mardi 6 février 2018

La fin'amor est-elle machiste ?

Yvain et Laudine
 
Source Twitter : Hallucinaute @caligans
Et voici révélé le véritable visage de l'amour courtois dont on nous rebat tant les oreilles. tl;dr On isole la jeune fille inconnue, puis « — Hé mademoiselle, je suis le neveu du président. — J'en aime un autre. — Ha, soit polie au moins et dis oui car j'ai une grosse lance. »
Vous avez peut-être vu passer ce tweet de @caligans proposant un court extrait du roman de chevalerie La mort le roi Artu (vers 1230), et plaisantant sur le visage très machiste que nous y offre l'amour courtois.
 
Comme le souligne plaisamment @caligans, il est bien question ici de culture masculine : l'amour courtois est une création de la culture masculine, MAIS il confère aux femmes une place sociale qu'elles n'occupent pas d'ordinaire.

Imaginez une société dominée par des hommes, qui, eux-mêmes, dominent d'autres hommes : la société féodale du Moyen-Âge. Entre les dominants de cette société, il y a rivalité, effort pour surpasser l'autre. Certains de ces hommes vont choisir de sortir du jeu social qui leur est imposé, de manifester leur supériorité différemment, par une transgression des règles, de se distinguer des autres hommes en donnant une place à des dominés : les femmes (de l'aristocratie = dominées parmi les dominants).

Mais la place qu'ils leur donnent n'est pas n'importe laquelle, c'est celle de suzerain, de seigneur. Eux-mêmes choisissent d'occuper la place d'inférieur, de serviteur, de vassal. La relation qui existe entre suzerain et vassal implique pour ce dernier ce qui s'appelle l'ost (service militaire dû par le vassal à son suzerain). La seconde grande innovation de l'amour courtois va être de substituer un service amoureux à ce service militaire (rien de bien nouveau cependant, c'est le fameux « service d'amour » qu'a inventé le romain Ovide). Gauvain demande à la jeune fille de lui permettre de la prier d'amour, c'est-à-dire de la prier de lui donner son amour pendant un temps laissé à l'appréciation de la jeune fille. Pour obtenir l'amour de la Dame courtoise, il faut prouver l'amour que l'on ressent et on le prouve en la servant avec la plus exacte soumission et la plus infaillible fidélité, tout comme le vassal sert son suzerain avec soumission et fidélité.

La relation des vassaux entre eux est faite de rivalité afin d'obtenir, par leur adresse et leurs exploits guerriers, la reconnaissance de leur suzerain. Les vassaux servent leur souverain, qui les récompense par un don symbolique (la consécration de la valeur). Gauvain propose en effet à la jeune fille de lui prouver sa supériorité sur son rival par un combat (un tournoi), dont le prix n'est pas une prestation sexuelle, mais l'accès à une relation privilégiée à la Dame, la possibilité de la courtiser. On est donc en plein dans la culture masculine (voir mon article sur la sociabilité guerrière germanique), mais la courtoisie réalise cette chose assez incroyable, de conférer à une femme le pouvoir généralement possédé par le dominant parmi les dominants, de donner à un individu extérieur au champ guerrier du fait de son sexe, la capacité d'être juge du champ guerrier. De plus, la Dame courtoise, en tant que suzeraine, a un grand pouvoir sur celui qui la courtise (elle décide, par exemple, du temps que doit durer la mise à l'épreuve amoureuse), mais si elle a beaucoup de pouvoir, elle a aussi des devoirs qui tempèrent celui-ci, et les romans médiévaux sont remplis de cruelles qui abusent de leur puissance et s'amusent à faire mourir leur amant de chagrin.

Pour toutes ces raisons, l'amour courtois me semble constituer une révolution assez remarquable dans le champ de la culture masculine. Après, je trouve que La mort le roi Artu, écrit en langue d'oïl, n'a pas la subtilité et le raffinement, avec lesquels les auteurs occitans, puisant largement dans la culture arabo-andalouse, traitent cette thématique. Ainsi le roman anonyme Flamenca (datant également du XIIIème siècle), qui, même s'il s'inscrit dans la même culture de féodalité et de valeur guerrière, subordonne entièrement la thématique chevaleresque à la thématique amoureuse et met en scène un chevalier servant beaucoup moins brutal et grossier que Gauvain.

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