lundi 12 décembre 2016

L'art d'aimer, Ovide - Livre 2 Conseils aux amants : faire durer l'amour

Être aimable pour être aimé

Après le crescendo dans la violence du livre 1, Ovide change résolument de ton, au point de se contredire parfois.

Il est donc inutile de faire boire aux jeunes filles des philtres amoureux : les philtres troublent la raison et n'engendrent que la fureur. Loin de toi ces coupables artifices ! sois aimable, et tu seras aimé.
« Sois aimable (c'est-à-dire, étymologiquement, qu'on peut aimer, qui mérite d'être aimé) et tu seras... » : c'est là, à mon sens, le seul conseil valable d'Ovide en matière de séduction.

Ce qui gagne surtout les cœurs, c'est une adroite complaisance. La rudesse et les paroles acerbes n'engendrent que la haine. Nous détestons l'épervier qui passe sa vie dans les combats, et le loup toujours prêt à fondre sur les troupeaux timides. (...). Loin de toi les querelles et les combats d'une langue mordante ! les paroles agréables sont l'aliment de l'amour. C'est par des querelles que la femme éloigne son mari, et le mari sa femme : ils croient, en agissant ainsi, se payer d'un juste retour. Permis à eux : les querelles sont la dot que les époux s'apportent mutuellement. Mais une maîtresse ne doit entendre que des paroles aimables. Ce n'est point par ordre de la loi que le même lit vous a reçus ; votre loi, à vous, c'est l'amour. N'approche de ton amie qu'avec de tendres caresses, qu'avec des paroles qui flattent son oreille, afin qu'elle se réjouisse de ta venue.
La peinture que fait ici Ovide des tracas du mariage est la reprise d'un lieu commun très misogyne de la pensée romaine, qu'on trouve, par exemple, dans bon nombre de comédies de Plaute ou, plus tard, dans la satire sur les femmes de Juvénal (le foyer conjugal est un véritable enfer, et cela du fait d'une épouse invivable). Mais chez Ovide, ce lieu commun connaît une transformation intéressante : mari et femme sont également responsables de l'atmosphère troublée du foyer, car ce n'est pas la nature féminine ou même masculine qui est en cause, qui serait « mauvaise », c'est la situation dans laquelle vit le couple, c'est le mariage. Au contraire, l'amour libre doit être l'espace d'une relation heureuse et paisible.

Si elle n'est pas d'accord avec toi, cède-lui ; c'est en lui cédant que tu t'en iras victorieux ; contente-toi de jouer le rôle qu'elle voudra te voir jouer. Elle blâme, blâme à ton tour ; tout ce qu'elle approuve, approuve-le ; ce qu'elle dira, dis-le ; ce qu'elle niera, nie-le ; aura-t-elle ri ? ris aussi ; si elle pleure, souviens-toi de pleurer. Bref, que ce soit elle qui impose ses lois sur ton visage.
On retrouve ici un thème cher à Ovide : le recours à la dissimulation et à la manipulation dans la relation amoureuse. Cependant, pour la spécialiste d'Ovide qu'est Sylvie Laigneau-Fontaine, ces conseils, sur le fond assez déplaisants, énoncés, pour ce qui est de la forme, d'un ton de légèreté qui peut faire croire à une plaisanterie, opèrent une véritable révolution dans les rapports homme/amant-femme/amante : l'homme n'est plus ce dominateur orgueilleux qui impose sa volonté à la femme ; il se place volontairement dans la situation du dominé ; homme libre et citoyen, il devient esclave (cf. paragraphe suivant), tandis que la femme dirige et gouverne (les « lois » évoquées sont à prendre dans leur sens plein), qu'elle est la maîtresse.

