TRIGGER
WARNING : violence sexuelle.
L'espace
public : lieu de séduction / lieu de harcèlement
C'est
pour voir qu'elles viennent [que les femmes viennent au théâtre]
; mais elles viennent aussi pour être vues ; l'endroit est dangereux
pour la chaste pudeur.
Assieds-toi
contre celle qui te plaît, tout près, nul ne t'en empêche ;
approche ton flanc le plus possible du sien ; heureusement la
dimension des places force les gens, bon gré mal gré, à se serrer,
et les dispositions du lieu obligent la belle à se laisser toucher.
→
Ovide
dispense ici ses conseils pour « draguer » aux jeux du cirque.
Si,
comme il arrive, il vient à tomber de la poussière sur la poitrine
de ta belle, que tes doigts l'enlèvent ; s'il n'y a pas de
poussière, enlève tout de même celle qui n'y est pas : tout doit
servir de prétexte à tes soins officieux. Le manteau, trop long,
traîne-t-il par terre ? Prends-en le bord, et, avec empressement,
soulève-le du sol malpropre. Aussitôt, récompense de ton zèle
officieux, sans que ta belle puisse s'en fâcher, tes yeux verront
des jambes qui en valent la peine.
Un
non qui dit oui
Sois
d'abord bien persuadé qu'il n'est point de femmes qu'on ne puisse
vaincre, et tu seras vainqueur : tends seulement tes filets.
→
Ovide,
qui vient d'exclure certaines femmes du nombre de celles qu'on peut
séduire, revient déjà sur les limites posées, ce qui indique
assez que ces limites ne sont que rhétoriques et ont pour but de
contourner la censure. Plus loin, il dit encore : Persiste donc,
et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Pénélope
est pour tous les Anciens le type de l'épouse fidèle et même
héroïque, puisqu'elle résiste sans faillir aux sollicitations
pressantes et répétées des prétendants qui se sont installés
chez elle.
→
Par
ailleurs, Ovide s'attache dans ce premier livre à lever toutes les
inhibitions et tous les scrupules éventuels de ceux à qui il
s'adresse, les encourageant à toujours plus d'audace (mot choisi par
le préfacier) ou toujours plus d'agressivité (mot qui me semble
plus juste).
Celle
que tu croiras peut-être ne pas vouloir se rendre le voudra
secrètement. L'amour furtif [« le coup d'un soir »] n'a pas
moins d'attraits pour les femmes que pour nous. L'homme sait mal
déguiser, et la femme dissimule mieux ses désirs. Si les hommes
s'entendaient pour ne plus faire les premières avances, bientôt
nous verrions à nos pieds les femmes vaincues et suppliantes.
→
Ce
passage repose sur un sophisme, plus précisément sur une
pétition de principe. Ovide bâtit toute sa démonstration
sur ce qu'il aurait dû préalablement démontrer : l'identité du
désir de l'homme et de la femme.
→
Parler
d'identité à propos
des désirs féminin et masculin paraît incroyablement progressiste
chez un Romain du Ier siècle, mais ce ne l'est qu'en apparence, car
Ovide glisse insensiblement d'une vérité générale : « homme et
femme sont des êtres également désirants » à une particularité
: votre désir est celui de la femme que vous désirez, et ce
glissement va autoriser la négation de la liberté et du désir
féminins. L'homme devient par
ce « raisonnement » la mesure du désir féminin, thèse des plus
dangereuses.
→
Le
seul argument proposé par l'auteur pour étayer sa thèse, est une
expérience de pensée (à partir d'une situation donnée,
imaginer ce qui s'ensuit), qui appartient au domaine de l'hypothèse.
→
De
cette expérience de pensée, où une grève masculine de la «
drague » amène les femmes à exprimer leur désir, Ovide tire une
conclusion implicite : l'homme rend service à la femme en la
draguant. La même idée sera développée plus loin sur le viol : le
viol est un service rendu à la femme, il lui permet d'assouvir son
désir sans devoir l'assumer et en conservant les apparences de la
pudeur. Cette idée, me direz-vous, n'est pas propre à Ovide, ni à
la culture romaine, et je vous répondrai que vous avez raison.
