samedi 30 août 2025

L’homme à l’état de nature #2


3) Hegel

La voie qu’emprunte Hegel est très proche de celle tracée par Rousseau. Elles contribuent toutes deux à la formation de l’ethnologie moderne et par les mêmes moyens : établir les principes philosophiques d’une histoire de l’humanité, construire sur cette base la figure de l’être humain à l’état de nature et son évolution, préciser les circonstances de cette évolution, donner une géographie de l’histoire humaine, juger cette histoire. Malgré la ressemblance méthodologique (Hegel a lu Rousseau), les appréciations de l’être humain à l’état de nature et de son évolution diffèrent du tout au tout. Cela tient à la différence de leur philosophie : Hegel trouve, dans sa géographie des peuples, les représentants de l’être humain à l’état de nature, quand Rousseau ne les y voyait plus. Il y retrouve même toute la géographie humaine naturelle de l’Antiquité, avec ses autochtones et ses monstres.

La raison dans l’histoire date de 1830. Hegel a pour source, outre les œuvres de l’Antiquité, quelques récits de voyage du XVIIe siècle et leurs adaptations au XVIIIe siècle, Rousseau et Montesquieu, et pour bagage le lourd fardeau de sa philosophie de l’Esprit.

3-1) Le Congo selon Duarte Lopes / Filippo Pigafetta

Donnons tout de suite une idée des récits de voyage que Hegel mobilise. Il cite le Génois Giovanni Antonio Cavazzi qui s’inspire lui-même du Portugais Duarte Lopes et de sa Relation du royaume de Congo, mise en mot par l’humaniste romain Filippo Pigafetta en 1591.

Marchand devenu ambassadeur du roi congolais Alvaro 1er auprès du pape et du roi d’Espagne Philippe II, Lopes s’intéresse d’abord, dans sa Relation, à l’ethnie des Anziques, localisée au nord-est du royaume de Congo, riche de ses exploitations de minerai de cuivre et identifiée aujourd’hui au peuple des Téké. Il mentionne en premier lieu les marchandises qu’elle produit ou recherche (toiles de palme, étoffes de soie), son type de gouvernement (monarchie féodale) et s’étend sur les armes remarquables de ses guerriers (arcs, hachettes, poignards) et leur disposition à faire la guerre (« lestes, belliqueux, prompts à prendre les armes »). Puis viennent les considérations morales :

« Ce sont des hommes très agiles et adroits ; ils bondissent dans la montagne comme des chèvres ; courageux, ils méprisent la mort ; ils sont simples, droits et sincères, et tels que c’est à eux que les Portugais se fient le plus. De tels hommes qui sont sincères, loyaux et simples au point de s’offrir à la mort pour la gloire du monde et qui, pour plaire à leurs seigneurs, leur donnent leur propre chair à manger, s’ils se faisaient chrétiens, c’est de bien meilleur cœur que, pour gagner la vie éternelle, ils souffriraient le martyre pour le nom de notre rédempteur Jésus-Christ et seraient, par la parole et par l’exemple, des témoins de notre foi devant les païens. »

L’Anzique concentre en lui les figures de l’autochtonie (il est chez lui dans la montagne), de l’innocence (sincérité, loyauté, simplicité), mais aussi de la monstruosité. Il est cependant un monstre très particulier, potentiellement chrétien, potentiellement le meilleur des Chrétiens. Néanmoins, tant que ce potentiel n’est pas actualisé, tant que l’Anzique n’a pas été sauvé par la révélation, bien qu’innocent, il côtoie le monstrueux, il se tient à la frontière entre monde civilisé et espace sacré dévolu aux monstres, et procède à la fois de l’éphèbe ensauvagé et de la créature inhumaine qu’Ulysse croise au cours de son périple.

« À cause de leur caractère farouche et de leur bestialité, on ne trafiquait pas beaucoup avec eux, si ce n’est quand ils venaient eux-mêmes dans le royaume de Congo pour offrir des esclaves de leur propre peuple ou de Nubie (pays qui se trouve aux confins de leur territoire), ou encore des pièces de toile ou des défenses d’éléphant. En échange, ils reçoivent du sel, des coquillages qui sont utilisés comme monnaie et d’autres, plus grands, dont ils se font des médailles d’ornement, par coquetterie. Le troc se fait également contre des marchandises importées du Portugal, comme des étoffes de soie et de lin, des verroteries et d’autres choses semblables. »

Montagnards descendant commercer avec les peuples de la mer, les Anziques font montre d’une certaine sauvagerie qui trouve à se tempérer au contact de la civilisation congolaise, elle-même ouverte sur le Portugal.

« Ils pratiquent la circoncision ; ils ont aussi la coutume de se marquer le visage d’incisions diverses faites au couteau, et cela, dès l’enfance, aussi bien les hommes que les femmes, les seigneurs que le peuple. »

Cette note, plus ethnologique que celles qui l’encadrent, réalise la transition entre la sauvagerie extérieure, perceptible par les Portugais installés au royaume de Congo, et la monstruosité intérieure, qu’ils ne peuvent atteindre, ne s’étant jamais rendus en territoire anzique, mais dont ils ont entendu parler ou qu’ils ont imaginée.

« Leurs boucheries sont fournies de chair humaine, comme les nôtres le sont de viande de bœuf ou d’autres animaux. En effet, ils mangent leurs ennemis qu’ils réussissent à capturer au cours d’une guerre. Quant à leurs esclaves, ils les vendent s’ils peuvent en obtenir un prix élevé ; sinon, ils les livrent à des bouchers qui les dépècent et les vendent comme viande à rôtir ou à bouillir. Et ce qui est extraordinaire, c’est que certains, fatigués de vivre ou bien par générosité d’âme, ou encore pour faire preuve de courage – estimant un grand honneur de s’offrir à la mort en montrant un réel mépris de la vie –, se livrent d’eux-mêmes à la boucherie, de même que des sujets, pour faire une action remarquable au service de leur prince, donnent leur propre corps à manger. Lorsque les esclaves sont bien gras, on les égorge et on les dévore. Sans doute y a-t-il beaucoup de peuples qui se nourrissent de chair humaine – ainsi ceux des Indes orientales, du Brésil et d’ailleurs – mais du moins, ce sont leurs adversaires, leurs ennemis qu’ils mangent, alors que les Anziques mangent aussi bien leurs amis, leurs vassaux, leurs parents, ce qui est une pratique dont on n’a pas d’autre exemple. »

L’homme à l’état de nature est ici marqué par la plus grande contradiction, celle d’une vertu parfaite sans aucun objet et dès lors sans autre objet que soi-même comme chair, qui le conduit aux tréfonds de la monstruosité (notons que le marchand Lopes situe le centre névralgique de ces tréfonds dans le quartier des bouchers, particularité absente des nombreux avatars de ce récit célèbre – y compris celui de Sade). La révélation du Christ doit opérer sur l’homme naturel la conversion la plus radicale, en détournant de l’homme charnel l’offrande de soi pour la tourner vers le Dieu spirituel. Voilà comment le voyageur et l’humaniste chrétiens parviennent à christianiser l’ensemble des motifs que la culture occidentale antique prête à l’homme à l’état de nature. Cette contradiction extrême saura retenir l’attention de Hegel qui ne pourra qu’y voir le Volkgeist, l’esprit du peuple, dans sa première manifestation, la plus contradictoire de toutes.

Lopes évoque ensuite l’histoire du royaume de Congo, qui, depuis les premiers contacts avec les Portugais en 1482, hésite entre christianisme et religion traditionnelle. La conversion s’y fait par le haut, moyennant l’appui militaire portugais fourni au monarque dans ses conflits avec ses voisins – dont les Anziques. Le premier roi chrétien, Jean 1er, s’est converti en 1490 (et apostasie cinq ans plus tard). Alvaro 1er, que fréquente Duarte Lopes, accède au trône en 1567, devenant le septième roi chrétien de Congo. Mais c’est l’histoire du second roi chrétien que Lopes et Pigafetta choisissent de raconter : Alfonso 1er qui, au cours de la guerre civile qui suivit la mort de Jean 1er, vainquit son cousin, successeur légitime selon la tradition matrilinéaire, avec l’aide des Portugais, et qui accepta en échange, en 1506, de largement diffuser le christianisme dans son royaume.

Ce récit est l’occasion pour nos deux auteurs d’évoquer un peuple lointain dont la monstruosité est purement religieuse, et dont la conversion doit conduire à son intégration de plein droit dans la Chrétienté. Sans la conversion personnelle d’Alfonso 1er et celle massive des populations de son empire (le royaume de Congo atteint son apogée sous son règne), jamais ils ne se seraient intéressés à la religion congolaise, qu’ils ne font apparaître qu’à travers la mise en scène de sa disparition.

