dimanche 28 janvier 2018

Où il est parlé de la culture masculine chez les indo-européens #1 La sociabilité guerrière germanique

Je me dis parfois que les articles sur la culture masculine prennent une place trop importante dans ce blog. Ce faisant, je cède clairement à la facilité, puisqu'il est relativement facile d'en retracer l'évolution à travers l'histoire humaine, dans la mesure où elle « fait trace », contrairement à la culture féminine, qui est « sans inscriptions ». Je m'explique : quand les seuls vestiges qui nous restent des croyances et des structures sociales sont l'écriture, on s'aperçoit rapidement que celle-ci, perpétuellement confisquée et monopolisée par les hommes, renseigne exclusivement sur des réalités masculines, laissant dans l'ombre tout ce qui concerne les femmes ou n'en proposant qu'une vision déformée et incohérente.

Pour autant, l'étude des textes historiques permet quatre choses :
  • appréhender les grands principes de la culture masculine, et de là saisir les limites de la « réalité proprement masculine » afin de prendre la mesure de ses extensions indues à des pratiques a priori mixtes (comme la pratique de l'écriture), voire qui relèvent a priori de la culture féminine ;
  • comprendre ce qui se cache derrière la « domination masculine », à savoir la lutte permanente des hommes pour s'interposer dans les relations entre femmes, notamment en spoliant les femmes des acquis culturels de l'humanité (auxquels elles ont toujours initialement contribué : la maîtrise du feu et de l'énergie en général, l'artisanat, le langage, l'art, la médecine...) à travers lesquels elles pourraient enrichir leur sociabilité propre et approfondir leur culture ;
  • enquêter sur les rares moments où les femmes ont pu prendre ou reprendre possession de l'écriture ;
  • repérer les marges de manœuvre des femmes, tant pour restaurer le principe de neutralité sexuelle de certaines pratiques confisquées par les hommes, que pour enrichir la sociabilité proprement féminine à partir de ces pratiques, en leur conférant un sens proprement féminin connexe au sens que leur donnent les hommes.

En relisant quelques textes historiques significatifs et leurs scolies modernes, je me propose de mettre en évidence certains grands principes de la culture masculine, ceux qui sont directement liés à la sociabilité des hommes entre eux, conformément au premier point du programme ci-dessus.

L'amitié masculine de type guerrier

En germanique, le mot « compagnon », « ami », est un nom collectif, qui désigne anciennement un groupe d'hommes lié par une activité commune : la guerre.
Cette amitié n'est pas égalitaire : le groupe de compagnons ou d'amis est conduit par un chef, et chacun s'attache à le servir mieux que les autres. La relation d'ami à ami s'établit sur fond de distinction et de rivalité. Confère Tacite :
« Une naissance illustre ou les services éclatants d'un père donnent à quelques uns le rang de prince dès la plus tendre jeunesse ; les autres s'attachent à des chefs dans la force de l'âge et dès longtemps éprouvés ; et ce rôle de compagnon n'a rien dont on puisse rougir. Il a même ses distinctions, réglées sur l'estime du prince dont on forme la suite. Il existe entre ces comites une émulation singulière à qui tiendra la première place auprès de son prince ; entre les princes, à qui aura le plus de compagnons et les plus courageux. » - La Germanie ou L'origine et le pays des Germains (De origine et situ Germanorum), écrit aux alentours de l'an 98.
Dans mon article sur L'Épopée de Gilgamesh (clic), j'avais déjà souligné le caractère profondément inégalitaire de l'amitié entre Gilgamesh et Enkidu. La chose est donc également vraie chez les Germains, du moins en ce qui concerne l'amitié masculine de type guerrier, qui est marquée par la notion de service du côté du compagnon, auquel répond, du côté du chef, le soin de former ses jeunes amis et de reconnaître leur compétence dans le champ de la sociabilité guerrière.
Le groupe guerrier germanique se rassemble :
  • régulièrement, pour affronter d'autres groupes d'amis au cours de combats rituels, qu'on pourrait comparer, de par leur forte composante sportive, aux tournois médiévaux. Ces combats permettent de définir des hiérarchies à l'intérieur de chaque groupe et entre les chefs des différents groupes. Ces combats rituels relèvent d'une sociabilité masculine plutôt agressive. Ils sont dangereux pour ceux qui s'y livrent, mais s'inscrivent dans un cadre empêchant qu'ils n'aillent trop loin, car ils se pratiquent entre pairs et égaux (les chefs), susceptibles de nouer des liens (matrimoniaux, politiques) par ailleurs. Ainsi ils sont quelquefois précédés de l'enlèvement d'une femme, prétexte d'affrontements, puis occasion d'alliance. Ces combats rituels sont ce que les Germains appellent la guerre, qui est la lutte pour le prestige militaire.
  • occasionnellement, pour rejoindre d'autres groupes d'amis (leurs adversaires habituels), fusionner en un seul groupe, dont le chef qui a su établir sa supériorité au cours des combats rituels, prend la tête, et se livrer à des razzias sur un territoire considéré comme étranger (quoique également peuplé de Germains), du fait qu'aucune sociabilité n'existe avec les tribus qui y vivent... Ce type de pratique est assimilé, chez les Germains, non à la guerre, mais à la chasse : les déprédations s'exercent contre un ennemi irréconciliable, avec qui aucune alliance, aucune relation n'existe ni n'est considérée comme possible, un autre absolu, rien moins qu'un égal, et qui occupe un espace sauvage, vacant, où tout devient possible, où la violence ne connaît point de limites.
Le reste du temps, le groupe guerrier se disperse et chacun retourne dans son domaine et à son activité de paysan, d'où il peut rejoindre d'autres réseaux de sociabilité masculine (jeux, chasse, fêtes religieuses, assemblée politique...).

