samedi 18 mai 2019

Mars convive des femmes #4 Des croisées

Illustration : J.-F. Overbeck pour Stanza del Tasso (Gerusalemme liberata), 1819 - 27

Si vous vous voulez en savoir plus sur le titre peut-être un peu curieux de cette rubrique, où je n'ai rien publié depuis bien longtemps, c'est ici.

Je jetais un œil par curiosité sur les premières pages de l'Histoire des croisades* d'Ibn al-Athîr** et je n'ai pas eu à aller au-delà du premier paragraphe pour trouver quelque chose d'intéressant.
* Extraits disponibles ici dans la traduction de Ed. Dulaurier. Pour les arabophones, vous pouvez trouver le texte dans son intégralité par ici.
** Historien arabe sunnite (1160 – 1233). Sa grande œuvre s'intitule Al-Kamil fi al-Tarikh (Histoire complète, ca. 1231), l'une des sources de toute première importance sur la troisième croisade (1189 – 1192), dont il fut un témoin oculaire, puisqu'il a combattu aux côtés de Saladin.
Ce spectacle [la mise en scène du meurtre du Christ par le Prophète Mahomet] fut pénible pour les Francs. Les prédicateurs dont il a été question rassemblèrent autour d'eux pour faire la guerre jusqu'aux femmes. En effet, il y eut avec eux sous les murs d'Acca [ou Acre] un certain nombre de femmes, qui défiaient leurs égales en combat singulier, ainsi que nous le raconterons, s'il plaît à Dieu.
Plus loin : La généralité des victimes [chrétiennes, lors de la bataille d'Acca] appartenait aux chevaliers chrétiens, car les fantassins ne les avaient pas rejoint. Parmi les prisonniers, il se trouva trois femmes franques, qui combattaient à cheval. Lorsqu'elles eurent été prises et qu'on les eut dépouillées de leurs armes, on reconnut leur sexe.
C'est un fait aujourd'hui bien connu que certaines femmes ont pris part aux croisades, afin d'accomplir le pèlerinage en Terre sainte et de soutenir matériellement et moralement les croisés ; par contre leur implication dans les combats, surtout en tant que chevalières, l'est beaucoup moins, voire pas du tout.
Certes le poème de La Jérusalem libérée du Tasse (1580), qui se voulait une version moderne et chrétienne des grandes épopées antiques, donne à voir des femmes guerrières participant activement au siège ou à la défense de Jérusalem, lors de la première croisade, mais jusqu'à la lecture de ce témoignage, je m'étais toujours imaginé qu'il ne s'agissait là que de fiction.
Le Tasse, dans sa peinture des combats opposant forces chrétiennes et musulmanes, à la fin de la première croisade, avait plusieurs bonnes raisons de représenter des combattantes, qui ne tenaient sans doute pas à sa connaissance de cette vérité historique, mais certainement à sa volonté de s'inscrire dans un genre littéraire donné (l'épopée) et à sa fidélité à ses modèles, qu'ils soient antiques comme l'Iliade homérique et l'Énéide virgilienne, ou contemporains comme le Roland amoureux de Boiardo et le Roland furieux de l'Arioste.