« Dom Alfonso réunit les seigneurs de toutes les provinces à un endroit fixé, et leur signifia publiquement que quiconque détenait des idoles, ou tous autres objets réprouvés par la religion chrétienne, devait les apporter et les remettre à ses préposés. Ceux qui ne se conformeraient pas à cette ordonnance seraient brûlés sans pardon. L’exécution fut immédiate : il est remarquable qu’en moins d’un mois furent apportés à la cour les idoles, les diableries, les masques, tous les objets que l’on adorait et tenait pour dieux.

« Et l’on vit en vérité d’innombrables choses de ce genre, car chacun honorait le dieu qui lui plaisait, sans règle ni mesure ni raison de quelque nature. On trouva une énorme quantité de démons, épouvantables et étranges de façon. Beaucoup de gens vénéraient des dragons ailés qu’ils élevaient dans leur propre maison et nourrissaient des aliments les plus fins. D’autres adoraient des serpents d’apparence horrible, ou bien de grands boucs, ou des tigres, ou encore d’autres animaux plus monstrueux.

« D’ailleurs, plus les animaux étaient étranges et difformes, plus on les honorait ; c’est ainsi que certains tenaient pour vénérables les oiseaux immondes et nocturnes, comme les chauves-souris, les chouettes, les hiboux et d’autres espèces semblables. En somme, ces gens se choisissaient comme dieux des couleuvres, des serpents, des animaux, des oiseaux, des herbes, des arbres, diverses figures de bois et de pierre, des représentations des choses énumérées ci-dessus, peintes ou taillées dans du bois, de la roche ou une autre matière. Non seulement ils adoraient les animaux vivants mais même les peaux bourrées de paille.

« Les rites d’adoration étaient variés, tous tendant cependant à être des manifestations d’humilité, comme serait s’agenouiller, se prosterner à plat ventre contre le sol, se barbouiller le visage de poussière, tout en priant les idoles et en leur faisant offrande des choses les plus précieuses.

« Les païens avaient aussi leurs magiciens qui, trompant ces gens ignorants, leur faisaient croire que les idoles parlaient. Lorsque quelque malade se confiait à eux, s’ils le guérissaient, ils lui disaient que c’était l’œuvre des idoles ; s’ils ne le guérissaient pas, c’est que les idoles étaient irritées. Telles étaient, en partie, dans ce pays, les traditions religieuses qu’observaient les Mucicongo, avant de recevoir l’eau du saint baptême et de connaître le Dieu vivant.

« Le roi avait donc amoncelé, dans plusieurs maisons de la capitale, toutes ces abominables images. Il ordonna qu’à l’endroit même où, peu de temps auparavant, il avait combattu et défait les troupes de son frère, chacun apportât une charge de bois de façon à en faire un grand tas, sur lequel il fit jeter les idoles, les images et tous les objets que le peuple avait auparavant tenus pour sacrés. Le feu y fut mis et tout brûla. Ensuite, il rassembla tout le peuple et, en lieu et place des idoles, il distribua des croix et des images de saints apportées par les Portugais. À chacun des seigneurs, il imposa de construire une église au chef-lieu de son territoire et d’ériger des croix, comme lui-même leur en avait donné l’exemple.

« Après cela, il leur annonça, ainsi qu’au peuple, qu’il avait envoyé un ambassadeur au Portugal, chargé d’y chercher des prêtres pour enseigner la religion, pour administrer à chacun les sacrements très saints et salvateurs et pour apporter diverses images de Dieu, de la Vierge sa Mère et de ses saints, qui seraient distribués à tous. Entre-temps, il les exhortait à garder leurs bonnes dispositions, à rester constants dans la foi. Mais eux l’avaient déjà si profondément gravée dans le cœur qu’ils ne se souvenaient même plus des croyances anciennes, des idoles fausses et menteuses. »

Ce récit édifiant ne reflète que partiellement la réalité, la ferveur chrétienne des Congolais n’ayant eu de cesse d’osciller au gré des relations avec les Portugais, et la foi d’Alfonso lui-même ayant été fortement ébranlée par la promotion européenne de la traite humaine. Le passage du fait historique au récit mobilise en l’occurrence l’imaginaire culturel occidental des confins : le voyage aux confins ne les rapproche pas, mais les maintient dans leur éloignement, quand bien même le voyageur aurait eu sous les yeux ce qu’il rapporte (ce qui n’est pas le cas). La scène est ici surchargée de références à la conversion progressive des marges démoniaques de la chrétienté : le désert du Sinaï, Rome (avant qu’elle ne devienne la Nouvelle Jérusalem), les espaces ruraux européens. Le roi Alfonso 1er apparaît comme le Constantin de l’Afrique subsaharienne, converti lors d’une guerre fratricide et instituant l’Église comme pouvoir impérial auprès du sien. L’autodafé géant rappelle celui du Veau d’or. Les listes d’objets cultuels, africaines uniquement par la timide référence à l’art de la sculpture du bois, sont tout droit issues de la littérature démonologique qui se répand en Europe en même temps que les chasses aux sorcières. Le dragon fait ainsi plus référence à la figure occidentale du démon terrassé par le saint civilisateur qu’au draco africain pourtant décrit à peu près correctement.

Ce double récit de Lopes et Pigafetta a été lu, relu et surtout réécrit. L’un de ses célèbres avatars se trouve dans la lettre XXXV de Déterville à Valcour dans l’Aline et Valcour de Sade, avec le royaume de Butua. Celui qui nous intéresse provient du chapitre IV de La raison dans l’histoire, consacré à la géographie, géographie physique et géographie humaine, qui distingue le Nouveau Monde (le continent américain) et le Vieux Monde (l’Afrique, l’Asie et l’Europe).

3-2) La philosophie de l’Esprit

L’histoire est au cœur de la métaphysique de Hegel, comme elle peut l’être chez Héraclite ou Empédocle. Elle est chez lui l’histoire de l’Esprit (Dieu dit par la raison et non par la foi). Avant l’histoire, l’Esprit était pareil à l’atome de Leucippe : immuable, introverti et inconscient. Il était cependant vivant, à la manière d’un germe endormi. Mais le sommeil admet le rêve. Et le rêve peut avoir pour objet les conditions qui suscitent le réveil. C’est ainsi que l’Esprit a pu rêver le monde comme sol de sa germination, se réveiller en effet et germer. Là commence l’histoire. L’histoire du monde est celle de l’Esprit cherchant à se révéler lui-même dans le sol qui a rendu possible son éclosion ; elle est l’histoire de la co-identification du monde et de Dieu, de la condition et du conditionné, du fondement et du fondé. Le sol s’en trouve bouleversé, car au moment où l’Esprit devient le monde, le monde devient lui-même l’Esprit : le créé se divinise alors que le divin devient sa création. Le point où s’opèrent ces deux mouvements est l’être humain, à la fois corps et esprit, partie du monde, partie de l’Esprit. L’histoire est ainsi simultanément celle de l’être humain dans le double processus de sa spiritualisation et de la transformation du monde par son travail.

Intervient ici la notion de peuple, et non de « race » : Hegel n’est pas raciste, il est « populiste », terme impropre ici, puisqu’il signifie tout autre chose qu’établir une hiérarchie entre des peuples. Seul le peuple possède un potentiel historique. L’Esprit ne commence à devenir monde qu’en devenant Volkgeist, esprit de peuple. L’unité minimale de la spiritualité humaine en tant que divinisable est celle du peuple. En-deça, tout est trop passager : une cité, fût-elle au centre d’un empire, un individu, jouât-il un rôle essentiel dans le cours de l’histoire, ne peuvent être divinisés comme tels ; seul demeure leur nom, cité pour illustrer le progrès historique. Un individu dispose bien d’une âme, mais cette âme n’est qu’un atome spirituel et interchangeable de l’Esprit de peuple. César a accéléré la constitution de l’empire romain, Napoléon a répandu l’air de la liberté en Europe, mais ils n’étaient pas individuellement nécessaires : sans eux, l’empire se serait formé, le goût de la liberté aurait gagné l’élite des esprits européens. Il en va de même des cités, y compris Rome. L’unité du peuple n’est pas administrative, ni sociale, elle est culturelle. Un peuple parvient en l’occurrence à la maturité spirituelle, lorsque son bassin culturel devient sa frontière administrative et son espace de sociabilité quotidienne.

L’histoire hégélienne est celle d’un progrès dans la spiritualité de l’humanité et dans la transformation du monde par ses soins. Mais elle est aussi mémoire d’elle-même : les stades intermédiaires du progrès de l’Esprit, quoique ayant été « aufgehoben », surmontés, subsistent à l’état de vestige et, puisqu’il s’agit de peuples, de réserves mémorielles, et, puisqu’il s’agit de géographie, de parcs culturels. Un peuple est en effet une formation de l’Esprit et, à ce titre, éternel, quand bien même il est dépassé par un nouveau peuple. De même, la matière inerte subsiste bien que la matière animée, plus avancée dans l’ordre de la spiritualisation du monde, la surmonte définitivement.

