lundi 3 février 2025

Sexe, genre et philosophie #7 Empédocle (– 490, – 430) #2 De la nature 1

 

Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

Claudine Leduc, 1990, Comment la donner en mariage ? In Histoire des femmes en Occident I. L’Antiquité, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Perrin, 2002.



Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022 : Hésiode

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023 : Thalès, Anaximandre, Anaximène

Sexe, genre et philosophie #4 gnathaena.blogspot.com 2023 : Pythagore

Sexe, genre et philosophie #5 gnathaena.blogspot.com 2023 : Héraclite

Sexe, genre et philosophie #6 gnathaena.blogspot.com 2024 : Xénophane, Parménide, Zénon, Mélissos



« Écoute, ô Pausanias, fils du sage Anchitès ! […] Toi qui es venu / faire retraite ici, tu sauras, mais pas plus / que ce que la raison d’un mortel peut savoir. » (fr. I et II)

« Et toi, Muse, chérie / de nombreux prétendants, toi la vierge aux bras blancs, / je t’invoque, et pourtant ne veux de toi savoir / que le lot concédé aux êtres éphémères : / conduis de chez Piété le char de mon poème, / d’une allure facile ! » (fr. III)

« Puisque, digne de foi, ma Muse t’y invite, / connais, Pausanias, après avoir / fait passer mon propos au crible de ton cœur. » (fr. IV)

De la nature est un poème épistolaire adressé à Pausanias. Une lettre qui renferme un certain savoir et dont la lecture peut être fructueuse à une condition : apprendre par cœur le poème, c’est-à-dire le comprendre et se l’approprier.

Pour prévenir toute réticence de la part de son lecteur, le philosophe en appelle à la Muse, qui, comme chez Parménide, n’est autre que Sophia. Ce n’est pas Empédocle que Pausanias doit écouter, mais bien Sophia et c’est elle qu’il lui faut interroger pour juger de l’exactitude du poème, et s’assurer qu’il n’a pas la prétention d’aller au-delà de ce qu’un être humain peut savoir.

Empédocle précise que Sophia est vierge, état qui marque ici l’inflexibilité d’une décision sans appel (telles sont les vierges olympiennes : Athéna, Artémis, Hestia, inflexibles dans leur choix de vie). Gardienne du savoir, Sophia mesure strictement l’accès qu’elle en procure à l’être humain, qui, éphémère, ne peut guère l’acquérir de manière individuelle. Le savoir humain demeure également limité, quand il fait l’objet d’une transmission d’une génération à l’autre. Et seule la philosophie, fruit de l’effort collectif intergénérationnel le plus pieux, celui de la secte pythagoricienne, permet d’en atteindre les limites.

Comme chez les Éléates, se mêlent, dans le De la nature, des considérations sur la nature des choses et sur l’aptitude de l’être humain à la connaître.



2.1) Les quatre éléments

« Car c’est des éléments que sortent toutes choses, / tout ce qui a été, qui est et qui sera : / c’est d’eux que les arbres ont surgi, et les hommes / et les femmes, et les bêtes, et les oiseaux, / et dans l’eau les poissons, et les dieux qui jouissent / de la longévité et des plus hauts honneurs. / Ils sont donc seuls à avoir l’être, et dans leur course, / par échanges mutuels, ils deviennent ceci / ou cela ; tant est grand le changement produit / par l’effet du mélange. » (fr. XXI)

« Je te dirai encore : il n’est point de naissance / d’aucun être mortel, et point non plus de fin / dans la mort à la fois effrayante et funeste ; / il y a seulement un effet de mélange / et de séparation de ce qui fut mêlé : Naissance [et Trépas] ne sont que des mots qui ont cours chez les êtres humains. » (fr. VIII)

La question à laquelle répond Empédocle est celle qui fonde l’école de Milet : d’où proviennent et où retournent toutes choses (sous-entendu : qui passent et qui reviennent) ? Il y répond en pur pythagoricien : toutes les choses sont composées des quatre éléments, et notamment les êtres vivants. Elles en proviennent et y retournent.

