3)
Hegel
La
voie qu’emprunte Hegel est très proche de celle tracée par
Rousseau. Elles contribuent toutes deux à la formation de
l’ethnologie moderne et par les mêmes moyens : établir les
principes philosophiques d’une histoire de l’humanité,
construire sur cette base la figure de l’être humain à l’état
de nature et son évolution, préciser les circonstances de cette
évolution, donner une géographie de l’histoire humaine, juger
cette histoire. Malgré la ressemblance méthodologique (Hegel a lu
Rousseau), les appréciations de l’être humain à l’état de
nature et de son évolution diffèrent du tout au tout. Cela tient à
la différence de leur philosophie : Hegel trouve, dans sa
géographie des peuples, les représentants de l’être humain à
l’état de nature, quand Rousseau ne les y voyait plus. Il y
retrouve même toute la géographie humaine naturelle de l’Antiquité,
avec ses autochtones et ses monstres.
La
raison dans l’histoire date de 1830. Hegel a pour source, outre
les œuvres de l’Antiquité, quelques récits de voyage du XVIIe
siècle et leurs adaptations au XVIIIe siècle, Rousseau et
Montesquieu, et pour bagage le lourd fardeau de sa philosophie de
l’Esprit.
3-1)
Le Congo selon Duarte Lopes / Filippo Pigafetta
Donnons
tout de suite une idée des récits de voyage que Hegel mobilise. Il
cite le Génois Giovanni Antonio Cavazzi qui s’inspire lui-même du
Portugais Duarte Lopes et de sa Relation du royaume de
Congo, mise en mot par l’humaniste romain Filippo Pigafetta en
1591.
Marchand
devenu ambassadeur du roi congolais Alvaro 1er auprès du
pape et du roi d’Espagne Philippe II, Lopes s’intéresse d’abord,
dans sa Relation, à l’ethnie des Anziques, localisée au
nord-est du royaume de Congo, riche de ses exploitations de minerai
de cuivre et identifiée aujourd’hui au peuple des Téké. Il
mentionne en premier lieu les marchandises qu’elle produit ou
recherche (toiles de palme, étoffes de soie), son type de
gouvernement (monarchie féodale) et s’étend sur les armes
remarquables de ses guerriers (arcs, hachettes, poignards) et leur
disposition à faire la guerre (« lestes,
belliqueux, prompts à prendre les armes »).
Puis viennent les considérations morales :
« Ce
sont des hommes très agiles et adroits ; ils bondissent dans la
montagne comme des chèvres ; courageux, ils méprisent la
mort ; ils sont simples, droits et sincères, et tels que c’est
à eux que les Portugais se fient le plus. De tels hommes qui sont
sincères, loyaux et simples au point de s’offrir à la mort pour
la gloire du monde et qui, pour plaire à leurs seigneurs, leur
donnent leur propre chair à manger, s’ils se faisaient chrétiens,
c’est de bien meilleur cœur que, pour gagner la vie éternelle,
ils souffriraient le martyre pour le nom de notre rédempteur
Jésus-Christ et seraient, par la parole et par l’exemple, des
témoins de notre foi devant les païens. »
L’Anzique
concentre en lui les figures de l’autochtonie (il est chez lui dans
la montagne), de l’innocence (sincérité, loyauté, simplicité),
mais aussi de la monstruosité. Il est cependant un monstre très
particulier, potentiellement chrétien, potentiellement le meilleur
des Chrétiens. Néanmoins, tant que ce potentiel n’est pas
actualisé, tant que l’Anzique n’a pas été sauvé par la
révélation, bien qu’innocent, il côtoie le monstrueux, il se
tient à la frontière entre monde civilisé et espace sacré dévolu
aux monstres, et procède à la fois de l’éphèbe ensauvagé et de
la créature inhumaine qu’Ulysse croise au cours de son périple.
« À
cause de leur caractère farouche et de leur bestialité, on ne
trafiquait
pas beaucoup avec eux, si ce n’est quand ils venaient eux-mêmes
dans le royaume de Congo pour offrir des esclaves de leur propre
peuple ou de Nubie (pays qui se trouve aux confins de leur
territoire), ou encore des pièces de toile ou des défenses
d’éléphant. En échange, ils reçoivent du sel, des
coquillages qui sont utilisés comme monnaie et d’autres, plus
grands, dont ils se font des médailles d’ornement, par
coquetterie. Le troc se fait également contre des marchandises
importées du Portugal, comme des étoffes de soie et de lin, des
verroteries et d’autres choses semblables. »
Montagnards
descendant commercer avec les peuples de la mer, les Anziques font
montre d’une certaine sauvagerie qui trouve à se tempérer au
contact de la civilisation congolaise, elle-même ouverte sur le
Portugal.
« Ils
pratiquent la circoncision ; ils ont aussi la coutume de se
marquer le visage d’incisions diverses faites au couteau, et cela,
dès l’enfance, aussi bien les hommes que les femmes, les seigneurs
que le peuple. »
Cette
note, plus ethnologique que celles qui l’encadrent, réalise la
transition entre la sauvagerie extérieure, perceptible par les
Portugais installés au royaume de Congo, et la monstruosité
intérieure, qu’ils ne peuvent atteindre, ne s’étant jamais
rendus en territoire anzique,
mais dont ils ont entendu parler ou qu’ils ont imaginée.
« Leurs
boucheries sont fournies de chair humaine, comme les nôtres le sont
de viande de bœuf ou d’autres animaux. En effet, ils mangent leurs
ennemis qu’ils réussissent à capturer au cours d’une guerre.
Quant à leurs esclaves, ils les vendent s’ils peuvent en obtenir
un prix élevé ; sinon, ils les livrent à des bouchers qui les
dépècent et les vendent comme viande à rôtir ou à bouillir. Et
ce qui est extraordinaire, c’est que certains, fatigués
de vivre ou bien par générosité d’âme, ou encore pour faire
preuve de courage – estimant un grand honneur de s’offrir
à la mort en montrant un réel mépris de la vie –, se livrent
d’eux-mêmes à la boucherie, de même que des sujets, pour faire
une action remarquable au service de leur prince, donnent leur propre
corps à manger. Lorsque les esclaves sont bien gras, on les égorge
et on les dévore. Sans doute y a-t-il beaucoup de peuples qui se
nourrissent de chair humaine – ainsi ceux des Indes orientales, du
Brésil et d’ailleurs – mais du moins, ce sont leurs adversaires,
leurs ennemis qu’ils mangent, alors que les Anziques mangent aussi
bien leurs amis, leurs vassaux, leurs parents, ce qui est une
pratique dont on n’a pas d’autre exemple. »
L’homme
à l’état de nature est ici marqué par la plus grande
contradiction, celle d’une vertu parfaite sans aucun objet et dès
lors sans autre objet que
soi-même comme
chair, qui le conduit aux
tréfonds de
la monstruosité (notons
que le marchand Lopes situe
le centre névralgique de ces tréfonds
dans le quartier
des bouchers, particularité absente des nombreux avatars de ce récit
célèbre – y compris celui de Sade). La révélation du Christ
doit opérer sur l’homme naturel la conversion la plus radicale, en
détournant de l’homme charnel l’offrande
de soi pour la tourner vers le Dieu spirituel. Voilà comment
le voyageur et l’humaniste chrétiens parviennent à christianiser
l’ensemble des motifs que la culture occidentale antique prête à
l’homme à l’état de nature. Cette contradiction extrême saura
retenir l’attention de Hegel qui ne pourra qu’y voir le
Volkgeist, l’esprit du peuple, dans sa première
manifestation, la plus contradictoire de toutes.
Lopes
évoque ensuite l’histoire du royaume de Congo, qui, depuis les
premiers contacts avec les Portugais en 1482, hésite entre
christianisme et religion traditionnelle. La conversion s’y fait
par le haut, moyennant l’appui militaire portugais fourni au
monarque dans ses conflits avec ses voisins – dont les Anziques. Le
premier roi chrétien, Jean 1er, s’est converti en 1490
(et apostasie cinq ans plus tard). Alvaro 1er, que
fréquente Duarte Lopes, accède au trône en 1567, devenant le
septième roi chrétien de Congo. Mais c’est l’histoire du second
roi chrétien que Lopes et Pigafetta choisissent de raconter :
Alfonso 1er qui, au cours de la guerre civile qui suivit
la mort de Jean 1er, vainquit son cousin, successeur
légitime selon la tradition matrilinéaire, avec l’aide des
Portugais, et qui accepta en échange, en 1506, de largement diffuser
le christianisme dans son royaume.
Ce
récit est l’occasion pour nos deux auteurs d’évoquer un peuple
lointain dont la monstruosité est purement religieuse, et dont la
conversion doit conduire à son intégration de plein droit dans la
Chrétienté. Sans la conversion personnelle d’Alfonso 1er
et celle massive des populations de son empire (le royaume de Congo
atteint son apogée sous son règne), jamais ils ne se seraient
intéressés à la religion congolaise, qu’ils ne font apparaître
qu’à travers la mise en scène de sa disparition.
« Dom
Alfonso réunit les seigneurs de toutes les
provinces à un endroit fixé, et leur signifia publiquement que
quiconque détenait des idoles, ou tous autres objets
réprouvés par la religion chrétienne, devait les apporter et les
remettre à ses préposés. Ceux qui ne se conformeraient pas à
cette ordonnance seraient brûlés sans pardon. L’exécution fut
immédiate : il est remarquable qu’en moins d’un mois furent
apportés à la cour les idoles, les diableries, les masques, tous
les objets que l’on adorait et tenait pour dieux.
« Et
l’on vit en vérité d’innombrables choses de ce genre, car
chacun honorait le dieu qui lui plaisait, sans règle ni
mesure ni raison de quelque nature. On trouva une énorme quantité
de démons, épouvantables et étranges de façon. Beaucoup de gens
vénéraient des dragons ailés qu’ils élevaient dans leur propre
maison et nourrissaient des aliments les plus fins. D’autres
adoraient des serpents d’apparence horrible, ou bien de grands
boucs, ou des tigres, ou encore d’autres animaux plus monstrueux.
« D’ailleurs,
plus les animaux étaient étranges et difformes, plus on les
honorait ; c’est ainsi que certains tenaient pour vénérables
les oiseaux immondes et nocturnes, comme les chauves-souris, les
chouettes, les hiboux et d’autres espèces semblables. En somme,
ces gens se choisissaient comme dieux des couleuvres, des
serpents, des animaux, des oiseaux, des herbes, des arbres, diverses
figures de bois et de pierre, des représentations des choses
énumérées ci-dessus, peintes ou taillées dans du bois, de la
roche ou une autre matière. Non seulement ils adoraient les animaux
vivants mais même les peaux bourrées de paille.
« Les
rites d’adoration étaient variés, tous tendant cependant à être
des manifestations d’humilité, comme serait s’agenouiller, se
prosterner à plat ventre contre le sol, se barbouiller le visage de
poussière, tout en priant les idoles et en leur faisant offrande des
choses les plus précieuses.
« Les
païens avaient aussi leurs magiciens qui, trompant ces gens
ignorants, leur faisaient croire que les idoles parlaient. Lorsque
quelque malade se confiait à eux, s’ils le guérissaient, ils lui
disaient que c’était l’œuvre des idoles ; s’ils ne le
guérissaient pas, c’est que les idoles étaient irritées. Telles
étaient, en partie, dans ce pays, les traditions religieuses
qu’observaient les Mucicongo, avant de recevoir l’eau du saint
baptême et de connaître le Dieu
vivant.
« Le
roi avait donc amoncelé, dans plusieurs maisons de la capitale,
toutes ces abominables images. Il ordonna qu’à l’endroit même
où, peu de temps auparavant, il avait combattu et défait les
troupes de son frère, chacun apportât une charge de bois de façon
à en faire un grand tas, sur lequel il fit jeter les idoles, les
images et tous les objets que le peuple avait auparavant tenus
pour sacrés. Le feu y fut mis et tout brûla. Ensuite, il rassembla
tout le peuple et, en lieu et place des idoles, il distribua des
croix et des images de saints apportées par les Portugais. À chacun
des seigneurs, il imposa de construire une église au chef-lieu de
son territoire et d’ériger des croix, comme lui-même leur en
avait donné l’exemple.
« Après
cela, il leur annonça, ainsi qu’au peuple, qu’il avait envoyé
un ambassadeur au Portugal, chargé d’y chercher des prêtres pour
enseigner la religion, pour administrer à chacun les sacrements très
saints et salvateurs et pour apporter diverses images de Dieu, de la
Vierge sa Mère et de ses saints, qui seraient distribués à tous.
