mardi 26 mars 2019

Les Catilinaires de Cicéron #1 Premier discours prononcé devant le Sénat, le 8 novembre 63 avant J.-C.

Illustration : Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catilina, XIXe siècle

La première Catilinaire n'est pas d'un accès facile, du fait de l'ancrage du texte dans la réalité historique des institutions romaines.

Le contexte du discours de Cicéron est celui de la dernière séance du Sénat en présence de Catilina, pendant laquelle Cicéron invective ce dernier et après laquelle Catilina quittera Rome. Cicéron met tout en œuvre dans l'écriture de son discours (qui, rappelons-le, a été entreprise après la mort de Catilina), pour faire de cette séance son acte politique majeur. Il se met notamment en scène lui-même (les Catilinaires transcrivent ses principales allocutions relatives à cette affaire d'État) comme un homme à la hauteur de sa fonction de consul de la République romaine, et comme un consul capable de faire de l'exercice de sa fonction un exemple à suivre pour les consuls futurs, pour ceux qui seront amenés à exceller non pas dans les affaires militaires aux confins de l'empire, mais dans les affaires civiles, tout aussi périlleuses.

Ces deux motifs (l'aptitude de Cicéron à remplir sa fonction de consul et le caractère innovant de son interprétation de cette fonction dans un contexte de guerre civile imminente) sont largement entremêlés dans la première Catilinaire, et cela sans aucune confusion : chacun des deux motifs obéit à ses propres registres discursifs et c'est leur alternance qui conduit le discours de son commencement à sa fin.

Le consul comme juge arbitre suprême

Le premier motif est à apprécier à la lumière de l'analyse de Benveniste du terme latin « arbiter » (chapitre 3 du livre 5 du Vocabulaire des institutions indo-européennes), qui désigne l'un des aspects de droit de la fonction de consul, celui par lequel

L'arbiter décide non d'après des formules et des lois, mais par sentiment propre et au nom de l'équité : l'arbiter est un iudex qui agit en tant qu'arbiter, il juge en survenant entre les parties, en venant du dehors comme quelqu'un qui a assisté à l'affaire sans être vu, qui peut donc juger librement et souverainement du fait, hors de tout précédent et en fonction des circonstances.

Le statut de consul confère à celui qui s'en trouve investi ce pouvoir magique et divin d'avoir été là au moment et au lieu de la naissance d'un projet criminel qui dépasse les bornes du droit coutumier.

Certes l'investiture au consulat prend la forme d'un rituel, par lequel le nouveau consul est amené à adopter l'attitude souveraine de quelqu'un qui a changé de nature, qui, de simple citoyen, est devenu le premier magistrat de la République, dépositaire d'un pouvoir divin.
Pour autant, dans les faits, l'omniscience à laquelle il est censé accéder, c'est au consul de se la construire, en s'entourant d'un réseau de personnes privées, comparable aux Renseignements généraux français, qu'il lui revient d'organiser, ce qu'il ne peut envisager de faire qu'à partir de sa clientèle personnelle. C'est la qualité de celle-ci, et la compétence de ses membres, qui sont la mesure de fait du pouvoir omniscient de droit du consul.
Il s'avère que sur ce point Cicéron était suffisamment bien entouré pour qu'il puisse non seulement prouver sa valeur en déjouant une conspiration, mais encore en savoir suffisamment sur elle pour jouer avec le chef des conspirateurs et l'acculer à un silence coupable. Une bonne partie de la première Catilinaire peut être lue sous cet angle : à la fois comme une démonstration de la qualité du réseau d'espionnage de Cicéron et comme la mise en œuvre d'une stratégie visant à fermer toute porte de sortie à Catilina (autre que celle que Cicéron lui proposera).

Le consul n'est pas seulement arbiter, il est aussi iudex. Comme le rappelle Benveniste, le droit pénal romain est un droit régi par la proportion. Le juge qui détermine la faute, détermine aussi le montant de la réparation du préjudice. Ces deux moments n'en font qu'un dans le droit romain, qui exprime, dans ses formules toutes faites, la jurisprudence coutumière de la proportion de la peine à la faute. Dans les cas où il ne s'agit plus de juger selon le droit coutumier, où il s'agit d'une affaire que la coutume n'a pas prévue, le iudex arbiter qui est sollicité est appelé à innover en matière pénale.

De là, arbitrari étend son emploi et prend le sens d'aestimare, fixer souverainement le prix de quelque chose : en effet, le juge arbitre était amené à apprécier le prix d'un objet en litige, de fixer une peine, un dommage, une amende.

Quand le iudex arbiter est un consul, c'est que l'affaire est une affaire d'Etat, donc une affaire suffisamment grave pour que la peine la plus dure puisse être envisagée (à savoir, chez les Romains, la réduction au statut de sacer, « sacré », qui correspond à la perte non seulement de tous ses droits, mais de son humanité et de toute valeur, même marchande : le sacer est assimilé à une bête sauvage que tout un chacun a le devoir d'éliminer s'il le croise).
Or les Romains, passionnés de proportion et d'équité, sont beaucoup plus méfiants envers l'usage qu'un consul peut faire de son pouvoir de définir souverainement une peine, qu'envers son omniscience, dont l'utilité n'a jamais, quant à elle, été remise en cause. De là les limites institutionnelles mises à l'exercice par le consul de sa fonction complète de iudex arbiter, conditionné par un acte particulier du Sénat : le senatus consultum ultimum. Par cet acte, le consul dispose effectivement de tous les moyens (et de toutes les peines) qu'il estime nécessaire pour résoudre de bout en bout une affaire que le Sénat a de son côté estimé être une affaire d'État, mais dont il ne détient précisément ni les tenants ni les aboutissants. Sans le senatus consultum ultimum, le consul est omniscient sans être omnipotent ; dès qu'il l'obtient, son pouvoir est à peu près sans limite. Les Romains n'ont jamais accepté le senatus consultum ultimum qu'à la condition supplémentaire que le consul rende des comptes et montre qu'à tout moment de l'affaire, il a su proportionner les mesures prises (policières et pénales) aux risques encourus.

Il me faut sur ce dernier point ouvrir une parenthèse. On ne juge pas seulement à Rome des crimes qui ont eu lieu, mais aussi des intentions criminelles qui passeraient aux actes, si des mesures n'étaient pas prises pour l'empêcher. Une conspiration entre évidemment dans ce second cas de figure. Les Romains n'avaient pas la même réticence que nous à juger des individus pour des crimes qu'ils n'avaient pas commis, mais qu'ils avaient l'intention et les moyens de commettre.
Une énorme partie de leur liturgie consistait à consulter les oracles et à agir en conséquence : faire bon accueil aux biens mais détourner les maux qu'ils annoncent (par des mesures prophylactiques ou au contraire apotropaïques). Le consul disposait de la prérogative de consulter les oracles regardant l'avenir de la République et de proposer au Sénat des mesures destinées à accueillir les biens et à détourner les maux politiques à venir. Pour un Romain, l'oracle annonce l'avenir souhaité à un instant t par les dieux ; il s'agit alors de les influencer pour qu'ils modifient leur décret s'il conduit à des maux, ou de leur rendre grâce pour qu'au contraire ils le maintiennent s'il conduit à des biens. Lorsque Cicéron accuse Catilina d'avoir eu l'intention et les moyens d'assassiner la moitié du Sénat, cela revient à l'accuser de l'avoir fait dans un monde où Cicéron n'aurait pas pris les mesures apotropaïques qui s'imposaient. Voilà pourquoi les Romains exigent de Cicéron qu'il montre avoir proportionné les mesures aux risques et non pas seulement aux crimes éventuellement déjà commis. La première Catilinaire est à lire sous cet angle comme une longue justification des mesures prises ou à prendre ou qui devraient être prises par le consul Cicéron face aux risques croissants que représentent les agissements de Catilina, mesures apotropaïques qui sont simultanément des peines calculées au prorata du crime qui aurait lieu en leur absence. En cela Cicéron s'attache à prévenir les critiques sur son honnêteté, et sur l'impartialité que réclame la détention du senatus consultum ultimum.