Paradoxalement, les peuples du Nouveau Monde représentent la préhistoire humaine. Si l’Esprit les avait habités, serait-ce sous la forme du Volkgeist le plus primitif, eux et leur culture n’auraient pu disparaître. Or ils ont été exterminés au sud et sont menacés de l’être au nord. La raison en est qu’ils ne sont humains qu’individuellement ou collectivement mais pas culturellement. Ce sont donc de proto-peuples dotés de proto-cultures, voués à disparaître, par maladie et corruption ou par métissage avec les peuples humains historiques.

À partir de là, Hegel distingue les grandes phases de l’histoire en recourant à la métaphore des âges de la vie : petite enfance, enfance, adolescence, virilité, maturité (et c’est tout : l’Esprit ne vieillit pas !). La petite enfance correspond à l’Afrique, l’enfance à l’Asie, l’adolescence à la Grèce, la virilité à la Rome impériale et chrétienne, la maturité au « monde » germanique : le peuple germanique est celui dont la culture clôt l’histoire avec un grand H ; avec son règne culturel, l’humanité, le monde et Dieu évoluent désormais et éternellement de concert.

3-3) L’Afrique hégélienne

L’Afrique nous intéresse ici particulièrement, parce que c’est dans sa partie subsaharienne que l’œil occidental croit découvrir l’être humain à l’état de nature, identifié par Hegel à la petite enfance de l’Esprit cosmique. Quant à l’Afrique septentrionale, elle appartient à l’Europe : sa culture lui est toujours venue d’ailleurs, et la France, en s’emparant d’Alger, n’a fait qu’objectiver cette appartenance, jusqu’ici subjective, sentimentale. Le philosophe ne se souvient sans doute pas des dynasties berbères, almoravide et almohade, ni d’Ibn Rushd : la prise d’Alger et, 20 jours plus tard, un changement dynastique, coups d’éclat qui inaugurent l’empire colonial français, institution digne de la fin de l’Histoire, effacent entièrement le passé. Reste l’Égypte, trait d’union de l’Afrique septentrionale et de l’Afrique noire (quand même Hegel connaîtrait les Touaregs, il leur refuserait la capacité de connecter ces deux parties du continent, puisque les nomades sont pour lui des êtres sans culture voués à disparaître) : si elle possède bien l’autonomie d’un centre civilisationnel tourné vers la Méditerranée, elle se rattache néanmoins à la chaîne asiatique des centres de civilisation de l’Ancien Monde. De l’Afrique ne subsiste ainsi que « la partie de ce continent qui en fournit la caractéristique particulière », ce que l’on a appelé l’Afrique noire :

« Ce continent n’est pas intéressant du point de vue de sa propre histoire, mais par le fait que nous voyons l’homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation. »

Réserve mémorielle permettant d’observer l’Esprit dans sa prime enfance, l’Afrique est intégrée à ce titre dans le monde germanique.

« L’Afrique, aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit. »

Voilà donc l’explication hégélienne de la couleur de peau des Africains : en eux, l’Esprit est encore enceint de lui-même, clos sur soi, richesse plongée dans sa propre obscurité, non-encore-né plutôt qu’à naître. Par leur être spirituel, ils se rapprochent des êtres humains à l’état de nature, non-nés parce que créés, nouveaux Adam et Eve.

« [Si l’Afrique est ainsi fermée au reste du monde], cela tient non seulement à sa nature tropicale, mais essentiellement à sa constitution géographique. Encore aujourd’hui elle demeure inconnue et sans aucun rapport avec l’Europe. L’occupation des côtes n’a pas incité les Européens à avancer vers l’intérieur. […] Le pays dans son ensemble semble être un haut plateau qui ne présente qu’une bande côtière très étroite, habitée seulement en un petit nombre d’endroits. Dès qu’on avance vers l’intérieur, on trouve, presque partout, une ceinture marécageuse. Elle forme le pied d’une ceinture de hautes montagnes, traversée par quelques rares fleuves qui eux-mêmes ne permettent aucune relation avec l’intérieur, car leur percée n’a lieu que peu au-dessous du niveau des montagnes et seulement dans des lieux étroits où se forment fréquemment des chutes d’eau non navigables, et des courants qui se croisent avec violence. »

Telle est la géographie hégélienne de l’Afrique, dont la base quasi-scientifique est envahie par un imaginaire mythologique des confins, mais élaboré dans un monde fini dont les contours commencent à être bien connus. Quoique toujours inaccessibles, les confins sont désormais intérieurs, l’Afrique formant une grande matrice bien close, ne s’ouvrant par intervalle que pour faire naître un peuple :

« Étant donné cette configuration naturelle, les Européens n’ont pu acquérir que peu de connaissances sur l’intérieur de l’Afrique. En revanche, des peuples en sont parfois sortis, qui se sont montrés si barbares et sauvages que toute possibilité de nouer des relations avec eux était exclue. Ces incursions ont lieu de temps en temps, elles constituent les traditions les plus anciennes de cette partie du monde. On rapporte qu’aux XV-XVIe siècles, d’horribles hordes, venant de l’intérieur, se sont abattues, en plusieurs endroits très éloignés les uns des autres, sur les habitants plus paisibles des pentes et des régions côtières. Plusieurs nations qu’on rencontre sur la côte ouest semblent être des vestiges de ces invasions. Des hordes de nègres ont pénétré aussi en Abyssinie. Quand leur rage prit fin, elles se sont installées dans la région côtière où elles se sont apaisées ; aujourd’hui, elles se montrent douces et industrieuses et rien, à première vue, ne semble indiquer une quelconque barbarie. Cette tempête a-t-elle été provoquée par un mouvement intérieur et lequel ? On ne sait. »

Derrière les mots de Hegel se devine une double métaphore matricielle : celle du flux menstruel qui fait déborder les populations de la matrice africaine et celle du volcan organique crachant ses peuples brutaux qui, dévalant ses pentes, refroidissent leur ardeur (sans doute dans la fabuleuse ceinture marécageuse) et finissent par se fossiliser aux rivages océaniques ou désertiques, jusqu’au moment où une nouvelle lave humaine vient défaire ces concrétions pour déposer les siennes.

« Dans cette partie principale de l’Afrique, il ne peut y avoir d’histoire proprement dite. Ce qui se produit est une série d’accidents, de faits surprenants. Il n’existe pas ici un but, un État qui pourrait constituer un objectif. Il n’y a pas une subjectivité, mais seulement une masse de sujets qui se détruisent. Jusqu’ici on n’a guère prêté attention au caractère particulier de ce mode de conscience de soi dans lequel se manifeste l’Esprit. »

« Nous allons essayer maintenant de mettre en évidence l’esprit universel, la forme générale du caractère africain, à partir de ce qui est manifesté dans ses aspects particuliers. Ce caractère est difficile à comprendre, car il diffère complètement de notre monde culturel ; il a en soi quelque chose d’entièrement étranger à notre conscience. Il nous faut oublier toutes les catégories qui sont à la base de notre vie spirituelle, et cesser de subsumer les choses sous ces formes. »

Hegel semble vouloir adopter ici la rigueur scientifique d’un véritable anthropologue. Cependant, comme on va le voir, le refus de plaquer des modèles européocentrés sur les sociétés différentes des nôtres n’est pas une garantie d’objectivité et d’impartialité.

« Dans l’ensemble, nous trouvons ainsi, en Afrique, ce qu’on a appelé l’état d’innocence, l’unité de l’homme avec Dieu et avec la nature. C’est en effet l’état d’inconscience de soi. Mais l’esprit ne doit pas s’arrêter à ce point, à ce premier état. Ce premier état naturel est un état animal. Le « paradeisos » est un parc habité par des animaux, dans lequel l’homme vivait lui aussi dans l’état animal et était innocent, ce que précisément l’homme ne doit pas être. »

Le paradis ne se situe pas aux confins du temps mais de l’espace, parce qu’il inaugure l’histoire humaine et qu’il est donc éternellement là, en Afrique. L’être humain y est animal humain, état qu’il doit dépasser, mais qu’il ne peut dépasser que par un autre peuple (en l’occurrence, les peuples asiatiques). On retrouve chez Hegel cette dimension essentielle, dans la culture antique, de l’être humain à l’état de nature des confins : l’innocence, la double proximité avec les animaux et avec le divin. Mais cela devient sous sa plume un état moins paisible qu’on ne l’imagine habituellement. Stravinsky saura s’en souvenir dans son Sacre du printemps, où la pastorale se métamorphose brusquement et en toute innocence en tragédie.