Entre-temps, il les exhortait à garder leurs bonnes dispositions, à
rester constants dans la foi. Mais eux l’avaient déjà si
profondément gravée dans le cœur qu’ils ne se souvenaient même
plus des croyances anciennes, des idoles fausses et menteuses. »
Ce
récit édifiant ne reflète que partiellement la réalité, la
ferveur chrétienne des Congolais n’ayant eu de cesse d’osciller
au gré des relations avec les Portugais, et la foi d’Alfonso
lui-même ayant été fortement ébranlée par la promotion
européenne de la traite humaine. Le passage du fait historique au
récit mobilise en l’occurrence l’imaginaire culturel occidental
des confins : le voyage aux confins ne les rapproche pas, mais
les maintient dans leur éloignement, quand bien même le voyageur
aurait eu sous les yeux ce qu’il rapporte (ce qui n’est pas le
cas). La scène est ici surchargée de références
à la conversion
progressive des marges démoniaques de la chrétienté : le
désert du Sinaï, Rome (avant qu’elle ne
devienne la Nouvelle
Jérusalem), les espaces ruraux européens. Le roi Alfonso 1er
apparaît comme le Constantin de l’Afrique subsaharienne, converti
lors d’une guerre fratricide et instituant l’Église comme
pouvoir impérial auprès
du sien. L’autodafé géant rappelle celui du Veau d’or. Les
listes d’objets cultuels, africaines uniquement par la timide
référence à l’art de la sculpture du bois, sont tout droit
issues de la littérature démonologique qui se répand en Europe en
même temps que les chasses aux sorcières. Le dragon fait ainsi plus
référence à la figure occidentale du démon terrassé par le saint
civilisateur qu’au draco africain pourtant décrit à peu près
correctement.
Ce
double récit de Lopes et Pigafetta a été lu, relu et surtout
réécrit. L’un de ses célèbres avatars se trouve dans la lettre
XXXV de Déterville à Valcour dans l’Aline et Valcour de
Sade, avec le royaume de Butua. Celui qui nous intéresse provient du
chapitre IV de La raison dans l’histoire, consacré à
la géographie, géographie physique et géographie humaine, qui
distingue le Nouveau Monde (le continent américain) et le Vieux
Monde (l’Afrique, l’Asie et l’Europe).
3-2)
La philosophie de l’Esprit
L’histoire
est au cœur de la métaphysique de Hegel, comme elle peut l’être
chez Héraclite ou Empédocle. Elle est chez lui l’histoire de
l’Esprit (Dieu dit par la raison et non par la foi). Avant
l’histoire, l’Esprit était pareil à l’atome de Leucippe :
immuable, introverti et inconscient. Il était cependant vivant, à
la manière d’un germe endormi. Mais le sommeil admet le rêve. Et
le rêve peut avoir pour objet les conditions qui suscitent le
réveil. C’est ainsi que l’Esprit a pu rêver le monde comme sol
de sa germination, se réveiller en effet et germer. Là commence
l’histoire. L’histoire du monde est celle de l’Esprit cherchant
à se révéler lui-même dans le sol qui a rendu possible son
éclosion ; elle
est l’histoire de la co-identification du monde et de Dieu, de la
condition et du conditionné, du fondement et du fondé. Le sol s’en
trouve bouleversé, car au moment où l’Esprit devient le monde, le
monde devient lui-même l’Esprit : le créé se divinise alors
que le divin devient sa création. Le point où s’opèrent ces deux
mouvements est l’être humain, à la fois corps et esprit, partie
du monde, partie de l’Esprit. L’histoire est ainsi simultanément
celle de l’être humain dans le double processus de sa
spiritualisation et de la transformation du monde par son travail.
Intervient
ici la notion de peuple, et non de « race » : Hegel
n’est pas raciste, il est « populiste », terme impropre
ici, puisqu’il signifie tout autre chose qu’établir une
hiérarchie entre des peuples. Seul le peuple possède un potentiel
historique. L’Esprit ne commence à devenir monde qu’en devenant
Volkgeist, esprit de peuple. L’unité minimale de la
spiritualité humaine en tant que divinisable
est celle du peuple. En-deça, tout est trop passager : une
cité, fût-elle au centre d’un empire, un individu, jouât-il un
rôle essentiel dans le cours de l’histoire, ne peuvent être
divinisés comme tels ; seul demeure leur nom, cité pour
illustrer le progrès historique. Un individu dispose bien d’une
âme, mais cette âme n’est qu’un atome spirituel et
interchangeable de l’Esprit de peuple. César a accéléré la
constitution de l’empire romain, Napoléon a répandu l’air de la
liberté en Europe, mais ils n’étaient pas individuellement
nécessaires : sans eux, l’empire se serait formé, le goût
de la liberté aurait gagné l’élite des esprits européens. Il en
va de même des cités, y compris Rome. L’unité
du peuple n’est pas administrative, ni
sociale,
elle est culturelle. Un peuple parvient en l’occurrence à la
maturité spirituelle, lorsque son bassin culturel devient sa
frontière administrative et son
espace de sociabilité quotidienne.
L’histoire
hégélienne est celle d’un progrès dans la spiritualité de
l’humanité et dans la transformation du monde par ses soins. Mais
elle est aussi mémoire d’elle-même : les stades
intermédiaires du progrès de l’Esprit, quoique ayant été
« aufgehoben », surmontés, subsistent à l’état
de vestige et, puisqu’il s’agit de peuples, de réserves
mémorielles, et, puisqu’il s’agit de géographie, de parcs
culturels. Un peuple est en effet une formation de l’Esprit et, à
ce titre, éternel, quand bien même il est dépassé par un nouveau
peuple. De même, la matière inerte subsiste bien que la matière
animée, plus avancée dans l’ordre de la spiritualisation du
monde, la surmonte définitivement.
Paradoxalement,
les peuples du Nouveau Monde représentent la préhistoire humaine.
Si l’Esprit les avait habités, serait-ce sous la forme du
Volkgeist le plus primitif, eux et leur culture n’auraient
pu disparaître. Or ils ont été exterminés au sud et sont menacés
de l’être au nord. La raison en est qu’ils ne sont humains
qu’individuellement ou collectivement mais pas culturellement. Ce
sont donc de proto-peuples dotés de proto-cultures, voués à
disparaître, par maladie et corruption ou par métissage avec les
peuples humains historiques.
À
partir de là, Hegel distingue les grandes phases de l’histoire en
recourant à la métaphore des âges de la vie : petite enfance,
enfance, adolescence, virilité, maturité (et c’est tout :
l’Esprit ne vieillit pas !). La petite enfance correspond à
l’Afrique, l’enfance à l’Asie, l’adolescence à la Grèce,
la virilité à la Rome impériale et chrétienne, la maturité au
« monde » germanique : le peuple germanique est
celui dont la culture clôt l’histoire avec un grand H ; avec
son règne culturel, l’humanité, le monde et Dieu évoluent
désormais et éternellement de concert.
