lundi 3 juin 2019

Femmes illustres #2 Érichto, Méroé, Pamphile et les autres

Le cercle magique de John William Waterhouse, 1886

Dans l'un de mes articles consacrés à la culture masculine chez les Indo-européens (ici), je vous parlais de la notion de créance. Voilà ce que j'en disais :
« La notion de créance, économique à l'époque moderne, sociale dans l'Antiquité et magique chez les Indo-européens de l'époque pré-historique, dérive de celle de fidélité. À l'origine, elle est donc liée à un échange en deux temps entre un homme et un dieu. Le premier temps est celui du placement du *kred-, unité individuelle de force que fournit un homme à un dieu de façon à augmenter ses chances de vaincre dans ses combats célestes. Le second temps est celui de l'assistance du dieu à l'homme qui a placé en lui son *kred-, tout comme dans la fidélité est attendue du chef un retour. Le créancier apparaît ainsi à l'origine comme le fidèle d'un dieu. Mais lorsque le champ économique s'empare de la notion de créance, l'accent est mis sur la dette qu'elle implique, sur l'obligation qui résulte du crédit, obligation juridique placée dans l'ombre du châtiment. L'économie marque en cela sa différence avec la religion, puisqu'il est inconcevable qu'un dieu soit l'obligé d'un homme. »
(...) il est inconcevable qu'un dieu soit l'obligé d'un homme : et pourtant ! Il me vient à l'esprit plusieurs exemples de dieux « obligés », forcés à l'obéissance, certes pas à cause d'une créance qu'ils auraient contractée envers un mortel et qu'ils seraient tenus d'honorer, mais par quelque obscure contrainte. Et comme ce type de rapport est inimaginable dans le cadre de la religion officielle indo-européenne, il s'établit forcément à sa marge, régie par des femmes et des hommes exclu.e.s de la culture dominante du monde gréco-romain : sorcières et sorciers, mages et magiciennes, enchanteresses et enchanteurs, nécromanciennes et nécromanciens.
La réalité sociale et historique de ces marges n'est plus guère perceptible aujourd'hui qu'à travers ce qu'en ont retenu quelques écrits philosophiques et poétiques de l'époque, bien évidemment partiaux, qui lui ont surimposé une image dépréciée, le plus souvent strictement féminine, construite sur les bases de la théologie officielle de l'époque. Son caractère contradictoire est relevé, soit pour en dénoncer le charlatanisme, soit pour pimenter un récit.
C'est ainsi qu'au travers de trois célèbres figures de sorcières nées sous le calame d'auteurs romains non moins célèbres, je vais...
  • m'attacher à illustrer l'immense étendue des pouvoirs communément attribués aux sorcières et sorciers dans l'Antiquité,
  • montrer comment la nature de ce pouvoir les met à l'écart du champ de la religion civile et de la Cité, ce qui, dans une société où tout est religieux, aboutit à les rejeter à ses marges et à leur faire endosser le rôle anti-social et abhorré de l'impi.e,
  • questionner la source de leur pouvoir,
  • et étudier parallèlement la figure littéraire de la sorcière, dont l'importance dans l'imaginaire européen, de l'Antiquité à la Renaissance, a contribué à rejeter sur les femmes la faute religieuse que constitue la pratique de la sorcellerie dans le monde chrétien.

Érichto l'Hémonide dans le livre VI de La guerre civile ou La Pharsale de Lucain (Ier siècle)