3-3-1) La religion

« Nous pouvons résumer le principe religieux de ces hommes par les mots d’Hérodote : « En Afrique tous les hommes sont des magiciens ». Cela veut dire que l’Africain, comme être spirituel, s’arroge un pouvoir sur la nature, et c’est ce que signifie un tel pouvoir magique. Les relations des missionnaires s’accordent aussi sur ce point. Or dans la magie, il n’y a pas l’intuition d’un dieu, d’une croyance morale, mais bien au contraire l’homme y est représenté comme la puissance suprême, comme celui qui, avec les forces de la nature, n’a d’autre rapport que celui du commandement. »

D’Hérodote aux missionnaires, le constat est le même, preuve qu’il est vrai, immuablement vrai. Difficile de trouver meilleur exemple de biais cognitif !

Ce qui constitue, selon Hegel, l’esprit africain est de n’avoir pas encore placé le divin hors de soi et de faire face à la nature, considérée comme passive et sans force, comme le divin le ferait. Le problème est que la nature a un pouvoir réel sur l’être humain. Cette contradiction se résout en postulant derrière les phénomènes naturels menaçants ou destructeurs, l’opération d’un pouvoir hostile exercé par un autre être humain.

« C’est ainsi qu’ils croient que l’homme ne meurt jamais naturellement, mais que c’est la volonté d’un ennemi qui le tue par un pouvoir magique ; pour empêcher cela, comme contre toute force naturelle, ils se servent à leur tour de la magie. »

La classe des sorciers détient le pouvoir de commandement sur la nature, pouvoir certes inhérent à l’humanité africaine, mais maîtrisé seulement par un petit nombre d’individus exceptionnels.

« Le pouvoir vers lequel se tournent ces hommes [les sorciers] n’est pas un pouvoir supérieur, puisqu’ils croient produire eux-mêmes ces effets [faire pleuvoir, calmer les vents]. Pour se préparer, ils se mettent dans un état d’enthousiasme extraordinaire. Avec des chants et des danses furieuses, en mangeant des racines et en buvant des liquides enivrants, ils se mettent dans un état de transe extrême et profèrent alors des commandements. Quand ces ordres restent longtemps infructueux, ils désignent parmi les assistants, qui peuvent être leurs parents les plus chers, ceux qui doivent être massacrés, et les autres les dévorent. En bref, l’homme se considère comme l’entité suprême qui a le pouvoir de commander. Souvent le prêtre passe plusieurs jours en proie à un état dans lequel il est livré à la folie, tue des hommes, boit leur sang et le fait boire aux assistants. »

Telle est la synthèse que produit Hegel des ouvrages qu’il a sous la main, comme celui de Cavazzi, missionnaire franciscain qui, en 1654, part pour le Congo, muni des écrits de Duarte Lopes, avec pour mission la destruction systématique des idoles, avant d’être envoyé du côté de l’Angola auprès de la reine du royaume de Matamba, Njinga, qu’il a rendue célèbre par ses mémoires. Rédigées par le Père Alamandi, prédicateur de l’ordre, elles comportent le même biais que celles de Lopes : le parallélisme entre elles tient essentiellement à l’incapacité des Européens à établir de véritables relations avec les peuples du sud-ouest africain. Cavazzi-Alamandi sera traduit en français en 1732 par le Père Labat, dominicain, prêtre esclavagiste et « ethnographe », qui sera successivement la source de Sade et de Hegel.

« Ils élèvent à la dignité de génie toute chose qu’ils imaginent avoir de la puissance sur eux, animaux, arbres, pierres, figurines de bois. Les individus se procurent de semblables objets en se les faisant donner par les prêtres. C’est en cela que consiste le fétiche, mot employé par les Portugais et qui dérive de « feitizo », magie. […] S’il arrive quelque chose de désagréable que le fétiche n’a pas su empêcher, si les réponses se révèlent fausses et tombent en discrédit, si la pluie vient à manquer et si la récolte est mauvaise, ils l’attachent et le bâtonnent, ou même ils le détruisent et l’éliminent, et en même temps en créent un autre. »

La science ethnographique n’a aucunement progressé de Lopes à Hegel ! Des fétiches, on apprend seulement qu’ils peuvent être créés ou détruits et qu’ils le sont parce qu’ils sont tour à tour surestimés et dépréciés. L’on pressent que leur condition est susceptible d’être étendue à d’autres, aux défunts par exemple :

« Les individus se tournent vers eux [les esprits des morts, les ancêtres défunts] comme vers des fétiches, leur font des sacrifices, les évoquent par des incantations ; mais quand cela n’a pas réussi, ils punissent le défunt lui-même, en jettent les ossements et le déshonorent. […] Le pouvoir des morts sur les vivants est reconnu, mais non respecté, puisque les nègres donnent des ordres à leurs morts et les ensorcellent. »

La conclusion de Hegel est sans appel : « Le pouvoir du nègre sur la nature est seulement une force de l’imagination, une domination imaginaire. »

3-3-2) L’éthique

« Il résulte du fait que l’homme est considéré comme la réalité suprême qu’il n’a aucun respect, ni pour lui-même, ni pour les autres. »

Cette phrase est contradictoire en apparence seulement : le respect suppose une relation stable avec le supérieur et les Africains n’élèvent des suppôts de pouvoir que pour bientôt les abaisser.

« Les nègres ont, à cause de cela, un mépris total pour l’homme, et c’est ce mépris qui, du point de vue juridique et éthique, constitue leur principale caractéristique. La dévalorisation de l’homme est poussée jusqu’à un point incroyable. L’ordre existant peut être jugé comme une tyrannie, mais cette tyrannie n’est ni considérée ni ressentie comme une injustice. À cela est lié le fait que l’usage de manger de la chair humaine est admis comme un usage licite et partout répandu. […] Cette chair, du reste, n’est pas exclusivement employée comme nourriture. À l’occasion des fêtes, en effet, des centaines de prisonniers sont torturés et décapités, et leurs corps sont rendus à ceux qui les avaient faits prisonniers et qui en font ensuite la distribution. Dans certains endroits, on a vu de la chair humaine exposée sur des marchés. À la mort d’un individu riche, des centaines d’hommes sont tout bonnement massacrés et dévorés. Les prisonniers sont assassinés et taillés en pièces, et la règle veut que le vainqueur mange le cœur de son ennemi tué. Dans les incantations, il arrive souvent que le sorcier tue le premier venu et le donne en pâture à la foule. »

Le lien établi par Hegel entre éthique et cannibalisme n’est pas celui de Lopes entre religion et cannibalisme. Pour Lopes, la coutume cannibale manifestait une propension à la sainteté, une capacité sacrificielle inédite ; pour Hegel, elle ne fait qu’illustrer l’incapacité de l’être humain naturel à se donner une autorité supérieure stable, c’est-à-dire un droit qui sanctifie et garantit l’existence individuelle.

« Une telle dévalorisation de l’homme explique que l’esclavage soit, en Afrique, le rapport de base du droit. L’unique rapport essentiel que les nègres ont eu, et ont encore, avec les Européens, est celui de l’esclavage. Les nègres n’y voient rien de blâmable, et ils traitent en ennemis les Anglais qui ont pourtant fait plus que tous les autres peuples en faveur de l’abolition du commerce des esclaves et de l’esclavage. Pour les rois, en effet, il est d’importance primordiale de vendre leurs ennemis prisonniers ou même leurs propres sujets, et en ce sens l’esclavage a contribué à éveiller un plus grand sens de l’humanité chez les nègres. »

Hegel avance l’idée d’une humanisation par l’esclavage des Africains, seul trait d’union avec les peuples véritablement historiques, seul point de passage entre la sauvagerie et la civilisation. L’esclavage est un humanisme, parce qu’il donne une valeur (marchande) à ce qui n’en avait pas (la vie humaine).

« La leçon que nous pouvons tirer de l’état d’esclavage qui existe chez les nègres […] l’état de nature est, par lui-même, l’état de l’injustice absolue et complète. »

Voilà la réponse de Hegel à Rousseau.

« L’esclavage est une injustice en soi et pour soi, parce que l’essence de l’homme est la liberté. Mais pour arriver à la liberté, l’homme doit acquérir d’abord la maturité nécessaire. L’élimination graduelle de l’esclavage est, pour cette raison, plus opportune et plus juste que son abolition brutale. »

L’esclavage est l’unique facteur d’inclusion de l’Afrique au monde civilisé : dès lors son éradication n’est pas souhaitable tant que la civilisation n’a pas été unifiée par le peuple germanique dans l’État de la fin de l’Histoire et de l’entrée dans la vie éternelle de l’Esprit.