3-3)
L’Afrique hégélienne
L’Afrique
nous intéresse ici particulièrement, parce que c’est dans sa
partie subsaharienne que l’œil
occidental croit découvrir
l’être humain à l’état de nature, identifié par Hegel à la
petite enfance de l’Esprit cosmique. Quant à l’Afrique
septentrionale, elle appartient à l’Europe : sa culture lui
est toujours venue d’ailleurs, et la France, en s’emparant
d’Alger, n’a fait qu’objectiver cette appartenance, jusqu’ici
subjective, sentimentale. Le philosophe ne se souvient sans doute pas
des dynasties berbères, almoravide et almohade, ni d’Ibn Rushd :
la prise d’Alger et, 20 jours plus tard, un changement dynastique,
coups d’éclat qui inaugurent l’empire colonial français,
institution digne de la fin de l’Histoire, effacent entièrement le
passé. Reste l’Égypte, trait d’union de l’Afrique
septentrionale et de l’Afrique noire (quand même Hegel connaîtrait
les Touaregs, il leur refuserait la capacité de connecter ces deux
parties du continent, puisque
les nomades sont pour lui des êtres sans culture voués à
disparaître) : si elle possède bien l’autonomie d’un
centre civilisationnel tourné vers la Méditerranée, elle se
rattache néanmoins à la chaîne asiatique des centres de
civilisation de l’Ancien Monde. De l’Afrique ne subsiste ainsi
que « la
partie de ce continent qui en fournit la caractéristique
particulière », ce que
l’on a appelé l’Afrique noire :
« Ce
continent n’est pas intéressant du point de vue de sa propre
histoire, mais par le fait que nous voyons l’homme dans un état de
barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire partie
intégrante de la civilisation. »
Réserve
mémorielle permettant d’observer l’Esprit dans sa prime enfance,
l’Afrique est intégrée à ce titre dans le monde germanique.
« L’Afrique,
aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans lien
avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or, replié sur
lui-même, le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire
consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit. »
Voilà
donc l’explication hégélienne de la couleur de peau des
Africains : en eux, l’Esprit est encore enceint de lui-même,
clos sur soi, richesse plongée dans sa propre obscurité,
non-encore-né plutôt qu’à
naître. Par leur
être spirituel,
ils
se rapprochent des
êtres humains à l’état de nature, non-nés parce que
créés, nouveaux Adam et Eve.
« [Si
l’Afrique est ainsi fermée au reste du monde], cela
tient non seulement à sa nature tropicale, mais essentiellement à
sa constitution géographique. Encore aujourd’hui elle demeure
inconnue et sans aucun rapport avec l’Europe. L’occupation des
côtes n’a pas incité les Européens à avancer vers l’intérieur.
[…] Le pays dans son ensemble semble être un haut plateau qui ne
présente qu’une bande côtière très étroite, habitée seulement
en un petit nombre d’endroits. Dès qu’on avance vers
l’intérieur, on trouve, presque partout, une ceinture marécageuse.
Elle forme le pied d’une ceinture de hautes montagnes, traversée
par quelques rares fleuves qui eux-mêmes ne permettent aucune
relation avec l’intérieur, car leur percée n’a lieu que peu
au-dessous du niveau des montagnes et seulement dans des lieux
étroits où se forment fréquemment des chutes d’eau non
navigables, et des courants qui se croisent avec violence. »
Telle
est la géographie hégélienne de l’Afrique, dont la base
quasi-scientifique est envahie par un imaginaire mythologique des
confins, mais élaboré dans un monde fini dont les contours
commencent à être bien connus. Quoique toujours inaccessibles, les
confins sont désormais intérieurs, l’Afrique formant une grande
matrice bien close, ne
s’ouvrant par intervalle que pour faire
naître un peuple :
« Étant
donné cette configuration naturelle, les Européens n’ont pu
acquérir que peu de connaissances sur l’intérieur de l’Afrique.
En revanche, des peuples en sont parfois sortis, qui se sont montrés
si barbares et sauvages que toute possibilité de nouer des relations
avec eux était exclue. Ces incursions ont lieu de temps en temps,
elles constituent les traditions les plus anciennes de cette partie
du monde. On rapporte qu’aux XV-XVIe siècles, d’horribles
hordes, venant de l’intérieur, se sont abattues, en plusieurs
endroits très éloignés les uns des autres, sur les habitants plus
paisibles des pentes et des régions côtières. Plusieurs nations
qu’on rencontre sur la côte ouest semblent être des vestiges de
ces invasions. Des hordes de nègres
ont pénétré aussi en Abyssinie. Quand leur rage prit fin, elles se
sont installées dans la région côtière où elles se sont
apaisées ; aujourd’hui, elles se montrent douces et
industrieuses et rien, à première vue, ne semble indiquer une
quelconque barbarie. Cette tempête a-t-elle été provoquée
par un mouvement intérieur et lequel ? On ne sait. »
Derrière
les mots de Hegel se devine une double métaphore matricielle :
celle du flux menstruel qui fait déborder les populations de la
matrice africaine et celle du volcan organique crachant ses peuples
brutaux qui, dévalant ses pentes, refroidissent leur ardeur (sans
doute dans la fabuleuse ceinture marécageuse) et finissent par se
fossiliser aux rivages océaniques ou désertiques, jusqu’au moment
où une nouvelle lave humaine vient défaire ces concrétions pour
déposer les siennes.
« Dans
cette partie principale de l’Afrique, il ne peut y avoir d’histoire
proprement dite. Ce qui se produit est une série d’accidents, de
faits surprenants. Il n’existe pas ici un but, un État qui
pourrait constituer un objectif. Il n’y a pas une subjectivité,
mais seulement une masse de sujets qui se détruisent. Jusqu’ici on
n’a guère prêté attention au caractère particulier de ce mode
de conscience de soi dans lequel se manifeste l’Esprit. »
« Nous
allons essayer maintenant de mettre en évidence l’esprit
universel, la forme générale du caractère africain, à partir de
ce qui est manifesté dans ses aspects particuliers. Ce caractère
est difficile à comprendre, car il diffère complètement de notre
monde culturel ; il a en soi quelque chose d’entièrement
étranger à notre conscience. Il nous faut oublier toutes les
catégories qui sont à la base de notre vie spirituelle, et cesser
de subsumer les choses sous ces formes. »
Hegel
semble vouloir adopter ici la rigueur scientifique d’un véritable
anthropologue. Cependant, comme on va le voir, le refus de plaquer
des modèles européocentrés sur les sociétés différentes des
nôtres n’est pas une garantie d’objectivité et d’impartialité.
« Dans
l’ensemble, nous trouvons ainsi, en Afrique, ce qu’on a appelé
l’état d’innocence, l’unité de l’homme avec Dieu et avec la
nature. C’est en effet l’état d’inconscience de soi. Mais
l’esprit ne doit pas s’arrêter à ce point, à ce premier état.