L'esclave et sa maîtresse

Tiens-lui toi-même son ombrelle grande ouverte, fais-lui de la place dans la foule dans laquelle elle s'est aventurée, n'hésite pas à apporter un escabeau près de son lit arrondi, et prends l'habitude d'enlever ou de mettre ses chaussures à ses pieds délicats. Souvent, alors que toi-même trembles de froid, il te faudra prendre la main de ta maîtresse contre ton cœur pour la réchauffer ; et ne juge pas honteux (même si c'est honteux, tu t'y complairas) à lui tendre, toi un homme libre, de ta propre main, son miroir.
Dans ce passage, Ovide énumère un ensemble de tâches qui incombent d'ordinaire aux esclaves et, pour certaines, à des esclaves femmes : il invite donc les amants à un double abaissement (« même si c'est honteux »), à un double sacrifice de leur supériorité d'homme et de leur supériorité d'homme libre. Il y a là un renversement complet des valeurs traditionnelles romaines caractéristique de sa poésie, et qui la rend extrêmement provocatrice.
Tous ces actes de complaisance plus ou moins poussés font partie du servitium amoris, dont les poètes du Moyen-Âge s'inspireront pour définir les codes de l'amour courtois, et dont la forme moderne et très affaiblie est la galanterie. Il est surprenant que ces conceptions antique et médiévale de l'amour, qui donnent la primauté à la femme et lui asservissent l'homme, soient apparues dans des sociétés aussi machistes, peut-être nées d'un besoin de certains d'affirmer leur liberté par rapport au modèle masculin dominant.
L'art d'aimer fait donc coexister violence sexuelle et « amour courtois ». Si la séduction est l'espace où s'exerce la première, la relation longue invente une nouvelle forme de relation à l'autre féminin, qui exclut toute contrainte et domination masculines.

L'amour est une espèce de service militaire. Loin d'ici, lâches ; ces étendards ne sauraient être portés par des faibles.
Mettre sur le même plan l'amour et la guerre n'a rien d'original ; c'est même un cliché. Nous avons vu que, dans le livre 1, le poète fait de la séduction un combat avec la femme et de l'acte sexuel une victoire militaire, ce qui est parfaitement conforme à une certaine vision de la virilité : l'« amour » est pour l'homme viril le prolongement dans le repos de la vie civile de son activité guerrière. Ici l'idée est différente : Ovide établit une identité entre le métier de soldat (avec tout ce qu'il comporte chez les Romains de discipline, de corvées, d'obéissance à un chef...) et l'amour tel qu'il vient de le définir, c'est-à-dire une relation où l'homme est dominé par la femme. En assimilant service militaire et service d'amour, il érige un système de valeurs révolutionnaire, dans lequel le mérite provient désormais d'une soumission exacte à la femme et où plaire à sa compagne devient une occupation aussi noble que la défense de la patrie. Les mots « lâches » et « faibles » attestent ce renversement complet des valeurs masculines romaines : les lâches et les faibles sont en fait ceux qui d'ordinaire jugent lâches et faibles les amoureux qui ne se conforment pas à la définition du civis romanus.
Dans ce nouveau système de valeur, par la comparaison entre service militaire et service d'amour, la femme acquiert un statut exceptionnel : elle est l'imperator*, dont les ordres sont sacrés et qu'il est un devoir de servir.
* L'imperator est un magistrat titulaire de l’imperium, pouvoir suprême de commandement militaire et civil.

Les défauts des femmes

Dois-je te conseiller de lui envoyer aussi de tendres vers ? Hélas ! les vers ne sont guère en honneur. On en fait l'éloge, mais on veut des dons plus solides. Un Barbare même, pourvu qu'il soit riche, est sûr de plaire. Nous sommes vraiment dans l'âge d'or : c'est avec l'or qu'on obtient les plus grands honneurs ; c'est avec l'or qu'on se rend l'amour favorable. Homère lui-même, vint-il escorté des neuf Muses, s'il se présentait les mains vides, Homère serait mis à la porte. Il y a pourtant quelques femmes instruites ; mais elles sont bien rares ; les autres ne savent rien et veulent paraître savantes.
La cupidité des femmes est un lieu commun du discours sexiste. Remarquez néanmoins qu'ici ce défaut n'est pas tant celui d'un sexe que celui d'une époque toute entière, où les « honneurs » (les hautes fonctions de la magistrature) peuvent être achetés comme n'importe quel bien.