La Pharsale est une épopée retraçant la guerre civile qui oppose le parti du Sénat (ou de Pompée) à celui de César (– 49 à – 45). Au livre VI, la scène du conflit se déplace d'Italie en Grèce, plus précisément en Thessalie, terre des enchantements et de la sorcellerie, dont Mme de Créquy, dans ses Mémoires, disait plaisamment que c'était un pays « dont la moitié de la population se croyait sorcière, et dont l'autre moitié se croyait ensorcelée ». L'un des fils de Pompée, désireux de connaître l'avenir qui lui est réservé, va consulter l'effrayante Érichto, consultation qui va permettre à Lucain de déployer tout son talent d'écrivain dans la création d'un personnage parmi les plus mémorables de la littérature antique. Dans l'univers très viril de La Pharsale, Érichto est également, à côté de Cléopâtre et de Cornélia, l'épouse de Pompée, l'une des rares figures féminines individualisées, caractérisées et tenant le premier rôle. L'épisode où elle apparaît est certes mineur dans l'économie générale de l'œuvre, mais il est essentiel d'un point de vue littéraire, puisqu'il s'agit ici pour Lucain de tenter d'égaler l'épisode de nécromancie de l'Odyssée, où Ulysse interroge, grâce aux formules magiques apprises de Circé, l'ombre du devin Tirésias.
Parmi tous les personnages de sorcières qui hantent la littérature gréco-romaine, on peut distinguer la princesse magicienne, jeune et séduisante, telle Médée ou Circé, et la vieille sorcière repoussante, risible et marginale. D'emblée l'Hémonide affirme sa différence, puisqu'elle n'appartient ni à l'une ni à l'autre de ces catégories. Si la question qui se pose à propos de la princesse magicienne ou de la vieille sorcière est celle de leur humanité (sont-elles humaines ou plus qu'humaines ?), Érichto ferait plutôt se demander si elle est vivante ou morte.
  • Son apparence est celle du cadavre : « Sur le visage de cette femme impie, qu'un jour serein n'éclaira jamais, une maigreur hideuse se joint à la pâleur de la mort. »
  • Elle demeure dans un cimetière : « Elle s'était interdit la demeure des vivants, et pour être plus chère aux dieux des morts, elle habitait parmi des tombeaux dans l'asile même des ombres chassées de leurs couches. »
  • Elle ne vit que de morts, qu'elle dépèce comme un charognard : « Mais a-t-on conservé dans la pierre ces corps dont le principe humide est tari, et dont la substance est durcie et desséchée, elle exerce sa fureur sur eux, plonge ses mains dans leurs yeux, arrache leurs prunelles glacées, ronge la pâle dépouille de leurs mains décharnées ; elle rompt avec ses dents le nœud fatal et le lacet des pendus ; dévore les cadavres, ronge la croix, déchire les chairs battues par l'orage ou brûlées par les feux du soleil. Elle arrache les clous des mains des crucifiés, boit le sang corrompu qui dégoutte de leurs plaies, et si la chair résiste aux morsures, elle s'y suspend. Si on laisse étendu sur la terre un mort privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces ; mais elle n'a garde d'employer ses mains ou le fer à déchirer sa proie ; elle attend que les loups la dévorent, et c'est de leur gosier avide qu'elle se plaît à l'arracher. »
Érichto a cependant en commun avec les autres sorcières de la littérature antique, sa toute-puissance, son pouvoir de « faire violence aux dieux », d'obtenir ce qu'elle désire « en dépit d'eux-mêmes » :
« Ces dieux qui ne daignent pas écouter les vœux du reste des mortels, obéissent aux enchantements de la Thessalienne maudite. Ses accents magiques pénètrent seuls au fond des demeures célestes. Les Immortels n'y peuvent résister... »