Ce premier état naturel est un état animal. Le « paradeisos »
est un parc habité par des animaux, dans lequel l’homme vivait lui
aussi dans l’état animal et était innocent, ce que précisément
l’homme ne doit pas être. »
Le
paradis ne se situe pas aux confins du temps mais de l’espace,
parce qu’il inaugure l’histoire humaine et qu’il est donc
éternellement là, en Afrique. L’être humain y est animal humain,
état qu’il doit dépasser, mais qu’il ne peut dépasser que par
un autre peuple (en l’occurrence, les peuples asiatiques). On
retrouve chez Hegel cette dimension essentielle, dans la culture
antique, de l’être humain à l’état de nature des confins :
l’innocence, la double proximité avec les animaux et avec le
divin. Mais cela devient sous sa plume un état moins paisible qu’on
ne l’imagine habituellement. Stravinsky saura s’en souvenir dans
son Sacre du printemps, où la pastorale se métamorphose
brusquement et en toute
innocence en tragédie.
3-3-1)
La religion
« Nous
pouvons résumer le principe religieux de ces hommes par les mots
d’Hérodote : « En Afrique tous les hommes sont des
magiciens ». Cela veut dire que l’Africain, comme être
spirituel, s’arroge un pouvoir sur la nature, et c’est ce que
signifie un tel pouvoir magique. Les relations des missionnaires
s’accordent aussi sur ce point. Or dans la magie, il n’y a pas
l’intuition d’un dieu, d’une croyance morale, mais bien au
contraire l’homme y est représenté comme la puissance suprême,
comme celui qui, avec les forces de la nature, n’a d’autre
rapport que celui du commandement. »
D’Hérodote
aux missionnaires, le constat est le même, preuve qu’il est vrai,
immuablement vrai. Difficile de trouver meilleur exemple de biais
cognitif !
Ce
qui constitue, selon Hegel, l’esprit africain est de n’avoir pas
encore placé le divin hors de soi et de faire face à la nature,
considérée comme passive et sans force, comme le divin le ferait.
Le problème est que la nature a un pouvoir réel sur l’être
humain. Cette contradiction se résout en postulant derrière les
phénomènes naturels menaçants ou destructeurs, l’opération d’un
pouvoir hostile exercé par un autre être humain.
« C’est
ainsi qu’ils croient que l’homme ne meurt jamais naturellement,
mais que c’est la volonté d’un ennemi qui le tue par un pouvoir
magique ; pour empêcher cela, comme contre toute force
naturelle, ils se servent à leur tour de la magie. »
La
classe des sorciers détient le pouvoir de commandement sur la
nature, pouvoir certes inhérent à l’humanité africaine, mais
maîtrisé seulement par un petit nombre d’individus exceptionnels.
« Le
pouvoir vers lequel se tournent ces hommes [les
sorciers] n’est pas un pouvoir supérieur,
puisqu’ils croient produire eux-mêmes ces effets [faire
pleuvoir, calmer les vents]. Pour se préparer, ils se
mettent dans un état d’enthousiasme extraordinaire. Avec des
chants et des danses furieuses, en mangeant des racines et en
buvant des liquides enivrants, ils se mettent dans un état de transe
extrême et profèrent alors des commandements. Quand ces ordres
restent longtemps infructueux, ils désignent parmi les assistants,
qui peuvent être leurs parents les plus chers, ceux qui doivent être
massacrés, et les autres les dévorent. En bref, l’homme se
considère comme l’entité suprême qui a le pouvoir de commander.
Souvent le prêtre passe plusieurs jours en proie à un état dans
lequel il est livré à la folie, tue des hommes, boit leur sang et
le fait boire aux assistants. »
Telle
est la synthèse que produit Hegel des ouvrages qu’il a sous la
main, comme celui de Cavazzi, missionnaire franciscain qui, en 1654,
part pour le Congo, muni des écrits de Duarte Lopes, avec pour
mission la destruction systématique des idoles, avant d’être
envoyé du côté de l’Angola auprès de la reine du royaume de
Matamba, Njinga, qu’il a rendue célèbre par ses mémoires.
Rédigées par le Père Alamandi, prédicateur de l’ordre, elles
comportent le même biais que celles de Lopes : le parallélisme
entre elles tient essentiellement à l’incapacité des Européens à
établir de véritables relations avec les peuples du sud-ouest
africain. Cavazzi-Alamandi
sera traduit en français en 1732 par le Père Labat, dominicain,
prêtre esclavagiste et « ethnographe », qui sera
successivement la source de Sade et de Hegel.
« Ils
élèvent à la dignité de génie toute chose qu’ils imaginent
avoir de la puissance sur eux, animaux, arbres, pierres, figurines de
bois. Les individus se procurent de semblables objets en se les
faisant donner par les prêtres. C’est en cela que consiste le
fétiche, mot employé par les Portugais et qui dérive de
« feitizo », magie. […] S’il arrive quelque chose de
désagréable que le fétiche n’a pas su empêcher, si les réponses
se révèlent fausses et tombent en discrédit, si la pluie vient à
manquer et si la récolte est mauvaise, ils l’attachent et le
bâtonnent, ou même ils le détruisent et l’éliminent, et en même
temps en créent un autre. »
La
science ethnographique n’a aucunement progressé de Lopes à
Hegel ! Des fétiches, on apprend seulement qu’ils peuvent
être créés ou détruits et qu’ils le sont parce qu’ils sont
tour à tour surestimés et dépréciés. L’on pressent que leur
condition est susceptible d’être étendue à d’autres, aux
défunts par exemple :
« Les
individus se tournent vers eux [les
esprits des morts, les ancêtres défunts] comme vers
des fétiches, leur font des sacrifices, les évoquent par des
incantations ; mais quand cela n’a pas réussi, ils punissent
le défunt lui-même, en jettent les ossements et le déshonorent.
[…] Le pouvoir des morts sur les vivants est reconnu, mais non
respecté, puisque les nègres donnent des ordres à leurs morts et
les ensorcellent. »
La
conclusion de Hegel est sans appel : « Le
pouvoir du nègre sur la nature est seulement une force de
l’imagination, une domination imaginaire. »
3-3-2)
L’éthique
« Il
résulte du fait que l’homme est considéré comme la réalité
suprême qu’il n’a aucun respect, ni pour lui-même, ni pour les
autres. »
Cette
phrase est contradictoire en apparence seulement : le respect
suppose une relation stable avec le supérieur et les Africains
n’élèvent des suppôts de pouvoir que pour bientôt les abaisser.