La sociabilité masculine liée à la dévastation des territoires étrangers

Wotan (ou Odin) est le dieu central du panthéon nordique. Son nom signifie « chef de la fureur, de l'armée furieuse » : *Wōdanaz = woda (fureur, armée furieuse) + naz (chef). On retrouve ce suffixe -naz/-nos dans d'autres langues indo-européennes, comme dans le latin : par exemple, *dominus = dom- (maison) + -nus (chef).
Cette armée furieuse que commande Wotan est composée de morts, qui livrent des batailles dans l'au-delà. L'ami ou le compagnon qui sert son chef est assimilé au mort qui sert Wotan. Confère là encore Tacite :
« Ces hommes farouches, pour enchérir encore sur leur sauvage nature, empruntent le secours de l'art et du temps : ils noircissent leurs boucliers, se teignent la peau, choisissent pour combattre la nuit la plus obscure. L'horreur seule et l'ombre qui enveloppe cette lugubre armée répandent l'épouvante : il n'est pas d'ennemi qui soutienne cet aspect nouveau et pour ainsi dire infernal ; car dans tout combat les yeux sont les premiers vaincus. »
Cette assimilation de la grande troupe guerrière à l'armée des morts relève d'une mascarade, d'un effacement de soi derrière un masque, tel que cela puisse s'apparenter à un rite de possession : la grande troupe guerrière devient proprement l'armée des morts revêtue des attributs de bêtes sauvages, l'armée des berserkers, littéralement « ceux qui sont déguisés en ours ». Je reviendrai plus loin sur le sens à donner à cette référence animale.

L'une des plaques de Torslunda, datant du VIème siècle, c'est-à-dire de la fin de l'âge du fer germanique, découvertes à Öland en Suède. Elle représente un berserker (à droite), tirant une épée du fourreau, et, à gauche, peut-être, Odin.

La grande troupe guerrière germanique, pratiquant la dévastation, introduit donc sur terre pour un temps limité (celui de la possession) un combat cosmologique qui se livre sans fin dans les enfers célestes. Dans ce sens, son combat est religieux, car il crée une relation entre l'ici-bas et l'au-delà.
On retrouve ainsi, chez les peuples germaniques, le lien culturel entre masculinité et mort, que faisaient déjà, par exemple, les Chinois du Néolithique et de la période féodale (je vous renvoie à mes deux articles sur Granet : clic). Si l'homme est marqué par la mort, si la mort est son partage, c'est parce que la femme, en tant que mère, incarne la Vie et se voit comme éternelle (la mère se survit dans sa fille, qui se survit dans sa fille...). Si le lot féminin fait sens de lui-même, celui des hommes est bien moins évident à investir : que faire de cette mortalité ? Sans doute la mascarade germanique est-elle une tentative pour lui donner un sens, pour l'assumer et en faire quelque chose de « positif » :
  • Prendre la force des guerriers morts : si le berserker se « déguise » à l'occasion d'une razzia, s'il se transforme en un mort, c'est pour s'approprier la force des morts qui composent l'armée furieuse de Wotan, qu'il s'approprie d'autant plus légitimement que ces morts sont ses ancêtres, qui revivent en quelque sorte à travers lui, et dont la mort devient « utile ». Le Germain s'apprêtant à combattre concentre donc en lui la puissance virile de tous les hommes qui l'ont précédé, autant dire qu'il est ultra-viril.
  • Exorciser la mort :
    • Il y a donc une vie après la mort pour les hommes, qui ressemble d'ailleurs en tout point à la part de leur vie terrestre consacrée à la dévastation.
    • La mort perd son caractère irrévocable, puisqu'il existe des connexions entre les vivants et les morts, des relations entre la vie qui se prolonge dans l'au-delà et la mort qui s'insinue dans l'ici-bas. J'ai dit plus haut que, de ce point de vue, la pratique de la « mascarade » était religieuse, j'ajouterai ici qu'elle est partie intégrante du culte des ancêtres.
    • La mort n'est plus une tragédie, puisqu'elle est nécessaire et permet de constituer une réserve de force virile pour les vivants.
Les attaques auxquelles se livrent les berserkers n'ont pas pour but l'annexion de nouveaux territoires, mais la seule dévastation : une nuit, le super-groupe d'amis se réunit, accomplit sa transformation et fond sur un village appartenant à une tribu voisine, qu'il va entièrement détruire. Il paraîtrait que les destructions ne concernaient que les biens matériels et que les vies étaient épargnées. Les villageois, surpris au milieu de leur sommeil, se défendent mal, ne sont en rien des adversaires égaux, dont il serait glorieux de triompher. La virilité cumulative s'exprime donc en une force pure de destruction.
Ces attaques s'accompagnent de pillages, même si ceux-ci n'en constituent pas la finalité. Encore une fois, seuls les biens matériels sont concernés. Les vaincus ne sont pas réduits en esclavage, comme c'est le cas chez la plupart des peuples indo-européens quand ils se « civilisent » (qu'ils adoptent le modèle gréco-romain de la cité). L'esclavage est une réalité dans le monde germanique, mais la forme qu'il prend est tout à fait originale (j'aurai l'occasion d'en reparler dans un prochain article). Le butin est redistribué sur un principe d'égalité. En effet, à l'origine du pillage, il y a une faute (le déferlement de violence destructrice), dont la responsabilité incombe aux morts, mais dont la trace (le butin) est une souillure à gérer par les vivants. Le partage égalitaire du butin est en l'occurrence le rituel qui dilue la souillure entre tous les membres du groupe.

