lundi 12 décembre 2016

L'art d'aimer, Ovide - Livre 2 Conseils aux amants : faire durer l'amour

Être aimable pour être aimé

Après le crescendo dans la violence du livre 1, Ovide change résolument de ton, au point de se contredire parfois.

Il est donc inutile de faire boire aux jeunes filles des philtres amoureux : les philtres troublent la raison et n'engendrent que la fureur. Loin de toi ces coupables artifices ! sois aimable, et tu seras aimé.
« Sois aimable (c'est-à-dire, étymologiquement, qu'on peut aimer, qui mérite d'être aimé) et tu seras... » : c'est là, à mon sens, le seul conseil valable d'Ovide en matière de séduction.

Ce qui gagne surtout les cœurs, c'est une adroite complaisance. La rudesse et les paroles acerbes n'engendrent que la haine. Nous détestons l'épervier qui passe sa vie dans les combats, et le loup toujours prêt à fondre sur les troupeaux timides. (...). Loin de toi les querelles et les combats d'une langue mordante ! les paroles agréables sont l'aliment de l'amour. C'est par des querelles que la femme éloigne son mari, et le mari sa femme : ils croient, en agissant ainsi, se payer d'un juste retour. Permis à eux : les querelles sont la dot que les époux s'apportent mutuellement. Mais une maîtresse ne doit entendre que des paroles aimables. Ce n'est point par ordre de la loi que le même lit vous a reçus ; votre loi, à vous, c'est l'amour. N'approche de ton amie qu'avec de tendres caresses, qu'avec des paroles qui flattent son oreille, afin qu'elle se réjouisse de ta venue.
La peinture que fait ici Ovide des tracas du mariage est la reprise d'un lieu commun très misogyne de la pensée romaine, qu'on trouve, par exemple, dans bon nombre de comédies de Plaute ou, plus tard, dans la satire sur les femmes de Juvénal (le foyer conjugal est un véritable enfer, et cela du fait d'une épouse invivable). Mais chez Ovide, ce lieu commun connaît une transformation intéressante : mari et femme sont également responsables de l'atmosphère troublée du foyer, car ce n'est pas la nature féminine ou même masculine qui est en cause, qui serait « mauvaise », c'est la situation dans laquelle vit le couple, c'est le mariage. Au contraire, l'amour libre doit être l'espace d'une relation heureuse et paisible.

Si elle n'est pas d'accord avec toi, cède-lui ; c'est en lui cédant que tu t'en iras victorieux ; contente-toi de jouer le rôle qu'elle voudra te voir jouer. Elle blâme, blâme à ton tour ; tout ce qu'elle approuve, approuve-le ; ce qu'elle dira, dis-le ; ce qu'elle niera, nie-le ; aura-t-elle ri ? ris aussi ; si elle pleure, souviens-toi de pleurer. Bref, que ce soit elle qui impose ses lois sur ton visage.
On retrouve ici un thème cher à Ovide : le recours à la dissimulation et à la manipulation dans la relation amoureuse. Cependant, pour la spécialiste d'Ovide qu'est Sylvie Laigneau-Fontaine, ces conseils, sur le fond assez déplaisants, énoncés, pour ce qui est de la forme, d'un ton de légèreté qui peut faire croire à une plaisanterie, opèrent une véritable révolution dans les rapports homme/amant-femme/amante : l'homme n'est plus ce dominateur orgueilleux qui impose sa volonté à la femme ; il se place volontairement dans la situation du dominé ; homme libre et citoyen, il devient esclave (cf. paragraphe suivant), tandis que la femme dirige et gouverne (les « lois » évoquées sont à prendre dans leur sens plein), qu'elle est la maîtresse.

L'esclave et sa maîtresse

Tiens-lui toi-même son ombrelle grande ouverte, fais-lui de la place dans la foule dans laquelle elle s'est aventurée, n'hésite pas à apporter un escabeau près de son lit arrondi, et prends l'habitude d'enlever ou de mettre ses chaussures à ses pieds délicats. Souvent, alors que toi-même trembles de froid, il te faudra prendre la main de ta maîtresse contre ton cœur pour la réchauffer ; et ne juge pas honteux (même si c'est honteux, tu t'y complairas) à lui tendre, toi un homme libre, de ta propre main, son miroir.
Dans ce passage, Ovide énumère un ensemble de tâches qui incombent d'ordinaire aux esclaves et, pour certaines, à des esclaves femmes : il invite donc les amants à un double abaissement (« même si c'est honteux »), à un double sacrifice de leur supériorité d'homme et de leur supériorité d'homme libre. Il y a là un renversement complet des valeurs traditionnelles romaines caractéristique de sa poésie, et qui la rend extrêmement provocatrice.
Tous ces actes de complaisance plus ou moins poussés font partie du servitium amoris, dont les poètes du Moyen-Âge s'inspireront pour définir les codes de l'amour courtois, et dont la forme moderne et très affaiblie est la galanterie. Il est surprenant que ces conceptions antique et médiévale de l'amour, qui donnent la primauté à la femme et lui asservissent l'homme, soient apparues dans des sociétés aussi machistes, peut-être nées d'un besoin de certains d'affirmer leur liberté par rapport au modèle masculin dominant.
L'art d'aimer fait donc coexister violence sexuelle et « amour courtois ». Si la séduction est l'espace où s'exerce la première, la relation longue invente une nouvelle forme de relation à l'autre féminin, qui exclut toute contrainte et domination masculines.

L'amour est une espèce de service militaire. Loin d'ici, lâches ; ces étendards ne sauraient être portés par des faibles.
Mettre sur le même plan l'amour et la guerre n'a rien d'original ; c'est même un cliché. Nous avons vu que, dans le livre 1, le poète fait de la séduction un combat avec la femme et de l'acte sexuel une victoire militaire, ce qui est parfaitement conforme à une certaine vision de la virilité : l'« amour » est pour l'homme viril le prolongement dans le repos de la vie civile de son activité guerrière. Ici l'idée est différente : Ovide établit une identité entre le métier de soldat (avec tout ce qu'il comporte chez les Romains de discipline, de corvées, d'obéissance à un chef...) et l'amour tel qu'il vient de le définir, c'est-à-dire une relation où l'homme est dominé par la femme. En assimilant service militaire et service d'amour, il érige un système de valeurs révolutionnaire, dans lequel le mérite provient désormais d'une soumission exacte à la femme et où plaire à sa compagne devient une occupation aussi noble que la défense de la patrie. Les mots « lâches » et « faibles » attestent ce renversement complet des valeurs masculines romaines : les lâches et les faibles sont en fait ceux qui d'ordinaire jugent lâches et faibles les amoureux qui ne se conforment pas à la définition du civis romanus.
Dans ce nouveau système de valeur, par la comparaison entre service militaire et service d'amour, la femme acquiert un statut exceptionnel : elle est l'imperator*, dont les ordres sont sacrés et qu'il est un devoir de servir.
* L'imperator est un magistrat titulaire de l’imperium, pouvoir suprême de commandement militaire et civil.

Les défauts des femmes

Dois-je te conseiller de lui envoyer aussi de tendres vers ? Hélas ! les vers ne sont guère en honneur. On en fait l'éloge, mais on veut des dons plus solides. Un Barbare même, pourvu qu'il soit riche, est sûr de plaire. Nous sommes vraiment dans l'âge d'or : c'est avec l'or qu'on obtient les plus grands honneurs ; c'est avec l'or qu'on se rend l'amour favorable. Homère lui-même, vint-il escorté des neuf Muses, s'il se présentait les mains vides, Homère serait mis à la porte. Il y a pourtant quelques femmes instruites ; mais elles sont bien rares ; les autres ne savent rien et veulent paraître savantes.
La cupidité des femmes est un lieu commun du discours sexiste. Remarquez néanmoins qu'ici ce défaut n'est pas tant celui d'un sexe que celui d'une époque toute entière, où les « honneurs » (les hautes fonctions de la magistrature) peuvent être achetés comme n'importe quel bien.