Quand Cicéron se met en scène selon ce premier aspect de la fonction de consul, la salle où se réunit le Sénat se transforme en tribunal, le tribunal du iudex arbiter dont l'équivalent français actuel est la séance d'interrogatoire du juge d'instruction. Plutôt que d'un interrogatoire, il s'agit dans la première Catilinaire d'une longue accusation qui a pour but premier de réduire Catilina au silence, de lui ôter toute possibilité d'argumenter contre les faits, pour but second de prouver que Cicéron dispose effectivement du pouvoir d'omniscience que sa fonction de consul lui assure magiquement pour autant qu'il s'en montre digne (par la qualité et la compétence de sa clientèle), pour but troisième de montrer que Cicéron est sensible à l'exigence de modération que recèle l'usage du senatus consultum ultimum.

Le consul comme médecin politique

Le texte de la première Catilinaire serait déjà très dense s'il s'en tenait à cette ligne au fond très traditionnelle de la fonction consulaire. Il s'avère que Cicéron complique les choses en décidant d'innover face aux contraintes posées par l'usage du senatus consultum ultimum. Et pour mieux mettre en avant son innovation, par laquelle il entend être célébré par les générations futures comme un exemple à suivre, Cicéron ménage un certain suspense. Quelle sera la peine infligée à Catilina eu égard à ses agissements ? C'est-à-dire : quelle sera la mesure prise pour éviter que se réalise le projet de la conspiration que dirige Catilina ?

En prenant pour fil directeur ce thème, Cicéron modifie progressivement l'angle d'attaque de son discours. Car il vise à changer de scène, de façon à ne plus avoir à accuser et à punir. Prenant appui sur un autre aspect de la fonction de consul, Cicéron, par le biais d'une figure de sens, se transforme de iudex arbiter en médecin politique.

Pour bien le comprendre, il faut encore lire Benveniste (chapitre 4 du livre 5 du Vocabulaire des institutions indo-européennes) :

*med- c'est approximativement « prendre avec autorité les mesures qui sont appropriées à une difficulté actuelle, ramener à la norme – par un moyen consacré – un trouble défini ».

Telle est en l'occurrence la nature de l'exigence liée à l'usage du senatus consultum ultimum : l'exigence de mesure, de modération, à l'égard de l'affaire dont le consul a dénoué les fils. Or la mesure est la prérogative du médecin, au sens où guérir c'est

« traiter selon les règles une maladie, soumettre un organisme troublé à des règles prévues, ramener de l'ordre dans une perturbation ».

Lorsque Cicéron passe de la posture de juge arbitre à celle de médecin, la scène se transforme. En tant que juge arbitre, il identifie la partie lésée de l'affaire qu'il instruit à la République elle-même : il confirme ainsi qu'il s'agit d'une affaire d'État qui justifie le senatus consultum ultimum. Mais en tant que médecin, il identifie la République à une personne malade. Dans le même mouvement, Catilina accusé par le juge arbitre d'être le chef d'une conspiration, devient le vecteur premier d'une maladie dont souffre la République et que le médecin doit traiter par des mesures appropriées. Catilina se trouve en quelque sorte déchu de son humanité, traité de sacer par Cicéron, mais non pas selon la procédure normale pour rendre quelqu'un sacer. Catilina est sacer parce qu'il est réduit au statut de suppôt humain, et même authentiquement romain, d'un mal qui agite Rome et qui touche de nombreuses autres personnes que Catilina, mais pas au point où Catilina est atteint, car il n'est plus lui-même que le mal romain incarné. Comme c'est un médecin et non pas un juge arbitre qui déchoit Catilina, Cicéron ne peut être accusé de démesure en prononçant le verdict le plus dur.

Mais puisque c'est le médecin qui parle et non le juge arbitre, ce verdict doit être entendu comme médical : en identifiant le vecteur premier du mal romain, le médecin identifie du même coup la cause du mal et les moyens de s'en défaire. Il ne s'agit donc plus de Catilina lui-même, mais de tous les conspirateurs, et de tous ceux qui, activement ou passivement, les ont soutenus, jusqu'au peuple romain qui s'est laissé aveugler par le mal. Catilina n'apparaît plus que comme le représentant du mal, celui sur qui l'action du médecin peut soit conduire à une guérison totale de la République, soit seulement à une guérison partielle.

C'est en tant que médecin que Cicéron livre ses hésitations sur le sort à donner à Catilina. C'est en médecin hippocratique qu'il prend le temps de la méditation (autre dérivé de la racine indo-européenne *med-) qui doit lui permettre de découvrir la voie la meilleure pour guérir la République malade. Sur ce point Cicéron n'est pas un médecin qui prescrit à son patient des remèdes éprouvés, il prend le temps de travailler son ordonnance, comme le ferait un bon politicien de nos jours, en jaugeant les pour et les contre. Mais d'un autre côté, Cicéron emprunte la figure d'un médecin très traditionnel, un médecin-magicien qui guérit son malade en s'adressant à son mal.

La première Catilinaire serait largement incompréhensible sans cette référence à la médecine magique traditionnelle. On ne comprendrait pas en particulier pourquoi Cicéron s'adresse à Catilina pour lui exposer sa stratégie à son égard ! On a tendance à voir les deux protagonistes comme deux joueurs d'échec qui cherchent à se débarrasser l'un de l'autre dans une partie où ils incarnent l'un et l'autre le roi blanc et le roi noir. Si c'était le cas, Cicéron éviterait soigneusement de donner à Catilina le moindre indice sur sa stratégie. Cette incongruité disparaît si l'on se souvient des leçons de Lévi-Strauss sur l'exercice de la médecine primitive.

La médecine pré-hippocratique s'exerce sous la forme d'un rituel, lors duquel le médecin engage un dialogue avec le mal, conçu comme un être personnel doté d'une volonté malfaisante. Le dialogue a un début et une fin : il s'agit pour la ou le médecin de localiser et de nommer le démon malin puis de le pousser à sortir du corps qu'il essaye de dominer par une série de formules dont l'efficacité est croissante. À l'écoute de ce discours la ou le malade réagit et finit par surmonter son mal par des mouvements plus ou moins convulsifs qui scandent en quelque sorte le discours médical adressé au mal. Au final, la ou le malade a guéri par la performance orale de la ou du médecin.

C'est à cette médecine que Cicéron se réfère, dans sa version purgative : il s'agit en effet pour Cicéron de purger Rome de son mal. Sa patiente est la République romaine, et s'il s'adresse en effet par moment à elle, il concentre son discours sur Catilina qui, en s'expulsant de lui-même, attirera à lui toute trace d'infection des autres membres de la communauté. La première Catilinaire est à lire sous cet angle comme un discours magico-médical adressé par Cicéron à Catilina pour le faire sortir de Rome. Ce qui se passera par la suite, Cicéron juge que cela ne posera jamais problème : prenant la tête de l'armée qu'il a soulevée, Catilina sera défait, avec tous ses complices, à la première escarmouche. Cicéron médecin n'a qu'un but, que Catilina sorte de lui-même du corps de la République, sous la pression de son discours scandé par les sursauts républicains du peuple et du Sénat romains. La première Catilinaire est ainsi centrée sur une longue argumentation (13 paragraphes sur 33) visant à ne laisser comme porte de sortie à Catilina que de choisir de partir de Rome.