La pratique de la grande chasse

Si le berserker concentre en lui la puissance virile de ses défunts, il est également plus fort de la force des animaux mâles qu'il a tués et dont il porte la dépouille lors de ses raids nocturnes (comme je l'ai déjà dit, berserker signifie littéralement « ceux qui sont déguisés en ours »). Les Germains, mais la chose est constante chez tous les peuples indo-européens, distinguent une « grande chasse » d'une chasse commune, mixte, et à vocation utilitaire. La grande chasse, activité masculine rituelle, ne s'attaque qu'à des adversaires de valeur : des animaux mâles adultes, qu'ils soient ours, loups ou cerfs. Sa fonction est d'exacerber la virilité du groupe de chasseurs, à cet égard la mort de la bête sauvage se prolonge dans un repas rituel qui correspond au transfert magique de sa force masculine aux membres du groupe.
Mais on ne détruit pas la vie, fût-elle celle d'une bête sauvage, sans risque (car elle est souvent sous la protection d'un dieu). Aussi devient-il nécessaire :
  • de diluer la faute des chasseurs dans le partage égalitaire du repas communautaire,
  • d'ériger un trophée qui restitue la vie de la bête sauvage sur un plan supérieur (qui opère sa divinisation) et qui reconstitue l'apparence de l'animal vivant*,
  • de minimiser la faute des chasseurs (un meurtre) par l'allégation d'une faute préalable commise par l'animal, sur lequel est projetée une hyper-agressivité qui le conduit à dévaster le territoire des hommes. Dans cette construction, l'animal est un étranger qui ignore et qui ne respecte pas les lois humaines et qu'il s'agit de détruire. Ce prétexte existe chez les peuples indo-européens, mais on peut penser qu'il a une origine sémitique : le roi sémite se livrant à la chasse du lion, chasse noble par excellence, qui identifie le chasseur à un dieu, se présente comme un sauveur qui répond à l'appel de détresse de paysans-éleveurs, dont les lions dévasteraient les récoltes et les troupeaux. Il vient pacifier un territoire livré à la violence, civiliser un espace menacé par la sauvagerie et le restituer aux hommes qui en ont été dépossédés.
Le meurtre de l'animal réparé par l'érection du trophée a pour effet de dissocier les deux puissances que celui-là possède vivant :
  • sa puissance fécondatrice que le trophée lui conserve, prolongeant ainsi son existence dans l'au-delà ;
  • sa force virile que les chasseurs s'approprient dans le repas communautaire.
Le berserker, quand il endosse le trophée, reconstitue l'intégrité de l'animal, ce qui est extrêmement dangereux d'un point de vue religieux, car cela revient à rendre vie à la bête sauvage, vie dévouée à la vengeance contre son meurtrier. Ce danger est évité par le rite de possession ancestrale : ce sont les morts qui prennent et assument le risque de réveiller la bête sauvage, de lui donner des armes et de la laisser se déchaîner avec une hyper-agressivité dévastatrice, celle même que la chasse prétend faire cesser.

  Un berserker endossant le trophée d'un animal tué lors de la grande chasse.

* Le souvenir de cette pratique s'est conservé dans la chasse à courre, chasse aristocratique, où, pendant la curée, la tête de l'animal (cerf, chevreuil, daim) était séparée du corps et placée sur sa peau : c'est ce qu'on appelle un « massacre ». On appelle également « massacre », la tête naturalisée ou dépouillée d'un animal, conservée comme trophée ou utilisée comme ornement, autre vestige d'une pratique très ancienne (cf. les demeures néolithiques de Catal Huyuk).

Un massacre version bobo. Fabriqué en bois, il est garanti cruelty free.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire