samedi 17 mai 2025

Sexe, genre et philosophie #7 Empédocle (– 490, – 430) #2 De la nature 3


Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

Claudine Leduc, 1990, Comment la donner en mariage ? In Histoire des femmes en Occident I. L’Antiquité sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Perrin, 2002.



Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022 : Hésiode

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023 : Thalès, Anaximandre, Anaximène

Sexe, genre et philosophie #4 gnathaena.blogspot.com 2023 : Pythagore

Sexe, genre et philosophie #5 gnathaena.blogspot.com 2023 : Héraclite

Sexe, genre et philosophie #6 gnathaena.blogspot.com 2024 : Xénophane, Parménide, Zénon, Mélissos



2.8) Conclusion : les fondements métaphysiques de la cosmologie d’Empédocle

La cosmologie d’Empédocle vise à réconcilier Parménide avec Pythagore.

  • Conformément à l’enseignement de Parménide, Empédocle admet que pour qu’un monde soit en lui-même stable et durable, il faut qu’il soit émancipé de ce dont il provient et devenu à lui-même sa propre origine ; que réciproquement, tout monde qui dépend de ce dont il provient n’est en lui-même ni stable ni durable.

  • C’est ainsi que la boule de l’être parménidienne est en elle-même un monde stable et durable, parce qu’en elle l’être immanent du monde est simultanément l’acte d’être qui le transcende, c’est-à-dire qu’elle est à elle-même sa propre origine.

  • Quant au monde de Pythagore, dans la mesure où son être est marqué par la contrariété de ses qualités, il n’est pas en lui-même stable et durable. Il n’est tel que par un soutien qui lui vient de l’extérieur, d’un acte d’être qui le transcende et ne s’identifie pas à lui.

Le monde d’Empédocle, marqué par cette même contrariété, tient sa stabilité et sa durabilité d’un acte d’être transcendant. Pour en rendre compte, le philosophe emploie une métaphore politique. Le monde immanent est comme un territoire régi par quatre tribus égales en force, dont la nature interdit la dissension interne et entre lesquelles une loi transcendantale proscrit la guerre. Naturellement opposées deux à deux, chaque tribu a la possibilité de s’allier aux deux tribus qui ne s’opposent pas à elle. Pour que deux tribus opposées contractent à leur tour une alliance, il faut qu’une troisième leur serve d’intermédiaire. Une alliance des quatre tribus est en outre possible, si chacune opère une médiation entre deux opposées. Parmi les possibilités offertes, deux pôles se dessinent : la cité totale, qui allie les quatre tribus entre elles dans leur totalité ; les nations séparées, le territoire étant divisé en quatre domaines nationaux où règne chaque tribu recluse dans son identité tribale. Toutes les possibilités de l’être immanent relient ces deux pôles. Voici un exemple de forme intermédiaire : une cité située au point de rencontre des quatre domaines tribaux, chaque tribu a détaché une partie de sa population. Leurs quatre détachements y entrent en se dévêtant de leur identité nationale et en revêtant l’habit unique de la citoyenneté. La cité peut continuer à croître avec l’afflux de nouveaux arrivants ou bien, au contraire, des citoyens peuvent être rappelés à leurs devoirs nationaux et la cité décroître. Il peut encore y avoir des villages entre deux domaines non opposés, ainsi que des associations à trois. La métaphore peut être filée indéfiniment, en intégrant notamment la notion de proportion de populations nationales dans un village, une association, une cité.

La transformation continue d’un territoire entre les deux pôles de la cité totale et des nations séparées permet de mieux appréhender la loi transcendantale temporelle qui régit les différentes formes que peut prendre le monde. La cité totale correspond à l’accord parfait de l’être immanent avec lui-même, à la boule de l’être comme conjonction de l’être immanent et de l’acte d’être transcendant, conjonction qui, chez Empédocle, ne réduit cependant pas la distance entre eux : l’acte d’être le lui permet mais ne l’y oblige pas, l’être immanent reste fondamentalement avide de parcourir toutes ses possibilités, de parvenir à sa conjonction avec l’acte qui le transcende et le constitue, mais aussi de s’en éloigner pour se retrouver dans son identité tribale séparée. La boule de l’être de Parménide se trouve dès lors réduite au statut de forme de l’être immanent, forme typique, mais pas plus que celle de sa quadripartition domaniale.

Rapprocher Parménide et Pythagore a ainsi demandé à Empédocle d’approfondir la logique de l’être du premier pour y intégrer la métaphysique du nombre du second. L’être est devenu pour lui l’objet d’une science, l’ontologie, promue à un bel avenir. Celle qu’il inaugure vise à résoudre les apories relevées par Parménide et Zénon dans la philosophie de la nature. Elle a la forme d’une typologie, d’une « théorie des types » (pour reprendre le mot de Bertrand Russell, célèbre logicien, qui a utilisé le même procédé pour éliminer les apories de la théorie des ensembles). Pour lire le De la nature, il est en l’occurrence nécessaire de bien différencier cinq niveaux ontologiques :

  • L’acte d’être transcendant, qui ne laisse pas s’exprimer la puissance autodestructrice de son fruit (l’être immanent) et régit de façon équitable et libérale l’expression de toutes ses autres puissances (altruistes et identitaires) ;