Hors des éléments, point d’être. Naître et mourir pour un être vivant n’est rien, sinon une illusion, car vie et mort ne sont qu’effets du mélange et de la séparation des éléments. Un être vivant n’est qu’une combinaison d’éléments qui, quoique harmonieuse, procède essentiellement du hasard d’une rencontre et de la fragilité d’une alliance d’opportunité. La question de départ doit être renversée : plutôt que de la poser depuis le non-lieu de l’illusion, il faut la poser depuis le lieu de l’être. Non pas « d’où proviennent et où retournent toutes choses ? » mais « comment se font et se défont les mélanges élémentaires ? ».

Empédocle, comme plus tard Mélissos, admet le caractère illusoire des êtres qui passent et qui reviennent. Leur essence est hors d’eux, seuls les éléments sont proprement divins. Il va leur donner, dès lors, des noms de déesses et de dieux bien connu.e.s.

« Connais premièrement la quadruple racine / de toute chose : Zeus aux feux lumineux, / Héra mère de vie, et puis Aidôneus, / Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent. » (fr. VI)

L’utilisation de noms divins pour désigner les éléments permet à Empédocle d’exprimer quelque chose de leurs propriétés et de leurs relations. Il y a là en l’occurrence deux couples de sexes opposés : celui, bien connu, que forment Zeus et Héra, l’autre, que l’on reconstitue par analogie, formé par Aidôneus et Nestis, dont le rapprochement est riche de sens, car Aidôneus est l’autre nom d’Hadès et, à ses côtés, Nestis représente les pleurs féminins qui accompagnent traditionnellement le deuil, arrosant le ou la mort.e, puis la terre dans laquelle on l’ensevelit. Zeus étant qualifié de lumineux et Héra étant dite mère de vie, les deux couples s’opposent comme la lumière et la vie s’opposent à l’ombre et à la mort.

Si Aidôneus est la terre et Nestis l’eau, c’est donc que Zeus est le feu et Héra l’air. Les commentateurs ont souvent hésité, certains faisant d’Aidôneus l’air et d’Héra la terre. Le jeu de mots AER = ERA semble, de nos jours, rallier les opinions. On se souviendra d’ailleurs que chez Anaximène, le rôle de l’air est primordial, la sphère aérienne tournoyante contenant le monde est un équivalent d’Héra.

Les quatre éléments présentent dès lors deux oppositions qualitatives : masculin et féminin d’un côté, diurne et nocturne de l’autre. Ces oppositions transcendent la distinction entre l’être et l’illusion, entre les éléments et les choses formées à partir de ces éléments. Est-il possible de les nommer sur le seul plan de l’être ?

« Il est beaucoup de feux qui brûlent sous le sol. » (fr. LII)

L’Etna, familier aux Sicilien.ne.s, a sans doute permis à Empédocle, qui l’a visité, d’observer que la chaleur du sol est non moins due au soleil qu’aux profondeurs de la terre. En eux-mêmes, eau et air ne disposent pas de cette chaleur, mais la tempèrent au contraire. L’opposition du masculin et du féminin est, dans sa vérité, c’est-à-dire sur le plan de l’être, l’opposition du chaud et du froid. Plutôt que le sec et l’humide, Empédocle semble préférer le lumineux et l’obscur pour caractériser la seconde opposition qualitative élémentaire.

En ramenant l’opposition du masculin et du féminin à l’opposition élémentaire du chaud et du froid, et sachant que le froid est considéré, après Pythagore, comme une simple absence de chaud, Empédocle exprime-t-il implicitement la supériorité du masculin sur le féminin ?

  • Zeus et Héra s’opposent à Aidôneus et Nestis par leur côté lumineux. Selon Aristote, l’air sans le feu n’est lumineux qu’en puissance : celui-ci lui est nécessaire pour passer à l’acte et briller de sa lumière. Admettons donc que, pour la luminosité, Zeus soit actif et Héra passive, et supposons que l’activité vaille mieux que la passivité.

  • En tant qu’elle est chaude, la terre n’est pas obscure par elle-même (la lave ne luit-elle pas ?) : c’est par l’action de l’eau que, refroidie, elle perd sa luminosité (les coulées de lave de l’Etna, qui s’enfoncent dans la mer, ne s’y changent-elles pas en une roche très sombre ?). Empédocle n’évoque jamais la pluie, née des pleurs de Nestis, sans la qualifier de « sombre ».

