Illustration
: manuscrit du Devisement du monde de Marco Polo, 1410 - 1412
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J'ai
longtemps été sceptique quant à toutes ces princesses guerrières,
utilisées par Disney, ou autre, pour moderniser et renouveler le
genre du conte de fées. L'idée, en effet, m'en semblait trop
moderne, pour n'être pas anachronique !
Et
puis, en m'intéressant de plus près à la question, j'ai constaté
qu'il ne s'agissait point là d'une invention de ce début de siècle,
qui déclinerait au féminin un modèle historiquement exclusivement
masculin. Car la princesse guerrière est une figure existant de
longue date aussi bien dans la réalité que dans l'imaginaire
collectif, et mon article
(clic)
sur les grandes héroïnes qui peuplent la littérature épique, a
achevé de me convaincre de son importance.
La
lecture de la Jérusalem délivrée du Tasse (1581), a
également radicalement changé mon opinion sur une proche
représentation très répandue dans les œuvres de fiction
contemporaines, qui se déroulent dans des univers médiévaux (je
pense ici à la série « Games of Thrones »). Cette représentation
est structurée par l'opposition entre princesse « conventionnelle
», se conformant aux injonctions sociales masculines, et « rebelle
» (pour reprendre le titre du célèbre dessin animé), qui
s'extrait de la place assignée à son sexe pour évoluer dans le
monde des hommes et gagner par là indépendance et liberté. Dans
cette opposition, un jugement péjoratif est attaché
à la princesse conventionnelle, tandis que la princesse
rebelle remplit un rôle fortement valorisé, montré d'ailleurs
comme l'avenir désirable de la première, ce vers quoi elle doit
tendre...
Cette
vision des choses me paraissait très marquée par nos valeurs et
conceptions modernes... Et pourtant c'est exactement celle que
développe l'une des héroïnes du Tasse, la princesse musulmane
Herminie, qui déplore sa condition
et envie l'existence virile de sa très chère amie, la
valeureuse Clorinde :
«
Trop heureuse guerrière, se dit-elle, ah ! que ne puis-je te
ressembler ! Ce ne sont point tes exploits, ce n'est point le vain
honneur de ta beauté que j'envie... Une longue robe n'enchaîne
point ses pas ; une jalouse retraite ne captive point sa valeur. Elle
revêt son armure, et si elle veut sortir, elle part ; ni la crainte
ni la pudeur ne l'arrêtent. Ah ! pourquoi la nature et le ciel me
refusèrent-ils sa vigueur et son courage ? J'aurais pu, comme elle,
échanger contre une cuirasse, contre un casque, ce voile et ces
vêtements importuns. Les feux de l'été, les glaces de l'hiver, les
tempêtes, les orages, rien ne pourrait m'arrêter. Seule ou
accompagnée, j'irais dans la plaine, à la clarté du jour ou à la
lueur des étoiles. (...). Pourquoi du moins une fois ne prendrais-je
pas les armes ? Pourquoi ces bras, tout faibles, tout débiles qu'ils
sont, ne pourraient-ils pas au moins un instant en soutenir le poids
? Ils le pourront. »
Cet
étonnant monologue reprend des idées qui nous sont familières
jusque dans leur formulation (double enfermement des femmes dans
leurs vêtements et leur « foyer », favorisé par une éducation à
la peur et à la honte).
Afin
de poursuivre l'exploration de cette riche figure de la princesse
guerrière, je vous propose aujourd'hui de partir pour l'Asie, avec
un exemple cette fois médiéval et turco-mongol, la princesse
tartare Aigiarm / Khutulun.
C'est
néanmoins par l'intermédiaire d'un œil occidental qu'elle va vous
être présentée, celui de Marco Polo. Dans son œuvre Le
devisement du monde, ou Livre des merveilles, ou
Livre de Marco Polo, écrite en 1298 sous sa dictée par un
compagnon de cellule, le célèbre marchand et explorateur vénitien
fait un récit de la vie d'Aigiarm, qui emprunte aux univers du conte
de fées et des romans de chevalerie, et rappelle la légende
béotienne d'Atalante par le motif du refus du mariage et de la mise
à l'épreuve des prétendants...
«
Or sachez que le roi Caidu (roi du Turkestan, neveu du Grand Khan)
avait une fille qui s'appelait Aigiarm, ce qui veut dire, en tartare
: luisante lune. Cette damoiselle était si belle, si forte et si
vaillante qu'en tout le royaume de son père ne trouvait-on homme qui
la pût vaincre de force : en toute épreuve elle montrait une plus
grande force qu'aucun homme. Son père la voulut plusieurs fois
marier, mais elle ne le voulait, disant qu'elle ne se marierait
jamais jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un homme qui la vainquît en
toutes épreuves. Et son père, quand il connut sa volonté, lui
accorda le privilège à leur usage de pouvoir se marier avec qui
elle voudrait et quand il lui plairait. Elle était si grande et si
robuste, si forte et si bien bâtie qu'elle ressemblait à une
géante. Elle avait envoyé des lettres dans chaque pays que
quiconque se voudrait venir exercer contre elle vînt à telle
condition que, si elle le vainquait, elle gagnerait cent chevaux, et
que s'il la vainquait, il l'aurait pour femme. Si bien que plusieurs
fils de gentilshommes étaient venus s'exercer contre elle, mais elle
les avait tous vaincus, tant qu'elle avait gagné plus de 10.000
chevaux.