En centrant son discours sur son rôle médical, Cicéron entend mettre en avant l'innovation qu'il introduit dans l'application mesurée du senatus consultum ultimum. Il n'en fait pas une panacée, il la cantonne à la résolution des problèmes intérieurs. Rome possédait en l'occurrence deux consuls, l'un étant normalement basé à Rome, et l'autre parcourant les franges de ce qui était déjà un empire. À l'époque des faits, c'est Pompée qui exerçait la fonction militaire du consulat. Cicéron quant à lui en exerçait la fonction civile. C'est en tant que consul civil romain que Cicéron entend innover et devenir exemplaire, car l'histoire de la République a déjà livré ses héros militaires consulaires, dont Pompée est d'ailleurs le digne avatar.

mardi 12 mars 2019

Ce que la culture doit aux femmes #1 La naissance d'une littérature nationale au Japon

Illustration : Utagawa Kunisada pour le Dit du Genji, 1850

Dans les sociétés modernes, la situation des femmes dans le champ culturel obéit à des règles immuables :
  • mise à l'écart de la culture dite légitime, réservée aux hommes (de par le type d'apprentissages qu'elle suppose, de par les conditions de sa pratique),
  • création d'une culture à la marge, dévaluée et considérée comme une sous-culture, qui peut éventuellement trouver une légitimité, quand certains hommes l'investissent et se l'approprient.
Partant de ce constat, deux trajectoires sont possibles :
  • une trajectoire individuelle :
    Les créatrices peuvent, outrepassant l'interdit masculin, entrer dans le champ de la culture légitime. Ce sont souvent ces créatrices-là qui sont le plus citées et sont le plus connues, dont le parcours artistique et personnel semé d'embûches nous est relaté comme une geste héroïque flatteuse pour notre goût des succès de mérite individuel, ce sont souvent les fruits d'un contexte familial et social très particulier (père musicien / poète / peintre..., enfance passée dans un milieu favorable : salon / atelier paternel / amis de la famille artistes ou écrivains..., rencontre avec un « auxiliaire » qui organise l'admission et l'évolution dans le champ de la création légitime...), ce sont les Rosa Bonheur, les Nadia Boulanger, les Mel Bonis, les Alma Schindler, les Artemisia Gentileschi... De telles trajectoires restent de l'ordre de l'exceptionnel. Elles ne font pas progresser la condition féminine. Chaque femme entamant ce parcours dans le champ culturel masculin, se trouve confrontée aux mêmes difficultés et aux mêmes épreuves que ses devancières.
  • une trajectoire collective :
    Les créatrices peuvent, acceptant l'interdit masculin, rester dans le champ de la culture non-légitime. Mais paradoxalement, ce choix peu valorisant et déprécié conduit quelquefois les femmes à se retrouver à l'avant-garde, à devenir les créatrices de formes culturelles nouvelles et originales, parce qu'elles n'ont pas les moyens d'investir les formes culturelles classiques. Dans ce cas, les femmes transcendent leur infériorité culturelle et détournent les limitations auxquelles elles sont soumises, pour faire évoluer et progresser la culture de leur temps. Ces formes culturelles nouvelles ne restent guère aux mains des femmes et l'histoire ne perpétue que rarement le souvenir de leur contribution.
C'est ce mécanisme « création (d'une sous-culture féminine) - intégration (à la culture légitime) - effacement (des femmes, qui va de pair avec la légitimité) », qui a joué dans le Japon impérial de la fin du Xe siècle.

Mais voici d'abord quelques éléments de contexte : du VIe au IXe siècle, le Japon est à l'école de la Chine. À partir du IXe siècle, cette attitude se modifie : si l'attrait de ce qui vient du continent reste puissant, l'Archipel commence cependant à se détacher de ce modèle. Du IXe jusqu'au XIIe siècle, le repli du pays sur lui-même s'accompagne d'une autonomisation de la vie culturelle et de l'assimilation des emprunts antérieurs par leur adaptation au goût japonais.
Le Japon dont il va être maintenant question, est celui de la cour aristocratique installée dans la capitale impériale de Kyoto, une cour oisive, galante, cultivée et policée...

« (...) pourtant la plupart des lettrés japonais se refusaient, comme ceux de l'Occident médiéval, à écrire dans leur langue maternelle réputée vulgaire. Tous les ouvrages d'histoire, les essais [deux genres qui, sur le modèle chinois, dominent alors le champ de la littérature] et les documents officiels étaient rédigés en chinois. Seules les dames de la cour impériale qui connaissaient trop mal le chinois pour s'y exprimer correctement, se voyaient réduites à composer en japonais. On en arriva au paradoxe d'une société où les hommes s'évertuaient à écrire en mauvais chinois, tandis que leurs compagnes, moins cultivées, écrivaient en excellent japonais, jetant ainsi les bases d'une littérature authentique nationale.
La fin du Xe siècle et le début du XIe siècle furent l'âge d'or de la prose japonaise. Le ton fut donné par les dames de la cour confinées dans une existence indolente mais raffinée. Leur genre favori était le journal intime, souvent émaillé de brefs poèmes destinés à perpétuer les moments d'intense émotion. Ces journaux comprenaient quelques récits de voyage, mais s'attachaient surtout à restituer la magnificence des cérémonies de la cour impériale et le climat de libertinage galant des mœurs aristocratiques. Cependant, l'œuvre la plus remarquable de cette époque n'est pas un jounal intime, mais un roman-fleuve : le Roman de Genji. Dû à la plume d'une dame d'honneur nommée Murasaki, il date du début du XIe siècle et relate les aventures amoureuses et les états d'âme d'un prince imaginaire. Prototype magistral d'un genre littéraire nouveau, le Roman de Genji reste un des chefs-d'œuvre incontesté de la littérature mondiale. Les journaux intimes et les romans sont les premiers témoignages d'une culture nationale japonaise, dans la mesure où leur style et leur composition sont sans équivalent dans la littérature chinoise. Ils attestent que les Japonais* ont su se dégager des modèles continentaux et jeter les bases d'un art littéraire conforme à leurs propres canons esthétiques. »
Histoire du Japon et des Japonais, Des origines à 1945, Edwin O. Reischauer (1964).

* Cet emploi du masculin marque le passage d'une sous-culture féminine à la « grande » culture, légitime, unitaire et prétendument neutre.

mercredi 27 février 2019

Des femmes dans un monde d'hommes #1 Madame Guyon

Madame Guyon (1648 - 1717)
 
Dans son ouvrage : La fable mystique : XVIe et XVIIe siècle, paru en 1982, Michel De Certeau analyse l'embastillement* de Madame Guyon, comme la punition d'une femme ayant eu l'audace de s'approprier un rôle réservé aux hommes : celui de directeur de conscience. Je mets ici la définition que fait le Littré de la direction de conscience : « méthode particulière que suivent les gens d'Église pour conduire les âmes dévotes dans la voie du salut ».
À l'époque heureuse où, étudiante, je travaillais sur la mystique féminine du Grand Siècle, cette analyse m'avait semblé fort éclairante.
Elle ne me convainc plus guère aujourd'hui. Certes, il s'agit là d'une vision très moderne, qui a le mérite de mettre la question du genre au cœur d'une réflexion sur la religion catholique (et notez qu'elle est née dans le cerveau d'un jésuite !), et qui va dans le sens des travaux féministes montrant comment la violence des hommes, institutionnelle ou non, physique ou symbolique, peut s'abattre sur toutes celles qui marchent sur « leurs plates-bandes », mais cette vision séduisante ne prend pas en compte la réalité de la direction spirituelle au XVIIe siècle, qui n'était pas une activité genrée.
En effet, l'Église catholique française du XVIIe siècle autorisait aussi bien les hommes que les femmes à diriger. À côté du plus célèbre de tous les directeurs de conscience, j'ai nommé le Tartuffe de Molière, des femmes tout aussi célèbres ont pu remplir ce rôle (Madame Guyon donc, mais également Madame de la Vallière, devenue carmélite sous le nom de Louise de la Miséricorde, et Madame de Maintenon, de qui Saint-Simon dit, dans ses Mémoires, qu'elle avait « la maladie des directions qui lui emporta le peu de liberté dont elle pouvait jouir », et l'on sait qu'elle jouissait en effet de bien peu de liberté** !), sans que l'institution n'y mette obstacle, sans que l'opinion ne voit là quelque innovation scandaleuse. Voici, par exemple, ce qu'en dit Madame de Sévigné à sa fille :
« M. de Conti l'aime et l'honore tendrement, elle [Louise de la Miséricorde] est son directeur ; ce prince est dévot, et le sera comme son père. »