Un homme bien appris ne doit jamais se rendre à charge. Voudrais-tu la forcer à dire : "Il n'y a pas moyen d'éviter cet importun ?" Les belles ont souvent des caprices déraisonnables. N'aie pas honte de supporter ses injures, ses coups même, ni de baiser ses pieds délicats.
Ce passage offre une nouvelle illustration de ce que peut être le servitium amoris. La violence masculine et virile du premier livre devient le fait des femmes : le renversement des rôles est complet.

Réhabilitation de la femme infidèle ?

Non, Hélène ne fut point coupable ; son ravisseur ne fut point criminel. Il fit ce que toi-même [Ménélas, son mari] ou tout autre eussiez fait à sa place. Tu les forçais à l'adultère en leur laissant et le temps et le lieu. Ne semblais-tu pas toi-même conseiller à ta jeune épouse d'en agir ainsi ? Que fera-t-elle ? Son époux est absent ; près d'elle est un aimable étranger : elle craint de coucher seule. Que Ménélas en pense ce qu'il voudra : Hélène, selon moi, n'est pas coupable ; elle n'a fait que profiter de la complaisance d'un mari si commode.
Ovide s'inscrit ici dans la longue tradition des discours rhétoriques sur Hélène. Ces discours parodient les plaidoiries d'un procès, où se jugerait la culpabilité de la reine de Sparte : est-elle ou non fautive de s'être enfuie avec Pâris et d'avoir provoqué la guerre de Troie ? Ce qui est jugé avec Hélène, c'est la femme en général, accusée d'être la cause de tous les maux. À première vue, Ovide défendant Hélène et rejetant la responsabilité de son adultère sur son mari, paraît se situer à rebours de ce discours misogyne, mais en fait c'est moins Hélène, c'est moins la femme coupable qu'il réhabilite, que le couple d'amants et l'adultère.
La valorisation de l'adultère est très présente dans L'art d'aimer, qui plaide de façon plus ou moins ouverte pour l'amour libre et dénigre l'institution du mariage et la figure du mari. Il y a là une véritable provocation envers les Leges Juliae, promulguées quelques années auparavant par l'empereur Auguste et destinées à encourager le mariage et la natalité (dans le cadre du mariage).

Le chantage sexuel

Mais le Soleil (...) découvrit à Vulcain la conduite de son épouse. Quel fâcheux exemple tu donnes, ô Soleil ! Réclame les faveurs de la déesse ; mets ton silence à ce prix : elle a de quoi le payer.
Après un début de second livre appelant à la douceur et à la soumission dans la relation aux femmes, Ovide revient à un thème qui lui est cher : l'extorsion de faveur sexuelle, ici par le chantage. Certes le conseil apparaît comme une plaisanterie et joue sur l'effet de surprise : l'on attend plutôt que le poète reproche au soleil son manque de discrétion, la trahison du secret des amants par un tiers étant un motif classique de la poésie amoureuse.
Un autre exemple de chantage sexuel figure dans une œuvre précédente du poète : dans l'élégie 8 du livre 2 des Amours, il menace la servante de sa maîtresse de révéler leur liaison si elle refuse de lui céder à nouveau. Cette pratique est conforme à l'immoralité revendiquée plus ou moins ouvertement dans bien des endroits de son œuvre.

La fragile réputation des femmes

N'arrête-t-on pas en tous lieux toutes les jeunes filles, pour pouvoir dire au premier venu : "En voilà encore une que j'ai possédée ?" Et cela pour en avoir toujours quelqu'une à montrer au doigt, pour que chaque femme signalée de la sorte devienne la fable de la ville. Mais c'est peu, il est des hommes qui inventent des histoires qu'ils désavoueraient si elles étaient vraies : à les entendre, il n'est point de femme qui leur ait résisté. S'ils ne peuvent toucher à leur personne, ils peuvent du moins attaquer leur honneur ; et, quoique le corps soit resté chaste, la réputation est flétrie. Va maintenant, odieux gardien, ferme la porte sur ta maîtresse ; renferme-la sous cent verrous. Que servent ces précautions en présence du diffamateur qui se targue menteusement de faveurs qu'il n'a pu obtenir ? Pour nous, ne parlons qu'avec réserve de nos amours réels, et tenons nos plaisirs secrets cachés sous un voile impénétrable.
Ovide aborde ici un nouvel aspect de son « code moral » des amants : le lien étroit entre amour et secret, lien qui sera également établi dans l'éthique courtoise médiévale, encore une fois fidèle à son modèle latin.
Il s'attaque à l'une de ses cibles favorites : le custos, le gardien préposé par le mari à la garde de sa femme (un esclave eunuque pour ce que j'en sais) : il a déjà souvent dénoncé, aussi bien dans Les amours que dans L'art d'aimer, le caractère odieux de cet usage, mais il en montre dans ce passage toute l'inutilité. Jouant sur l'idée qu'une fausse faveur publiée est bien pire qu'une vraie faveur tue, il sous-entend la supériorité morale de l'amant tel qu'il le conçoit ; il fait de l'amant adultère quelqu'un qui respecte la pudor, essentielle chez les Romains et qui ne leur semblait pas conciliable avec l'adultère (impliquant une citoyenne !). C'est encore une fois une vision révolutionnaire et progressiste, qui s'appuie encore une fois sur un sophisme.
La relation aux femmes ne doit pas être un simple aliment de la relation des hommes entre eux : elle n'est plus le moyen de construire une image valorisante et virile (fondée sur la dévalorisation de la femme : éternel double standard !), ni de créer une complicité entre hommes, elle vaut en soi. C'est sans doute là l'un des passages les plus « féministes » de L'art d'aimer. Je trouve en outre cette critique de la diffamation sexuelle très fine et très actuelle, même dans nos sociétés occidentales modernes, où la réputation des femmes est un moindre enjeu.

L'égalité dans la jouissance

Pour qu'il [le plaisir sexuel] soit vraiment agréable, il faut que la femme et l'homme y prennent part également. Je hais les étreintes qui ne comblent pas les deux amants (...). Je hais la femme qui se livre parce qu'elle doit se livrer, et qui, n'éprouvant rien, songe à son tricot. Le plaisir qu'on m'accorde par devoir ne m'est pas agréable ; je ne veux pas de devoir chez une femme. Je veux entendre des paroles avouant la joie qu'elle éprouve ; qu'elle me demande d'aller moins vite et de me retenir. Que je voie les yeux vaincus d'une maîtresse qui se pâme et qui, abattue, ne veut plus, de longtemps, qu'on la touche.

Si tu veux m'en croire, ne te hâte pas trop d'atteindre le terme du plaisir ; mais sache, par d'habiles retards, y arriver doucement. Lorsque tu auras trouvé la place la plus sensible, qu'une sotte pudeur ne vienne pas arrêter ta main. Tu verras alors ses yeux briller d'une tremblante clarté, semblable aux rayons du soleil reflétés par le miroir des ondes. Puis viendront les plaintes mêlées d'un tendre murmure, les doux gémissements, et ses paroles, agaçantes qui stimulent l'amour. Mais, pilote maladroit, ne vas pas, déployant trop de voiles, laisser la maîtresse en arrière ; ne souffre pas non plus qu'elle te devance : voguez de concert vers le port. La volupté est au comble lorsque, vaincus par elle, l'amante et l'amant succombent en même temps. Telle doit être la règle de ta conduite, lorsque rien ne te presse et que la crainte ne te force pas d'accélérer tes plaisirs furtifs. Mais, si les retards ne sont pas sans danger, alors, penché sur les avirons, rame de toutes tes forces, et presse de l'éperon les flancs de ton coursier.

dimanche 20 novembre 2016

De la musique avant toute chose...


