vendredi 29 mars 2024

« Les mots ont un sens ! »

 

Source : Hermogène, L’art rhétorique : exercices préparatoires, états de cause, invention, catégories stylistiques, méthode de l'habileté, traduction Michel Patillon, L’Âge d’homme, coll. Idea, 2000.


« Les mots ont un sens » : ces temps-ci, je crois sans cesse entendre cette expression dans les médias et, de fait, une simple recherche Google montre la fréquence de son emploi, en particulier chez les politiques. Conflit ukrainien, Palestine, projet de loi sur la fin de vie, fake news, tout sujet paraît s’y prêter et le souci du vocabulaire semble être la première préoccupation de celleux qui s’expriment. Certes les sujets traités sont complexes, conflictuels : il ne s’agirait pas de créer le malentendu ou l’incompréhension !


Sous le couvert d'une bonne intention, cette expression « les mots ont un sens » a surtout une fonction polémique. Mais nous, auditeurs et auditrices, l’entendons le plus souvent, me semble-t-il, de façon naïve : nous y voyons un souci réel des mots, bien naturel chez un peuple qui se targue d’un rapport passionné à la langue. Or ce n’est pourtant là qu’un trait rhétorique, que nous ne percevons plus comme tel, parce que l’enseignement, supposé former des citoyens et des citoyennes capables d’une compréhension et d’une élaboration fines des discours, a évacué la rhétorique de ses programmes*. Encore central au XIXe siècle, où les critiques à son égard commencent à se faire jour (cf. « On nous a donné l’autre jour comme sujet, Thémistocle haranguant les Grecs. Je n’ai rien trouvé, rien, rien ! », Jules Vallès, L’Enfant, 1879), l’apprentissage de la rhétorique en Occident est directement issu de l’Antiquité, et tout particulièrement de la Grèce du IIe siècle après J.-C., époque où les cités grecques, sous le joug romain, n’offraient plus à leurs citoyens d’espace de liberté démocratique que dans le débat oratoire**. C’est la référence à Hermogène de Tarse, rhéteur prodige de la fin du IIe et du début du IIIe siècle, qui nous a laissé une somme théorique sur les discours et leur production, qui me permettra d’analyser la fonction rhétorique de cette expression « les mots ont un sens ».

(* Tout au long du XIXe siècle, au fur et à mesure de la mise en place de l’école publique, cette question de l’intégration de la rhétorique aux programmes scolaires fait débat : Jules Ferry finit par trancher pour sa suppression en 1902 : la rhétorique, reconnue comme un authentique pouvoir, est dangereuse et ne doit pas être laissée aux simples citoyen.ne.s.)

(** Si les enjeux en termes de politique étaient faibles, ils n’étaient pas inexistants : il s’agissait, par exemple, de décider une ambassade auprès de l’empereur sur des questions diverses, la dénonciation d’un gouverneur corrompu, la candidature au statut de capitale provinciale, la demande ou le maintien d’un privilège…, ou de régler les relations aux cités voisines, répartition de l’impôt impérial, facilité pour accéder aux cultes et tribunaux provinciaux, accords économiques…)


France culture, 11 mars 2024 : « Si les mots ont un sens, ce n'est pas là mener une enquête » (à propos de Natacha Rey et de ses recherches sur la transidentité supposée de Brigitte Macron).

Le mot « enquête » est considéré ici dans un sens technique, précisément celui de la technique journalistique. L’enquête fait l'objet d'un protocole enseigné dans les écoles de journalisme. Ce qui n'y satisfait pas ne peut pas être nommé "enquête". Qui n'est pas diplômé.e par une école reconnue de journalisme (c'est-à-dire par une école qui produit des diplômé.e.s titulaires d'une carte de journaliste) ne peut mener une enquête. Or Natacha Rey n'est pas journaliste, donc elle ne peut mener une enquête en bonne et due forme, donc elle ne peut affirmer avoir mené une enquête. Le dictionnaire propose-t-il un sens plus large du mot ? Qu’importe ! En choisissant un objet d'enquête propre au champ journalistique (tout ce qui n'est pas enquête policière, judiciaire, administrative, historique ou enquête privée), Madame Rey a empiété sur les attributions du journalisme. Comme le disait Hermogène, avec les techniciens on ne dialogue pas : le débat est toujours tranché d'avance. « Si les mots ont un sens,… » n'admettait pas de réplique et, de fait, n’en a pas eu.


France Info, 13 octobre 2023 : « 'Cause palestinienne et terrorisme ne doivent pas être confondus', a déclaré Emmanuel Macron. 'Mal nommer les choses, comme disait Albert Camus, c'est ajouter du malheur au monde', appuie Fabien Roussel. 'Le Hamas n'est pas l'armée de libération palestinienne.' »

BFMTV, 11 mars 2024 : « La présidence se défend de toute périphrase. Il [sic] assure que le texte sur la fin de vie n'est une loi ni sur l'euthanasie, ni sur le suicide assisté. 'Les mots ont de l’importance et il faut essayer de bien nommer le réel sans créer d’ambiguïtés' a bien précisé dimanche 10 mars Emmanuel Macron lors de l'annonce de son projet de loi sur l'aide à mourir. »

Un Grec du IIe siècle ne s'y tromperait pas : il ne s'agit plus ici d'une question technique mais d'une question politique, affaire non plus des gens de l'art, mais des orateurs. Le discours politique dans l’Antiquité recouvre deux registres : la délibération sur ce qu'il faut faire (registre délibératif) et le jugement sur ce qui a été fait (registre judiciaire). Ces deux registres se confondent souvent. C'est clairement le cas pour Israël et la Palestine : le choix de ce qui est à faire est orienté par le jugement de ce qui a été fait. Ça l'est moins pour la fin de vie, le débat cherchant à s'abstraire du judiciaire pour s'en tenir à du délibératif « pur ».

Notre visiteur du passé serait-il décontenancé par la modernité des propos tenus ? Absolument pas. Muni de son Hermogène, il trouverait sans doute les propos de Fabien Roussel déplacés (je vais y revenir). Pour le reste, il considérerait que les orateurs font correctement leur métier et situerait leurs débats sur le plan de la « définition », telle qu'elle est présentée dans les États de cause : "La division de la définition comprend : la proposition, la définition, la contre-définition, l'assimilation, l'intention du législateur, la quantité, la relation, quelquefois l'une des oppositions, et dans ce cas viendront tout de suite après la métalepse et l'antilepse, enfin la qualification et l'intention. » Personne ne maîtrise plus ces notions en dehors de quelques spécialistes de l'art rhétorique : pour rendre la chose un peu plus claire, il faut seulement savoir que ce qu'Hermogène appelle la « définition » est un débat contradictoire entre deux parties en conflit au sujet du sens d'un mot. Ce débat est centré sur la qualification de ce qui est à juger (registre judiciaire) et/ou de ce qui est à délibérer (registre délibératif).

Prenons un exemple antique dans le registre judiciaire : un citoyen, pris d'une crise de folie furieuse, est monté sur l'acropole et y a assassiné le tyran ; il réclame la prime due aux tyrannicides. Lui : « J'ai délivré la cité de son tyran, j'ai droit à la prime ». Le contradicteur : « Tu n'étais pas toi-même, tu ne peux prétendre à la prime ». Ce qui est en jeu est bien la définition du tyrannicide, et le sens du mot (homicide simple d'un tyran / homicide volontaire d'un tyran) ne sera précisé qu'une fois le jugement prononcé. Autre exemple : un père tue son fils sous les yeux de sa mère, qui se suicide peu après - le droit permet au père de tuer son fils mais pas de tuer son épouse. Le plaignant : « Tu as assassiné et ton fils et ton épouse ». L’accusé : « Je n'ai porté la main que sur mon fils ». L'enjeu est cette fois la définition du meurtre, et là encore le sens du mot (cause directe ou indirecte d'une mort / cause seulement directe d'une mort) ne sera précisé qu'au terme du procès.