  • La loi transcendantale imposée à l’être immanent, loi constitutionnelle et historique qui définit les possibilités inscrites dans sa nature, limite l’expression de ces possibilités (pas de création ni de destruction) et règle l’expression des possibilités autorisées (alliance et rupture) ;

  • L’être immanent lui-même, le Quatre pythagoricien, doté à sa naissance d’une nature capable de composition et de création autant que de décomposition et de destruction, mais qui n’exprime qu’une part de ces capacités (celles de composition et de décomposition, d’alliance avec soi et de rupture avec soi) et qui ne l’exprime que de façon réglée – cela du fait de la loi transcendantale qui s’impose à lui et qui émane de l’acte transcendant constitutif de l’être ;

  • Les formes prises par l’être immanent, qui expriment dans l’espace et le temps ses capacités de composition et de décomposition (d’alliance et de rupture avec soi). Ces formes se succèdent de façon continue et oscillent entre deux pôles : la boule de l’être (la cité totale) et l’être quadripartite (les nations séparées). Cette oscillation régulière résulte de l’application de la loi transcendantale à l’être immanent, selon laquelle les Quatre peuvent exprimer tour à tour le maximum et le minimum de leur capacité à s’allier, le minimum et le maximum de leur capacité à rompre leur alliance.

  • Le « non-être qui est » des corps, supports de qualités nouvelles résultant des combinaisons harmonieuses des qualités élémentaires. En tant qu’illusion, le corps est créé à partir du néant et y retourne. Pourtant, non seulement cette illusion est assise sur l’être immanent mais elle objective la différence qu’il y a entre s’allier et se séparer, entre construire et détruire. Le Un, la cité totale, la boule de l’être, possède les qualités les plus riches que puisse posséder un corps, c’est ce qui fait sa singularité. Cette singularité lui confère un statut quasi-ontique. Quant aux corps multiples qui jalonnent le chemin montant-descendant entre le corps parfait de l’Un et le non-corps du Quatre, c’est leur dualité, la répétition de leur existence dans les phases de constitution et de désagrégation de l’Un, qui leur confère à eux aussi un statut quasi-ontique.

Ces cinq niveaux ontologiques sont susceptibles d’une appréciation genrée.

  • L’acte d’être transcendant est maternel. La référence à la Gaïa hésiodienne s’impose, mais une Gaïa qui serait la synthèse de la déesse de l’âge d’or, qui émancipe ses rejetons, et de celle de l’âge d’argent, qui leur octroie des limites infranchissables et régule leurs relations en flattant simultanément, mais selon un régime d’opposition de phase, leurs tendances altruistes et identitaires. Cette figure maternelle complexe ressemble fortement à l’Intellect de Xénophane, équivalent de Chaos chez Hésiode, divinité féminine toute à son œuvre de conception asexuée.

  • La loi transcendantale a pour fin et pour moyen la constitution d’un cosmos transcendantal stable et durable. Elle est maternelle en ce qu’elle établit la nature de l’être immanent mais aussi paternelle en ce qu’elle fixe des interdits dans l’expression de cette nature. Elle est derechef maternelle quand elle régit le processus d’alliance altruiste (opéré par Cypris), et masculine anti-maternelle (ou phallique) quand elle régit la rupture de l’alliance et le repli identitaire.

  • L’être immanent est qualitativement féminin (Héra et Nestis : air et eau) et masculin (Zeus et Aidônéus : feu et terre) sans que l’un ou l’autre genre l’emporte. Au regard de ses possibilités, l’acte d’être transcendant ne lui permet cependant ni d’être créateur (féminin épanoui) ni d’être destructeur (masculin épanoui). L’être immanent combine à cet égard le féminin virginal et le masculin châtré.

  • Les formes de l’être immanent se déduisent du rapport de force évolutif entre la tendance à l’ouverture à l’autre et la tendance à la clôture identitaire qui animent les éléments. La première est féminine, incarnée par Aphrodite, la seconde est masculine. Deux sociétés s’opposent ainsi : l’une, féminine, où toutes les identités se mêlent en un tout organique, l’autre, masculine, où les identités se retranchent dans leur différence.

  • Les corps résultent eux aussi du rapport évolutif de l’amitié et de l’inimitié, mais à la différence des formes de l’être immanent, à l’amitié la plus grande correspond la plénitude d’un corps parfait, tandis qu’à l’inimitié la plus grande correspond la négation de tout corps. Aussi le corps parfait est-il strictement féminin, tandis que l’absence de corps est-elle strictement masculine. Lors de la séquence cosmique de la division sexuelle des espèces, il y a bien des corps féminins d’un côté et des corps masculins de l’autre, mais leur rapport est disproportionné, le corps féminin est le seul à bénéficier d’une sagesse corporelle transcendantale, par laquelle deux semences sont mêlées et leur mélange conduit jusqu’à une loge matricielle ou chaude ou froide, d’où un cordon ombilical plonge ses racines dans cette réserve inentamée de sang qu’est le corps féminin dans son ensemble, par quoi le mélange croît et s’élève jusqu’à quitter la matrice tout en continuant à s’alimenter du lait, sang fermenté de la mère.

Partout où règne l’opposition, dans la loi transcendantale, dans les qualités de l’être immanent, dans les formes qu’il prend sur le plan cosmique, le masculin et le féminin s’équilibrent. Dès que l’opposition cesse, dans l’acte d’être transcendant et dans les corps, le féminin s’impose seul.