Un peu de musique pour changer des considérations sur Ovide.

La chanson qui m'a presque fait changer d'avis sur Johnny :
Diego libre dans sa tête, Michel Berger, 1981, interprétation de Johnny Hallyday.
Enfin seulement le temps de découvrir qu'elle est largement inspirée de Bizet :
Les pêcheurs de perle, « Je crois entendre encore » (Romance de Nadir), 1863, Georges Bizet.

♫ ♫ ♫

Le sample qui me fait penser que j'aime vraiment bien NTM :
That's my people, Suprême NTM, 1998, NTM.
Bon, manifestement j'aime surtout Chopin :
Prélude in E-Minor op. 28 n° 4, 1835-1839, Frédéric Chopin.

♫ ♫ ♫

Le morceau qui m'a fait adorer Laibach...
Jezero, Krst Pod Triglavom, 1987, Laibach.
commence par un air de La Dante-Symphonie de Liszt, 1857.
Ceci dit, tout le reste est d'eux.

♫ ♫ ♫ 

La chanson horriblement guimauve que je déteste (et ce refrain !) :
Russians, The Dream of the Blue Turtles, 1985, Sting.
Donc je détesterais Prokoviev et sa Romance de la suite orchestrale Lieutenant Kijé ?

♫ ♫ ♫

Le morceau qui me fait dire : abstraction faite des paroles niaises, Gainsbourg a vraiment le sens de la mélodie et j'aime beaucoup.
Lemon Incest, Love on the Beat, 1984, Serge Gainsbourg, interprétation en duo avec Charlotte Gainsbourg.
Si l'on fait abstraction des paroles, j'aime beaucoup Chopin !
Étude n° 3 en mi majeur op. 10, « Tristesse », Frédéric Chopin.
En vérité, je ne peux pas écouter ce morceau sans entendre la paire de Gainsbourg à l'œuvre. Quand une reprise vous gâche l'original, c'est un véritable crime ! Et quand on pense que le père parlait d'hommage à Chopin !

♫ ♫ ♫ 

Décidément, Dave, c'est un peu pénible !
Vanina, Trop beau !, 1974, composée par Del Shannon, Max Crook, Patrick Loiseau, interprétée par Dave.
Oups, est-ce que je dirais toujours la même chose, si l'on me demandait mon avis sur ce morceau d'Igor Stravinsky ?
Concerto en ré pour violon et orchestre, 1931 (à partir de 15:44).
Je reconnais que l'emprunt est peu important, de l'ordre de quelques notes, et donne lieu à une intéressante amplification qui met en valeur le passage emprunté. Del Shannon, compositeur de Runaway, morceau repris par Dave, est plutôt bon !

♫ ♫ ♫

À l'époque, j'avais adoré le film Vorace (Antonia Bird, 1999) et la bande originale composée par Damon Albarn et Michael Nyman, et particulièrement le morceau Boyd's journey.
Nyman étant coutumier du fait, il n'est pas trop étonnant de découvrir que ce morceau est une reprise de :
Le Jugement du Roi de Navarre, vers 1349, Guillaume de Machaut.

Et vous, connaissez-vous d'autres exemples de plagiat, pardon, d'hommage à des compositeurs classiques ?

L'art d'aimer, Ovide - Livre 1 Conseils aux amants : trouver l'amour, savoir plaire

TRIGGER WARNING : violence sexuelle.

L'espace public : lieu de séduction / lieu de harcèlement

C'est pour voir qu'elles viennent [que les femmes viennent au théâtre] ; mais elles viennent aussi pour être vues ; l'endroit est dangereux pour la chaste pudeur.

Assieds-toi contre celle qui te plaît, tout près, nul ne t'en empêche ; approche ton flanc le plus possible du sien ; heureusement la dimension des places force les gens, bon gré mal gré, à se serrer, et les dispositions du lieu obligent la belle à se laisser toucher.
Ovide dispense ici ses conseils pour « draguer » aux jeux du cirque.

Si, comme il arrive, il vient à tomber de la poussière sur la poitrine de ta belle, que tes doigts l'enlèvent ; s'il n'y a pas de poussière, enlève tout de même celle qui n'y est pas : tout doit servir de prétexte à tes soins officieux. Le manteau, trop long, traîne-t-il par terre ? Prends-en le bord, et, avec empressement, soulève-le du sol malpropre. Aussitôt, récompense de ton zèle officieux, sans que ta belle puisse s'en fâcher, tes yeux verront des jambes qui en valent la peine.

Un non qui dit oui

Sois d'abord bien persuadé qu'il n'est point de femmes qu'on ne puisse vaincre, et tu seras vainqueur : tends seulement tes filets.
Ovide, qui vient d'exclure certaines femmes du nombre de celles qu'on peut séduire, revient déjà sur les limites posées, ce qui indique assez que ces limites ne sont que rhétoriques et ont pour but de contourner la censure. Plus loin, il dit encore : Persiste donc, et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Pénélope est pour tous les Anciens le type de l'épouse fidèle et même héroïque, puisqu'elle résiste sans faillir aux sollicitations pressantes et répétées des prétendants qui se sont installés chez elle.
Par ailleurs, Ovide s'attache dans ce premier livre à lever toutes les inhibitions et tous les scrupules éventuels de ceux à qui il s'adresse, les encourageant à toujours plus d'audace (mot choisi par le préfacier) ou toujours plus d'agressivité (mot qui me semble plus juste).

Celle que tu croiras peut-être ne pas vouloir se rendre le voudra secrètement. L'amour furtif [« le coup d'un soir »] n'a pas moins d'attraits pour les femmes que pour nous. L'homme sait mal déguiser, et la femme dissimule mieux ses désirs. Si les hommes s'entendaient pour ne plus faire les premières avances, bientôt nous verrions à nos pieds les femmes vaincues et suppliantes.
Ce passage repose sur un sophisme, plus précisément sur une pétition de principe. Ovide bâtit toute sa démonstration sur ce qu'il aurait dû préalablement démontrer : l'identité du désir de l'homme et de la femme.
Parler d'identité à propos des désirs féminin et masculin paraît incroyablement progressiste chez un Romain du Ier siècle, mais ce ne l'est qu'en apparence, car Ovide glisse insensiblement d'une vérité générale : « homme et femme sont des êtres également désirants » à une particularité : votre désir est celui de la femme que vous désirez, et ce glissement va autoriser la négation de la liberté et du désir féminins. L'homme devient par ce « raisonnement » la mesure du désir féminin, thèse des plus dangereuses.
Le seul argument proposé par l'auteur pour étayer sa thèse, est une expérience de pensée (à partir d'une situation donnée, imaginer ce qui s'ensuit), qui appartient au domaine de l'hypothèse.
De cette expérience de pensée, où une grève masculine de la « drague » amène les femmes à exprimer leur désir, Ovide tire une conclusion implicite : l'homme rend service à la femme en la draguant. La même idée sera développée plus loin sur le viol : le viol est un service rendu à la femme, il lui permet d'assouvir son désir sans devoir l'assumer et en conservant les apparences de la pudeur. Cette idée, me direz-vous, n'est pas propre à Ovide, ni à la culture romaine, et je vous répondrai que vous avez raison.

N'hésite pas à espérer triompher de toutes les femmes ; sur mille, il y en aura une à peine pour te résister. Qu'elles cèdent ou qu'elles résistent, elles aiment toujours qu'on leur fasse la cour.
Ovide ne cesse de catégoriser les femmes, d'établir entre elles des distinctions (les femmes bien / « interdites » vs les autres), qu'il annule ensuite au profit de cette grande vérité : toutes les femmes sont les mêmes et leurs différences ne sont qu'apparentes. Il parvient donc à faire coexister deux discours sexistes au sein d'un texte extrêmement rhétorique qui, de glissement en glissement, se contredit perpétuellement.