Prenons maintenant un exemple dans le registre délibératif : une cité A est en guerre avec une cité B, une cité C a choisi de ne pas soutenir la cité A contre la cité B, et la cité A délibère pour ou contre la guerre contre la cité C. Premier orateur : « Alors que nous sommes en péril, la cité C ne nous offre aucun secours, n'étant pas avec nous, elle est contre nous, faisons-lui la guerre ». Second orateur : « Le refus de la guerre est une vertu, n'allons pas incriminer la cité C pour sa neutralité, nous montrerons ainsi à toutes les autres cités D, E, F, etc. que nous aimons la vertu ». L'enjeu est la définition de l'ennemi, et comme dans le registre judiciaire, le sens du mot (non avec nous / contre nous) sera précisé au terme de la délibération.

Dans tous les cas, la notion d'assimilation est importante : assimile-t-on ou pas un fou qui assassine un tyran à un tyrannicide ? une personne qui cause indirectement la mort d'une autre personne à un meurtrier ? un non-aidant à un ennemi ?

Oui, le sens des mots est important, mais en politique il n'est jamais acquis une fois pour toutes. Ce qui a été assimilé lors d'un procès ou d'une délibération peut être dissimilé au procès ou à la délibération suivante.

Dissimiler le Hamas du peuple palestinien, l'aide à la fin de vie de l'assistance au suicide et de l'euthanasie est la stratégie du moment de l'une des parties en conflit. L'autre partie a la stratégie inverse (LFI, l'Église catholique). Cela fait partie du jeu politique autour du sens des mots, de la « démocratie » telle qu'un Grec de l'époque impériale la concevait.


Pourquoi donc trouver déplacés les propos de Fabien Roussel ? C'est que les Grecs évitaient d'introduire dans les débats politiques des citations philosophiques. La philosophie est en effet la chose la moins partagée du monde, objet de conflits d'école interminables, tandis que la rhétorique, elle, s'appuie avec constance sur les « préjugés », c'est-à-dire les lieux communs et les jugements de valeur le moins susceptibles d'être mis en question : il s'agit de convaincre, pas de polémiquer dans le vide.

Or Fabien Roussel cite Albert Camus (Sur une philosophie de l'expression, paru dans la revue Poésie, 1944), qui, lui-même, synthétise la philosophie de Brice Parain, une philosophie du langage toute orientée vers la recherche de la vérité. On est à mille lieues des certitudes apportées par l’observance d’un protocole technique et non moins éloigné de l'expression du vraisemblable politique, toujours à portée de main.

Fabien Roussel n'est pourtant pas le premier à citer ce mot de Camus…


20 Minutes, 16 octobre 2010 : « 'Quelques fois, on dit fasciste, nazi, et puis chienlit…' a-t-il dit [il s'agit de Nicolas Sarkozy], faisant référence aux propos de Dominique de Villepin, qui avait parlé de 'chienlit au sommet de l’État'. 'Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde', a commenté le président du MoDem, en citant Albert Camus. »

Déjà à l'époque, la citation était employée à mauvais escient, comme un lieu commun, à l’occasion, encore une fois, d'une question classique de définition, du sens du mot « droite » par rapport à celui d’« extrême droite », Villepin pratiquant l'assimilation à propos de Sarkozy, tandis que ce dernier maintenait à son propre sujet la dissimilation.


Il y a pourtant des moments où le débat se fait moins démocratique. Remontons deux ans en arrière :

Nicolas Sarkozy, Conférence de presse au Palais de l’Élysée, 8 janvier 2008 : « Ah non, excusez-moi, m'sieur Joffrin, les mots ont un sens, m'sieur Joffrin, ils doivent l'avoir pour vous s'ils l'ont pour moi. »

Pas de fleurs de rhétorique ici, mais un message clair : affirmer que le sens que je donne à un mot doit être celui retenu par autrui revient à refuser le débat définitionnel, tranché in fine par une décision collective. On s'approche là du modèle discursif de la tyrannie.

Et sans doute y a-t-il tyrannie chaque fois qu'une parole, qui voudrait s'introduire dans un débat public, s'y voit refuser l'accès. Voilà un beau paradoxe : alors que les voix qui se font entendre sur la scène médiatique débattent de façon démocratique, elles sont perçues comme tyrannique par les voix qui n'y ont pas accès et auxquelles on ne daigne pas répondre. Tel Thersite rossé par Ulysse (au Chant II de l’Iliade), les féministes crient elles aussi « les mots ont un sens, les mots ont leur importance ». Mais personne ne les entend.

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