Les femmes guerrières dans le genre épique

  • Dans l'Iliade, les seules femmes présentes sur le champ de bataille sont d'essence divine : ainsi Athéna, protectrice des Achéens, triomphant de son demi-frère Arès au chant XXI :
    Elle en [une énorme pierre] frappe l'ardent Arès au cou et lui rompt les membres. Il tombe et, sur le sol, il couvre sept arpents. (...). Pallas éclate de rire et, triomphante, elle lui dit ces mots ailés : « Pauvre sot ! tu n'as donc pas compris encore à quel point je puis me flatter d'être plus forte que toi ? »
    La facile victoire d'Athéna sur le dieu de la guerre, le manque de noblesse de ce combat (usage non de la lance et de l'épée, armes nobles, mais d'une simple pierre, affrontement réduit à sa plus simple expression), montrent le peu de cas que les poètes grecs font d'Arès, dieu de la guerre dans ce qu'elle a de plus négatif (la brutalité, la panique, le carnage...), et à contrario leur considération pour Athéna.
    Aphrodite intervient elle aussi sur le champ de bataille, mais uniquement pour se porter au secours de ceux qu'elle aime (son amant Arès, son fils Énée ou Pâris son protégé) et les arracher aux combats. Elle y est toujours fort maltraitée (par Athéna, qui lui donne une formidable gifle, et Diomède qui la blesse au bras, seul exemple, dans toute l'œuvre, d'une contradiction entre le pedigree du ou de la combattant.e et l'issue du combat).
    Diomède poursuit Cypris [autre nom d'Aphrodite] d'un bronze impitoyable. Il la sait déesse sans force : elle n'est pas de ces divinités qui président aux combats humains ; elle n'est ni Athéné, ni Enyô dévastatrice... (chant V)
    La puissance de la déesse est ailleurs : dans le désir qu'elle fait naître, dont Homère peint la force irrésistible et destructrice à travers le portrait de Pâris et Hélène, qui ont tout hasardé, tout perdu par amour, et qu'il oppose en tout point à la guerre et à sa logique d'honneur et d'exaltation de soi par les exploits.
    Ce portrait d'Aphrodite en déesse étrangère à la guerre permet d'évoquer en contrepoint ces deux grandes divinités féminines : Athéna, dont j'ai déjà parlé, et Enyô, sorte de pendant d'Arès assez mal défini et qui incarne comme lui les aspects les plus horribles des batailles :
    À leur tête [des Troyens] sont Arès et la puissante Enyô. Enyô porte avec elle le tumulte impudent du carnage... (chant V)
  • Chez les autres mythographes du cycle troyen apparaît cependant une guerrière plus humaine : Penthésilée, reine des Amazones. Comme pour la plupart des héros légendaires, son père est un dieu et sa mère une mortelle. Un combat l'oppose à Achille, où elle trouve la mort. S'ensuit l'un des épisodes les plus étranges de la mythologie grecque : Achille, la voyant agoniser, tombe follement amoureux d'elle !
  • La tradition arcadienne fait figurer l'héroïne Atalante dans deux cycles mythologiques majeurs : la quête de la Toison d'or, où elle est la seule femme d'un équipage qui compte pas moins de cinquante hommes ! et la chasse du sanglier de Calydon, où elle se trouve également la seule femme. Ses exploits de chasseresse (elle est la première à blesser le monstre pourchassé) ne sont nullement hors sujet par rapport à notre thème des femmes guerrières, car les sociétés anciennes (Mésopotamie, Égypte, Grèce ou même Chine...) associent étroitement guerre et chasse.
  • Dans l'Énéide, Virgile invente le personnage de Camille, à la fois guerrière et cheffe politique. Camille, reine des Volsques, combat le troyen Énée. Elle apparaît au livre VII, dans le « catalogue » de la coalition italique :
    On vit après eux arriver du pays des Volsques, à la tête d'escadrons d'airain étincelants, Camille, la vierge guerrière : elle n'a point accoutumé ses mains de femme au fuseau et aux ouvrages délicats de Minerve ; mais elle s'est endurcie aux combats ; elle sait lutter avec les vents, les devancer à la course. (...). Tous, les guerriers, les mères, se répandant hors des bourgades et des champs, l'admirent, et la suivent de leurs regards ébahis : un manteau royal couvre de sa pourpre éblouissante ses délicates épaules, l'or retient sa chevelure nouée. On admire sa grâce à porter le carquois lycien, et le myrte pastoral armé d'une pointe de fer.
    Au chant XI, c'est elle qui inaugure le combat contre l'armée troyenne :
    Turnus voit venir à sa rencontre Camille à la tête de ses escadrons ; arrivée aux portes de la ville, la reine s'élance à terre ; tous ses cavaliers l'imitent, et, légers comme elle, glissent de leurs coursiers. Alors s'adressant à Turnus : « Turnus, s'il est permis de compter sur son propre courage, j'ose te promettre de marcher contre les escadrons d'Énée, et de me porter seule au-devant des cavaliers tyrrhéniens. Laisse-moi tenter les premiers hasards du combat ; toi, demeure avec tes fantassins au pied des remparts et garde les murailles. » Turnus fixant ses yeux sur la vierge étonnante lui répond : « Ô vierge, l'honneur de l'Italie, comment égaler par la reconnaissance et payer un tel service ? Venez donc, puisque votre courage est au-dessus de tout, venez partager avec moi les travaux de cette journée... »
    Que ce soit chez Virgile ou dans les récits autour de la chasse du sanglier de Calydon, les femmes se voient attribuer une place à part : sans avoir le premier rôle, elles sont celles qui initient l'action. Mais Camille, contrairement à Atalante, n'est pas la seule combattante dans les bataillons volsques :
    À ses côtés combattent ses compagnes d'élite, Larina, Tulla et Tarpeïa, qui brandit une hache d'airain ; toutes trois Italiennes, escorte brillante de la divine Camille, ses conseils dans la paix, ses vaillants soutiens dans la guerre. Ainsi les Amazones de Thrace frappent du bruit de leurs armes peintes les bords ensanglantés du Thermodon, soit qu'elles se pressent autour de leur reine Hippolyte, soit que la belliqueuse Penthésilée se porte sur son char à travers les batailles ; leur troupe guerrière hurle et bondit en tumulte, agitant ses boucliers en forme de croissant.
    La reine et ses trois compagnes ont un mode de fonctionnement identique à celui des hommes dans le monde féodal que représente l'épopée : le seigneur ou suzerain est entouré de ses vassaux, eux-mêmes nobles, qui lui apportent soutien militaire dans la guerre et constituent son conseil politique dans la paix. Le pouvoir au féminin reste donc construit chez Virgile sur un modèle masculin.
    Femme qui a « choisi » de rompre avec le genre de vie assigné à son sexe, Camille est pourtant régulièrement ramenée à celui-ci et subit les préjugés et les jugements méprisants qui l'affectent, qu'ils soient le fait du narrateur :
    ... et, ne s'attachant qu'à lui [un guerrier revêtu d'une magnifique armure] dans son aveugle ardeur, elle convoitait en femme cette belle proie et ces brillantes dépouilles : l'imprudente !
    ou d'un des personnages :
    Au milieu des morts et de ses escadrons qui plient, Tarchon lance son coursier, ranime par ses discours ses cavaliers débandés, les appelant chacun par leur nom, et rétablit le combat. « Quelle peur ! ô Tyrrhéniens, lâches, qui ne sentez plus votre lâcheté, quelle faiblesse honteuse s'est emparée de vos cœurs ? Une femme vous met en déroute, une femme fait tourner le dos à mes escadrons ! Pourquoi ce fer dans vos mains ? pourquoi portons-nous ces traits inutiles ? »
  • Camille a largement inspiré le personnage de Bradamante, héroïne du Roland amoureux de Matteo Maria Boiardo (1440 ou 1441 – 1494), puis de la suite que lui donne Ludovico Ariosto avec son poème épique Roland furieux (1474 – 1533). Guerrière intrépide et accomplie, Bradamante s'éprend du sarrasin Roger. Leur mariage sera célébré après la conversion au Christianisme de ce dernier.
    L'Arioste fait de ce couple les ancêtres mythiques de la dynastie d'Este (les ducs d'Este sont les patrons du poète), qui possède donc une ascendance héroïque et masculine et féminine, donc doublement belliqueuse, donc doublement valeureuse, ce qui est unique dans l'histoire des généalogies de grandes familles fictives ou réelles.
    L'autre point intéressant à propos de la Bradamante de l'Arioste est la passion qu'elle suscite chez la princesse musulmane Fleurdépine, passion malheureuse et tragique, comme toutes les amours homosexuelles de cette œuvre.

