Ferenc Horvath |
- Pater comme mater font partie des rares mots que l'on retrouve à travers toute l'aire de diffusion des populations indo-européennes.Le sens premier de ces deux mots, qui s'est perdu mais que l'on a tenté de reconstituer, valait pour un type de société très éloigné de la nôtre, construit autour de la grande famille indo-européenne, que les fils ne quittent pas et qui peut dès lors comporter plusieurs dizaines de membres, donc sans rapport avec la famille nucléaire moderne. Le mot « père », appliqué à la famille, y désignait d'une part une fonction d'autorité exercée sur le groupe, fonction assurée par le dépositaire de la « loi familiale », l'un des « grands-pères » de la famille, et d'autre part la classe des hommes de la génération antérieure pour les hommes de la génération postérieure. Pour les enfants, ce sont tous les hommes de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères, pour ces derniers ce sont tous les hommes encore vivants de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères. De manière générale, dans la famille indo-européenne la plus ancienne, chaque individu masculin y a plusieurs pères, et il n'est jamais question de distinguer parmi eux un « géniteur ».
- Le mot « père » et le mot « papa » ont des racines étymologiques et des évolutions sémantiques différentes. Je reviendrai dans un prochain article sur le mot de papa.
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NAISSANCE
de la PATERNITÉ moderne
Notre façon actuelle de
voir le père naît en Grèce, parmi la population des cités qui s'y
développent à partir du VIIème siècle av. J.-C. Cette conception
devient dominante en Occident à partir du IIème siècle av. J.-C.
Elle est liée à un type de famille nouveau, citadin : la famille
nucléaire (un père, une mère et des enfants vivant dans un même
foyer).
Le père y possède une
autorité d'une part absolue et contraignante, d'autre part librement
acceptée par ses enfants (filles et garçons) et non contraignante.
Il a donc une double fonction. Ces deux fonctions sont si éloignées
et si difficilement conciliables qu'elles sont parfois assurées par
deux personnes différentes : le père conserve l'autorité pure et
l'application de la loi familiale
(thémis), tandis que l'oncle
maternel récupère tout ce qui, dans le développement de l'enfant,
relève du soutien et de l'assistance positive.
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DIEU
le PÈRE
L'Église chrétienne
occidentale s'est construite comme la projection sur une communauté
entière du modèle familial nucléaire grec : les fidèles y sont
donc considéré.e.s comme les frères et les sœurs d'une même
famille, ce qui a permis d'introduire de façon innovante la mixité
des sexes dans le culte.
Dieu y cumule la double fonction du père grec : il exerce l'autorité
suprême au travers des règles
renfermées dans l'écriture sainte, et il prend soin de ses
adeptes jusqu'après la mort, en leur faisant hériter du paradis,
comme le père fait hériter ses enfants (le garçon par l'héritage
et la fille par la dot). L'appropriation de la famille nucléaire par
la religion chrétienne conforte en retour ce modèle social.
L'Église emprunte
également au modèle grec sa conception de la mère : dans la
famille grecque, c'est la mère qui crée le lien entre frères et
sœurs, qui sont dit.e.s adelphoi et adelphai,
c'est-à-dire issu.e.s du même utérus. La famille nucléaire est
forcément limitée en nombre, puisqu'une femme a un nombre limité
d'enfants. Dans le christianisme, où tout le genre humain est enfant
de Dieu, la mère est devenue la nature humaine en général et le
lien entre les frères et les sœurs dans la foi tient
au seul fait de procéder de la même nature.
L'évolution du
christianisme au cours des siècles complique un peu les choses, en
assimilant l'Église au Christ, au fils de Dieu, chef des autres
enfants de Dieu, en quelque sorte son fils aîné divin,
accidentellement assassiné par ses frères et ses sœurs.
Seconde complication
(suite aux controverses sur l'identité du Christ, qui se prolongent
jusqu'au IVème siècle) : le Fils et le Père (et l'Amour qui les
lie) sont un seul et même Dieu !