La non-féminisation de cette fonction chez la marquise de Sévigné, sa féminisation chez le Duc de Saint-Simon (« Elles [des pensionnaires de Saint-Cyr] s'attachèrent plus que pas une à leur nouvelle directrice [Madame Guyon]... »), sont un parfait exemple du flottement qui affecte les noms de métier ou les fonctions initialement genrés et/ou dans lesquels l'un des genres est surreprésenté. À l'origine, la direction spirituelle a bien été masculine : c'est par une évolution des usages que les femmes y ont eu accès, en nombre toutefois limité.
Comment expliquer que l'Église catholique, avec son clergé composé exclusivement d'hommes, ait laissé une pratique de conduite et d'accompagnement des fidèles passer, en France du moins, aux mains des femmes ?
La direction spirituelle ne nécessitait pas alors d'avoir reçu le sacrement du sacerdoce, par contre requis pour la réalisation de tous les actes (de langage), qui ponctuent les grands moments du culte religieux et de la vie des croyant.e.s. Pour que la bénédiction soit effective, que le pardon remette les péchés, que le mariage unisse mari et femme devant Dieu..., il faut que ces actes rituels soient réalisés par une personne autorisée à le faire, qui en a obtenu le mandat et qui dispose d'un accès aux biens symboliques (la bénédiction, le pardon, le sacrement du mariage...) grâce, en l'occurence, à son appartenance à la prêtrise. Là où il y a actes rituels, il y a exclusivité masculine (exclusivité partielle, à dire vrai, puisque, par exemple, le baptême pouvait être, dans certains cas exceptionnels, administré par toute personne, elle-même baptisée, qui se trouvait près de l'enfant nouveau-né en danger de mourir avant l'intervention du prêtre, et qui se trouve souvent à proximité de la parturiente, sinon la sage-femme et/ou les parentes et voisines venues l'assister ?). Pour le reste, les laïcs, hommes ou femmes, étaient et sont tout à fait bienvenu.e.s à prendre une place active dans l'Église, notamment en dirigeant leurs coreligionnaires.

J'avancerai une autre hypothèse à l'embastillement de Madame Guyon : directeur et directrice de conscience jouissaient d'une grande influence sur celles et ceux qu'iel dirigeait. Il suffit de lire, pour s'en persuader, les piques de Boileau, dans ses Satires (1666 - 1716), sur la soumission aveugle des dévotes à ce tout-puissant personnage :
« C'est ce qu'en vain le ciel voudrait exiger d'elle ; Et peut-il, dira-t-elle, en effet l'exiger ? Elle a son directeur, c'est à lui d'en juger. »
Ou bien :
« Mais de tous les mortels, grâce aux dévotes âmes, Nul n'est si bien soigné qu'un directeur de femmes. »
La pièce de Molière (1669) en donne la même idée et fait voir que cette influence ne s'exerçait pas sur le seul sexe féminin. À propos de Tartuffe, qu'Orgon, le père de famille, a installé dans sa propre maison et dont il est entièrement sous la coupe, la suivante Dorine dit ceci :
« Certes, c'est une chose aussi qui scandalise / De voir qu'un inconnu céans s'impatronise ; / Qu'un gueux, qui, quand il vint n'avait pas de souliers, / Et dont l'habit entier valait bien six deniers, / En vienne jusque-là que de se méconnaître, / De contrarier tout et de faire le maître. »
Enfin La Bruyère, dans les Caractères, ou les Mœurs de ce siècle (1688), souligne la place toute particulière et fort enviable qu'occupait le directeur de conscience dans la vie pas seulement spirituelle de ses (riches) contemporains :
« Si une femme pouvait dire à son confesseur, avec ses autres faiblesses, celles qu'elle a pour son directeur et le temps qu'elle perd dans son entretien, peut-être lui serait-il donné pour pénitence d'y renoncer ».
« Je vois bien que le goût qu'il y a à devenir le dépositaire du secret des familles, à se rendre nécessaire pour les réconciliations, à procurer des commissions ou à placer des domestiques, à trouver toutes les portes ouvertes dans les maisons des grands, à manger souvent à de bonnes tables, à se promener en carrosse dans une grande ville, et à faire de délicieuses retraites à la campagne, à voir plusieurs personnes de nom et de distinction s'intéresser à sa vie et à sa santé, et à ménager pour les autres et pour soi-même tous les intérêts humains ; je vois bien, encore une fois, que cela seul a fait imaginer le spécieux et irrépréhensible prétexte du soin des âmes, et semé dans le monde cette pépinière intarissable de directeurs. »
Dans ce passage, il évoque plus spécifiquement l'autorité spirituelle et morale du directeur :
« (...) avoir un directeur mieux écouté que l'Évangile ; tirer toute sa sainteté et tout son relief de la réputation de son directeur, dédaigner ceux dont le directeur a moins de vogue, et convenir à peine de leur salut ; n'aimer de la parole de Dieu que ce qui s'en prêche chez soi ou par son directeur, préférer sa messe aux autres messes, et les sacrements donnés de sa main à ceux qui ont moins de cette circonstance (...) : c'est du moins jusqu'à ce jour le plus bel effort de la dévotion du temps. »
Dès lors, si ce pouvoir est détenu par quelqu'un qui véhicule une « doctrine pernicieuse », ce pouvoir devient dangereux et son détenteur ou sa détentrice aussi bien. J'en veux pour preuve ce propos rapporté par Madame de Sévigné, qui montre que le roi Louis XIV lui-même jugeait de son devoir de combattre tout ce qui lui semblait s'éloigner du dogme catholique :
« Le coadjuteur et le d'Hacqueville m'ont déjà fait entendre l'aigreur de Sa Majesté sur ce pauvre curé [Le curé du Saint-Esprit, alors exilé, et recommandé par madame de Grignan], et que le roi avait dit à M. de Paris : "C'est un homme très-dangereux, qui enseignait une doctrine pernicieuse : on m'a déjà parlé pour lui ; mais plus il a d'amis, plus je serai ferme à ne le point rétablir." »
Ainsi Madame Guyon, avec ses idées quiétistes, était-elle jugée fort dangereuse, par l'influence qu'elle avait acquise dans la plus haute société, jusque dans l'entourage du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, en tant que directrice de conscience. Je laisse la parole à Saint-Simon :
« Peu à peu il [Fénelon] s'était approprié quelques brebis distinguées du petit troupeau que Mme Guyon s'était fait, et qu'il ne conduisait pourtant que sous la direction de cette prophétesse. La duchesse de Mortemart, soeur des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, Mme de Morstein, fille de la première, mais surtout la duchesse de Béthune, étaient les principales. Elles vivaient à Paris, et ne venaient guère à Versailles qu'en cachette et pour des instants, lorsque, pendant les voyages de Marly, où Mgr le duc de Bourgogne n'allait point encore, ni par conséquent son gouverneur, Mme de Guyon faisait des échappées de Paris chez ce dernier et y faisait des instructions à ces dames. La comtesse de Guiche, fille aînée de M. de Noailles, qui passait sa vie à la cour, se dérobait tant qu'elle pouvait pour profiter de cette manne. L'Échelle et Dupuy, gentilshommes de la manche*** de Mgr le duc de Bourgogne, y étaient aussi admis, et tout cela se passait avec un secret et un mystère qui donnaient un nouveau sel à ces faveurs. »
Dans l'« éloge funèbre » qu'il fait après sa mort, le célèbre mémorialiste revient sans cesse sur le caractère de scandale qui avait entouré sa vie, la publicité fâcheuse de ses idées quiétistes, qu'il oppose à ses dernières années, marquées par la discrétion et le retour à une pratique religieuse orthodoxe :
« Une autre personne [morte en 1717], bien plus illustre par les éclats qu'elle avait faits, quoique d'étoffe bien différente, ne fit pas le bruit qu'elle aurait fait plus tôt. Ce fut la fameuse Mme Guyon. Elle avait été longtemps exilée en Anjou depuis le fracas et la fin de toutes les affaires du quiétisme. Elle y avait vécu sagement et obscurément sans plus faire parler d'elle. Depuis huit ou dix ans elle avait obtenu d'aller demeurer à Blois, où elle s'était conduite de même, et où elle mourut sans aucune singularité, comme elle n'en montrait plus depuis ses derniers exils, fort dévote toujours et fort retirée, et approchant souvent des sacrements. »
Les recommandations qui accompagnent l'arrestation de Madame Guyon (bien la traiter, mais veiller à lui retirer tous moyens de communication avec l'extérieur), témoignent d'une volonté d'étouffer son influence et la diffusion de la doctrine quiétiste.