« Les
nègres ont, à cause de cela, un mépris total pour l’homme, et
c’est ce mépris qui, du point de vue juridique et éthique,
constitue leur principale caractéristique. La dévalorisation de
l’homme est poussée jusqu’à un point incroyable. L’ordre
existant peut être jugé comme une tyrannie, mais cette tyrannie
n’est ni considérée ni ressentie comme une injustice. À cela est
lié le fait que l’usage de manger de la chair humaine est admis
comme un usage licite et partout répandu. […] Cette chair, du
reste, n’est pas exclusivement employée comme nourriture. À
l’occasion des fêtes, en effet, des centaines de prisonniers sont
torturés et décapités, et leurs corps sont rendus à ceux qui les
avaient faits prisonniers et qui en font ensuite la distribution.
Dans certains endroits, on a vu de la chair humaine exposée sur des
marchés. À la mort d’un individu riche, des centaines d’hommes
sont tout bonnement massacrés et dévorés. Les prisonniers sont
assassinés et taillés en pièces, et la règle veut que le
vainqueur mange le cœur de son ennemi tué. Dans les incantations,
il arrive souvent que le sorcier tue le premier venu et le donne en
pâture à la foule. »
Le
lien établi par Hegel entre éthique et cannibalisme n’est pas
celui de Lopes entre religion et cannibalisme. Pour Lopes, la coutume
cannibale manifestait une propension à la sainteté, une capacité
sacrificielle inédite ; pour Hegel, elle ne fait qu’illustrer
l’incapacité de l’être humain naturel à se donner une autorité
supérieure stable, c’est-à-dire un droit qui
sanctifie et
garantit l’existence
individuelle.
« Une
telle dévalorisation de l’homme explique que
l’esclavage soit, en Afrique, le rapport de base du droit. L’unique
rapport essentiel que les nègres ont eu, et ont encore, avec les
Européens, est celui de l’esclavage. Les nègres n’y voient rien
de blâmable, et ils traitent en ennemis les Anglais qui ont pourtant
fait plus que tous les autres peuples en faveur de l’abolition du
commerce des esclaves et de l’esclavage. Pour les rois, en effet,
il est d’importance primordiale de vendre leurs ennemis prisonniers
ou même leurs propres sujets, et en ce sens l’esclavage a
contribué à éveiller un plus grand sens de l’humanité chez les
nègres. »
Hegel
avance l’idée d’une humanisation par l’esclavage des
Africains, seul trait d’union avec les peuples véritablement
historiques, seul point de passage entre la sauvagerie et la
civilisation. L’esclavage est un humanisme, parce qu’il donne une
valeur (marchande) à ce qui n’en avait pas (la vie humaine).
« La
leçon que nous pouvons tirer de l’état d’esclavage qui
existe chez les nègres […]
l’état
de nature est, par lui-même, l’état de l’injustice absolue et
complète. »
Voilà
la réponse de Hegel à Rousseau.
« L’esclavage
est une injustice en soi et pour soi, parce que l’essence de
l’homme est la liberté. Mais pour arriver à la liberté, l’homme
doit acquérir d’abord la maturité nécessaire. L’élimination
graduelle de l’esclavage est, pour cette raison, plus opportune et
plus juste que son abolition brutale. »
L’esclavage
est l’unique facteur d’inclusion de l’Afrique au monde
civilisé : dès lors son éradication n’est pas souhaitable
tant que la civilisation n’a pas été unifiée par le peuple
germanique dans l’État de la fin de l’Histoire et de l’entrée
dans la vie éternelle de l’Esprit.
« La
polygamie des noirs a souvent pour fin la génération d’un très
grand nombre d’enfants qui pourront tous être vendus comme
esclaves. Ils ne ressentent absolument pas l’injustice du procédé.
Cette triste situation prend chez eux des proportions énormes. Le
roi du Dahomey a 3333 femmes ; tout homme riche en a plusieurs
avec de nombreux enfants qui lui rapportent de l’argent. Des
missionnaires [Cavazzi]
racontent qu’un nègre se rendit à l’église des Franciscains et
se mit à se lamenter affreusement en disant qu’il était désormais
dans la misère, car il avait déjà vendu tous ses parents, même
son père et sa mère. »
Cette
considération (délirante, mais empruntée aux témoignages d’hommes
de Dieu) sur l’économie de l’esclavage
repose sur l’idée que les Africains ne pratiquent
l’échange marchand qu’en se
réduisant eux-mêmes au statut de
marchandises, non parce qu’ils
n’ont
rien d’autre à échanger, mais que ce qu’ils
échangent
alors n’a pas de valeur marchande, car
tiré directement et sans travail de la nature : à côté de
l’échange non-économique généralisé, à
côté de cette économie
de l’âge d’or où les dons de la nature surabondent,
l’économie dans
sa forme la plus élémentaire,
bouclée sur elle-même, mais non abstraite, où la marchandise, le
vendeur et l’acheteur sont tous
humains. Cette
idée que l’économie
comme champ social autonome est née avec la pratique de l’esclavage,
Benveniste l’a sans doute partagée avec Hegel, mais en
la cantonnant au
monde indo-européen.
3-3-3)
La politique
« Le
nègre se suicide souvent, quand il est blessé dans son
honneur ou quand le roi l’a puni. S’il ne se tuait pas, on le
tiendrait pour vil. Il ne pense pas à la conservation de la vie, et
même pas à la mort. Il faut pourtant attribuer à ce mépris pour
la vie le grand courage, soutenu par une énorme force physique, des
nègres, qui se font tuer par milliers quand ils guerroient contre
les Européens. »
Tel
est le profil du citoyen africain dans les questions morales et
militaires : du muscle
et le mépris de la vie caractéristique de l’innocence (si Adam et
Eve avaient aimé la vie et craint la mort, l’un n’allant pas
sans l’autre, iels ne se seraient pas laissé séduire par le
serpent).
« Le
despotisme s’impose parce qu’il
dompte le libre vouloir [en le
monopolisant]. Pour cette raison,
le libre vouloir du despote est respectable
du point de vue formel, car il rend possible la vie en commun, de
façon générale, et représente par là un principe supérieur à
celui du libre vouloir particulier. […] Quand le libre vouloir
trouve devant lui quelque chose de supérieur et se sent impuissant,
il s’agenouille ; mais s’il acquiert le pouvoir, il devient
orgueilleux à l’égard de ce qu’il adorait un instant
auparavant. »
« À
côté du roi, dans les États nègres, on trouve toujours le
bourreau, dont la fonction est extrêmement importante, car il sert
au roi pour se débarrasser des suspects, et aux notables pour tuer
le roi quand ils en ont envie. Les sujets, en effet, qui sont des
hommes également violents, limitent, à leur tour, l’autorité du
maître. Des compromis sont passés, et, dans l’ensemble, les
despotes doivent faire des concessions au libre vouloir des
puissants. Le despotisme prend alors la forme dans laquelle il y a au
sommet de la hiérarchie un chef, que nous pouvons appeler roi, mais
qui a au-dessous de lui des grands, des chefs, des généraux, qu’il
doit consulter en toute occasion et sans l’assentiment desquels il
ne peut, en particulier, entreprendre des guerres, conclure des
traités de paix, imposer des tributs. »
Jusque-là,
hormis la figure
du bourreau qui paraît
fantaisiste, le système politique ressemble fort à celui
d’une oligarchie, voire d’une aristocratie. Le monopole du
vouloir libre perd en
réalité avec cette observation sans doute juste.