Si elle refuse ton billet [une lettre d'amour] et te le renvoie sans le lire, espère toujours qu'elle le lira, et persiste dans ton entreprise. L'indomptable taureau s'accoutume au joug avec le temps ; avec le temps on force le coursier rétif à obéir au frein. Un anneau de fer s'use par un frottement sans cesse renouvelé, et le soc est rongé chaque jour par la terre qu'il déchire. Quoi de plus solide que le rocher, de moins dur que l'eau ; et cependant l'eau creuse les rocs les plus durs. Persiste donc, et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Troie résista longtemps, mais fut prise à la fin.
Dans l'art de séduire tel que le conçoit Ovide, l'autre n'existe pas et disparaît complètement : ce qui compte dans la séduction, c'est le séducteur, qui doit observer toute une discipline par rapport à lui-même (il faut « espérer », « persister », actions qui ne concernent que soi), et ne suivre que la règle de son action.

Peux-être recevras-tu d'abord une lettre de mauvaise augure [en réponse à une lettre d'amour], où elle te demandera de cesser tes poursuites : ce qu'elle te demande, elle craint de l'obtenir ; ce qu'elle ne demande pas, elle le souhaite, elle souhaite que tu sois plus pressant ; poursuis et bientôt tu verras tes vœux accomplis.

Quel amant expérimenté ignore combien les baisers donnent de poids aux douces paroles ? Ta belle s'y refuse ; prends-les malgré ses refus. Elle commencera peut-être par résister : « méchant ! » dira-t-elle ; mais, tout en résistant, elle désire succomber. Seulement ne va pas, par de brutales caresses, blesser ses lèvres délicates, et lui donner sujet de se plaindre de ta rudesse. Après un baiser pris, si tu ne prends pas le reste, tu mérites de perdre les faveurs même qui te furent accordées. Que te manquait-il, dès lors, pour l'accomplissement de tous tes vœux ? Quelle pitié ! ce n'est pas la pudeur qui t'a retenu ; c'est une stupide maladresse. C'eût été lui faire violence, dis-tu ? Mais cette violence plaît aux belles, ce qu'elles aiment à donner, elles veulent encore qu'on le leur ravisse. Toute femme, prise de force dans l'emportement de la passion, se réjouit de ce larcin : nul présent n'est plus doux à son cœur. Mais lorsqu'elle sort intacte d'un combat où on pouvait la prendre d'assaut, en vain la joie est peinte sur son visage, la tristesse est dans son cœur. Phœbé fut violée ; Ilaïre, sa sœur, le fut aussi ; cependant l'une et l'autre n'en aimèrent pas moins leurs ravisseurs.
Le non-désir, qu'il soit exprimé par le langage, par les expressions du visage ou le langage du corps, ou même par le silence, exprime le désir : la femme est privée de tous moyens de communication, et c'est l'homme qui se charge de lui fournir un langage spécifique, où chaque chose veut dire son contraire et où n'est exprimé que l'assentiment à son propre désir.
Notons également que la métaphore de la séduction comme combat, qui semble proposer une vision égalitaire des deux sexes (la femme et l'homme se battent, ont chacun leurs armes...), fait de la relation sexuelle une défaite pour la femme et de plus une défaite désirée : mener une guerre avec l'espoir de la perdre, voilà une idée dont les ouvrages de stratégie ne se sont sans doute jamais avisés !
Enfin Ovide recourt constamment aux mythes pour étayer ses thèses* (ici, que les femmes veulent être violées). Il en fait une interprétation toute personnelle et introduit de la psychologie et des sentiments là où le plus souvent la sécheresse du mythe n'en comporte pas. Ainsi ces femmes violées aimant leur violeur sont-elles une pure invention de sa part : dans le mythe il est seulement dit qu'Ilaïre et sa sœur, Phœbé, sont enlevées par Castor et Pollux. Idem ci-dessous avec Déidamie.
* Ovide fait du mythe la matière de ses exempla. L'exemplum est un court récit qui vise à faire adopter un type de comportement civique ou qui est porteur d'une morale. Il a également la fonction de persuader. On voit qu'ici Ovide en fait une utilisation déviée et que l'exemple de Phœbé et d'Ilaïre est au service d'une morale tout à fait amorale. Sylvie Laigneau-Fontaine, professeure à l'université de Dijon, a relevé [clic] que l'auteur recourt à l'exemplum mythologique, dès qu'il s'agit d'emporter l'adhésion sur un point litigieux : il faut donc croire que l'idée que les femmes aiment être violées en était un pour la société romaine augustéenne.

C'est à la force qu'elle céda (du moins il faut le croire), mais elle ne fut pas fâchée d'avoir à céder à la force. Souvent elle lui dit : « Reste », quand Achille déjà se hâtait de partir ; (...). La violence, où est-elle ici ? Pourquoi d'une voix caressante, retenir, Déidamie, l'artisan de ton déshonneur.
Certaines versions du mythe (pas toutes ; il y a donc ici un choix délibéré d'Ovide de parler de viol), racontent qu'Achille, pour ne pas partir à Troie où il doit mourir, se cache chez le roi Lycomède, déguisé en femme. Partageant le lit de la fille de ce dernier, il la viole, viol dont naîtra un fils, le célèbre Pyrrhus ou Néoptolème.

Oui, si la pudeur ne permet pas à la femme de faire les avances, en revanche c'est un plaisir pour elle de céder aux attaques de son amant. Certes, il a une confiance trop présomptueuse dans sa beauté, le jeune homme qui se flatte qu'une femme fera la première demande. C'est à lui de commencer, à lui d'employer les prières ; et ses tendres supplications seront bien accueillies par elle. Demandez pour obtenir : elle veut seulement qu'on la prie. (...). Si cependant on ne répond à tes prières que par un orgueilleux dédain, n'insiste pas davantage, et reviens sur tes pas. Bien des femmes désirent ce qui leur échappe, et détestent ce qu'on leur offre avec instance. Sois moins pressant, et tu cesseras d'être importun.
Vous noterez que ce conseil est en complète contradiction avec ceux qui précèdent : L'art d'aimer me semble, à bien des égards, une sorte d'exercice de style rhétorique, où souvent la forme prime sur le fond, ce qui n'empêche pas que ce fond, tantôt plus, tantôt moins, soit sexiste et machiste.

Les mille défauts des femmes : légèreté, cupidité, ruse, coquetterie, bêtise...

Un rien suffit pour gagner ces esprits légers.

Prends bien garde à l'anniversaire de ton amie, et que le jour où il faut faire un cadeau soit néfaste à tes yeux ! Tu auras beau t'en défendre, elle t'arrachera quelque chose : la femme a trouvé l'art de s'approprier l'argent d'un amant passionné.
Les femmes transforment toute relation amoureuse en relation vénale, rendent économiques les relations sexuelles : elles sont intrinsèquement des prostituées. La prostitution (l'échange d'un service sexuel contre de l'argent ou des cadeaux) n'est pas une domination des hommes sur les femmes, mais bien l'inverse. Elle naît de la malhonnêteté foncière des femmes.

Et il n'est pas difficile d'être cru [quand on fait des compliments] : toute femme se juge digne d'être aimée ; si laide soit-elle, il n'en est pas une qui ne se trouve bien.

La relation homme-femme : une relation de dupes

Et promets hardiment : les promesses entraînent les femmes ; prends tous les dieux à témoin de tes engagements. Jupiter, du haut des cieux, voit en riant les parjures des amants et ordonne aux autans éoliens, de les emporter et de les annuler.