N'hésite
pas à espérer triompher de toutes les femmes ; sur mille, il y en
aura une à peine pour te résister. Qu'elles cèdent ou qu'elles
résistent, elles aiment toujours qu'on leur fasse la cour.
→
Ovide
ne cesse de catégoriser les femmes, d'établir entre elles des
distinctions (les femmes bien / « interdites » vs les
autres), qu'il annule ensuite au profit de cette grande vérité :
toutes les femmes sont les mêmes et leurs différences ne sont
qu'apparentes. Il parvient donc à faire coexister deux discours
sexistes au sein d'un texte extrêmement rhétorique qui, de
glissement en glissement, se contredit perpétuellement.
Si
elle refuse ton billet [une lettre d'amour] et te le renvoie
sans le lire, espère toujours qu'elle le lira, et persiste dans ton
entreprise. L'indomptable taureau s'accoutume au joug avec le temps ;
avec le temps on force le coursier rétif à obéir au frein. Un
anneau de fer s'use par un frottement sans cesse renouvelé, et le
soc est rongé chaque jour par la terre qu'il déchire. Quoi de plus
solide que le rocher, de moins dur que l'eau ; et cependant l'eau
creuse les rocs les plus durs. Persiste donc, et avec le temps tu
vaincras Pénélope elle-même. Troie résista longtemps, mais fut
prise à la fin.
→
Dans
l'art de séduire tel que le conçoit Ovide, l'autre n'existe pas et
disparaît complètement : ce qui compte dans la séduction, c'est le
séducteur, qui doit observer toute une discipline par rapport à
lui-même (il faut « espérer », « persister », actions qui ne
concernent que soi), et ne suivre que la règle de son action.
Peux-être
recevras-tu d'abord une lettre de mauvaise augure [en
réponse à une lettre d'amour], où elle te demandera de
cesser tes poursuites : ce qu'elle te demande, elle craint de
l'obtenir ; ce qu'elle ne demande pas, elle le souhaite, elle
souhaite que tu sois plus pressant ; poursuis et bientôt tu verras
tes vœux accomplis.
Quel
amant expérimenté ignore combien les baisers donnent de poids aux
douces paroles ? Ta belle s'y refuse ; prends-les malgré ses refus.
Elle commencera peut-être par résister : « méchant ! »
dira-t-elle ; mais, tout en résistant, elle désire succomber.
Seulement ne va pas, par de brutales caresses, blesser ses lèvres
délicates, et lui donner sujet de se plaindre de ta rudesse. Après
un baiser pris, si tu ne prends pas le reste, tu mérites de perdre
les faveurs même qui te furent accordées. Que te manquait-il, dès
lors, pour l'accomplissement de tous tes vœux ? Quelle pitié ! ce
n'est pas la pudeur qui t'a retenu ; c'est une stupide maladresse.
C'eût été lui faire violence, dis-tu ? Mais cette violence plaît
aux belles, ce qu'elles aiment à donner, elles veulent encore qu'on
le leur ravisse. Toute femme, prise de force dans l'emportement de la
passion, se réjouit de ce larcin : nul présent n'est plus doux à
son cœur. Mais lorsqu'elle sort intacte d'un combat où on pouvait
la prendre d'assaut, en vain la joie est peinte sur son visage, la
tristesse est dans son cœur. Phœbé fut violée ; Ilaïre, sa sœur,
le fut aussi ; cependant l'une et l'autre n'en aimèrent pas moins
leurs ravisseurs.
→
Le
non-désir, qu'il soit exprimé par le langage, par les expressions
du visage ou le langage du corps, ou même par le silence, exprime le
désir : la femme est privée de tous moyens de communication, et
c'est l'homme qui se charge de lui fournir un langage spécifique, où
chaque chose veut dire son contraire et où n'est exprimé que
l'assentiment à son propre désir.