* Madame Guyon fut emprisonnée à la Bastille, de 1695 à 1703, sur « lettre de cachet », qui permettait l'incarcération sans jugement et était souvent l'instrument de la persécution religieuse. Les conditions de sa détention sont rudes, avec de nombreuses séances d'interrogatoire menées par le lieutenant général de police Nicolas de La Reynie en personne, puis par son successeur, le marquis d'Argenson, et des confrontations incessantes avec son confesseur imposé et l'archevêque de Paris.
** Madame de Maintenon, dans une de ses lettres, avait eu cette formule paradoxale, que ne comprendront sans doute que celles et ceux qui, à l'instar de Jacques Derrida qui s'y arrêta dans Donner le temps, n'ont pas un instant de libre : « Le roi me prend tout mon temps. Le reste je le donne à St Cyr, à qui je voudrais le tout donner ».
*** Gentilshommes de la manche : gentilshommes dont la fonction était d'accompagner les fils de France dans leur jeunesse ; ces gentilshommes accompagnaient partout les princes, et, comme l'étiquette ne leur permettait pas de les tenir par la main, ils ne les touchaient qu'à la manche ; de là leur nom. Définition tirée du Littré.

dimanche 3 février 2019

Femmes illustres #1 Baba Yaga l'incomprise

Illustration : Ivan Bilibine pour Vassilissa-la-très-belle, 1899

Baba Yaga nous est souvent présentée comme une (méchante) sorcière, mais cette interprétation du personnage est inexacte.

Baba Yaga occupe une place particulière dans le conte merveilleux russe. À peine est-elle nommée, qu'on la voit paraître devant nous, très âgée, mais très grande, environnée d'animaux sauvages, se déplaçant dans un mortier, aux lisières de forêts funèbres, en s'aidant d'un pilon et d'un balai, toujours suivie de sa hutte sur pattes de poule. Voilà Baba Yaga, qui joue pourtant dans les contes des rôles très différents, et parfois même contradictoires.

Propp, dans sa Morphologie du conte, 1928, avance la thèse qu'une figure incarnant les valeurs positives d'un état culturel donné, est dévaluée à mesure que la culture évolue et que de nouvelles valeurs se font jour, en rupture avec les précédentes. Le conte merveilleux servirait, à ce titre, de cadre pour la commémoration en demi-teinte d'une Baba Yaga anciennement beaucoup plus positive*. Et ce rapport ambivalent au personnage servirait en retour à donner du sel aux contes merveilleux.

Conférer à Baba Yaga le statut de méchante sorcière, c'est pousser beaucoup plus loin que le conte ne le fait la dévaluation de son personnage. Si les attributs de Baba Yaga sont effrayants (et sont prisés comme tels), aucun d'entre eux n'est en soi la marque d'une puissance négative. L'effroi a d'ailleurs longtemps été un témoignage de respect : toutes les divinités des panthéons antiques sont « effrayantes ».

Parmi les traits qui induisent une lecture négative du personnage et font, à tort, identifier Baba Yaga à une sorcière, il y a sa vieillesse. C'est pourtant par ce trait que le conte peut lui faire endosser le rôle d'adjuvante, qui apporte ou non son aide au héros / à l'héroïne, selon qu'iel passe heureusement ou non l'épreuve qui conditionne cette aide.
Ce rôle est en l'occurrence souvent rempli par des personnes âgées : nombre de héros ou d'héroïnes trouvent sur leur route un vieil homme / une vieille femme, dont la rencontre est toujours décisive pour la suite de leurs aventures.
Ce topos renvoie aux sociétés anciennes, qui regroupaient autour d'un même foyer une famille élargie, et où le grand-père / la grand-mère entretenait un rapport privilégié, un rapport d'identité avec l'enfant du même sexe. L'enfant y était en effet regardé comme l'avenir du grand-parent, qui, en lui, se projetait et voyait son successeur.
Dans une société qui a brisé ses structures familiales profondes, comme ont pu le faire les sociétés occidentales au 20ème siècle, dans une société où il n'y a plus de relations directes entre enfants et grands-parents, où la famille s'entend comme la réunion sous un même toit de deux générations, quand elle en réunissait autrefois trois, cette figure n'est absolument plus comprise.

Ce n'est donc pas par sa vieillesse que Baba Yaga est dangereuse : l'effroi devant la vieillesse reste un effroi respectueux. Si le conte lui fait parfois assumer le rôle d'agresseur à l'égard du héros ou de l'héroïne, c'est par d'autres traits, qui sont d'ailleurs aussi bien traditionnellement féminins (le four) que traditionnellement masculins (le bouclier qui crache du feu).
Les agresseurs des contes, relativement divers, sont toujours bien typés : monstre, dragon.ne, frère ou sœur, belle-mère ou beau-père... Ces types se rattachent soit à l'univers clos de la famille (le plus souvent recomposée : on reconnaît là la défiance universelle à l'encontre du remariage, qui tend à brouiller les lignages), soit au monde des marges, où le non-humain et l'humain se mélangent. Baba Yaga n'appartient vraiment ni à l'un ni à l'autre de ces univers :
  • si elle commande aux animaux sauvages, elle n'est pas, comme nombre d'agresseurs, mi-humaine mi-animale ;
  • si elle habite les frontières qui séparent les vivants des morts, elle n'est pas elle-même morte-vivante ;
  • elle n'a aucun lien avec la recomposition familiale.
Ne possédant pas les caractères typiques de l'agresseur, Baba Yaga est malgré tout capable d'agression. Même quand elle est aidante, son pouvoir de destruction est latent (la hutte sur pattes de poule est plutôt amusante, mais sa clôture est jalonnée de crânes) : c'est la marque de sa puissance, qu'elle tire de sa capacité à se tenir à l'interface du policé et du sauvage, du vivant et du mort. Encore une fois, l'effroi quelle fait naître est respectueux, contrairement à celui qu'inspirent les agresseurs classiques (exception faite peut-être de Kochtcheï l'immortel, type même de l'agresseur, mi-mort mi-vivant, qui va de conte en conte, parce qu'il ne cesse de ressusciter).

Je clos cet article sur la question du genre du conte merveilleux.
Le conte me semble être de ces formes culturelles qui ne sont pas genrées a priori. Dans le corpus de textes sur lequel travaille Propp, on note, par exemple, une certaine parité pour ce qui est du personnage principal. S'il s'agit d'un héros, le personnage féminin, objet de sa quête**, sera passif ; s'il s'agit d'une héroïne, c'est le personnage masculin qui sera passif. Ainsi, dans la Plume de Finist-fier faucon, le prince, aimé de l'héroïne, dort-il pendant la plus grande partie du conte, jusqu'à ce que la jeune fille, parvenue au terme de ses épreuves, le rejoigne et le sauve. Que le récit ait pour moteur une femme ou un homme, il proposera une quête, qui impliquera un déplacement à travers des espaces sauvages et infestés de périls, des qualités de courage, d'habileté et d'intelligence, nécessaires pour surmonter des épreuves qui peuvent être genrées (épreuves guerrières réservées au personnage masculin, épreuves de type « domestique » : trier, laver, filer..., au personnage féminin) ou non !
Le corpus des contes merveilleux russes est donc suffisamment vaste et suffisamment riche pour satisfaire un lecteur ou une lectrice moderne affranchi.e des stéréotypes sexistes. Au reste, ses thèmes, ses types et ses fonctions narratives se prêtent bien à l'appropriation d'auteur.e.s soucieux.ses de mettre au centre de leur œuvre des personnages féminins dynamiques et agissants.