Tout comme elles, elle s'attaque à l'ordre même de la nature, où elle introduit le dérèglement et le chaos. Ce faisant, elle montre un pouvoir supérieur à celui des dieux, garants de cet ordre. L'extrait suivant, qui se rapporte aux sorcières de Thessalie en général, énonce tous les lieux communs, reposant sur des paradoxes ou des impossibilités, que l'on trouve dans la plupart des évocations de la sorcellerie antique :
« À la voix d'une Thessalienne, l'ordre des choses est renversé, les lois de la nature sont interrompues ; le monde, emporté par son cours rapide, reste tout à coup immobile, et le dieu qui imprime le mouvement aux sphères est tout étonné de sentir que leurs pôles sont arrêtés. Par ces mêmes enchantements, la terre est inondée, le soleil obscurci ; le ciel tonne à l'insu de Jupiter. L'Hémonide, en secouant ses cheveux, remplit l'air de noires vapeurs et répand au loin les orages ; la mer s'irrite quoique les vents se taisent ; les flots sont retenus dans un calme profond, quoique les vents soient déchaînés ; les airs et les eaux se combattent, les vaisseaux voguent contre les vents ; les torrents qui tombent du haut des rochers demeurent suspendus au milieu de leur chute ; les fleuves remontent vers leur source ; l'été ne soulève plus le Nil ; le Méandre court droit vers son embouchure ; l'Arare presse le Rhône paresseux ; le sommet des monts s'aplanit ; l'Olympe s'abaisse au-dessous des nuages ; les neiges de Scythie fondent au milieu de l'hiver sans que le soleil y darde ses rayons ; la mer repoussée loin du rivage résiste au poids de l'astre qui la presse ; la terre est ébranlée sur son axe incliné, sa masse pesante est poussée hors du centre de son repos et laisse à découvert le ciel qui l'environne. »
Même ce qu'il y a de plus irrémédiable, je veux parler de la mort, ne constitue pas une limite à l'« art puissant » de notre enchanteresse :
« Si elle eût voulu relever à la fois toutes ces troupes égorgées et les renvoyer aux combats, les lois de la mort auraient fléchi, et par un prodige de son art puissant, un peuple rappelé des rivages du Styx aurait reparu sous les armes. » (L'image d'Érichto qui veut / pourrait lever une armée de morts, revient à plusieurs reprises dans ce passage ; elle évoque celle des gardiens des Enfers mésopotamiens, les Gallu, qui, à la suite d'Ishtar, s'élancent hors des profondeurs de la terre à la poursuite de Dumuzi ; la version qu'en donne Lucain, plus proche de la horde sauvage des guerriers morts conduits par Odin et dévastant tout sur son passage, me semble cependant nouvelle et originale.)
Sa façon de s'adresser aux divinités infernales délaisse la supplication et la louange au profit de l'injure et de la menace. Imaginez qu'elle appelle les Furies « chiennes d'enfer » et somme Pluton de lui obéir sous peine de faire pénétrer la lumière du jour dans les enfers !
Enfin Érichto est jugée impie et sacrilège.
  • Elle viole l'intégrité des cadavres, particulièrement sacrés et intouchables dans le monde gréco-romain (rappelons, par exemple, l'interdit de la dissection dans la médecine hippocratique, du fait même de cette sacralité du corps mort).
  • Elle arrache les morts à leur dernier sommeil.
  • Elle prononce ses prières et accomplit ses sacrifices aux dieux en étant souillée du sang de ses victimes (le meurtre fait de l'assassin un être impur, qui doit pratiquer divers actes de purification avant de pouvoir retrouver une vie normale, où la réalisation des devoirs religieux tient une place centrale).