Ne vous jouez, si vous êtes sage, que des femmes. Vous le pouvez impunément. Dans ce seul cas, le mal n'est pas plus honteux que la bonne foi. Trompe celle qui te trompe. Dans la plupart des cas, c'est une engeance sans scrupules ; elles ont tendu des pièges ; qu'elles y tombent !
La relation homme-femme s'inscrit dans un cadre totalement amoral, autorisé par l'immoralité originaire des femmes, dont les hommes sont les victimes.
Pour les commentateurs qui ont abordé la question de la misogynie d'Ovide, quelquefois d'ailleurs pour l'en dédouaner (!), voilà le passage où elle se manifeste. Cela me laisse perplexe : placer une relation sous l'angle de la tromperie est certes relativement odieux. Mais l'on verra dans le troisième livre que la tromperie est sans doute le seul domaine où hommes et femmes sont à égalité, puisque l'auteur y invite ses élèves femmes à tromper leurs amants. Voilà comment l'on peut conclure qu'Ovide n'est misogyne qu'en apparence, alors qu'il me semble avoir montré que sa misogynie ne fait aucun doute et qu'elle s'exerce quasiment sur tous les aspects du rapport aux femmes qu'il propose.
Ovide insiste constamment sur l'impunité totale du séducteur : qu'il pelote une femme aux jeux du cirque, qu'il en harcèle une autre qui le repousse ou qu'il se parjure, l'homme ne risque absolument rien, pas plus de la justice des hommes que de celle des dieux.

L'érotisation de la souffrance

On entraîne de force ces femmes [les Sabines enlevées par Romulus et ses compagnons], proie destinée au lit nuptial, et plus d'une a pu s'embellir de sa crainte même.
L'érotisation de la souffrance féminine est sans doute nécessaire dans un système qui place le viol au centre de la sexualité masculine. Si la peur, les cris ou les pleurs n'étaient pas perçus comme excitants, s'ils exprimaient ce qu'ils sont (de la souffrance), on peut imaginer que les hommes pour partie, les voyant ou les entendant, passeraient moins à l'acte. Cette érotisation minimise la souffrance de la victime, elle l'en désapproprie, en fait une simple manifestation extérieure sans réalité physique ou affective.
De là à penser et à affirmer que les femmes simulent la souffrance pour augmenter leurs charmes et plaire aux hommes : Les femmes apprennent à pleurer en temps opportun, elles versent des larmes quand elles le veulent et comme elles le veulent (Livre III).

Qui jamais, moins qu'Andromède, enchaînée sur son rocher, put espérer que ses larmes intéresseraient quelqu'un à son sort ? C'est souvent aux funérailles d'un mari qu'on en trouve un autre : rien ne sied mieux à une femme que de marcher les cheveux épars, et de donner un libre cours à ses pleurs.

lundi 14 novembre 2016

Un manuel à l'usage des pick up artists* vieux de deux-mille ans : L'art d'aimer, Ovide.

* Pour de plus amples explications, c'est par .

Introduction

Jeune écolière, je me souviens qu'en cours de latin, notre professeur nous avait présenté le célèbre poète Ovide comme une sorte de féministe avant l'heure, grand ami des femmes, attentif au désir et au plaisir féminins, bref, un être rare. Il semblait tenir pour certain que le poète avait été chassé de Rome, non parce qu'il aurait entretenu une liaison avec Julie, la fille de l'empereur Auguste, ou pour une autre raison (rappelons que le motif de sa relégation dans une île de la mer Noire demeure inconnu), mais parce qu'il avait ouvertement évoqué la sexualité féminine dans son traité L'art d'aimer, qu'il l'avait placée sur le même plan d'importance que celle masculine, fautes impardonnables aux yeux d'un empereur vieillissant et austère, désireux de restaurer la morale et les valeurs bien masculines des anciens romains.
Aujourd'hui que je ne suis plus écolière et que ma confiance paresseuse et heureuse dans mes maîtres, ou ce qui les a remplacés, n'est plus (ou presque), j'ai bien envie d'aller y voir de plus près.
Dans la préface de l'édition des Belles Lettres, Ph. Heuzé, professeur à l'Université de Nantes, nous y dit ceci :
« Le plus souvent, la psychologie féminine intéresse les misogynes. Ici, le portrait est tracé par un homme qui aime les femmes, à tous les sens du terme. On a signalé comme une importante nouveauté la revendication d'un plaisir également partagé. (...). On ne voit jamais Ovide souhaiter que les femmes soient différentes, sauf peut-être au chapitre des cadeaux... »
Ah ! ah ! l'opinion de mon professeur sur Ovide semble ici partagée : attention portée au plaisir féminin, fine connaissance de la psyché féminine, philogynie qui s'oppose à l'extrême misogynie d'un Juvénal par exemple...
Cela commence donc très bien pour notre Publius Ovidius Naso, né en 43 av. J.-C. dans le centre de l'Italie et mort en 17 ou 18 ap. J.-C. en exil, auteur notamment des Héroïdes, lettres d'illustres personnages féminins de la mythologie à leurs maris ou amants absents, et des Fards ou Soins du visage, qui renferment des conseils de beauté destinés aux femmes.

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Quelques remarques

* L'art d'aimer comporte trois livres, deux à destination des hommes, le dernier s'adressant aux femmes. Ce troisième livre n'était pas prévu à l'origine et laisse voir une composition plus négligée. La structure de l'œuvre montre d'emblée un déséquilibre en faveur des hommes, qui va se retrouver dans l'ensemble de son contenu.

* Voici ces trois livres : Livre 1 Conseils aux amants : trouver l'amour, savoir plaire. Livre 2 Conseils aux amants : faire durer l'amour. Livre 3 conseils aux amantes.

* Ovide s'intéresse ici, non à l'amour dans le cadre du mariage ou bien ouvrant sur le mariage (j'ignore si l'un et l'autre pouvaient coexister chez les Romains), mais à la relation sexuelle d'un soir avec une inconnue préalablement séduite, ou à la relation amoureuse de quelques mois ou années entre un amant et sa maîtresse.

* La cible de son livre :
Ses lecteurs : de jeunes romains (tous les lieux de drague évoqués sont à Rome), plutôt d'un bon milieu, ayant la culture et le loisir nécessaires pour apprécier son œuvre et mettre ses conseils en pratique.
Ses lectrices ET les femmes à séduire : c'est là que les choses se compliquent. A priori, lectrices et femmes à séduire ne doivent pas être mariées, la fidélité étant une vertu essentielle de l'épouse romaine ; ce ne sont pas non plus des jeunes filles (on ne plaisante pas avec la virginité des jeunes filles libres), ni des esclaves, ni des courtisanes (objets indignes d'un « art » de la séduction), mais des affranchies plus ou moins jeunes, disposant de la liberté de choix de leur(s) partenaire(s), d'une relative liberté dans leurs mouvements et de leur liberté sexuelle (leur sexualité n'est pas un enjeu social). Mais à la lecture du texte, on s'aperçoit que sa cible, active ou passive, est beaucoup plus large qu'Ovide ne nous le dit et qu'en la réduisant en apparence aux affranchies, il cherche surtout à se préserver des foudres de la censure, ce qui n'aura que peu d'efficacité, puisque l'immoralité de son livre lui sera beaucoup reprochée et sera peut-être une des raisons de son exil.

* Dans les articles suivants, je laisse la parole à Ovide, dont je propose un certain nombre de citations qui me paraissent représentatives. Je les ai rassemblées par thèmes, tout en conservant peu ou prou la structure des trois livres.

vendredi 11 novembre 2016

Quand j'entends les réactions des politiques et des médias français à l'élection de D. Trump, je saisis mieux le sens de cette phrase :
C'est le succès, (...), dans tous les événements humains, c'est le succès qui justifie.
Clarisse Harlowe de Samuel Richardson, 1748.

dimanche 9 octobre 2016

Andromède l'Africaine

Andromède, Persée a été la chercher chez les noirs Indiens.
Ovide, L'art d'aimer, Livre I.