« La polygamie des noirs a souvent pour fin la génération d’un très grand nombre d’enfants qui pourront tous être vendus comme esclaves. Ils ne ressentent absolument pas l’injustice du procédé. Cette triste situation prend chez eux des proportions énormes. Le roi du Dahomey a 3333 femmes ; tout homme riche en a plusieurs avec de nombreux enfants qui lui rapportent de l’argent. Des missionnaires [Cavazzi] racontent qu’un nègre se rendit à l’église des Franciscains et se mit à se lamenter affreusement en disant qu’il était désormais dans la misère, car il avait déjà vendu tous ses parents, même son père et sa mère. »

Cette considération (délirante, mais empruntée aux témoignages d’hommes de Dieu) sur l’économie de l’esclavage repose sur l’idée que les Africains ne pratiquent l’échange marchand qu’en se réduisant eux-mêmes au statut de marchandises, non parce qu’ils n’ont rien d’autre à échanger, mais que ce qu’ils échangent alors n’a pas de valeur marchande, car tiré directement et sans travail de la nature : à côté de l’échange non-économique généralisé, à côté de cette économie de l’âge d’or où les dons de la nature surabondent, l’économie dans sa forme la plus élémentaire, bouclée sur elle-même, mais non abstraite, où la marchandise, le vendeur et l’acheteur sont tous humains. Cette idée que l’économie comme champ social autonome est née avec la pratique de l’esclavage, Benveniste l’a sans doute partagée avec Hegel, mais en la cantonnant au monde indo-européen.

3-3-3) La politique

« Le nègre se suicide souvent, quand il est blessé dans son honneur ou quand le roi l’a puni. S’il ne se tuait pas, on le tiendrait pour vil. Il ne pense pas à la conservation de la vie, et même pas à la mort. Il faut pourtant attribuer à ce mépris pour la vie le grand courage, soutenu par une énorme force physique, des nègres, qui se font tuer par milliers quand ils guerroient contre les Européens. »

Tel est le profil du citoyen africain dans les questions morales et militaires : du muscle et le mépris de la vie caractéristique de l’innocence (si Adam et Eve avaient aimé la vie et craint la mort, l’un n’allant pas sans l’autre, iels ne se seraient pas laissé séduire par le serpent).

« Le despotisme s’impose parce qu’il dompte le libre vouloir [en le monopolisant]. Pour cette raison, le libre vouloir du despote est respectable du point de vue formel, car il rend possible la vie en commun, de façon générale, et représente par là un principe supérieur à celui du libre vouloir particulier. […] Quand le libre vouloir trouve devant lui quelque chose de supérieur et se sent impuissant, il s’agenouille ; mais s’il acquiert le pouvoir, il devient orgueilleux à l’égard de ce qu’il adorait un instant auparavant. »

« À côté du roi, dans les États nègres, on trouve toujours le bourreau, dont la fonction est extrêmement importante, car il sert au roi pour se débarrasser des suspects, et aux notables pour tuer le roi quand ils en ont envie. Les sujets, en effet, qui sont des hommes également violents, limitent, à leur tour, l’autorité du maître. Des compromis sont passés, et, dans l’ensemble, les despotes doivent faire des concessions au libre vouloir des puissants. Le despotisme prend alors la forme dans laquelle il y a au sommet de la hiérarchie un chef, que nous pouvons appeler roi, mais qui a au-dessous de lui des grands, des chefs, des généraux, qu’il doit consulter en toute occasion et sans l’assentiment desquels il ne peut, en particulier, entreprendre des guerres, conclure des traités de paix, imposer des tributs. »

Jusque-là, hormis la figure du bourreau qui paraît fantaisiste, le système politique ressemble fort à celui d’une oligarchie, voire d’une aristocratie. Le monopole du vouloir libre perd en réalité avec cette observation sans doute juste.

« Au Dahomey, quand le roi meurt, une émeute éclate dans tout son palais, qui est immense. Tout le mobilier est détruit, et un massacre général se produit. Les épouses du souverain (qui sont, comme on l’a dit, 3333) se préparent à la mort. Elles en admettent la nécessité, se parent pour l’occasion et se font tuer par leurs esclaves. Tout lien social, dans la cité et dans le royaume, est rompu. Partout se produisent des meurtres et des vols, et les vengeances privées se donnent libre cours. Dans une occasion semblable, cinq cents femmes furent tuées au palais en six minutes. Les hauts fonctionnaires se hâtent de proclamer le nouveau souverain le plus vite possible, pour mettre fin aux débordements et aux carnages. »

Après cette description de l’interrègne en Afrique, pensé comme un carnaval sanglant toujours trop tardivement stoppé par des « hauts fonctionnaires » curieusement conscients de l’intérêt supérieur de l’État, achevons d’évoquer la vision (ou plutôt l’hallucination) hégélienne par ce portrait d’une reine africaine célèbre :

« Convertie au Christianisme, elle retomba dans l’idolâtrie, puis se convertit de nouveau. Elle vivait de façon très dissolue, en lutte contre sa mère qu’elle chassa du trône, et elle fonda un État féminin qui se fit connaître par ses conquêtes. Elle répudia publiquement tout amour pour sa mère et pour son fils. Elle broya ce dernier, qui était un petit enfant, dans un mortier, devant l’assemblée, se barbouilla de son sang, et ordonna que fût toujours prête une provision de sang d’enfants broyés. Ses lois étaient terribles. Elle fit chasser ou assassiner les hommes, et toutes les femmes devaient tuer leurs enfants mâles. Les femmes enceintes devaient quitter le campement et accoucher en secret. À la tête de ces femmes, elle exécuta les plus épouvantables dévastations. Comme des furies, elles détruisaient tout dans le voisinage, se nourrissaient de chair humaine, et, ne cultivant pas la terre, elles n’avaient que le pillage comme moyen de subsistance. Plus tard, il fut permis aux femmes de prendre pour époux les prisonniers de guerre qu’elles faisaient esclaves, et même de leur donner la liberté. Il en fut ainsi de nombreuses années. Il est du reste caractéristique du type de vie africain que les femmes participent à la guerre. »

Ce portrait de la reine Njinga conjugue une double source d’inspiration :

  • d’une part, une source mythologique, Njinga apparaissant comme le décalque des deux plus illustres reines du peuple mythique des Amazones, Penthésilée et Hippolyte, et le pendant inversé de la reine de Lemnos, Hypsipyle, qui épargne et sauve son vieux père, quand les Lemniennes massacrent tous les mâles de leur entourage.

  • d’autre part, une source fantasmatique et littéraire, l’étrange détail du broyage d’enfants dans un mortier n’étant pas sans rappeler certains procédés attribués à la sorcellerie européenne, évoqués notamment par le poète latin Horace dans une scène particulièrement horrible où la sorcière Canidia et ses compagnes assassinent un jeune garçon et font entrer ses organes dans la composition de leurs potions magiques.

On voit ici comment l’histoire occidentale de l’Afrique recycle certains personnages de monstres de l’Antiquité : la femme guerrière et dénaturée, en rupture avec les structures traditionnelles de la société, et la femme criminelle et hérétique. Ces figures féminines appartiennent toutes deux, mais de façon différente, aux marges, civilisationnelles pour l’une, sociales pour l’autre. Hegel convoque les ressources les plus classiques de la misogynie pour approfondir encore son recensement de la monstruosité et de l’étrangeté africaines. Et de conclure :

« Celui qui veut connaître les manifestations épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Les plus anciens renseignements que nous ayons sur cette partie du monde disent la même chose. Elle n’a donc pas, à proprement parler, une histoire. Là-dessus, nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par la suite. Car elle ne fait pas partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement et ce qui s’y est passé, c’est-à-dire au Nord, relève du monde asiatique et européen. »



4) Rousseau et Hegel

Les deux philosophes ne partagent pas la même vision de l’histoire et de la géographie, quoique celle de Hegel s’appuie sur celle de Rousseau.

  • Pour Rousseau, il n’y a d’histoire qu’événementielle, et un événement a la propriété de créer un avant et un après, de l’irréversibilité dans la vie humaine. Les débuts de l’humanité sont dépourvus d’histoire. Les événements apparaissent localement et au coup par coup, sur fond de vide historique, mais du fait de l’irréversibilité qu’ils introduisent, les groupes humains ne cessent de perdre puis de regagner leur équilibre, comme dans une marche forcée toujours plus rapide. L’histoire tend en effet à accroître le rythme de ses apparitions événementielles. Par ailleurs, les événements historiques, toujours locaux, ont tendance à se répandre de façon épidémique, en lien avec la géographie physique. Le continent eurasiatique a été particulièrement perméable à l’histoire qui y a montré un véritable emballement, au contraire des continents américain et africain, le premier préservé puis détruit par le contact brutal avec l’histoire eurasiatique, le second peu accessible et intact en son cœur. Les îles, par leur nombre, restent en bonne partie épargnées, mais l’épidémie gagne, et dans l’ensemble la transparence « historiale » de la géographie s’estompe, c’est-à-dire sa capacité à séparer physiquement des groupes humains représentatifs des différentes phases de l’irréversibilité historique. L’être humain à l’état de nature, celui des débuts de l’humanité, n’existe plus à l’époque de Rousseau. L’accélération de l’histoire eurasiatique et sa capacité croissante à se propager produisent une humanité en révolution historique permanente et l’enferment dans un présent pur et universel (celui que les horloges astronomiques marquent aujourd’hui à l’unisson).