Méroé la Thessalienne dans les Métamorphoses d'Apulée (IIe siècle)

Les Métamorphoses appartiennent au genre antique « milésien », qui rassemble des récits littéraires en prose, plaisants, légers et volontiers amoraux. Dans cette œuvre, Apulée recherche avant tout le plaisir et l'amusement de son public au moyen d'une grande variété dans la narration et les registres littéraires utilisés. Il multiplie, à l'intérieur de son récit-cadre, les digressions narratives, qui relèvent de registres aussi divers que l'épouvante, le conte merveilleux, le récit initiatique et mystique ou les histoires criminelles.
Ce qui va m'occuper ici est un récit fantastique, qui relate la mésaventure du marchand Socrate, tombé sous la coupe d'une femme qui le terrifie, et pour cause, car c'est une sorcière et, comme il le dit lui-même, « [i]l y a quelque chose de plus qu'humain dans cette femme ». Méroé, tel est son nom, est pour Apulée, comme l'est Érichto pour Lucain, l'occasion d'illustrer son talent d'écrivain, non plus dans le style noble et sérieux de l'épopée, mais dans deux registres qu'il fait alterner avec brio : l'horreur et le comique.
Tous les clichés liés à la figure de la vieille sorcière sont convoqués pour décrire Méroé : elle est vieille, elle a une sexualité débridée qui la fait identifier à une prostituée, elle est cupide et avare, elle est méchante et ridicule... Mais une lecture plus fine montre que tous ces clichés sont ambivalents et réversibles : elle est vieille, mais désirable, elle a une sexualité libre et dominatrice, elle n'est pas cupide, mais gère ses biens et ceux de son amant comme le ferait un homme, elle n'est pas ridicule, mais ridiculise et humilie la gent masculine (il y a une récurrence, dans cet épisode, du motif de la castration). De plus, elle est certes extrêmement méchante, mais chacun de ses actes de méchanceté (qui sont toujours de l'ordre de la vengeance, soit contre un amant infidèle, soit contre une rivale en amour ou un concurrent en affaires...) constitue une bonne plaisanterie, qui met les lecteur.rice.s de son côté. La profession qu'elle exerce (cabaretière) mérite que l'on s'y attarde :
  • Il est rare pour une Grecque ou une Romaine d'avoir un métier (je ne dis pas de travailler) et de posséder son affaire : Méroé n'est donc pas assujettie aux mêmes conditions socio-économiques que celles de son sexe.
  • Le cabaret, dans l'Antiquité gréco-romaine, est un lieu de danger et d'épreuve pour les citoyens qui le fréquentent, puisqu'ils y courent le risque, en cas de consommation d'alcool mal maîtrisée, de trahir les secrets de leurs affaires et de leur foyer à leurs compagnons de beuverie, susceptibles d'en tirer avantage sur un plan professionnel ; régir ce lieu de sociabilité masculine, où l'homme sort de son self-control habituel et remet en jeu son statut de dominant, c'est bien évidemment tenir une position de pouvoir.
Méroé se démarque donc des autres femmes. Quoique, par bien des aspects, son comportement et son mode de vie puissent être qualifiés de « masculins », elle se distingue aussi des hommes, en ce qu'elle est parfaitement seule. Dans une société composée comme un oignon, où le citoyen grec ou romain appartient à une famille, qui appartient à une tribu, qui appartient à une cité, elle semble ne faire partie d'aucun cercle, pire : elle est l'ennemie de toutes et de tous (au point que la ville où elle habite décide de la proscrire, dans l'espoir d'en finir avec ses persécutions continuelles). On lui découvre une sœur à mi-récit, Panthia, également sorcière, son double en quelque sorte, qui ne diminue en rien sa singularité et son isolement. Elle est par ailleurs dépourvue de tout état civil : elle n'est ni mère, ni épouse, ni fille de citoyen, elle n'est ni esclave, ni étrangère : elle ne possède aucun des statuts qui définissent les individus de sexe féminin à l'intérieur de la cité. Elle semble antérieure à la cité, antérieure à la société, et faire partie d'un monde plus ancien.
Si Méroé n'a pas grand-chose à voir avec Érichto, les mots qui vont servir à décrire ses pouvoirs sont pourtant exactement les mêmes :
« C'est une magicienne, dit-il ; elle sait tout : elle peut, à son gré, abaisser les cieux, déplacer le globe de la terre, pétrifier les fleuves, liquéfier les montagnes, évoquer les mânes de bas en haut, les dieux de haut en bas, éteindre les astres, illuminer le Tartare. »

Pamphile d'Hypata dans les Métamorphoses d'Apulée (IIe siècle)