Les « noirs Indiens » dont il est question ici, sont les habitants de l'Éthiopie : Andromède, princesse éthiopienne, a donc la peau noire des gens de son pays.

Voilà maintenant quelques représentations d'Andromède :


Sur ce vase corinthien du VIème siècle avant J.-C., on remarque, chose étonnante dans un objet créé par un artisan grec, forcément fin connaisseur des mythes, qu'Andromède est blanche, tandis que Persée, natif de la ville d'Argos dans le Péloponnèse, a la peau noire.
Comment rendre compte d'une telle interversion ? Dans la céramique attique à figures noires, les corps des personnages se détachent sur un fond rougeâtre tantôt en noir, tantôt en blanc.
Mais pourquoi alors ne pas faire correspondre ce code artistique avec la « vérité » du mythe ? Eh bien, parce qu'une convention liée au genre intervient ici : pour les grecs, le masculin est solaire et noir (brûlé par le soleil), tandis que le féminin, négatif du masculin, est lunaire et blanc. Cette distinction a un fondement idéologique : les hommes, astreints à travailler dans les champs, ont la peau hâlée, quand les femmes, qui doivent être occupées, à l'intérieur du gynécée, à filer et à tisser, ne voient guère le soleil et conservent leur teint pâle.
Ainsi, dans L'assemblée des femmes d'Aristophane, l'un des personnages, parlant des Athéniennes qui, déguisées, ont pris la place des hommes à l'Ecclesia, dit ceci : En effet, on avait sous les yeux une assemblée de visages excessivement blancs. Le corps blanc est donc le signe distinctif de la femme (ainsi que de l'artisan, mais ne compliquons pas les choses).


Sur cette poterie athénienne datant du VIème siècle av. J.-C., peinte par Exécias, la scène centrale représente Achille (peau et armure noires) tuant Penthésilée, reine des Amazones (peau blanche, armure noire) : qu'importe que Penthésilée mène la même vie qu'Achille, qu'elle soit souvent comme lui à chevaucher et à combattre, elle est conventionnellement représentée avec le teint blanc.

Passons maintenant aux représentations ultérieures de notre princesse éthiopienne, toujours pâle, voire très pâle.


C'est le cas de l'Andromède romaine de cette fresque mise à jour dans la Maison de Castor et Pollux à Pompéi, et qui date du Ier siècle. Persée, quant à lui, a le hâle de ceux qui vivent au grand air. Pourquoi une telle distance avec le mythe ? La peinture romaine s'attache à peindre la beauté et la conception latine de la beauté veut que les femmes aient la peau blanche et que les hommes qui ne sont plus des adolescents, qui ne sont pas non plus efféminés, l'aient brune. Je cite à nouveau Ovide (livre II) : N'allez pas surtout reprocher à une belle ses défauts : que d'amants se sont bien trouvés de cette utile dissimulation ! Le héros aux pieds ailés, Persée, ne blâme jamais dans Andromède la couleur brune de son teint. Le teint brun est présenté comme un défaut, qui n'a cependant rien de rédhibitoire, et l'auteur explique plus loin comment y pallier.
L'on voit donc avec cette fresque romaine, que le whitewashing, qui a pu être reproché ces dernières années aux réalisateurs américains, ne date pas d'aujourd'hui !

Dans la peinture occidentale, du Moyen-Âge jusqu'à nos jours, les représentations d'Andromède abondent, au point qu'il m'a presque été difficile de faire un choix. Nue ou (parfois) habillée, chaste ou sensuelle, seule ou figurant au milieu d'autres personnages, il semble que bien des peintres aient été inspirés par cette figure mythologique.

Gustave Doré, Andromède, 1869.

Edward Burne Jones, Andromède, 1884-85.

Depuis le XIXème siècle, rien n'a changé : notre époque, et notamment le cinéma hollywoodien, continue à représenter, que dis-je ? à fantasmer Andromède, car le caractère érotique des représentations modernes d'Andromède est manifeste, parfaitement blanche et caucasienne.


Voici donc Andromède, telle qu'elle apparaît dans Le choc des Titans de Louis Leterrier (2010), film que je n'ai pas vu, je le confesse. La jeune princesse est ici blanche, et pour cause : la voilà devenue grecque et son père, roi d'Argos ! Pourquoi ces libertés prises avec les sources mythologiques ? Peut-être pour ne pas se voir reprocher d'avoir choisi une actrice blanche pour jouer le rôle d'une femme de couleur, procédé classique du cinéma d'Hollywood.

Dessin de Nicolas Bournay, dessinateur français en activité.

La diversité existe donc même dans la culture européenne la plus classique, dans la culture grecque antique, qui s'est nourrie des influences des pays du bassin méditerranéen élargi et de la zone indo-africaine : il est dommage de la rendre invisible comme cela a été fait pendant des siècles.
Persée est un héros dont la quête le mène aux confins des terres connues. Son mariage avec une femme noire qu'il ramène dans son pays, est le symbole de cette confrontation à l'altérité qui est le propre de toute geste héroïque.
Enfin n'oublions pas que de cette union vont naître des enfants qui seront à l'origine des dynasties légendaires régnant sur les grandes cités grecques de Tirynthe, de Mycènes ou de Sparte, et qui compteront parmi leurs descendants Héraklès, Tyndare et Pénélope, ce qui fait de ces derniers des métis : n'en déplaise à certains, les racines de l'Europe, du moins mythiques, ne sont pas seulement blanches !
Les conventions artistiques, en reproduisant les idéaux structurels d'une société, tendent à effacer la diversité de ses racines. Dans la mesure où elles ne s'appliquent qu'à la forme et pas au contenu, elles traduisent le fait que la diversité n'est pas un problème : Andromède, noire, sera une reine grecque comme une autre, qui ne souffrira point, si je puis dire, de discriminations. Mais quand le contenu n'est plus qu'un lointain souvenir, elles provoquent des malentendus et peuvent servir un centrisme culturel trompeur.

lundi 19 septembre 2016

Les Danaïdes

Des femmes qui tuent des hommes # 3

Précédemment dans « Des femmes qui tuent des hommes » : ici d'abord, ici ensuite.

Source : Eschyle, Tragédies, traduction de Paul Mazon, préface de Pierre Vidal-Naquet, Folio classique.

Après celui des Lemniennes, l'autre grand mythe mettant en scène des femmes androcides est celui des Danaïdes.

Danaïdes, Fernand Khnopff, 1892.

Des Danaïdes nous connaissons tous le supplice, aussi célèbre que celui de Tantale ou de Prométhée, châtiment terrible pour un crime tout aussi terrible : le meurtre de leurs cinquante époux au cours de leur nuit de noce.
Si le supplice et le crime sont célèbres, le mobile de ces meurtres, lui, paraît fort mystérieux. M'attachant à le découvrir, je vais mettre à profit cette recherche pour étudier, certes superficiellement, car le sujet est vaste, la condition des femmes dans la Grèce antique, leur rapport au mariage et à la virginité, tant d'un point de vue social et juridique que religieux.

Danaïdes tuant leurs maris, manuscrit des Héroïdes d'Ovide,
miniature de Robinet Testard, XVème siècle.

