance radicale : l'expansion possible d'une sexualité qui,
ayant brisé tout rapport nécessaire avec la reproduction, est
théoriquement ouverte à toute expression, une sexualité
extrêmement flexible, non sexuée, non dominée par la distinction
de sexe, tendanciellement indifférenciée et multiple dans ses
formes comme dans ses objets.
Le
mariage n'a pas pour objet le plaisir mais la procréation d'enfants
légitimes.
À
partir d'une fillette peu à peu astreinte à la soumission aux
hommes, transformée en une jeune fille contrainte aux rapports
hétérosexuels, la société aura produit en une dizaine d'années
une jeune mariée.
Dressage
psychique, contrainte, mutilation physique, les modalités
d'intervention sur la sexualité des femmes, de traumatisation, sont
variées et nombreuses ; avec plus ou moins d'acharnement, de
travail, de violence, de succès aussi, il s'agit de refaçonner
l'organisme en le spécialisant pour la reproduction. Briser ou
réduire les potentialités sexuelles devient un des moyens
nécessaires pour cette opération de domestication,
d'assujettissement. Les pratiques d'excision l'expriment souvent de
la manière la plus explicite, avec des constantes que l'on retrouve
même dans des sociétés considérablement différentes : ce qu'on
essaie d'obtenir, c'est la meilleure reproductrice. En éliminant un
désir trop fort et autonome, une indifférenciation sexuelle
dangereuse, on construit la « vraie » nature sexuelle féminine,
bref on crée une femme. Le prix payé par les femmes sur le plan de
la santé varie selon les opérations subies mais est, comme le
montrent les recherches médicales récentes, extrêmement élevé.
La
procréation, activité aussi fondamentale pour l'espèce que la
production des moyens de subsistance, est une activité requérant
une dépense d'énergie mesurable. (…) Comme tout travail, le
travail reproductif peut être libre ou objet d'exploitation. Dans le
second cas, la procréation est alors un travail aliéné et l'agent
reproducteur est dépossédé de soi.
Quelque
satisfaisante que soit une grossesse pour une femme qui la désire,
pour celle qui ne la désire pas elle constitue littéralement une
invasion. Il y a entre ces deux situations la même différence
qu'entre faire l'amour et être violée.
L'exploitation
peut consister non seulement à imposer la grossesse, mais aussi :
à
priver l'agent reproducteur de la gestion des conditions de travail,
c'est-à-dire a) du choix du partenaire, b) du choix des temps de
travail, c) du choix du rythme (la cadence) du travail
Citant
un rapport d'économiste
démographe : En
Inde, une vache ne produit que 250 litres de lait par an ; par
contre, selon une estimation, une femme indienne mal nourrie peut
secréter presque 200 litres de lait pendant la première année
d'allaitement. Les femmes pourraient recevoir une partie de leur
salaire en aliments et repas et une autre partie en argent.
Les
évolutions possibles sont difficiles à cerner et incertaines. Rien
ne nous sera donné.