Pamphile apparaît au livre II des Métamorphoses. Elle est l'hôtesse du jeune Lucius, narrateur et personnage principal du roman. Elle habite Hypata, capitale de la Thessalie. Voici son portrait :
« Gardez-vous, mais gardez-vous sérieusement des fatales pratiques et des détestables séductions de cette Pamphile, la femme de Milon, que vous dites être votre hôte. C'est, dit-on, une sorcière du premier ordre, experte au plus haut degré en fait d'évocations sépulcrales. Elle peut, rien qu'en soufflant sur une pierre, une baguette ou quelque autre objet aussi insignifiant, précipiter les astres du haut de la voûte éthérée dans les profondeurs du Tartare, et replonger la nature dans le vieux chaos. Elle ne voit pas un jeune homme de bonne mine sans se passionner aussitôt. Dès lors, ni ses yeux ni son cœur ne peuvent se détacher de lui. Elle l'entoure d'amorces, s'empare de son esprit, l'enlace à jamais dans les chaînes de son inexorable amour. À la moindre résistance, elle s'indigne ; et les récalcitrants sont tantôt changés en pierres ou en animaux, tantôt anéantis tout à fait. Ah ! Je tremble pour votre sûreté. Gardez-vous de brûler pour elle ; ses ardeurs sont inextinguibles, et votre âge et votre tournure ne vous expose que trop à la conflagration. »
Plusieurs points méritent d'être soulignés dans ce portrait, qui puise dans les éternels lieux communs sur les sorcières :
  • la toute-puissance de Pamphile (Elle peut, rien qu'en soufflant...) ;
  • le lien entre cette toute-puissance et le chaos, qu'elle peut introduire à volonté dans l'ordre naturel et qui atteste l'étendue de ses pouvoirs (replonger la nature dans le vieux chaos) ;
  • l'appétit sexuel, qui peut être, on l'a vu avec Méroé, un motif de moquerie, mais qui suscite ici bien plutôt l'effroi. Il y a, dans ce personnage de séductrice qui piège et enlace* à jamais dans les chaînes l'objet de son désir, un souvenir de la déesse suméro-akkadienne Inanna-Ishtar, déesse de l'amour (sexuel) et de la guerre, qui porte dans l'amour la force de destruction qu'elle apporte dans la guerre, et dans la guerre l'ardeur qu'elle porte dans l'amour. La langue anglaise possède un mot qui la qualifie parfaitement : maneater, la « mangeuse d'hommes ». Pour les nombreux beaux jeunes gens dont Inanna-Ishtar s'éprend successivement, la fin sera nécessairement tragique : son désir détruit ceux qui lui cèdent, sa vengeance frappe inexorablement ceux qui se refusent à elle (Gilgamesh n'y échappe qu'au prix du sacrifice – différé – de son cher Enkkidu). Pour établir ce rapport, qui surprendra peut-être, entre la plus grande déesse du Croissant fertile et une simple magicienne habitant une ville subalterne de l'Empire romain, entre deux figures que de nombreux siècles séparent, je m'autorise de l'analyse de Propp à propos de Baba Yaga (Morphologie du conte) : ce personnage, assimilé à tort à une sorcière, serait en fait la forme dégradée et syncrétique de plusieurs anciennes déesses (la mésopotamienne Ishtar, l'anatolienne Cybèle et Isis l'Égyptienne).
    * En relevant dans ce passage l'importance du champ lexical de la chasse (amorce, chaîne, enlacer...), il me vient une autre pensée que vous voudrez bien ne pas juger anachronique : je vois dans l'hôtesse de Lucius, dans la redoutable Pamphile, une sorte de Lovelace en stola, la version féminine du célèbre libertin mis en scène par l'anglais Richardson dans son roman épistolaire Clarisse Harlove, et dont le nom (le lac d'amour) annonce sa manière d'agir auprès des femmes qu'il veut conquérir : le piège et la ruse.