Or
il advint que l'an 1280 du Christ, vint un gentil seigneur, fils d'un
roi riche et puissant, qui était preux, vaillant et très fort : il
avait ouï parler de l'épreuve de cette damoiselle et était venu
s'exercer contre elle, afin, s'il la vainquait, qu'il la pût avoir
comme femme, selon les conventions. Et il avait très grande envie de
l'avoir, car elle était très belle damoiselle de grande manière,
et il était très beau, jeune preux et fort de toutes forces : il
n'avait trouvé homme, au royaume de son père, qui pût tenir contre
lui. Aussi était-il venu hardiment, et avait amené mille chevaux
d'un seul coup, mais le jeune homme se fiait tant à sa force qu'il
pensait gagner tout de suite.
Et
sachez que le roi Caidu et sa femme la reine, mère de la forte
damoiselle, prièrent leur fille privément qu'elle se laissât
vaincre de toute manière, se disant très heureux si leur fille
devenait sa femme, parce qu'il était gentilhomme et fils d'un grand
roi. Mais la damoiselle leur répondit qu'en aucune manière elle ne
se laisserait vaincre, mais que s'il la vainquait par force, elle
voulait bien être sa femme selon les conventions, autrement non.
Or
advint qu'au jour nommé tout le monde s'assembla au palais du roi
Caidu. Et y furent le roi et la reine. Et quand toute la gent fut
assemblée, dont il y en avait beaucoup pour voir cette lutte,
sortit, la première, la damoiselle, avec une cotte étroite de samit
(velours de soie), et puis vint le jeune homme, avec une cotte de
cendel (étoffe tissée d'or et de soie) qui était très belle chose
à voir. Et avait-on convenu que si le damoiseau la pouvait renverser
à terre, il l'épouserait ; et si, au contraire, la princesse (le
versait à terre) il perdrait les mille chevaux.
Et
quand ils furent tous deux ensemble, se prirent l'un l'autre à bras,
et dura longtemps que l'un ne pouvait abattre l'autre. Mais à la fin
fut telle aventure que la demoiselle le jeta sous elle très
vaillamment. Et quand il se vit jeté sous elle, il en eut très
grande honte et très grand-vergogne ; et sitôt qu'il fut levé, il
ne fit autre chose que s'en partir aussitôt qu'il put, avec toute sa
compagnie, et s'en retourna chez son père, honteux et dolent de ce
qui lui était advenu, qu'il eût été vaincu par une damoiselle qui
oncques n'avait pu trouver homme qui tînt contre elle. Et laissa les
mille chevaux qu'il avait amenés.
Quant
au roi Caidu, je vous
dis que lui et sa femme furent très courroucés, car par leur
vouloir le damoiseau eût gagné leur fille, et chacun voulait qu'il
l'eût pour femme, parce qu'il était tenu pour riche homme, et
encore était très beau jeune homme, fort, preux et plaisant.
Or,
je vous ai conté de la fille du roi. Et sachez que, depuis ce fait,
son père n'allait en nul fait d'armes qu'elle n'allât avec lui. Et
il la menait volontiers, parce qu'il n'avait nul chevalier avec lui
qui tant fît d'exploits comme elle faisait. Et quelquefois, elle
quittait l'armée de son père et allait à l'armée des ennemis, et
s'emparait d'un homme, par force, aussi légèrement qu'un oisel, et
l'apportait à son père. »
Ce
récit diffère notablement du mythe grec en ce que l'héroïne,
contrairement à Atalante, ne se marie pas. Quoique tout fasse
attendre un tel dénouement (l'insistance des parents, le rang, la
beauté et la valeur du prétendant, égal de la princesse), cette
fin sans mariage n'est pas négative pour autant : Aigiarm ne se voit
aucunement blâmée de ce choix de vie peu conventionnel, qui lui
vaut, au contraire, l'affection préférentielle de son père. La
pratique du rapt, dont la description clôt le récit, peut faire
l'objet d'une lecture symbolique, qui réaffirme cette préférence
paternelle. Si l'on file la métaphore qui fait des soldats ennemis
des oisels dont se saisit la jeune guerrière, celle-ci apparaît dès lors comme un rapace, plus précisément un faucon : elle est dans la
guerre ce que le faucon est dans la chasse, loisir préféré des
seigneurs tartares, qui voient dans cet oiseau de proie une créature
d'élite, avec laquelle ils entretiennent des relations privilégiées
(dont Marco Polo donne des exemples dans plusieurs passages de son
œuvre). Assimiler Aigiarm à un animal, de surcroît domestique,
n'est absolument pas dépréciatif et exprime seulement la force de
l'attachement de son père pour elle, ainsi que ses qualités
d'adresse et sa fidélité à servir celui qui est son seigneur et
maître (les khanats mongols sont organisés selon un modèle
féodal).
La
figure d'Aigiarm a beaucoup marqué la culture occidentale, qui la
connaît sous le nom de Turandot (du persan Turandokht توراندخت
qui
signifie « Fille d'Asie centrale ») et l'a fait apparaître dans de
nombreuses œuvres littéraires et / ou musicales, dont la plus
célèbre est l'opéra éponyme de Puccini (1924). Ces œuvres
transforment radicalement et affadissent le récit original pour le
rendre plus acceptable au public moderne européen : Turandot, fille
de l'empereur de Chine, n'est plus ni une athlète, ni une guerrière,
et finit par succomber à l'amour.