  • Le premier réflexe est d’assimiler Nestis à Perséphone pleurant sur son sort après son enlèvement par Aidôneus, mettant ainsi l’accent sur le « rapt » qui inaugure le mariage et qui en est, certes, la part d’ombre, mais qui n’inclut aucunement la perspective de la mort, sinon de manière très dérivée. L’assimilation de Nestis à Déméter pleurant la disparition de sa fille est donc plus juste, mais encore inexacte : les immortelles ne connaissent pas le deuil. Il faut plutôt regarder du côté des humaines. Dans un couple, lorsque l’homme meurt, sa femme le pleure en un acte qui est le pendant du mariage : dans un cas, un homme prend une épouse, dans l’autre, une femme pleure son époux. En faisant du couple Aidôneus / Nestis un couple équipotent au couple Zeus / Héra, Empédocle met l’activité féminine de Nestis en regard de l’activité masculine de Zeus en marquant leur stricte équivalence.

  • Activité et passivité se distribuent donc de façon égale entre les deux genres.

  • En raisonnant ainsi, Empédocle ne tient volontairement pas compte du fait que, d’une part, dans le mariage, l’homme ne se saisit de son épouse qu’avec l’accord de son beau-père, ce qui redouble la masculinité du mariage, et que, d’autre part, dans le deuil, la femme pleure son mari essentiellement par égard pour la maison de celui-ci (ses frères, fils, neveux, etc.), ce qui diminue la féminité du deuil. Il faut donc éviter de confondre philosophie et doxa portée par les institutions : la philosophie – jusqu’à Empédocle du moins – n’exprime pas les principes qui fondent les institutions (ici : la domination de l’homme sur la femme, dans le mariage et dans le deuil). Quand elle prend pour point de départ la nature, c’est bien pour critiquer les institutions existantes et dénoncer leur caractère artificiel, non pour vanter les mérites de la domestication de la nature par la culture qu’elles véhiculent (ici : les mérites de la domestication des femmes par les conventions masculines).



2.2) La loi constitutionnelle du monde élémentaire

« Tous les éléments sont égaux et sont nés / chacun en même temps ; cependant, chacun d’eux / remplit son propre rôle et a son caractère : / chacun, à tour de rôle au cours du temps l’emporte. / Outre ceux-ci, ni rien ne naît ni rien ne meurt. / […] Ils sont donc seuls à avoir l’être, et dans leur course, / par échanges mutuels, ils deviennent ceci / ou cela, demeurant continuellement semblables. » (fr. XVII)

« Tous les éléments sont nés en même temps ». Empédocle affirme pourtant par ailleurs que les éléments sont « non engendrés » (fr. VII) et que « du non-étant rien ne peut naître au jour » (fr. XII). Il y a contradiction flagrante. Peut-on la résoudre ?

  • Les fragments VII et XII ont un accent parménidien : si l’être avait un.e géniteur.ice, iel serait soit un étant, soit un non-étant ; s’il s’agissait d’un étant, l’être existerait avant de naître, ce qui est impossible, et s’il s’agissait d’un non-étant, l’être aurait les caractères du non-être et serait sans logos, ce qui est également impossible, puisque le logos de l’être est la vérité et que la vérité existe (et se montre dans la proposition « il est et il est nécessaire que le non-être ne soit pas »). Les éléments n’ont donc pas de géniteur.ice.

  • Peut-il, dans ces conditions, y avoir engendrement ? Hésiode nous répond par l’affirmative : Chaos, Gaïa, Tartare et Éros ont été engendrés sans l’avoir été par un.e géniteur.ice. Il en va de même de Zeus, Héra, Aïdoneus et Nestis chez Empédocle, qui renoue avec le schéma hésiodien d’un acte pur à la source de la naissance de quatre divinités primordiales. Cet acte qui préside à la naissance des éléments est un acte d’être transcendant.

  • Le fait que les éléments soient nés en même temps indique que l’acte d’être transcendant les pré-conçoit tous et les met tous en scène simultanément, et qu’ils expriment tous le même logos. Ce logos constitue l’être immanent comme doublement qualifié, les deux qualifications (température, intensité lumineuse) étant indépendantes l’une de l’autre. Il établit par ailleurs que chaque qualification peut prendre deux valeurs opposées (chaud vs froid, lumineux vs obscur). L’être est donc qualifié de quatre façons : chaud-lumineux, chaud-obscur, froid-lumineux, froid-obscur. Ce logos est la loi transcendantale constitutionnelle qu’impose l’acte d’être à l’être immanent comme tout, comme cosmos.