→
Notons
également que la métaphore de la séduction comme combat, qui
semble proposer une vision égalitaire des deux sexes (la femme et
l'homme se battent, ont chacun leurs armes...), fait de la relation
sexuelle une défaite pour la femme et de plus une défaite désirée
: mener une guerre avec l'espoir de la perdre, voilà une idée dont
les ouvrages de stratégie ne se sont sans doute jamais avisés !
→
Enfin
Ovide recourt constamment aux mythes pour étayer ses thèses* (ici,
que les femmes veulent être violées). Il en fait une interprétation
toute personnelle et introduit de la psychologie et des sentiments là
où le plus souvent la sécheresse du mythe n'en comporte pas. Ainsi
ces femmes violées aimant leur violeur sont-elles une pure invention
de sa part : dans le mythe il est seulement dit qu'Ilaïre et sa
sœur, Phœbé, sont enlevées par Castor et Pollux. Idem
ci-dessous avec Déidamie.
*
Ovide fait du mythe la matière de ses exempla. L'exemplum
est un court récit qui vise à faire adopter un type de comportement
civique ou qui est porteur d'une morale. Il a également la fonction
de persuader. On voit qu'ici Ovide en fait une utilisation déviée
et que l'exemple de Phœbé et d'Ilaïre est au service d'une morale
tout à fait amorale. Sylvie Laigneau-Fontaine, professeure à
l'université de Dijon, a relevé [clic]
que l'auteur recourt à l'exemplum mythologique, dès qu'il
s'agit d'emporter l'adhésion sur un point litigieux : il faut donc
croire que l'idée que les femmes aiment être violées en était un
pour la société romaine augustéenne.
C'est
à la force qu'elle céda (du moins il faut le croire), mais elle ne
fut pas fâchée d'avoir à céder à la force. Souvent elle lui dit
: « Reste », quand Achille déjà se hâtait de partir ; (...). La
violence, où est-elle ici ? Pourquoi d'une voix caressante, retenir,
Déidamie, l'artisan de ton déshonneur.
→
Certaines
versions du mythe (pas toutes ; il y a donc ici un choix délibéré
d'Ovide de parler de viol), racontent qu'Achille, pour ne pas partir
à Troie où il doit mourir, se cache chez le roi Lycomède, déguisé
en femme. Partageant le lit de la fille de ce dernier, il la viole,
viol dont naîtra un fils, le célèbre Pyrrhus ou Néoptolème.
Oui,
si la pudeur ne permet pas à la femme de faire les avances, en
revanche c'est un plaisir pour elle de céder aux attaques de son
amant. Certes, il a une confiance trop présomptueuse dans sa beauté,
le jeune homme qui se flatte qu'une femme fera la première demande.
C'est à lui de commencer, à lui d'employer les prières ; et ses
tendres supplications seront bien accueillies par elle. Demandez pour
obtenir : elle veut seulement qu'on la prie. (...). Si cependant on
ne répond à tes prières que par un orgueilleux dédain, n'insiste
pas davantage, et reviens sur tes pas. Bien des femmes désirent ce
qui leur échappe, et détestent ce qu'on leur offre avec instance.
Sois moins pressant, et tu cesseras d'être importun.
→
Vous
noterez que ce conseil est en complète contradiction avec ceux qui
précèdent : L'art d'aimer me semble, à bien des égards,
une sorte d'exercice de style rhétorique, où souvent la forme prime
sur le fond, ce qui n'empêche pas que ce fond, tantôt plus, tantôt
moins, soit sexiste et machiste.
Les
mille défauts des femmes : légèreté, cupidité, ruse,
coquetterie, bêtise...
Un
rien suffit pour gagner ces esprits légers.
Prends
bien garde à l'anniversaire de ton amie, et que le jour où il faut
faire un cadeau soit néfaste à tes yeux ! Tu auras beau t'en
défendre, elle t'arrachera quelque chose : la femme a trouvé l'art
de s'approprier l'argent d'un amant passionné.