Dans la mythologie grecque, Bélos, roi africain, et Anchinoé ont deux fils jumeaux : Danaos, roi de Libye, père de cinquante filles, et Égyptos, roi d'Arabie et de l'Égypte nouvellement conquise, à laquelle il a donné son nom, et père de cinquante fils. Le nombre élevé d'enfants de ces deux frères peut paraître un simple élément de merveilleux propre au mythe, il reflète cependant aussi une réalité des dynasties royales égyptiennes, où le monarque s'unit à différentes femmes, princesses ou concubines-esclaves, pour assurer sa descendance.
Égyptos propose à son frère de marier leurs enfants entre eux, mais celui-ci choisit de s'enfuir avec ses filles et trouve refuge à Argos, en Grèce. Pourquoi cette fuite ? Les versions diffèrent.
Dans le Catalogue des femmes du pseudo-Hésiode, il s'agit d'échapper aux fils d'Égyptos qui auraient prévu de tuer les Danaïdes après leurs noces.
Dans la tragédie d'Eschyle, Les suppliantes (Ve siècle avant J.-C.), source la plus importante du mythe, puisque la pièce nous est parvenue complète, et sur laquelle les réflexions qui suivent s'appuient presque entièrement, cette fuite est expliquée par l'aversion des cinquante princesses pour leurs cousins. Cette aversion, que leur père partage, est d'abord la cause d'une guerre entre les deux familles, puis de leur fuite, une fois leur défaite consommée ; elle est telle enfin que les Danaïdes, au début de la pièce, menacent de se suicider, si elles ne peuvent échapper autrement au mariage : « Sinon, (...), nous irons, avec nos rameaux suppliants en main, vers le Zeus des enfers, le Zeus hospitalier des morts : nous nous pendrons, puisque nos voix n'ont pu atteindre les dieux olympiens ». Plus loin, lorsque la flotte de leurs cousins est en vue, leur haine se change en terreur et elles expriment une nouvelle fois, bien plus fortement, le désir de mourir : « Des frissons sans cesse vont courant sur mon âme ; mon cœur, maintenant noir, palpite. Ce qu'a vu mon père de sa guette m'a saisie : je suis morte d'effroi. Ah ! je voudrais, pendue, trouver la mort dans un lacet (*). » Voilà donc une haine bien puissante et qui pose bien des questions : qu'est-ce qu'ont pu faire ces fils d'Égyptos pour être aussi haïs ?

Des filles révoltées

Le roi d'Argos, à qui elles demandent l'hospitalité et la protection contre leurs cousins, s'interroge lui aussi sur leur étrange refus du mariage, sur leur « horreur du lit conjugal » : « Est-ce une question de haine ? Ou veux-tu dire qu'ils t'offrent un sort infâme ». Les Danaïdes évoquent alors la dureté de leur condition de femmes : « Qui aimerait des maîtres qu'il lui faut payer ? ». Cette réponse résume bien ce qu'est le mariage dans leur cas précis : le mariage est une servitude et il est une servitude achetée.
En effet les Danaïdes entrent dans la catégorie des filles épiclères (**). La fille dite « épiclère » est celle qui se trouve seule descendante de son père décédé : elle n'a ni frère ni neveu susceptibles d'hériter. Selon la loi, loi en vigueur à Athènes, mais aussi dans un certain nombre d'autres cités grecques (Spartes, Mytilène, Théra...), elle n'est pas pour autant héritière, mais seulement « attachée à l'héritage », et elle doit épouser son plus proche parent du côté paternel. Ce sont les enfants qui naîtront de leur union qui hériteront du patrimoine de leur aïeul. L'objet de cette curieuse institution hellénique est de conserver les biens dans la famille du père et d'éviter leur dispersion : « C'est ainsi qu'on accroît la force des maisons », réplique d'ailleurs le roi d'Argos, convaincu de ses vertus. L'épiclérat, très strict à Athènes jusqu'au VIe siècle avant J.-C., moins dans les autres cités, entraînait même le divorce pour la fille épiclère déjà mariée et déjà mère au moment du décès de son père !
Les Danaïdes ne peuvent donc pas refuser les maris que la loi leur impose : « Si les fils d'Égyptos ont pouvoir sur toi de par la loi de ton pays, dès lors qu'ils se déclarent tes plus proches parents, qui pourrait s'opposer à eux ? » Elles sont confrontées à des mariages forcés, où leur sentiment n'est pas consulté et où, pire encore pour des Grecques, la volonté de la famille, le père en l'occurrence, n'est pas respectée.
En outre, elles doivent en quelque sorte acheter leur mari avec l'héritage de leur père. Il y a ici, au-delà de la critique de l'épiclérat, une critique plus large du système de la dot. La dot (pherné) s'oppose au « prix de la fiancée » (hédon), qui prévaut en Grèce jusqu'au Ve siècle avant J.-C. Dans le second cas, il s'agit pour le futur époux d'offrir cadeaux ou numéraire à ses beaux-parents lors des fiançailles. Le « prix de la fiancée » a souvent été interprété comme l'achat de l'épouse par son futur époux et apparaît comme particulièrement oppressif pour les femmes. Ouvrons ici une petite parenthèse : que l'épouse achète son époux (dot), ou que l'époux achète son épouse (« prix de la fiancée »), la femme n'est jamais dans le mariage en position de force et les règles de la domination demeurent inchangées : le mari acheté, achat qui devrait faire de lui une sorte d'esclave, reste le maître (cf. ci-dessus : « Qui aimerait des maîtres qu'il lui faut payer ? »).
Ajoutons que cette servitude des filles épiclères n'offre guère d'échappatoire, puisqu'en cas de divorce, la loi leur donne tous les torts.

Il est intéressant de faire observer que l'obstination des prétendants à vouloir épouser leurs parentes, d'une part, et le refus de les épouser de ces mêmes parentes, d'autre part, qui sont au centre de la pièce, relèvent d'un conflit entre droit de la cité et droit du père de famille. Dans cette pièce, les deux antagonistes ont chacun le droit pour eux, tous deux ont raison, mais dans un système différent, et il s'agit de savoir qui va l'emporter, quel droit sera le plus juste.
Une telle tension n'est pas propre aux Suppliantes, elle est au cœur de toutes les tragédies antiques, dont le développement apparaît comme la recherche d'une résolution et dont le dénouement manifeste le triomphe de l'une ou l'autre loi.
On sait que Solon, au VIe siècle avant J.-C., avait assoupli les règles de l'épiclérat et fait prévaloir le droit du père de famille sur celui de la cité, en donnant à ce dernier la permission d'adopter un garçon et d'en faire son gendre. On peut imaginer qu'Eschyle, désirant célébrer Athènes et ses lois, ait voulu convaincre des insignes bienfaits des réformes de son célèbre et vénérable législateur, en représentant sur scène les terribles malheurs que pouvait causer la loi non amendée. En l'absence des deux autres pièces de ce qui était à la base une trilogie, et donc de sa conclusion, ignorant tout du dessein que poursuivait le dramaturge en s'appropriant le mythe des Danaïdes, cela reste évidemment de l'ordre de l'hypothèse.

La pièce d'Eschyle donne donc la parole à des jeunes filles en révolte contre un système qui nie leur volonté et celle de leur père (toujours présentées d'ailleurs comme identiques) : « Comment donc serait pur celui qui veut prendre une femme malgré elle, malgré son père ? » Est-ce cette révolte contre le mariage imposé par l'épiclérat qui va conduire au meurtre des Égyptiades ? Pas seulement...

Faisons rapidement mention d'une autre explication de la révolte des Danaïdes : celle d'Émile Benveniste, dans son article de 1949 intitulé La légende des Danaïdes.
Selon Benveniste, ce n'est pas parce que les Danaïdes rejettent le mariage qu'elles rejettent leurs prétendants, mais bien parce qu'elles rejettent leurs prétendants qu'elles rejettent le mariage. Elles répugneraient en fait à un mariage incestueux, comme l'est en effet le mariage entre cousins parallèles du point de vue d'une société exogamique. Au contraire, l'obstination des Égyptiades à vouloir épouser leurs cousines montrerait qu'ils embrassent une perspective endogamique, qui autorise et même encourage ce genre de mariage, dans une optique de conservation patrimoniale.
Pour lui, c'est l'opposition entre deux types idéaux de société, endogamique et exogamique, qui sous-tend la pièce, même si, à mon sens, cette explication ne permet pas de rendre compte de certains passages obscurs.

Le rejet de la démesure

Les filles de Danaos ne veulent donc pas d'un mariage avec leurs cousins. Mais malgré leur refus, ceux-ci s'obstinent : « Qu'il [Zeus] jette donc les yeux sur la démesure humaine incarnée à nouveau dans la race qui, pour obtenir mon hymen, s'épanouit en funestes et folles pensées ! Un sentiment né du délire la point d'un irrésistible aiguillon et, reniant son passé, la voici prise au piège d'Até [déesse incarnant la faute et l'égarement] ». Et plus loin : « Car les fils d'Égyptos – intolérable démesure – mâles en chasse sur mes pas, vont pressant la fugitive de leurs lubriques clameurs et prétendent l'avoir de force ».
Le mot démesure (hybris en grec), placé dans la bouche du coryphée, est ici essentiel. L'hybris est un sentiment violent, inspiré par la passion (les Danaïdes évoquent d'abord la cupidité puis la lubricité de leurs cousins), qui conduit à des violations graves (ici le rapt et le viol dont les Danaïdes ne cessent de dire leur crainte) et à un franchissement de la mesure qui doit toujours régler la conduite des hommes. Cette démesure appelle la punition divine : « Comprends la démesure des mâles ; préviens le courroux que tu sais ! » ; le courroux contre lequel les Danaïdes mettent en garde le roi d'Argos, est celui de Zeus.
Le roi d'Argos et son peuple se rangent bientôt du côté des Danaïdes, qui ont pour elles non seulement la protection de Zeus suppliant (celui qui protège ceux qui le supplient), mais aussi celle des dieux dont la colère poursuit la démesure (par l'intermédiaire de la déesse Némésis). Il vaut mieux se dissocier au plus vite de ceux qui font preuve d'hybris, pour n'être pas enveloppé dans la vengeance qui leur est réservée : « Par un vote unanime, le peuple argien l'a proclamé sans appel : jamais il n'abandonnera à la violence une troupe de femmes ». Ce choix vertueux des Argiens, lourd de conséquences, puisqu'il conduit à une guerre certaine, n'est donc pas dicté par le sentiment de ce qui est juste, mais par une terreur sacrée de la foudre divine.
Dès cette première pièce de la trilogie d'Eschyle, le sort des Égyptiades est scellé : à leur transgression répond la punition qui les attend lors de leur nuit de noces et qui sera ordonnée par Danaos lui-même, par ce père et ce roi « qui agit pour le bien de tous », substitut de Zeus sur terre.

La démesure du rejet

Victimes dans toute la pièce, les Danaïdes vont se faire bourreaux dans la suite du mythe. La mort qu'elles voulaient se donner, elles vont alors la donner, mais à leurs cousins. Enfin, dernière interversion qu'on peut repérer dans la structure du mythe, la démesure qui les habitait sans se manifester jusque-là, va devenir patente et effacer celle de leurs cousins.
En effet, selon Paul Mazon, traducteur émérite et brillant préfacier des Suppliantes, ce n'est par seulement leurs cousins que rejettent les Danaïdes, mais les hommes en général, et le mariage leur répugne tout autant que leurs prétendants : leur souhait à toutes est de demeurer vierges. Quand, à la fin de la pièce, elles renient les dieux de l'Égypte pour adopter les dieux grecs, elles n'invoquent, après les fleuves nourriciers de l'Argolide, qu'une seule grande divinité olympienne : Artémis, protectrice de la chasteté, qu'elles supplient de les préserver du « joug de Cypris [Aphrodite] ». Leurs suivantes, qui leur rappellent l'importance de vénérer Héra et Aphrodite, divinités majeures du panthéon religieux féminin, dont le pouvoir, quand elles sont réunies, atteint presque à celui de Zeus (dixit le texte), et, pour parler familièrement, qu'il est dangereux de se mettre à dos, échouent à les convaincre.
Ce rejet du mariage, s'il devient clair dans les derniers vers de la tragédie, une fois la menace d'une union avec les Égyptiades écartée, s'exprime en fait à travers toute la pièce par des formulations ambiguës, qui peuvent s'appliquer à ces derniers comme aux hommes en général, et dont le double sens n'est perceptible que lors d'une seconde lecture : « Que les enfants d'une auguste mère [leur ancêtre, la nymphe Io] échappent aux embrassements des mâles, libres d'hymen, libres de joug ! » / « Le trépas vienne donc à moi avant le lit nuptial. » / « S'il s'agit de ma fleur [la virginité des Danaïdes que leur père leur demande de protéger contre les avances qu'elles pourraient recevoir de la part des Argiens], (...), je ne dévierai pas de la route qu'a jusqu'ici suivie mon âme. » / etc.
Le choix d'une vie de célibat et de chasteté, bien que souvent mal compris et moqué, objet également d'une certaine censure morale, demeure possible pour une femme d'aujourd'hui, mais pour les Grecs, il est impensable et rend manifeste un grave sentiment de démesure qui doit être puni : ainsi les suivantes invitent-elles leurs maîtresses à faire aux dieux des vœux plus modérés que celui d'échapper au mariage et à ne jamais perdre de vue la maxime « rien de trop ».
Chez les Grecs, la chasteté dans le célibat n'a rien d'un mode de vie adulte, ce n'est qu'une étape dans la vie des femmes, qui doit être impérativement franchie. Artémis, dont le culte est central pour les petites filles, laisse alors la place à Héra et à Aphrodite, à qui les femmes mariées et mères offrent leurs sacrifices et leurs prières. La pensée grecque ne conçoit pas de rites de passage ratés, ni de vie à la marge, dans la différence ; elle y voit une source de bouleversements et de crimes capables de mettre en danger toute la société, même si, pragmatique, elle élabore des solutions qui permettent un « retour à la normale ». C'est de cette manière que, dans certaines versions du mythe, les Danaïdes, après avoir assassiné leurs cousins, finiront par se marier et par donner naissance aux peuples des Danaens : on ne peut imaginer fin plus normalisatrice !

Pour conclure cette réflexion sur les femmes homicides dans le mythe des Danaïdes, je ne peux que vous inviter, si ce n'est déjà fait, à lire la pièce d'Eschyle, dans la traduction de Paul Mazon. On parle souvent de noirceur à propos de cet auteur et je crois qu'elle atteint ici des sommets. La pièce est un chef-d'œuvre, comme toutes celles que j'ai pu lire de lui, mais ce personnage collectif formé par cinquante jeunes filles obstinées, tantôt gémissantes, tantôt faisant des imprécations, toutes pleines de pensées de mort et victimes de la violence masculine, la rend singulière, moderne et touchante. Ces filles insoumises et habitées par la haine me font irrésistiblement penser à l'Ériphile de Racine, dans Iphigénie en Aulide, qui ne semble vivre que de sa rancœur, ou encore à Antigone, autre personnage en lutte contre une loi qu'elle rejette. J'ai très envie de passer encore quelques heures en leur compagnie et je pense vous en reparler très bientôt.

(*) Les Danaïdes s'expriment tantôt toutes ensemble, dans un chœur qui parle à la première personne du pluriel, tantôt elles laissent la parole au coryphée, au chef du chœur, qui emploie alors le je.
(**) Eschyle applique conventionnellement le système juridique en vigueur à Athènes, sa ville et celle des spectateurs de la pièce, à des personnages qui ne sont ni des citoyennes ni des Grecques.