Un homme bien appris ne doit jamais se rendre à charge. Voudrais-tu la forcer à dire : "Il n'y a pas moyen d'éviter cet importun ?" Les belles ont souvent des caprices déraisonnables. N'aie pas honte de supporter ses injures, ses coups même, ni de baiser ses pieds délicats.
Ce passage offre une nouvelle illustration de ce que peut être le servitium amoris. La violence masculine et virile du premier livre devient le fait des femmes : le renversement des rôles est complet.

Réhabilitation de la femme infidèle ?

Non, Hélène ne fut point coupable ; son ravisseur ne fut point criminel. Il fit ce que toi-même [Ménélas, son mari] ou tout autre eussiez fait à sa place. Tu les forçais à l'adultère en leur laissant et le temps et le lieu. Ne semblais-tu pas toi-même conseiller à ta jeune épouse d'en agir ainsi ? Que fera-t-elle ? Son époux est absent ; près d'elle est un aimable étranger : elle craint de coucher seule. Que Ménélas en pense ce qu'il voudra : Hélène, selon moi, n'est pas coupable ; elle n'a fait que profiter de la complaisance d'un mari si commode.
Ovide s'inscrit ici dans la longue tradition des discours rhétoriques sur Hélène. Ces discours parodient les plaidoiries d'un procès, où se jugerait la culpabilité de la reine de Sparte : est-elle ou non fautive de s'être enfuie avec Pâris et d'avoir provoqué la guerre de Troie ? Ce qui est jugé avec Hélène, c'est la femme en général, accusée d'être la cause de tous les maux. À première vue, Ovide défendant Hélène et rejetant la responsabilité de son adultère sur son mari, paraît se situer à rebours de ce discours misogyne, mais en fait c'est moins Hélène, c'est moins la femme coupable qu'il réhabilite, que le couple d'amants et l'adultère.
La valorisation de l'adultère est très présente dans L'art d'aimer, qui plaide de façon plus ou moins ouverte pour l'amour libre et dénigre l'institution du mariage et la figure du mari. Il y a là une véritable provocation envers les Leges Juliae, promulguées quelques années auparavant par l'empereur Auguste et destinées à encourager le mariage et la natalité (dans le cadre du mariage).

Le chantage sexuel

Mais le Soleil (...) découvrit à Vulcain la conduite de son épouse. Quel fâcheux exemple tu donnes, ô Soleil ! Réclame les faveurs de la déesse ; mets ton silence à ce prix : elle a de quoi le payer.
Après un début de second livre appelant à la douceur et à la soumission dans la relation aux femmes, Ovide revient à un thème qui lui est cher : l'extorsion de faveur sexuelle, ici par le chantage. Certes le conseil apparaît comme une plaisanterie et joue sur l'effet de surprise : l'on attend plutôt que le poète reproche au soleil son manque de discrétion, la trahison du secret des amants par un tiers étant un motif classique de la poésie amoureuse.
Un autre exemple de chantage sexuel figure dans une œuvre précédente du poète : dans l'élégie 8 du livre 2 des Amours, il menace la servante de sa maîtresse de révéler leur liaison si elle refuse de lui céder à nouveau. Cette pratique est conforme à l'immoralité revendiquée plus ou moins ouvertement dans bien des endroits de son œuvre.