« Au
Dahomey, quand le roi meurt, une émeute éclate dans tout son
palais, qui est immense. Tout le mobilier est détruit, et un
massacre général se produit. Les épouses du souverain (qui
sont, comme on l’a dit, 3333) se préparent à la
mort. Elles en admettent la nécessité, se parent pour l’occasion
et se font tuer par leurs esclaves. Tout lien social, dans la cité
et dans le royaume, est rompu. Partout se produisent des meurtres et
des vols, et les vengeances privées se donnent libre cours. Dans une
occasion semblable, cinq cents femmes furent tuées au palais en six
minutes. Les hauts fonctionnaires se hâtent de proclamer le nouveau
souverain le plus vite possible, pour mettre fin aux débordements et
aux carnages. »
Après
cette description de l’interrègne en Afrique, pensé comme un
carnaval sanglant toujours trop tardivement stoppé par des « hauts
fonctionnaires » curieusement conscients de l’intérêt
supérieur de l’État, achevons d’évoquer la vision (ou plutôt
l’hallucination) hégélienne par ce portrait d’une reine
africaine célèbre :
« Convertie
au Christianisme, elle retomba dans l’idolâtrie, puis se
convertit de nouveau. Elle vivait de façon très dissolue, en lutte
contre sa mère qu’elle chassa du trône, et elle fonda un État
féminin qui se fit connaître par ses conquêtes. Elle répudia
publiquement tout amour pour sa mère et pour son fils. Elle broya ce
dernier, qui était un petit enfant, dans un mortier, devant
l’assemblée, se barbouilla de son sang, et ordonna que fût
toujours prête une provision de sang d’enfants broyés. Ses lois
étaient terribles. Elle fit chasser ou assassiner les hommes, et
toutes les femmes devaient tuer leurs enfants mâles. Les femmes
enceintes devaient quitter le campement et accoucher en secret. À la
tête de ces femmes, elle exécuta les plus épouvantables
dévastations. Comme des furies, elles détruisaient tout dans le
voisinage, se nourrissaient de chair humaine, et, ne cultivant pas la
terre, elles n’avaient que le pillage comme moyen de subsistance.
Plus tard, il fut permis aux femmes de prendre pour époux les
prisonniers de guerre qu’elles faisaient esclaves, et même de leur
donner la liberté. Il en fut ainsi de nombreuses années. Il est du
reste caractéristique du type de vie africain que les femmes
participent à la guerre. »
Ce
portrait de la reine Njinga conjugue une double source
d’inspiration :
d’une
part,
une
source mythologique, Njinga apparaissant comme le décalque des
deux
plus
illustres
reines du
peuple mythique des
Amazones, Penthésilée et Hippolyte, et
le pendant inversé de la reine de Lemnos, Hypsipyle,
qui
épargne et sauve
son vieux père, quand
les
Lemniennes
massacrent tous les mâles de leur entourage.
d’autre
part, une
source fantasmatique
et littéraire,
l’étrange détail du broyage d’enfants dans un mortier n’étant
pas sans rappeler certains procédés attribués
à
la sorcellerie
européenne,
évoqués
notamment
par le
poète latin Horace dans une scène particulièrement
horrible
où la
sorcière Canidia
et
ses compagnes assassinent
un
jeune
garçon
et
font
entrer ses
organes dans
la composition de leurs
potions
magiques.
On
voit ici comment l’histoire occidentale de l’Afrique recycle
certains personnages de monstres de l’Antiquité : la femme
guerrière et dénaturée, en rupture avec les structures
traditionnelles de la société, et la femme criminelle et hérétique.
Ces figures féminines appartiennent toutes deux, mais de façon
différente, aux marges, civilisationnelles pour l’une, sociales
pour l’autre. Hegel convoque les ressources les plus classiques de
la misogynie pour approfondir encore son recensement de la
monstruosité et de l’étrangeté africaines. Et de conclure :
« Celui
qui veut connaître les manifestations épouvantables de la nature
humaine peut les trouver en Afrique. Les plus anciens renseignements
que nous ayons sur cette partie du monde disent la même chose. Elle
n’a donc pas, à proprement parler, une histoire. Là-dessus, nous
laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par la suite. Car
elle ne fait pas partie du monde historique, elle ne montre ni
mouvement, ni développement et ce qui s’y est passé, c’est-à-dire
au Nord, relève du monde asiatique et européen. »
4)
Rousseau et Hegel
Les
deux philosophes ne partagent pas la même vision de l’histoire et
de la géographie, quoique celle de Hegel s’appuie sur celle de
Rousseau.
Pour
Rousseau, il n’y a d’histoire qu’événementielle, et un
événement a la propriété de créer un avant et un après, de
l’irréversibilité dans la vie humaine. Les
débuts
de l’humanité sont
dépourvus
d’histoire.
Les
événements apparaissent localement
et au
coup par coup, sur fond de
vide
historique,
mais du fait de l’irréversibilité qu’ils introduisent, les
groupes humains ne
cessent de perdre puis
de regagner
leur équilibre, comme dans une marche forcée toujours
plus rapide.
L’histoire tend en
effet
à
accroître le
rythme de
ses apparitions
événementielles.
Par
ailleurs, les
événements
historiques,
toujours locaux,
ont
tendance
à se répandre de façon épidémique, en
lien avec la géographie physique.
Le
continent eurasiatique a été particulièrement perméable à
l’histoire qui y a
montré un véritable emballement,
au contraire des continents américain et africain, le premier
préservé
puis détruit par
le
contact brutal avec l’histoire eurasiatique, le second
peu accessible et
intact
en son cœur. Les
îles, par
leur nombre, restent en bonne partie épargnées,
mais l’épidémie gagne, et
dans l’ensemble la
transparence « historiale » de la géographie s’estompe,
c’est-à-dire
sa capacité à séparer physiquement des groupes humains
représentatifs des différentes phases de l’irréversibilité
historique.
L’être
humain à l’état de nature, celui des débuts de l’humanité,
n’existe plus à l’époque de Rousseau. L’accélération
de l’histoire eurasiatique et sa capacité croissante à se
propager
produisent
une humanité en révolution historique permanente
et
l’enferment
dans un présent
pur et universel (celui que les horloges astronomiques marquent
aujourd’hui
à
l’unisson).