→
Les
femmes transforment toute relation amoureuse en relation vénale,
rendent économiques les relations sexuelles : elles sont
intrinsèquement des prostituées. La prostitution (l'échange d'un
service sexuel contre de l'argent ou des cadeaux) n'est pas une
domination des hommes sur les femmes, mais bien l'inverse. Elle naît
de la malhonnêteté foncière des femmes.
Et
il n'est pas difficile d'être cru [quand
on fait des compliments] : toute femme se juge digne d'être
aimée ; si laide soit-elle, il n'en est pas une qui ne se trouve
bien.
La
relation homme-femme : une relation de dupes
Et
promets hardiment : les promesses entraînent les femmes ; prends
tous les dieux à témoin de tes engagements. Jupiter, du haut des
cieux, voit en riant les parjures des amants et ordonne aux autans
éoliens, de les emporter et de les annuler.
Ne
vous jouez, si vous êtes sage, que des femmes. Vous le pouvez
impunément. Dans ce seul cas, le mal n'est pas plus honteux que la
bonne foi. Trompe celle qui te trompe. Dans la plupart des cas, c'est
une engeance sans scrupules ; elles ont tendu des pièges ; qu'elles
y tombent !
→
La
relation homme-femme s'inscrit dans un cadre totalement amoral,
autorisé par l'immoralité originaire des femmes, dont les hommes
sont les victimes.
→
Pour
les commentateurs qui ont abordé la question de la misogynie
d'Ovide, quelquefois d'ailleurs pour l'en dédouaner (!), voilà le
passage où elle se manifeste. Cela me laisse perplexe : placer une
relation sous l'angle de la tromperie est certes relativement odieux.
Mais l'on verra dans le troisième livre que la tromperie est sans
doute le seul domaine où hommes et femmes sont à égalité, puisque
l'auteur y invite ses élèves femmes à tromper leurs amants. Voilà
comment l'on peut conclure qu'Ovide n'est misogyne qu'en apparence,
alors qu'il me semble avoir montré que sa misogynie ne fait aucun
doute et qu'elle s'exerce quasiment sur tous les aspects du rapport
aux femmes qu'il propose.
→
Ovide
insiste constamment sur l'impunité totale du séducteur : qu'il
pelote une femme aux jeux du cirque, qu'il en harcèle une autre qui
le repousse ou qu'il se parjure, l'homme ne risque absolument rien,
pas plus de la justice des hommes que de celle des dieux.
L'érotisation
de la souffrance
On
entraîne de force ces femmes [les
Sabines enlevées par Romulus et ses compagnons], proie
destinée au lit nuptial, et plus d'une a pu s'embellir de sa crainte
même.
→
L'érotisation
de la souffrance féminine est sans doute nécessaire dans un système
qui place le viol au centre de la sexualité masculine. Si la peur,
les cris ou les pleurs n'étaient pas perçus comme excitants, s'ils
exprimaient ce qu'ils sont (de la souffrance), on peut imaginer que
les hommes pour partie, les voyant ou les entendant, passeraient
moins à l'acte. Cette érotisation minimise la souffrance de la
victime, elle l'en désapproprie, en fait une simple manifestation
extérieure sans réalité physique ou affective.
De
là à penser et à affirmer que les femmes simulent la souffrance
pour augmenter leurs charmes et plaire aux hommes : Les femmes
apprennent à pleurer en temps opportun, elles versent des larmes
quand elles le veulent et comme elles le veulent (Livre III).
Qui
jamais, moins qu'Andromède, enchaînée sur son rocher, put espérer
que ses larmes intéresseraient quelqu'un à son sort ? C'est
souvent aux funérailles d'un mari qu'on en trouve un autre : rien ne
sied mieux à une femme que de marcher les cheveux épars, et de
donner un libre cours à ses pleurs.
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