Toutes ces figures féminines servent de modèles à la grande héroïne guerrière du Tasse : la musulmane Clorinde, venue combattre les Chrétien.ne.s.

Tancrède et Clorinde de Louis Jean François Lagrenée, XVIIIe siècle

L'auteur nous propose une « enfance » de Clorinde, proche de celle de Camille ou d'Atalante en ce qu'elle est marquée par le refus [d]es occupations et [d]es amusements de son sexe et le choix d'une éducation virile :
Sa main superbe a dédaigné de s'abaisser à de vils travaux, et de manier l'aiguille ou le fuseau. (...). Encore enfant, sa faible main apprit à dompter un coursier ; elle mania la lance et l'épée ; elle endurcit ses membres à la lutte, et déploya son agilité à la course.
Son enfance s'éloigne cependant de celle des autres héroïnes, en ce qu'elle ne comporte aucun élément merveilleux (allaitement par un animal sauvage pour Atalante et Camille, épreuve type ordalie dont la réussite implique l'intervention d'une déesse pour Camille, père divin pour Penthésilée...) et n'a pas pour cadre un lieu sauvage, coupé de la civilisation.
Lorsque Clorinde arrive pour porter secours au sultan Aladin, elle est donc une guerrière parfaitement accomplie : Dans les combats, c'était un lion ; dans les bois, un chasseur infatigable. Le Tasse conserve le parallélisme guerre – chasse, qui perdure dans l'aristocratie européenne des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, où il n'a plus cependant qu'un sens très affaibli, qui fait de la chasse une simple préparation physique à la guerre.
Pour la mort de son héroïne, Le Tasse emprunte au récit du dernier combat de Penthésilée, qui l'oppose à Achille : le chevalier franc, Tancrède, fou amoureux de Clorinde, l'affronte et cause la mort de celle qu'il aime. Ce passage a été mis en musique dans le plus célèbre madrigal de Claudio Monteverdi : Il combattimento di Tancredi e Clorinda (représenté pour la première fois en 1624).