  • Pour Hegel, il n’y a d’histoire qu’individuelle et d’individu qu’universel, l’Esprit. L’histoire de l’Esprit est de l’ordre d’un devenir, celui d’un végétal qui, de graine, devient arbre majestueux, à partir d’un sol qu’il a rêvé dans son sommeil primordial et produit à son réveil. Le cosmos (la nature) est le sol où doit éclore l’Esprit, pure visibilité sans intériorité, qu’Il s’oppose en tant que pure intériorité sans visibilité. La nature, d’emblée éternelle, est cependant transformable. Et c’est dans le labeur qui la transforme qu’elle donne le jour à l’Esprit, rendu enfin visible. Ce labeur, maternel, long, est l’histoire telle qu’elle nous est donnée : la nature travaillée pour se faire le temple de l’Esprit. Travaillée par l’être humain, en qui la nature met au monde l’Esprit, ni individuellement, ni même politiquement, mais culturellement, à l’échelle des peuples. Le labeur de la nature se lit dans la succession de certains peuples significatifs, en qui naît, grandit, mûrit, se déploie dans toute sa majesté l’Esprit. La vaste histoire cosmique de Hegel se réduit donc in fine à une histoire d’ensembles culturels à grande échelle, à la fois temporelle et spatiale. La Terre était prédestinée dans tout l’univers à accueillir l’être humain, sa géographie devait permettre la domination successive de grands peuples et la domination culturelle universelle du dernier d’entre eux. Le temps cosmique est marqué par une longue période sans histoire, celle-là même où Rousseau place l’être humain à l’état de nature, celle où Hegel voit une période préhistorique et préhumaine, un en-deçà de l’humanité nécessaire à son avènement, destiné à disparaître au contact des peuples historiques, soit par destruction, soit par assimilation. Vient ensuite le chaudron africain, gros d’un peuple replié sur lui-même, graine sauvage d’humanité, dont le destin est de se mêler aux peuples véritablement historiques. Le premier d’entre ceux-ci, le peuple asiatique, inaugure la civilisation avec ses quatre centres : Égypte, Mésopotamie, Inde, Chine. De statut intermédiaire, il est aussi éternel que le peuple africain, mais il se laisse pénétrer plus facilement, il dilue son sang au goutte-à-goutte dans les peuples émergents d’Europe. Les Grecs d’abord, qui imposent leur culture à deux des quatre centres de civilisation, mais sous une forme politique encore inadaptée. Les Romains ensuite, qui parviennent à dépasser le modèle politique grec et à bâtir un Empire qui, par le christianisme, a vocation universelle et qui s’impose à l’ensemble du bassin méditerranéen et le civilise. C’est alors au peuple germanique de s’imposer et d’imposer à l’Empire le principe de la liberté, ce qui conduit à la création de l’État, d’abord marqué par l’opposition à lui-même et la guerre généralisée, puis réconcilié avec lui-même dans l’empire napoléonien, préfigurateur de l’Union européenne, que Hegel appelle de ses vœux. L’Europe constituée est le centre du monde, le foyer de l’étatisation de l’humanité dans l’unité mondiale : on peut dire que la parole de Hegel a été entendue ! Cette mondialisation européenne doit prendre son temps, le temps qu’elle absorbe l’Asie et l’Afrique. Dans l’intervalle, il y aura des soubresauts, ceux qu’on constate aujourd’hui sans doute : la philosophie hégélienne est parfaitement jésuite, toute contre-épreuve est une preuve pour elle. Une fois le monde européen réalisé, une autre histoire, plus paisible, pourra commencer : celle de la conquête de la nature toute entière, qui ne sera plus attaché à la Terre mais au Ciel. Là encore : prédiction validée.

Malgré ces différences, Rousseau et Hegel convergent sur un point essentiel : la doctrine démocritéenne du progrès. Pour Démocrite, il y a progrès dès lors qu’il y a transmission des acquis de l’expérience, dans l’espace et dans le temps, de façon intra et intergénérationnelle, ce qui suppose le langage et la bonne coordination des ressources de l’esprit et du corps (de l’intelligence et de l’habileté). Les premiers temps de l’humanité sont, pour les deux philosophes, anhistoriques, parce qu’il n’est pas encore possible aux humains de transmettre leurs acquis, ou que cette transmission, renfermée dans certaines limites, ne permet pas de former une culture. La culture est le nom du progrès humain. Pour Rousseau, elle comporte une double tendance, à se reposer et à créer. On retrouve cette dualité chez Hegel, mais résolue dans l’unité du devenir. Tous les deux s’accordent à penser que la tendance créatrice l’emporte sur la tendance au repos. Rousseau en déduit à plus ou moins court terme le Présent Vivant du Vice, Hegel l’État humain à la conquête du monde au-delà du vice et de la vertu, absolument libre.

Il n’est pas difficile de voir sur quel point précis Rousseau et Hegel s’opposent : la valeur du sens irréversible de l’histoire. Cette valeur résulte de l’opposition de l’origine et de la fin de l’histoire. Pour Rousseau, l’origine est positive et la fin négative. Pour Hegel, l’origine est négative et la fin positive. Ce qui semble un détail commande en fait toute l’élaboration métaphysique d’où sont tirées leurs conceptions de l’histoire.

Si l’être humain à l’état de nature, tel qu’il apparaît chez Rousseau et Hegel, c’est-à-dire dans la branche ethnologique de la culture occidentale moderne, est chargé d’un signe alternativement positif et négatif, cela n’affecte en rien son identité : c’est parce qu’on reconnaît son existence qu’on peut débattre de sa valeur. Or cette identité, certes nourrie des récits des voyageurs, est essentiellement hantée par la figure de l’être humain à l’état de nature construite par la culture occidentale antique. Autant la version qu’en propose Hobbes, initiatrice de la psychologie scientifique, est moderne mais fausse, autant celle de Rousseau et Hegel est ancienne et fantaisiste.

La leçon que l’on peut en tirer est que l’être humain à l’état de nature est un invariant de la culture occidentale, variablement connoté selon les époques et présent dans les représentations que l’on se forme de la pureté (Rousseau) ou des lointains racisés (Hegel).

samedi 23 août 2025

L’homme à l’état de nature #1

 

Sources :

Ibn Tufayl, Hayy ibn Yaqzan [1150], sous le titre français Le philosophe autodidacte, Mille et une nuits, 1999.

Lopes D. et Pigafetta F., Relation du royaume de Congo [1591], in Voyageurs de la Renaissance, édition de Grégoire Holtz, Jean-Claude Laborie et Frank Lestringant, Gallimard 2019, collection folio classique, pp 134-142.

Rousseau J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1754], GF-Flammarion, 1992.

Hegel G.W.F., trad. Kostas Papaïoannou, La raison dans l’histoire [1830], 10/18, 1988.



Articles cités :

D’homme à homme, l’épopée de Gilgamesh, gnathaena.blogspot.com, 2016

Sexe, genre et philosophie #2 Hésiode, gnathaena.blogspot.com, 2023

Sexe, genre et philosophie #3 Les Milésiens, gnathaena.blogspot.com, 2023

Sexe, genre et philosophie #4 Pythagore, gnathaena.blogspot.com, 2023



L’homme à l’état de nature est une figure récurrente de la culture occidentale, dont la première apparition connue est le personnage d’Enkidu, dans l’épopée mésopotamienne Gilgamesh. Voici le portrait que j’en fais dans l’article cité ci-dessus : « Enkidu ne naît pas mais est créé. Il est séparé des êtres humains, figure du bon sauvage, ultra viril mais libre et juste, se nourrissant d'herbes et s'abreuvant d'eau fraîche aux côtés de ses compagnes les gazelles. »

Il en va de même, dans la Bible, pour Adam et Eve, créés et non pas nés (comme le sont avant eux, dans le poème mésopotamien Atrahasis, les sept premiers couples humains, œuvres de la déesse mère Nintu-Mammi selon les plans du dieu ingénieur Enki-Ea), avec cette singularité qui marquera leur histoire et celle de leur postérité, à savoir que « tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’en avaient pas honte. » (Genèse, 2,25). Dans cet état d’innocence, le couple est immortel. Le passage à la culture, connaissance du bien et du mal, implique la mort et la sexualité reproductive. Cette connaissance se traduit d’abord chez Adam et Eve par le sentiment de honte devant la nudité, désormais si fortement ancré dans la conscience humaine que Cham, pour avoir vu son père Noé nu, encourra sa malédiction et se verra condamné, avec toute sa descendance, à servir ses frères Sem et Japhet et leur propre descendance.

La mythologie grecque, quant à elle, reconnaît l’être humain à l’état de nature dans la figure de l’autochtone, doté du double visage de la sauvagerie et de l’antériorité.