Pour
Hegel, il
n’y a d’histoire qu’individuelle et d’individu
qu’universel,
l’Esprit. L’histoire de l’Esprit est de l’ordre d’un
devenir, celui d’un végétal qui, de graine, devient arbre
majestueux, à partir d’un sol qu’il a rêvé dans son sommeil
primordial et produit à son réveil. Le cosmos
(la nature)
est le sol où doit éclore l’Esprit, pure visibilité sans
intériorité, qu’Il s’oppose en tant que pure intériorité
sans visibilité. La nature, d’emblée éternelle, est cependant
transformable.
Et c’est dans le labeur qui
la transforme qu’elle
donne le jour à l’Esprit, rendu
enfin
visible. Ce labeur, maternel, long, est l’histoire telle qu’elle
nous est donnée : la nature travaillée
pour
se
faire
le temple de l’Esprit. Travaillée
par
l’être humain, en
qui
la nature met au monde l’Esprit, ni
individuellement, ni même politiquement, mais
culturellement,
à l’échelle des peuples. Le labeur de la nature se lit dans la
succession de certains peuples significatifs, en qui naît, grandit,
mûrit, se déploie dans toute sa majesté l’Esprit. La
vaste histoire
cosmique de Hegel se réduit donc in fine à une histoire
d’ensembles culturels à grande échelle, à la fois temporelle et
spatiale. La Terre était prédestinée dans tout l’univers à
accueillir l’être humain, sa géographie devait permettre la
domination successive de grands peuples et la domination culturelle
universelle du dernier d’entre eux. Le
temps cosmique est marqué par une longue période sans histoire,
celle-là même où Rousseau place l’être humain à l’état de
nature, celle
où
Hegel voit
une
période préhistorique et préhumaine, un en-deçà de l’humanité
nécessaire à son avènement, destiné à disparaître au contact
des peuples historiques, soit par destruction, soit par
assimilation.
Vient
ensuite le chaudron africain, gros d’un peuple replié sur
lui-même, graine sauvage d’humanité, dont
le
destin est de se
mêler aux
peuples
véritablement historiques. Le
premier d’entre ceux-ci,
le peuple asiatique, inaugure la civilisation avec ses quatre
centres : Égypte, Mésopotamie, Inde, Chine. De statut
intermédiaire, il
est aussi
éternel
que
le
peuple africain,
mais il
se laisse pénétrer plus facilement, il
dilue
son sang au goutte-à-goutte
dans les peuples émergents d’Europe.
Les Grecs d’abord, qui imposent leur culture à deux des quatre
centres de civilisation, mais sous une forme politique encore
inadaptée. Les Romains ensuite, qui parviennent à dépasser le
modèle politique grec et à bâtir
un Empire qui, par le
christianisme, a vocation universelle et qui s’impose à
l’ensemble du bassin méditerranéen et
le civilise.
C’est alors
au peuple germanique de s’imposer et d’imposer à l’Empire le
principe de la liberté, ce qui conduit à la création de l’État,
d’abord marqué par l’opposition à lui-même et la guerre
généralisée, puis réconcilié avec lui-même dans l’empire
napoléonien, préfigurateur de l’Union européenne, que
Hegel
appelle
de
ses vœux. L’Europe constituée est le centre du monde, le foyer
de l’étatisation de l’humanité dans l’unité mondiale :
on
peut dire que la parole de
Hegel
a
été entendue !
Cette
mondialisation européenne doit
prendre son temps, le temps qu’elle
absorbe
l’Asie et l’Afrique. Dans
l’intervalle,
il y aura des soubresauts, ceux qu’on constate aujourd’hui sans
doute : la
philosophie hégélienne est parfaitement jésuite, toute
contre-épreuve est une preuve pour elle. Une
fois le monde européen réalisé, une autre histoire, plus
paisible,
pourra commencer :
celle
de
la conquête de la nature toute
entière,
qui ne sera plus attaché à la Terre mais au Ciel. Là
encore : prédiction validée.
Malgré
ces différences, Rousseau et Hegel convergent sur un point
essentiel : la doctrine démocritéenne du progrès. Pour
Démocrite, il y a progrès dès lors qu’il y a transmission des
acquis de l’expérience, dans l’espace et dans le temps, de façon
intra et intergénérationnelle, ce qui suppose le langage et la
bonne coordination des ressources de l’esprit et du corps (de
l’intelligence et de l’habileté). Les premiers temps de
l’humanité sont, pour les deux philosophes, anhistoriques, parce
qu’il n’est pas encore possible aux humains de transmettre leurs
acquis, ou que cette transmission, renfermée dans certaines limites,
ne permet pas de former une culture. La culture est le nom du progrès
humain. Pour Rousseau, elle comporte une double tendance, à se
reposer et à créer. On retrouve cette dualité chez Hegel, mais
résolue dans l’unité du devenir. Tous les deux s’accordent à
penser que la tendance créatrice l’emporte sur la tendance au
repos. Rousseau en déduit à plus ou moins court terme le Présent
Vivant du Vice, Hegel l’État humain à la conquête du monde
au-delà du vice et de la vertu, absolument libre.
Il
n’est pas difficile de voir sur quel point précis Rousseau et
Hegel s’opposent : la valeur du sens irréversible de
l’histoire. Cette valeur résulte
de l’opposition de l’origine et de la fin de l’histoire. Pour
Rousseau, l’origine est positive et la fin négative. Pour Hegel,
l’origine est négative et la fin positive. Ce qui semble un détail
commande en fait toute l’élaboration métaphysique d’où sont
tirées leurs conceptions de l’histoire.
Si
l’être humain à l’état de nature, tel qu’il apparaît chez
Rousseau et Hegel, c’est-à-dire dans la branche ethnologique de la
culture occidentale moderne, est chargé d’un signe alternativement
positif et négatif, cela n’affecte en rien son identité :
c’est parce qu’on reconnaît son existence qu’on peut débattre
de sa valeur. Or cette identité, certes nourrie des récits des
voyageurs, est essentiellement hantée par la figure de l’être
humain à l’état de nature construite par la culture occidentale
antique. Autant la version qu’en propose Hobbes, initiatrice de la
psychologie scientifique, est moderne mais fausse, autant celle de
Rousseau et Hegel est ancienne et fantaisiste.
La
leçon que l’on peut en tirer est que l’être humain à l’état
de nature est un invariant
de la culture occidentale, variablement connoté selon les époques
et présent dans les représentations que l’on se forme de la
pureté (Rousseau) ou des
lointains racisés
(Hegel).