* Pour Propp (mais cette thèse a rencontré de nombreuses critiques), Baba Yaga est une image dégradée d'une déesse ancienne, cumulant les attributs de la Dame aux fauves (telle qu'elle est figurée dans le Rig Veda indien ou par la figurine de Çatal Hüyük), d'une divinité du passage de la vie à la mort, et plus généralement des rites initiatiques, et ceux enfin d'une déesse combattante (type Ishtar).
** La quête amoureuse reste le schéma de base du conte.

lundi 28 janvier 2019

Pour en finir avec les idées fausses #2 La sélection naturelle


La sélection naturelle des individus les plus adaptés à leur environnement, telle que la comprend le darwinisme, est une théorie invalidée aujourd'hui.
Je vais ici m'attacher à rendre compte de quelques éléments de critique de la théorie néo-darwinienne, critique qui s'est développée dans les années 60, et de quelle façon l'on envisage désormais la relation des individus à leur environnement.
Je m'appuie, pour ce faire, sur l'article d'André Langaney : « Les bases génétiques de l'évolution humaine », in Qu'est-ce que la vie ?, UTLS, 2000.

Petite critique du darwinisme

La sélection selon Darwin suppose que, dans un contexte donné, plusieurs possibilités s'offrent pour le devenir de l'espèce et que l'une d'elles est plus adaptée que toutes les autres.
Or une espèce est toujours confrontée à une multiplicité de contextes, de sorte qu'il n'y a pas de hiérarchie entre les possibilités d'adaptation : toute adaptation à un aspect est une inadaptation à un autre et les différents aspects sont toujours équiprobables. Bref, il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises adaptations.
Ainsi les insectes sont-ils parfaitement adaptés à la chaleur, absolument pas au froid : proliférant au printemps et en été, mourant en hiver, ils ne sont donc adaptés qu'à 50% des conditions climatiques.
La sélection darwinienne suppose des conditions extrêmes : parmi toutes les variantes d'individus d'une espèce donnée, une seule est appelée à survivre, toutes les autres mourant faute de pouvoir faire face à un contexte suffisamment extrême pour faire un tri radical entre la « bonne » et les « mauvaises » variantes. C'est un modèle où les morts se comptent en plus grand nombre que les vivants, ce qui n'est pas constaté dans la nature.
En réalité, les contextes n'ont rien d'extrême et permettent à des êtres vivants moyennement adaptés de survivre. La sur-adaptation n'est donc pas nécessaire, sauf à créer artificiellement des conditions extrêmes, ce que le fascisme a fantasmé avec l'idée de guerre de tous contre tous, empruntée à Hobbes, duquel s'est d'ailleurs inspiré Darwin.
Le dernier demi-milliard d'années de la vie sur Terre a vu cependant l'apparition de contextes extrêmes, au cours des cinq « extinctions massives de la biodiversité », où, à chaque fois, plus de 75% des espèces ont disparu.
L'observation de ces cinq périodes nous apprend que ce n'est pas tel ou tel individu qui est adapté au contexte, ni même telle ou telle espèce, c'est tout le système du vivant, articulant toutes les espèces les unes avec les autres, qui est adapté ou non à l'environnement planétaire. En effet, pour survivre, il ne suffit pas à une espèce d'être adaptée au milieu et à ses variations. Il faut aussi que les espèces dont elle dépend (par exemple pour s'alimenter) soient elles-mêmes adaptées, car leur disparition entraîne immanquablement la sienne.
La réadaptation du système entier du vivant à un nouvel environnement est néanmoins relativement rapide (500.000 ans).

Les pistes ouvertes par la critique darwinienne

Une sélection culturelle et non pas naturelle
On relève bien l'existence de choix présidant à l'accouplement procréatif, mais ils dépendent entièrement du contexte social et de l'histoire géographique de l'individu (son parcours dans l'espace géographique et social).
Exemple : dans la culture indo-européenne, les familles qui marient des filles vont s'allier vers le haut pour se procurer des protecteurs, tandis que celles qui marient des garçons vont s'allier vers le bas pour se procurer des « fidèles », des vassaux qui les assistent.
Exemple : chez les chimpanzés, les formes de la sociabilité contribuent à sélectionner les mutations génétiques de l'espèce. Un individu qui présente des modifications génétiques qui ne lui permettent pas de se comporter conformément à la sociabilité en cours, sera exclu de la communauté et, de ce fait, dans l'incapacité de reproduire sa mutation.

Les mécanismes naturels à l'œuvre ne sont pas de l'ordre de la sélection.
Ils sont de trois types :
  • La coévolution :
Ce n'est pas une espèce qui s'adapte aux autres espèces dans un milieu donné, mais toutes les espèces du milieu qui évoluent simultanément les unes par rapport aux autres.
Je prendrai ici l'exemple bien connu de la coévolution (coévolution « simple », puisque qu'elle ne fait interagir que deux espèces) de l'orchidée et du papillon, qui entretiennent toujours la même relation : une course-poursuite, dans laquelle la fleur accroît toujours la profondeur de sa corolle et l'insecte, la longueur de sa trompe. La plante a besoin du papillon pour la pollinisation, tandis que le papillon a besoin de la plante pour se nourrir. Le papillon fait évoluer la taille de sa trompe pour mieux aspirer le nectar au fond de la plante ; la plante augmente la taille de sa corolle pour obliger le papillon à pénétrer plus avant et mieux disséminer sur lui son pollen. Les papillons qui ont une courte trompe meurent de faim, les fleurs qui ont de petites corolles ne se reproduisent pas.
La coévolution permet de conserver un équilibre entre les espèces et d'empêcher que certaines ne détruisent entièrement celles qui occupent un échelon inférieur dans la chaîne alimentaire. Ainsi le gnou, qui a le lion pour prédateur, a-t-il évolué en force et en rapidité, afin de pouvoir lui échapper et lui résister. Pour le lion, la limitation de ses aptitudes physiques, mais aussi sociales (il chasse seul), évite qu'il ne commette des déprédations sur la population des gnous qui seraient préjudiciables pour sa survie à long terme.
  • L'évolution symbiotique :
Deux espèces évoluent simultanément, en répartissant entre elles leur intérêt commun fonctionnel. Ici l'intérêt collectif prime sur l'intérêt individuel.
Ainsi les légumineuses et certaines bactéries (rhizobium), qui se distribuent le processus de croissance. La légumineuse crée, au niveau de ses racines, un organe (nodosité), qui accueille des bactéries fixatrices d'azote. Pour transformer l'azote en ammoniac, la bactérie a besoin d'énergie, que la plante lui fournit par photosynthèse. C'est un des schémas basiques de la symbiose alimentaire : l'acte de manger nécessite deux acteurs (cf. exemple suivant). En 2000, les nodosités des légumineuses produisaient, sur notre planète, davantage d'ammoniac que l'ensemble de l'industrie des engrais azotés.
Ainsi de l'être humain et de sa flore intestinale, qui ont des intérêts convergents et se rendent des services mutuels. Pour l'être humain, il s'agit de ne pas manger ce qui ne convient pas à la flore intestinale ; pour la flore intestinale, de faciliter la digestion de l'être humain. La notion de conflit n'a aucun sens ici.
  • Les mutations structurelles :
Une espèce évolue dans un milieu micro-biotique, bactérien et viral, avec lequel elle entretient des interactions reposant sur des échanges génétiques.
Ainsi du virus, qui colonise un hôte et qui lui emprunte du matériel génétique, tout en lui occasionnant des mutations génétiques. L'espèce et le virus évoluent conjointement par le mélange de leur matériel génétique. Du fait des vaccins, ce type de mutations concerne de moins en moins les humains, qui, au milieu d'espèces en mutation perpétuelle, constituent un exemple unique et inédit de permanence génétique et d'évolution stoppée.

dimanche 16 décembre 2018

Ne nous soumets pas à la tentation...