La fragile réputation des femmes

N'arrête-t-on pas en tous lieux toutes les jeunes filles, pour pouvoir dire au premier venu : "En voilà encore une que j'ai possédée ?" Et cela pour en avoir toujours quelqu'une à montrer au doigt, pour que chaque femme signalée de la sorte devienne la fable de la ville. Mais c'est peu, il est des hommes qui inventent des histoires qu'ils désavoueraient si elles étaient vraies : à les entendre, il n'est point de femme qui leur ait résisté. S'ils ne peuvent toucher à leur personne, ils peuvent du moins attaquer leur honneur ; et, quoique le corps soit resté chaste, la réputation est flétrie. Va maintenant, odieux gardien, ferme la porte sur ta maîtresse ; renferme-la sous cent verrous. Que servent ces précautions en présence du diffamateur qui se targue menteusement de faveurs qu'il n'a pu obtenir ? Pour nous, ne parlons qu'avec réserve de nos amours réels, et tenons nos plaisirs secrets cachés sous un voile impénétrable.
Ovide aborde ici un nouvel aspect de son « code moral » des amants : le lien étroit entre amour et secret, lien qui sera également établi dans l'éthique courtoise médiévale, encore une fois fidèle à son modèle latin.
Il s'attaque à l'une de ses cibles favorites : le custos, le gardien préposé par le mari à la garde de sa femme (un esclave eunuque pour ce que j'en sais) : il a déjà souvent dénoncé, aussi bien dans Les amours que dans L'art d'aimer, le caractère odieux de cet usage, mais il en montre dans ce passage toute l'inutilité. Jouant sur l'idée qu'une fausse faveur publiée est bien pire qu'une vraie faveur tue, il sous-entend la supériorité morale de l'amant tel qu'il le conçoit ; il fait de l'amant adultère quelqu'un qui respecte la pudor, essentielle chez les Romains et qui ne leur semblait pas conciliable avec l'adultère (impliquant une citoyenne !). C'est encore une fois une vision révolutionnaire et progressiste, qui s'appuie encore une fois sur un sophisme.
La relation aux femmes ne doit pas être un simple aliment de la relation des hommes entre eux : elle n'est plus le moyen de construire une image valorisante et virile (fondée sur la dévalorisation de la femme : éternel double standard !), ni de créer une complicité entre hommes, elle vaut en soi. C'est sans doute là l'un des passages les plus « féministes » de L'art d'aimer. Je trouve en outre cette critique de la diffamation sexuelle très fine et très actuelle, même dans nos sociétés occidentales modernes, où la réputation des femmes est un moindre enjeu.

L'égalité dans la jouissance

Pour qu'il [le plaisir sexuel] soit vraiment agréable, il faut que la femme et l'homme y prennent part également. Je hais les étreintes qui ne comblent pas les deux amants (...). Je hais la femme qui se livre parce qu'elle doit se livrer, et qui, n'éprouvant rien, songe à son tricot. Le plaisir qu'on m'accorde par devoir ne m'est pas agréable ; je ne veux pas de devoir chez une femme. Je veux entendre des paroles avouant la joie qu'elle éprouve ; qu'elle me demande d'aller moins vite et de me retenir. Que je voie les yeux vaincus d'une maîtresse qui se pâme et qui, abattue, ne veut plus, de longtemps, qu'on la touche.

Si tu veux m'en croire, ne te hâte pas trop d'atteindre le terme du plaisir ; mais sache, par d'habiles retards, y arriver doucement. Lorsque tu auras trouvé la place la plus sensible, qu'une sotte pudeur ne vienne pas arrêter ta main. Tu verras alors ses yeux briller d'une tremblante clarté, semblable aux rayons du soleil reflétés par le miroir des ondes. Puis viendront les plaintes mêlées d'un tendre murmure, les doux gémissements, et ses paroles, agaçantes qui stimulent l'amour. Mais, pilote maladroit, ne vas pas, déployant trop de voiles, laisser la maîtresse en arrière ; ne souffre pas non plus qu'elle te devance : voguez de concert vers le port. La volupté est au comble lorsque, vaincus par elle, l'amante et l'amant succombent en même temps. Telle doit être la règle de ta conduite, lorsque rien ne te presse et que la crainte ne te force pas d'accélérer tes plaisirs furtifs. Mais, si les retards ne sont pas sans danger, alors, penché sur les avirons, rame de toutes tes forces, et presse de l'éperon les flancs de ton coursier.