Pistes d'interprétation

Certes Érichto, Méroé et Pamphile sont des personnages tout droit sortis de l'imagination d'écrivains de langue latine, marqués par le genre littéraire auquel ils appartiennent (l'« enflure » et l'exagération inhérentes au style épique pour Érichto, le genre « milésien » pour Pamphile et Méroé, qui aime à faire alterner et même coexister le rire et l'effroi, et recherche avant tout à faire effet sur son public), mais, loin de n'être qu'un moyen de donner du piquant au récit, elles ne laissent pas de dire quelque chose de la réalité sociale des sorcières et des sorciers.
Car sorcières et sorciers ont, dans l'Antiquité, une existence effective et se prévalent des pouvoirs et des tours de force dont j'ai déjà parlé. J'en veux pour preuve La maladie sacrée (chapitre I), où Hippocrate évoque la magie et celleux qui la pratiquent :
« En effet ils [celleux que l'auteur appelle les mages, les expiateurs, les charlatans, les imposteurs] prétendent savoir les moyens de faire descendre la lune, d'éclipser le soleil, de provoquer l'orage et le beau temps, la pluie et la sécheresse, de rendre la terre et la mer infécondes, et tant d'autres merveilles. »
Cette critique de la sorcellerie résonne à notre oreille de façon familière. On y retrouve nombre de thèmes présents dans le portrait de nos trois sorcières : la toute-puissance, l'inversion du cours des choses et la destruction de l'ordre établi, et surtout l'impiété de celleux qui prétendent pratiquer cet art :
« Ils ne m'en paraissent pas moins être dans l'impiété et ne pas croire qu'il y ait des dieux, ou, le croyant, penser que ces dieux sont sans force et dans l'impuissance d'empêcher aucune de ces merveilles suprêmes qu'ils promettent. Or, exécutant de pareilles merveilles, comment ne seraient-ils pas redoutables aux dieux mêmes ? Si un homme, par des arts magiques et des sacrifices, fait descendre la lune, éclipse le soleil, provoque le calme ou l'orage, je ne vois là rien qui soit divin ; bien au contraire, tout est humain, car la puissance divine est surmontée et asservie par l'intelligence d'un homme. »
 
Deux choses sont constantes à propos des sorcières et des sorciers dans l'Antiquité : leur supériorité sur les divinités olympiennes, garantes de l'ordre, et leur relation au chaos en opposition avec l'ordre. Pour rendre compte de ces constantes, il faut s'intéresser à l'état et l'évolution de la pensée cosmographique antique.
Les Grec.que.s (et les Indo-européen.ne.s en général) ont développé et partagé une certaine conception du monde, où l'ordre l'a peu à peu emporté sur le chaos, au fur et à mesure que les générations de déesses et de dieux se succédaient, jusqu'au moment où, en s'imposant définitivement, le panthéon jovien s'est débarrassé des dernières traces de l'origine chaotique du cosmos. C'est sur cette base que s'est construite la grande réforme culturelle du monde gréco-romain, dont la philosophie, la médecine et les sciences « naturelles » (géométrie, arithmétique, musique, astronomie, logique, rhétorique, poétique, mécanique, zoologie, géographie, ethnologie) furent le fer de lance. On doit à Xénophane, au – 6ème siècle, la première harangue philosophique sur la supériorité absolue des dieux sur les hommes ; un siècle et demi plus tard, Platon condamnait les poètes pour leur légèreté à l'égard de la représentation qu'ils proposent des dieux à leur public. De même, la médecine hippocratique, en concevant la maladie comme une défaillance dans l'équilibre du corps humain et non plus comme l'intrusion d'un démon dans celui-ci, rompt avec la médecine traditionnelle, celle des sorciers et des sorcières en premier lieu (il lui est plus difficile de s'attaquer de front à la médecine liée au culte d'Asclépios-Esculape) qu'elle dégrade en charlatanisme. Il en est de même de l'astronomie, héritage mésopotamien, dont les Grecs ne retiennent rapidement que le principe de régularité rationnelle du mouvement des sphères célestes. Les sorcières et les sorciers, héritières et héritiers de l'autre versant, mantique, de l'étude mésopotamienne des astres, sont encore une fois accusé.e.s de charlatanisme. Et ainsi de suite : on assiste dans le monde gréco-romain à une « rupture épistémique » du même ordre que celle qui a eu lieu à partir des Lumières en Europe et qui exclut toute transgression des lois de la nature. Les premières victimes en sont les médecins, astrologues et autres magicien.ne.s, qui vivent de l'exercice traditionnel de leur art et qui se trouvent notamment transformé.e.s en effrayantes sorcières dans les productions des littérateurs.
La persistance de la magie et de la sorcellerie à travers les siècles dans le monde gréco-romain tient moins de la lente diffusion de la « culture moderne » de l'époque et des réticences des populations rurales à l'adopter, que de sa confrontation directe avec les grandes cultures de la Mésopotamie et de l'Égypte, dont la Grèce a toujours revendiqué l'héritage et qui ne partagent pas du tout ses principes. C'est tout particulièrement le cas de l'Égypte.