  • La sauvagerie de cet enfant, confondu avec un ours, que sacrifie Lycaon et que Zeus, son convive, refuse de manger, parce qu’il est humain, quoiqu’il n’en ait pas l’apparence. Celle, plus explicite, des rites d’éphébie, qui refoulent les adolescents aux marges de la cité et les font hanter, sous une forme animale, les campagnes qui les entourent. Sauvagerie encore, dans les bacchanales qui fêtent le retour triomphal de Dionysos vainqueur de l’Inde, et où les bacchantes entendent rompre avec une civilisation qui les sépare du divin.

  • L’antériorité de la première race humaine, celle de l’âge d’or, engendrée par Gaïa, cousine mortelle des êtres divins, qui a reçu de sa mère le sens du respect et de la mesure, en même temps que la satisfaction de tous ses besoins par l’abondance de ses fruits, et qui, mourant d’une mort qui est un premier et dernier sommeil, est ressuscitée par Zeus pour veiller sur la piété et la justice des rois (cf. second article cité).

Deux visées antithétiques recherchent l’être humain naturel aux confins ou, au contraire, au cœur de la cité. Aux confins : aux limites du monde civilisé, au-delà desquelles sont les monstres odysséens, qui définissent l’humanité en négatif par l’absence de l’un ou l’autre de ses traits fondamentaux, et à l’intérieur desquelles sont les bêtes sauvages, possessions des êtres divins plutôt que des humains. Au cœur : là où se forge l’idée d’une cité naturelle, légitimement commensale des êtres divins, dans les écoles philosophiques. Dans les deux cas, il s’agit de se rapprocher du divin et non de l’attirer à soi. Je renvoie sur ce point au quatrième article cité.

Pour la philosophie, la question de l’être humain à l’état de nature est essentiellement morale. L’âge d’or est ce à quoi elle aspire de façon très concrète, dès cette vie et en vue de la prochaine. À l’inverse, l’âge de bronze, le plus proche de la sauvagerie, représente le pôle obscur de l’innocence, fait d’ignorance et de violence, état indésirable s’il en est.

Lorsqu’elle élabore des cosmologies et assigne à l’être humain sa place naturelle, la philosophie est amenée à considérer son environnement et ses voisins zoologiques. C’est le cas dès Anaximandre de Milet, le père de la géographie et de l’histoire naturelle en Grèce, dont j’ai évoqué l’évolutionnisme dans le troisième article cité. Il déduit de l’histoire du monde, dont les parties aujourd’hui distinctes étaient initialement mêlées et où les terres émergées étaient primitivement englouties sous les eaux, la nécessité de l’évolution biologique. L’être humain tel qu’il est ne constitue qu’un jalon de l’une des nombreuses branches évolutives du vivant. La géographie, qui s’intéresse à la répartition des êtres vivants à la surface de la Terre, a intégré sa théorie de la coordination de l’évolution du vivant et de celle du milieu, en concevant la diversité des espèces au sein d’un genre donné comme autant de rameaux d’une même branche, diversité associée à celle des secteurs géographiques occupés. Elle postule notamment que l’être humain a connu des évolutions variées en fonction de sa répartition géographique. La géographie des lointains a alors rencontré la périégèse de l’Odyssée, éloignant ses monstres semi-humains du côté de l’Inde, de l’Afrique, du Septentrion et des îles qui parsèment les mers lointaines, mer rouge, océan Indien et atlantique. La Grèce conquérante puis Rome ont été friandes de ces enquêtes mêlant géographie, histoire humaine et histoire naturelle. L’homme naturel, opposé au civilisé, se disperse en se marginalisant dans un mélange d’autochtonie et de monstruosité, de vertus et de vices poussés à l’extrême.

En somme, la culture occidentale antique a construit l’être humain à l’état de nature sur la base d’une série d’oppositions : il est créé et non né, il vit isolé au milieu des bêtes sauvages dont il est l’ami ou le maître, et non en société, il est innocent et non conscient, il vit auprès du divin et non séparé de lui, son existence est éloignée dans l’espace ou dans le temps, et non actuelle. Il peut être seul comme Enkidu, en couple comme Adam et Eve, en libre groupement comme les éphèbes ou les philosophes retournés à l’âge d’or.



1) L’être humain à l’état de nature et la modernité

On constate un peu partout en Occident, à partir du – IIe siècle et pendant plus d’un millénaire, un regain durable de spiritualité, jalonné, entre autres, de traités d’Hermès trismégiste, d’hymnes orphiques, d’oracles chaldaïques, de gnose chrétienne, de néoplatonisme, de spiritualité iranienne et de mystique monastique. Dans tous les cas, il s’agit de revenir au plus proche du divin, par des moyens à chaque fois différents. On retrouve l’ambition des philosophes grecs de rallier l’âge d’or et de renouveler en soi l’être naturel. Sur ce point précis, le cas de l’érémitisme est particulièrement éloquent. Pour se rapprocher de Dieu, l’ermite choisit les confins, à savoir le désert, pour y vivre autant que possible dans l’isolement. Son environnement est empreint d’une sauvagerie qui offre un double aspect : les animaux sauvages sont habituellement ses amis, les lions en particulier lui viennent volontiers en aide tandis qu’il se dévoue à les soigner ; il a avec eux les mêmes relations qu’Enkidu avec les gazelles ; mais il attire aussi les démons qui se plaisent à le tenter et le harceler et tient alors plutôt d’Ulysse ballotté de péril en péril au cours de son voyage. Installé aux marges, l’ermite est encore dans le monde des bêtes sauvages qui peuplent pacifiquement cette frontière sacrée, et il est déjà au-delà, où s’ouvre la possibilité de s’unir à Dieu mais où se rencontrent aussi des monstres odysséens, ces non-humains par le défaut d’un trait essentiel, ici le cœur, qui n’ont de cesse de l’en détourner.

La césure entre l’antiquité et la modernité occidentales peut être située, sur cette question spécifique de l’être humain à l’état de nature et sous cette perspective érémitique, autour de 1150, avec le roman philosophique de l’Andalou Ibn Tufayl, Hayy ibn Yakzân, qui fait se rencontrer le type le plus ancien et le type le plus récent de solitaire : le créé non-né et le né qui veut revenir à l’état de créé, Enkidu et l’ermite musulman, clôturant ainsi l’antiquité en l’ouvrant sur la modernité, marquée par la rencontre, rendue possible par les voyages maritimes au long cours qui conduisent aux confins de l’Occident. Les deux personnages habitent deux îles situées sans doute dans l’océan Indien, dotées d’un climat parfaitement tempéré, l’île de Hayy bénéficiant de surcroît d’un micro-climat de type paradisiaque où la vie éclot spontanément. Hayy y est issu de cette spontanéité, il y est nourri par une gazelle, et enfant, découvre son île, médite sur ce qui l’entoure, sur son rapport aux végétaux, aux animaux, s’invente une langue et médite de plus belle sur le monde, sa nécessaire création, sa perfection croissante à mesure que le regard s’élève vers le ciel, la nécessité d’un au-delà seulement intelligible, jusqu’à éprouver ses premières extases mystiques. Açal vit quant à lui dans une île voisine abritant une cité bien réglée par la loi islamique. Mais alors que son frère Salâmân s’en satisfait, gouvernant la cité selon sa propre appréciation de l’intérêt général et comptant sur la loi pour obtenir obéissance, Açal n’apprécie pas du tout la religion de façade, le joug qui s’impose aux citoyens et qui les écarte de la vie politique sans les rendre meilleurs sur le plan spirituel. Il décide donc de se retirer dans une île voisine qu’il croit inhabitée, celle-là même où vit Hayy. Heureux de pouvoir se consacrer à Dieu, Açal découvre qu’il n’est pas seul et après quelques péripéties finit par se lier à Hayy. Les péripéties de la rencontre illustrent la distance entre l’homme cultivé et l’homme naturel, mais leurs échanges témoignent ensuite de leur égalité, avec un supplément de pureté pour le second, tel qu’Açal décide d’en faire son maître. Hayy lui-même fait le choix d’aller dans l’île voisine pour convertir ses habitants à la spiritualité. Son compagnon le suit à contrecœur ; ils échouent et retournent à la vie solitaire, couple monastique appartenant à la société séparée des vrais spirituels revenus à la nature.