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Le
PÈRE freudien
Freud va s'intéresser au
Dieu chrétien et à l'Église chrétienne tels
qu'ils lui parviennent après des siècles d'évolution et de
construction. Il voit dans l'ecclesia une assemblée de frères
(sans sœurs !), unis par le meurtre du père, car Dieu est mort sur
la croix de la main des hommes. Pour lui, le Christ n'est qu'un
substitut du Père, c'est le Père qui est visé par le désir de
meurtre des fils. À
partir de cette interprétation, Freud revient à la famille
nucléaire, qu'il construit comme la relation entre un père et des
fils qui désirent le tuer. Cette interprétation est-elle légitime
? Non, puisqu'il plaque sur l'Église fondamentalement mixte, le
modèle non mixte de la sociabilité masculine bâtie sur la rivalité
entre ses membres, qu'on retrouve à la fois dans la troupe guerrière
germanique ou, plus encore, dans toutes les sociétés secrètes,
toujours fondées sur un meurtre collectif originaire, où la
co-responsabilité dans
le crime conduit à l'unité du groupe par exclusion volontaire du
reste de la société.
Au-delà de cette erreur,
Freud admet à bon compte l'universalité et l'intemporalité de la
famille nucléaire. Mais c'est un modèle qui n'existait pas, nous
l'avons vu, chez les Indo-européens. Si l'on prend le cas des tribus
germaines, l'on s'aperçoit que le père n'y a rien à voir avec le
père freudien. La paternité chez les Germains est une fonction qui
est remplie par le grand-père paternel, qui est aussi le grand-oncle
maternel, et dont l'importance tient à sa double ascendance par
lignage patrilinéaire et matrilinéaire. La relation de père à
fils (selon nos termes, de grand-père à petit-fils) est donc une
relation d'identité : le petit-fils est la réincarnation du
grand-père, car il va contracter les mêmes alliances. L'identité
est fondée sur le rôle des femmes.
Famille
A |
Famille
B |
Famille
C |
donne
ses sœurs à |
A ←
grand-père + ← C |
épouse
la fille de |
épouse
la fille de |
A →
+ père → C |
donne
ses sœurs à |
donne
ses sœurs à |
A ←
fils + ← C |
épouse
la fille de
|
L'oubli freudien des
femmes (que ne compense pas sa
théorie du désir d'inceste maternel du fils et du désir
d'identification à la mère de la fille) ne lui permet pas de mettre
en évidence le rapport privilégié, chez les Germains, du
petit-fils au grand-père.
Une
telle famille, où le père (fonctionnel) est le
grand-père/grand-oncle (naturel), n'a pas les mêmes enjeux
de rivalité masculine que ceux que Freud présume à la relation
père-fils de la famille nucléaire. S'il devait y avoir une
rivalité, ce serait entre le fils et le petit-fils pour obtenir
l'amour du grand-père.
Malinowski a vivement
critiqué Freud, son contemporain, en établissant, par son étude
des habitant.e.s des îles Trobriand, que la structure familiale, à
partir de laquelle ce dernier théorise les rapports père-fils, n'a
rien d'universel. Chez les Trobriandais.es, le père biologique est
purement autoritaire et l'oncle maternel est soutenant. Freud imagine
que l'amour/admiration et la haine/le désir de meurtre du
fils sont concentré.e.s sur une même personne, le père.
L'enfant trobriandais, qui n'a de relations affectives qu'avec son
oncle, qui n'en a aucune avec son père, n'éprouve point le célèbre
désir oedipien de tuer le père dans
le but se substituer à lui, mais plutôt d'imiter l'oncle maternel à
l'égard de son futur neveu utérin et de donner à sa sœur le mari
le moins pénible.
►
On
peut donc conclure de l'étude des structures familiales
indo-européennes et trobriandaises que le freudisme n'est ni
intemporel, ni universel, et qu'il faut toujours se méfier, sous
peine d'erreur, de la déformation qu'apportent nos structures
mentales à notre vision du monde et du passé.
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