Crédit photo : Gilda Fiermonte

Cet entrefilet malicieux du Canard enchaîné m'a fait souvenir de l'ouvrage d'un prêtre et religieux dominicain : Le livre noir de la communion solennelle, abondamment cité par Bourdieu dans l'un de ses articles de Langage et pouvoir symbolique : « Le langage autorisé » (pp. 160-173).
Je suis toujours admirative de la qualité et de l'originalité des sources documentaires réunies et exploitées par Bourdieu. C'est sans doute l'une de ses grandes forces que de trouver dans des textes en apparence poussiéreux et subalternes, les illustrations éclairantes des mécanismes sociaux qu'il étudie. (Je vous accorde qu'il lui arrive aussi de s'appuyer sur des œuvres qui n'ont rien de mineur ni de méconnu, telle L'éducation sentimentale de Flaubert !)
Le livre noir du R. P. Lelong ne fait pas ici exception : cet ouvrage qui entend démontrer, par la compilation des doléances de catholiques français.es à propos des réformes cultuelles initiées par le concile Vatican 2, l'échec et le danger de ces réformes, va permettre à Bourdieu de tracer les limites de la théorie d'Austin sur le langage performatif.

Ces plaintes m'ont beaucoup amusée : elles émanent de cette frange de l'Église bourgeoise et réactionnaire, de laquelle, élevée dans une famille chrétienne « progressiste » (les « Chrétien.ne.s de gauche », qui se retrouvent dans les combats et les prises de position du journal militant Témoignage chrétien), je me suis toujours sentie éloignée. Mais elles m'ont aussi impressionnée par leur culture et leur bon sens. Je me suis aperçue, en les lisant, que des gens que je croyais conservateurs par principe et par timidité, dociles et sans esprit critique, formaient, au contraire, un public exigeant et averti, pour lequel les actes de la liturgie catholique avaient un sens, qui se trouvait modifié et perdu par les réformes issues du concile.
Cette lecture m'a par ailleurs convaincue que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la critique d'une institution comme l'Église catholique est beaucoup plus fine et pertinente, si elle est faite par celles et ceux qui en font partie, plutôt que depuis l'extérieur.

Le livre noir de la communion solennelle : extraits
« Je vous avoue que nous sommes absolument déconcertés par l'encouragement à déserter les églises pour célébrer l'Eucharistie en petites communautés [1] à domicile [2] ou dans les chapelles [2] où l'on se sert soi-même d'une hostie apportée dans des plateaux par les laïcs [1] pour communier à la place où l'on se trouve [2], etc. »
« Vous pourrez toujours aller dire une prière pour votre église. Mais quel sens aurait eu cette prière dans une église d'où le saint sacrement était absent [2] ? Autant la réciter à la maison... »
« Dans notre petite église, on ne célèbre plus la messe, on la dit dans une maison particulière [2]. »
« Nous ne sommes pas gâtés dans le diocèse de B., nous subissons les extravagances du « quarteron des jeunes abbés » qui ont imaginé, l'année dernière, de faire la première communion solennelle, en attendant de la supprimer, au Palais des Sports [2], alors qu'il y a ici deux grandes et belles églises qui pouvaient très bien contenir tout le monde. »
« Ma mère a été horrifiée par l'aumônier d'ACI qui voulait dire la messe sur sa table de salle à manger [2]. »
« Que pensez-vous aussi, mon Père, de la communion faite le matin [3] et suivie d'aucune autre cérémonie [5], comme dans la paroisse ? » « La journée va se passer à table, à manger et à boire, m'a dit une maman désolée. »
« Dans certaines paroisses près d'ici, on ne fait plus rien. Chez nous, profession de foi l'après-midi [3], qui dure à peine une heure [4], sans messe ni communion [5], les enfants vont à la messe le lendemain [3]. »
« Que pensez-vous de l'attitude de certains prêtres (tous les prêtres dans certaines paroisses, cela doit être contagieux) qui ne manifestent par aucun geste [5], génuflexion ou au moins légère inclination, leur respect envers les Saintes Espèces, lorsqu'ils les prennent ou les reportent au tabernacle. »
« Autrefois on disait : Ne nous laissez pas succomber à la tentation, maintenant on dit [6] : Ne nous soumets pas ou Ne nous induits pas en tentation. C'est monstrueux, je n'ai jamais pu me résoudre à le dire. »
« Il a fallu entendre : Je vous salue Marie, traduit en J'te salue Marie, ces jours derniers dans une antique église gothique. Ce tutoiement [6] ne correspond pas à l'esprit de notre langue française. »
« Communion solennelle : ça s'est résumé au bout de deux jours de Réco [6], au retour, à une Profession de foi à 5 heures du soir [3] un samedi [3], en vêtements de tous les jours [7] (sans messe [5], sans communion). Déjà pour la Communion privée, c'est un morceau de pain [8] et... pas de confession [5] ! »
« Mais je suggère déjà qu'à debout [5] vous fassiez une mention particulière à propos de cette attitude d'homme pressé pour recevoir l'Eucharistie, c'est choquant. »
« On ne prévient pas, le vicaire s'amène à n'importe quel moment [3], on fait tout en bloc, on sort l'hostie de la poche [5] et allez-y ! Encore content quand n'arrive pas un quelconque laïc [1] avec le saint-sacrement dans un poudrier [8] ou dans une boîte à pilules [8] vaguement dorée. »
« Pour la communion il a délibérément adopté la manière suivante : les fidèles se mettent en demi-cercle derrière l'autel et le plateau d'hosties saintes circule de main en main. Puis le prêtre présente lui-même le calice (...). Ne pouvant me résoudre à communier dans la main [5] (Soyez saints, vous qui touchez les vases du Seigneur... alors le Seigneur lui-même ?...), j'ai dû parlementer et discuter avec colère pour obtenir d'être communié dans la bouche [5]. »
« Cet hiver, relevant de maladie, privée de la Sainte Communion pendant plusieurs semaines, je m'étais rendue dans une chapelle pour y participer à la messe. Je m'y suis vu refuser [5] la Sainte Communion parce que je n'acceptais pas de la prendre à la main [5] et de communier au calice [5]. »
« Le grand-père de la communiante, lui, était estomaqué de la dimension des hosties [8] ; chacune pouvait faire un casse-croûte. »
« Je me suis trouvée dans une église où le prêtre qui célébrait la messe avait fait venir des musiciens modernes [1]. Je ne connais pas la musique, j'estime qu'ils jouaient très bien, mais cette musique, à mon humble avis, n'invitait pas à la prière. »
« Cette année, nos communiants n'avaient ni livre, ni chapelet [8], une feuille sur laquelle étaient marqués les quelques cantiques qu'ils ne connaissaient même pas et chantés par un groupe d'amateurs [1]. »
« J'ajoute donc une supplique en faveur de ce dont on fait si bon marché, les sacramentaux [8] (eau bénite à l'entrée de l'église, buis bénit aux Rameaux, on commence à en escamoter la bénédiction...), dévotion au Sacré-cœur (à peu près tuée), à la Sainte Vierge, les tombeaux du Jeudi saint, difficiles – voire impossibles – à concilier avec l'office du soir, bien entendu, le grégorien avec tant d'admirables textes dont on nous prive ; même les Rogations d'antan, etc. »
« Tout récemment, dans une maison religieuse où s'étaient réunis, venant de toute la France, des jeunes gens qui ont un projet sacerdotal, le prêtre, pour célébrer la messe, n'a pris ni ornements ni vases sacrés [8]. En tenue civile [7], une table ordinaire [2], du pain et du vin ordinaire [8], des ustensiles ordinaires [8]. »
« Des femmes [1] lisent publiquement les épîtres au pupitre, très peu ou pas d'enfants de cœur [1], et même, comme à Alençon, des femmes [1] donnant la communion. »
« Au moment de la communion, une femme [1] sort des rangs, prend le calice et fait communier sous l'espèce du vin [8] les assistants. »
Le livre noir de la communion solennelle du R. P. Lelong, MAME, 1972.
Erreurs relevées par les fidèles dans la liturgie : [1] erreur d'agent, [2] erreur de lieu, [3] erreur de moment, [4] erreur de tempo, [5] erreur comportement, [6] erreur de langage, [7] erreur de vêtement, [8] erreur d'instrument.

Le langage performatif : apports bourdieusiens

Dans son ouvrage Quand dire c'est faire, dont le titre original est How to do Things with Words (1962), Austin a montré que certains énoncés n'ont pas pour fonction de décrire un état de choses ou d'affirmer un fait, mais d'exécuter une action. Quand le ou la maire prononce la phrase « Je vous déclare... », iel réalise un acte qui transforme durablement la vie du couple. L'acte de marier, qui est compris et accepté comme tel par le couple, les témoins et toute l'assistance, ne se situe pas sur un plan physique (les marié.e.s ne voient pas leur réalité corporelle évoluer quand bien même ils se sentent conjoncturellement « plus heureux »), mais symbolique.
Ce langage qui agit, qui réalise des actes de langage ou speech acts, Austin le nomme « langage performatif ». Il comprend dans cette catégorie tous les énoncés à caractère symbolique, et notamment religieux : le prêtre qui bénit, qui remet les péchés des fidèles..., accomplit des actes de langage. Austin y englobe aussi des discours qui semblent descriptifs, mais qui sont en fait prescriptifs et suivis d'effets : les discours politiques. Ainsi, « l'économie se redresse », « le moral des Francais.es s'améliore », « la mobilisation des gilets jaunes s'essoufflent »...
Qu'est-ce qui, dans le langage performatif, modifie aussi profondément la nature de la parole, qui est normalement de cautionner le réel ? Qu'est-ce qui fait qu'un discours dominé par les choses devient, dans le langage performatif, un discours qui domine et gouverne les choses ?
Cette force de la parole, qui lui confère le pouvoir de changer la réalité, tient, selon Habermas, qui se penche sur la question à la suite d'Austin, à sa rationalité. Pour d'autres linguistes ou philosophes, elle tient au style, au vocabulaire et à la prononciation, donc à des facteurs purement linguistiques.
Pour Bourdieu, la force du langage, qu'il soit symbolique ou politique, dépend de facteurs sociaux, qui procèdent tous d'une même réalité sociale : le mandat qu'a accordé un groupe donné à un individu et qui autorise sa prise de parole, qui lui donne le « droit de parler ». C'est à condition qu'il y ait mandat, qu'il y a parole performative, qu'une parole forte et agissante peut s'énoncer.
Trois facteurs sociaux doivent être réunis pour valider le mandat :
  • des mandant.e.s qui délèguent à un.e mandataire la représentation de leur groupe par un acte rituel formel ;
  • le respect des formes dans l'acte de délégation des mandant.e.s et dans la prise de parole du ou de la mandataire ;
  • la capacité du ou de la mandataire à faire disparaître sa personne derrière sa fonction (théorie bourdieusienne des « hommes d'appareil », qui ont fait la preuve de leur dévouement pour le groupe, cf. « La délégation et le fétichisme politique », in Langage et pouvoir symbolique).

Illustrations

Les gilets jaunes

Dans ce mouvement de contestation sociale, on ne retrouve aucun de ces trois facteurs : la délégation de représentation par les mandant.e.s ne s'étant pas faite dans les formes (au cours d'une assemblée, par un vote), les mandataires sont illégitimes. Ils ne peuvent prendre la parole au nom de tou.te.s sans risquer de voir leur légitimité contestée (Benjamin Cauchy a été désavoué, d'autres sont dit.e.s « autoproclamé.e.s », Macron refuse de les recevoir...). Enfin, aucun.e n'a pu faire la preuve de son dévouement envers le groupe, tout simplement parce que le mouvement est spontané et non pas issu d'un « appareil ».
Sans la réunion de ces trois facteurs, il ne peut y avoir, selon Bourdieu, de parole politique efficace et agissante. Le mouvement est voué à demeurer une révolte sans perspective révolutionnaire.
Les divers partis politiques et leurs organes, qui maîtrisent plus ou moins consciemment les codes de production de la parole politique légitime, s'efforcent d'en créer artificiellement les conditions, par un discours orienté sur la réalité du mouvement.
J'ai ainsi été frappée par le portrait que le journal L'Humanité fait de Morgane, une « gilet jaune », en mandataire incontestée de la parole collective :
« Faut demander à Morgane. Sur les barrages filtrants à l'entrée du port autonome de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), c'est elle le poteau, la référente, celle qui ne s'arrête jamais, qui donne tout. (...). À 31 ans, cette boule d'énergie a oublié (s)a vie.
« Avant, j'avais une vie ; aujourd'hui, je lui ai donné un sens », Clotilde Mathieu, L'Humanité, 7 décembre 2018, clic.
Il faut demander à Morgane : cette délégation de la parole consacre Morgane en tant que représentante du groupe. Morgane est également celle qui donne tout, qui ne s'arrête jamais, dont le combat pour les gilets jaunes oriente toute la vie : elle est cet « homme d'appareil » théorisé par Bourdieu, qui n'a plus d'existence ni d'identité en dehors de la fonction que lui ont donnée celles et ceux qu'elle représente, qui a fait la preuve de son dévouement à leur égard.
Je termine par quelques mots sur le mépris social qui a frappé certains gilets jaunes qui s'exprimaient dans les médias. Les fautes de grammaire, la difficulté à trouver ses mots, le recours à un registre de langage familier..., souvent moqués, ne suffisent pas à enlever à la parole sa puissance performative. Certes ces facteurs linguistiques en amoindrissent la validité et l'efficacité, mais n'empêchent pas le ou la mandant.e d'être le ou la représentant.e légitime du groupe, dès lors que ce groupe se construit en opposition aux élites cultivées au pouvoir.

Les catholiques du Livre noir de la communion solennelle

Bourdieu montre que les nombreuses entorses faites par les prêtres à la liturgie traditionnelle, entraînent une défiance du groupe et le retrait du mandat qu'il avait accordé :
« Le langage d'autorité ne gouverne jamais qu'avec la collaboration de ceux qu'il gouverne (p. 169). »
Le mandat accordé aux prêtres concerne l'intermédiation avec le divin, en vue de l'obtention collective des biens symboliques (protection morale, pardon et salut). L'évolution de la forme (abandon de tous les attributs symboliques du ministère : soutane, latin, lieux et objets consacrés, et initiatives personnelles des prêtres, qui manifestent qu'ils sont des individus et non des agents interchangeables qui remplissent une fonction) marque la rupture du contrat ancien passé entre les fidèles-mandant.e.s et les prêtres-madataires. Cela ne signifie pas que le rituel doive demeurer éternellement figé, mais que son évolution ne peut se faire que sous la pression du groupe.
Aux yeux des catholiques, dont le R. P. Lelong a réuni les témoignages, les prêtres ne sont plus légitimes et les paroles qu'ils prononcent, ne réunissant plus les conditions qui déterminent l'efficace magique de l'énoncé performatif, sont dès lors vides et inutiles.

Il est amusant de remarquer qu'il est arrivé à Vatican 2, ce qui arrive dans les démocraties représentatives modernes.
Le concile a réuni dans les formes les mandataires du monde catholique dans son ensemble (les cardinaux, dont les député.e.s et sénateurs.rices sont les équivalents), en vue de renforcer l'adéquation de l'Église aux évolutions sociales de deux siècles d'industrialisation plus ou moins chaotique. En s'ouvrant ainsi à la société moderne, l'Église catholique a pris à rebrousse-poil tous ceux et toutes celles qui avaient pris l'habitude d'y trouver un refuge. L'ouverture est ressentie comme une souillure de la part d'un public « captif » de l'Église catholique, parce qu'elle touche la forme des rituels les plus centraux, ceux qui font d'une église locale une véritable assemblée de fidèles réunis pour leur salut.
Dans nos démocraties, les choses se passent de manière similaire : les représentant.e.s du peuple et des collectivités prennent dans les formes des mesures visant l'ouverture de la nation à son environnement mondial fortement évolutif, mais cette ouverture est vécue comme une trahison par des mandataires qui voient justement dans la politique le moyen de se protéger contre les turbulences de l'économie mondiale et qui attendent des politiques qu'iels se donnent entièrement à leur électorat local selon les lois du champ politique, plutôt qu'à des intérêts transnationaux le plus souvent intraduisibles dans le répertoire des opinions des électeurs.rices, collecté par les instituts de sondage et les médias.