Les couples guerriers de Virgile au Tasse

L'autre spécificité du poème du Tasse est de mettre en scène un couple marié prenant part ensemble aux combats : Gildippe et Odoart.
Fidèles et tendres époux, toujours inséparables, vous vous suivez jusque dans les combats, et vos noms seront encore unis dans mes vers. Gildippe, attachée aux pas de son époux, combat à ses côtés.
Cela n'est rien moins qu'une invention du poète, qui, là encore, puise son inspiration chez ses prédécesseurs, ici Virgile.

L'Énéide met au nombre des compagnons d'Énée un couple guerrier : Nisus et Euryale, transposition dans le champ de la sociabilité guerrière du couple éraste (l'amant, légèrement plus âgé, un peu plus viril donc un peu moins beau) – éromène (l'aimé, adolescent, plus beau car plus féminin), et souvenir du mythique Bataillon sacré de l'armée thébaine, formé de cent-cinquante couples d'amants pédérastiques, dont les membres, étroitement soudés, étaient supposés n'abandonner jamais l'autre, se sacrifier pour lui et éventuellement mourir ensemble sur le champ de bataille.

Nisus et Euryale de Jean-Baptiste Roman, 1822 - 1827

Revenons à notre couple amoureux et guerrier. Ce que le public romain tolérait dans une certaine mesure (l'homosexualité masculine), le XVIe siècle italien et européen ne l'accepte plus, d'où la transformation d'un couple guerrier homosexuel en un couple guerrier hétérosexuel et la raison d'une présence féminine renforcée sur le champ de bataille, invention toujours moins scandaleuse que l'original. La transposition est ici facilitée par le fait que le couple d'amants antique, est fondamentalement inégalitaire, l'éromène étant inférieur à l'éraste, comme la femme est censée l'être par rapport à l'homme.
L'Arioste, prédécesseur et inspirateur du Tasse, avait, pour sa part, fait un choix très différent : il avait conservé quelque chose du couple Nisus et Euryale dans celui des deux chevaliers Roger et Léon, prêts à donner leur vie l'un pour l'autre. Ces deux hommes sont liés par une amitié virile, comportant une forte dimension d'homo-érotisme et, à ce titre, condamnée moralement par le narrateur. L'homosexualité, qu'elle soit masculine ou féminine, est, dans le Roland furieux, confinée en dehors de l’Europe, dans des pays lointains soit musulmans soit orthodoxes. Elle est présentée comme inconciliable avec les devoirs du seigneur féodal (Léon, fils de l'empereur des Grec.que.s, préfère Roger à son empire et à son propre père) et dépourvue d'avenir. Pour Roger, la rédemption viendra de l'abandon de cet ami trop cher et de l'islam pour épouser une femme après s'être converti au christianisme.
Même si le personnage de Gildippe n'est pas de pure invention, il demeure extrêmement original, notamment en ce qu'il présente la coexistence de deux traits antinomiques dans le monde gréco-romain : ceux de guerrière et d'épouse. En effet, toutes les héroïnes ou déesses que nous avons évoquées sont des vierges : le mariage et la vie conjugale excluent la participation aux combats.
Gildippe et Odoart proposent la vision d'une union parfaite entre un homme et une femme reposant sur la foi et le martyre pour la foi. Mais on peut faire une lecture plus poussée de ce couple accompli : iels sont les âmes sœurs du Banquet de Platon, qui ne formaient initialement qu'un seul être (l'androgyne originel).
Leurs jours n'ont qu'une trame ; il n'est point de douleur, point de blessure qui ne se répète de l'un à l'autre. Le coup qui atteint Odoard frappe Gildippe, et la vie de l'un s'écoule par la blessure de l'autre.
Leur genre est flottant : Gildippe n'est pas moins féroce, valeureuse et protectrice dans le combat que son époux, Odoard, pas moins doux et tendre que sa femme dans leur union.
Gildippe repousse les coups qui menacent le tendre Odoart. Odoart couvre Gildippe de son bouclier.

Si Le Tasse, pétri de culture antique, qui aimait à discourir avec d'autres lettrés des mérites comparés d'Homère et de Virgile, a puisé l'inspiration de ses personnages chez eux, il peut aussi avoir été influencé par des personnes ayant réellement existé : je pense au couple que formaient Florine de Bourgogne (1083 – 1097) et Sven le Croisé, fils du roi du Danemark, qui, surpris par les Turcs alors qu'ils mènent leur troupe pour participer à la première croisade, combattent et meurent ensemble avec tous leurs chevaliers et plus fidèles serviteurs.

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