Chez les Égyptien.ne.s, le chaos n'appartient pas à un passé révolu : il est tout à fait actuel et menaçant. Ordre et chaos sont en lutte perpétuelle, et l'ordre ne l'emporte que dans une sphère limitée et précaire. Si le soleil se lève chaque matin, si le Nil fait sa crue tous les ans, si l'on peut observer des phénomènes de répétition dans la nature permettant de définir des lois naturelles, c'est parce que l'ordre triomphe actuellement du chaos, mais il pourrait en être tout autrement et la religion égyptienne prévoit un avenir où le chaos régnera.
Dans ce système, l'ordre a ses divinités et son clergé, le chaos a les siennes et s'il n'a pas de ministres, un certain nombre de professionnel.le.s prétendent pouvoir en solliciter la force perturbatrice pour bouleverser l'ordre des choses au profit de leurs client.e.s. Ces professionnel.le.s sont ces sorcières et sorciers, mages et magiciennes, enchanteresses et enchanteurs, nécromanciennes et nécromanciens, dont leurs collègues grec.que.s et romain.e.s sont les héritier.e.s. Lutter contre ces dernier.e.s, c'est fatalement combattre les premier.e.s, ce que Rome s'attachera à faire à de nombreuses reprises sans y parvenir, tant était grand le prestige des rites égyptiens, ce à quoi le christianisme s'engagera à son tour pendant des siècles, sans plus de succès. Les poètes quant à eux, tout en s'inscrivant dans cette entreprise de dénigrement, en ont surtout profité pour agrémenter leurs récits de personnages fascinants.

La sorcellerie et la magie gréco-romaines sont une adaptation de la vision religieuse égyptienne à la pensée indo-européenne. En soi, ces deux arts ne sont pas genrés : les hommes comme les femmes peuvent les pratiquer. Mais la religion « officielle » étant d'essence masculine, car fondée sur les notions de créance et de fidélité, développées dans les sphères de sociabilité masculine, la notion d'ordre étant structurellement masculine, celle de désordre féminine, l'on va les décliner davantage au féminin : si Hippocrate, décrivant leur réalité sociale, en parle plutôt au masculin, dès que la littérature, lieu où s'expriment fortement les représentations et les phantasmes d'une société donnée, s'empare de cette même réalité, ils deviennent l'apanage exclusif des femmes. Par ailleurs, celles-ci vont investir davantage des champs qui leur sont abandonnés, parce que considérés comme dévalorisants pour les hommes.
Ce processus de féminisation de la magie et de la sorcellerie est toujours à l'œuvre aujourd'hui : séries, films, littérature et même essais ne cessent de développer et d'explorer la figure de la sorcière, fort éloignée de celle de l'Antiquité. Ainsi l'idée d'une gentille sorcière, courante aujourd'hui, n'y aurait point fait sens, de même que l'opposition entre magie blanche et magie noire. Il n'y a pas de bonté ou de méchanceté dans la sorcellerie antique, ce qui en ferait une expression propre à l'individu de ses mœurs et de sa psyché. Le sorcier et la sorcière antiques sont plutôt des marginales et des marginaux, puisqu'iels sont exclu.e.s de la société, conçue comme le reflet humain de l'ordre et de la permanence cosmiques. Iels sont craint.e.s et fascinent, parce qu'iels dépendent de puissances rivales des puissances du bien, sachant que la contrepartie de cette fascination et de cette crainte, c'est la dépréciation sociale, la réprobation morale et l'isolement réservés aux ennemi.e.s de l'ordre social.