Le roman philosophique de Ibn Tufayl rêve d’une rencontre authentique avec un homme de l’âge d’or. Au XIIe siècle, ce rêve était déjà à portée de main. La navigation en haute mer était pratiquée depuis très longtemps, mais elle était concentrée sur sa fonction marchande ou péri-marchande (piraterie, police). Il a fallu que se greffe une fonction exploratrice pour que la rencontre devienne possible. Initiée par Alexandre le Grand, l’exploration s’est rapidement limitée, avec la fermeture de l’espace asiatique, à l’approche des peuples ennemis aux bornes de l’empire romain, Parthes, Germains, etc. Avec Ibn Battûta, au XIVe siècle, l’exploration maritime acquiert ses lettres de noblesse. Dès le XVe siècle, les Portugais emboîtent le pas avec l’Afrique subsaharienne, puis l’Espagne avec le continent américain. La littérature de voyage prend son essor, avidement consommée par les lettrés occidentaux. L’exploration du monde par la mer et par la terre rend subitement visible l’être humain naturel des confins. On ne le devient plus, on le découvre. Mais on ne le découvre pas au hasard, on le cherche à l’aide d’une carte depuis longtemps tracée : celle de la tradition historico-géographique antique.

Au moment où ces découvertes commencent à irriguer la philosophie européenne, au cours du XVIe siècle, celle-ci entreprend de repenser la grille de lecture utilisée par les navigateurs dans leur approche de l’être humain naturel. Hobbes le conçoit ainsi sur une base purement analytique : à partir de la sensibilité du corps et de ses besoins primaires les moins aisés à satisfaire (manger, avoir chaud, se reproduire), il en déduit le profil psycho-social de l’être humain à l’état de nature et sa tendance profonde, mais encore inexprimée, à vouloir se donner des États politiques de type monarchique. Ces tentatives, réitérées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, sont à l’origine de la psychologie scientifique moderne, forcée, dans les dernières décennies du XXe siècle, de reconnaître ses propres biais et d’abandonner l’être humain à l’état de nature pour l’être humain cultivé, que sa culture soit légitime ou marginale.

L’autre voie empruntée par la philosophie conduit à l’ethnologie et est nettement plus riche que la précédente, quoiqu’elle ait eu elle aussi ses mauvais moments, comme on va le voir avec Hegel. Considérons-la à ses débuts, chez Rousseau.



2) Rousseau

L’être humain à l’état de nature apparaît chez Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, envoyé à l’Académie de Dijon en 1754 et qu’on ne peut séparer du Discours sur les sciences et les arts, lauréat du concours lancé par cette même Académie en 1750, ni du Contrat social publié en 1761.

En 1750, le sujet proposé était : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». La réponse attendue était « oui » et l’argumentaire devait faire la différence entre les candidats. Contre toute attente, Rousseau, tenant du « non », a remporté le prix, sans doute par défaut, étant le seul dans sa catégorie. Son propos était d’établir la corrélation historique entre l’essor des sciences et des arts et les pires moments de l’humanité où prospère le vice. De cette corrélation il ne déduisait encore rien, il la constatait simplement, mais il mettait simultanément en lumière, à rebours du sens historique commun, toutes les périodes de stabilité sans histoire, c’est-à-dire sans essor ou reprise ou rétablissement des sciences et des arts.

En 1754, sa première dissertation a essuyé de nombreuses critiques, mais il récidive, parce que le nouveau sujet est pour lui l’occasion de prolonger et d’approfondir ses précédentes réflexions. Avec la question de l’origine, il peut directement interroger la première longue période sans histoire de l’humanité ; avec la question des fondements, il peut interroger plus précisément les périodes dites historiques des grandes mutations sociales, et mieux marquer le lien entre développement des sciences et des arts et renforcement de « l’inégalité parmi les hommes ». La dissertation n’est pas primée, mais Rousseau peut la publier grâce à un lectorat désormais acquis.

Le Contrat social de 1761 ne fait qu’amplifier le chapitre liminaire du discours de 1754, chapitre adressé « à la république de Genève ». Rousseau y livrait une vision pleine de nostalgie de sa patrie, et vantait l’ancienneté (deux fois séculaire) de sa constitution, son inscription dans l’habitus de sa population, son évolution lente toujours en phase avec les coutumes morales genevoises. Il y voyait l’une de ces précieuses et rares périodes sans histoire qui font écho à la toute première d’entre elles, celle de l’être humain à l’état de nature. L’organisation politique décrite dans le Contrat social est cette république genevoise rêvée par Rousseau : non-événement historique, elle ne s’établit pas par une révolution, ne craint pas de se corrompre, ne se donne pas les garanties de contre-pouvoirs, ne s’évalue pas. La république rousseauiste ne se construit ni ne se pense, elle se vit.

Le nœud de ces réflexions est bien l’être humain à l’état de nature. Voyons ce qu’en dit Rousseau :

« Concluons qu’errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. L’art périssait avec l’inventeur ; il n’y avait ni éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant toujours du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges, l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant. »

Mode de vie solitaire, indifférence vis-à-vis d’autrui, absence de transmission des acquis de l’expérience, c’est-à-dire absence de culture, tels sont les grands traits de l’humanité première. Il y règne l’égalité par défaut d’inégalité. Sur les prétendues hiérarchies naturelles, Rousseau se montre très critique :

« En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi, un tempérament robuste et délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l’état civil, avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution. »

L’état de nature apparaît rétrospectivement comme la moyenne universellement réalisée de tous les écarts observables entre les individus dans les sociétés cultivées : hommes et femmes notamment ne diffèrent en rien quant aux performances intellectuelles et physiques. Rousseau généralise là sa thèse des effets délétères de la culture sur l’égalité et, ce faisant, forgent les armes de la critique à venir de la psychologie et de la physiologie scientifiques. Le programme de la seconde partie du Discours est dès lors tout tracé :

« Après avoir prouvé que l’inégalité est à peine sensible dans l’état de nature, et que son influence y est presque nulle, il me reste à montrer son origine, et ses progrès dans les développements successifs de l’esprit humain. Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive ; il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné amener enfin l’homme et le monde au point où nous les voyons. »

Le début de la seconde partie du Discours suit à peu près le cours de l’évolution humaine tel que décrit chez Démocrite (cf. article à venir de la série Sexe, genre et philosophie) : en lien avec un premier besoin (subjectif chez Rousseau, objectif chez Démocrite) de sûreté, l’être humain devient sociable, se regroupe en proto-familles élargies, parvient à transmettre ses innovations techniques, se bâtit des habitats collectifs, se dote d’une langue, se soumet les autres êtres vivants. Alors que pour Démocrite, cette évolution est nécessaire (ou elle a lieu ou l’être humain périt), pour Rousseau, elle est le fruit de causes imperceptibles à l’œuvre sur un temps très long, qui ne parviennent à activer le potentiel adaptatif de l’être humain qu’en franchissant des seuils élevés que seules des circonstances particulières peuvent mettre à leur portée. Il est intéressant de noter que pour Démocrite, la musique est le premier art à se déployer en dehors de toute nécessité objective, dans un moment où l’être humain peut enfin respirer, et devient le prototype de sa déchéance morale et de la démultiplication artificielle de ses besoins ; pour Rousseau, elle est, avec la danse, le premier biais du cœur, qui, de profondément indifférent à l’état de nature, devient sensible avec la création des habitats collectifs et le maintien des enfants dans le groupe ; cette sensibilité se pervertit ensuite en goût, qui, discriminant et hiérarchisant, fournit le premier motif inégalitaire dans l’humanité et occasionne une démultiplication artificielle de ses besoins.

Rousseau s’inscrit dans le cadre de la pensée antique des origines de l’être humain, ne modifiant celle qu’il emprunte qu’en substituant le hasard à son opposée : la nécessité. Cela lui permet de ne pas donner l’impression d’inventer une nouvelle théorie de l’humanité et de ne pas focaliser sur sa personne les critiques inévitables de sa thèse.

Étant donné que l’histoire de l’humanité est conçue comme une activation progressive mais non nécessaire de la perfectibilité humaine, que les périodes historiques sont courtes et localisées et les périodes sans histoire longues et généralisées, il est encore possible de reconnaître dans les différents peuples de la Terre, différents stades du développement de l’inégalité, des sciences et des arts, et donc de saisir dans la contemporanéité l’épaisseur du passé. Cette transparence historique n’est cependant pas complète et tend même à se résorber. Les peuples sont en effet amenés à se rencontrer et plus ils sont « avancés », plus ils ont le pouvoir d’imposer aux autres leurs besoins démultipliés par le « progrès ». L’être humain à l’état de nature s’est éteint depuis quelques millénaires, les bons sauvages qui représentent le premier stade de l’inégalité, le stade communiste, sont en train de disparaître, tels les Nord-Amérindiens ou les Caraïbes. Le plus avancé en matière d’inégalités au pluriel, de sciences et d’arts, le peuple européen, étend indéfiniment ses besoins tentaculaires à l’ensemble des peuples de la planète. Rousseau y voit une évolution nécessaire a posteriori, c’est-à-dire plus ou moins irréversible, sauf cataclysme planétaire. Sa Genève rêvée est pour lui la solution : un petit État autarcique dont la constitution épouse les mœurs paisibles de ses citoyens, des relations libres avec d’autres États similaires, au service du mieux plutôt que du bien individuel.