  • Empédocle prend bien soin de distinguer l’être et les qualités de l’être : Zeus, Héra, Aïdoneus, Nestis sont le même « être doublement qualifié » ; iels ne se distinguent entre elleux que par le couple de qualités qui les qualifient effectivement et les relient entre elleux de façon différenciée. C’est au fond le même être cosmique qui naît d’une seule naissance, naissance où les quatre possibilités qualitatives qu’il recelait s’expriment simultanément.

« Tous les éléments sont égaux ». De même constitution, de naissance simultanée, les éléments sont égaux comme le seraient devant la dot maternelle quatre enfants nés de la même mère, c’est-à-dire adelphes, chacun.e héritant d’une part strictement équivalente, ce qui était la norme dans la Grèce antique.

« Chacun d’eux remplit son propre rôle et a son caractère : chacun, à tour de rôle au cours du temps l’emporte. ». Chaque élément contribue par sa différence qualitative à l’ordre du monde, mais les qualités mises en jeu s’opposent deux à deux, et puisque les éléments sont de forces égales, le monde dans son ensemble devrait n’être ni chaud ni froid ni lumineux ni obscur, être sans qualité et de ce fait exclu de la définition constitutionnelle de l’être comme doublement qualifié.

  • Le « zéro » fait partie des mauvaises surprises que réservent les mathématiques à la pensée philosophique. La notion est soigneusement évitée par l’école pythagoricienne qui voit en elle un « neutre » incompatible avec la nature contrastée du monde. Parménide y reconnaît le non-être dépourvu de logos, qu’il est absurde de vouloir joindre à l’être (0 + 1 = 1) ou composer avec lui (0 x 1 = 0). Chez Empédocle, le zéro apparaît dans la conjonction des quatre qualités. Afin d’éviter la neutralité et le non-être du monde, le logos transcendantal institue la « saisonnalité » de l’être immanent.

  • Quand bien même Zeus, Héra, Aïdoneus et Nestis se confondraient de manière à ce qu’il soit impossible de les discerner, leur différence resterait visible par l’alternance des dominations de chaque couple de qualités. Le monde est ainsi pris dans l’alternance du printemps, froid et lumineux (domination d’Héra), de l’été, chaud et lumineux (domination de Zeus), de l’automne, chaud et obscur (domination d’Aïdoneus), et de l’hiver, froid et obscur (domination de Nestis). L’être n’est jamais neutre, il ne l’est qu’en moyenne, et la moyenne n’exprime que l’absence d’inégalité entre les éléments, tandis que l’égalité positive est manifestée par une succession équilibrée de dominations.

  • Cela ne veut pas dire qu’il y ait plus de feu, puis plus de terre, puis plus d’eau, puis plus d’air : l’égalité impose le maintien des proportions du feu, de la terre, de l’eau et de l’air à hauteur de 1/4 chacun à chaque instant. Ce sont les quatre combinaisons qualitatives qui sont tour à tour (mais dans un ordre précis, qui sépare les contraires les uns des autres) « exaltées » en une saisonnalité de l’être, celui-ci restant de son côté identique à lui-même. Cette exaltation n’est pas liée à la nature des éléments, mais leur est imposée transcendantalement eu égard à l’ensemble qu’ils forment, au cosmos qui est autant qu’ils sont.

« Outre ceux-ci, ni rien ne naît ni rien ne meurt. […] Ils sont donc seuls à avoir l’être, et dans leur course, par échanges mutuels, ils deviennent ceci ou cela, demeurant continuellement semblables. » Une fois créés, les éléments sont contingentés et leur nombre ne varie pas ; seules varient les alliances qu’ils font entre eux, à deux (Zeus et Héra, Héra et Nestis, Nestis et Aïdoneus, Aïdoneus et Zeus), trois (Zeus, Héra et Nestis, etc.) ou quatre (Zeus, Héra, Nestis, Aïdoneus, dans cet ordre où, entre deux contraires, se trouve un « alterne » (1) commun).

(1) J’utilise le terme d’alterne pour désigner les intermédiaires entre deux contraires dans un « carré logique pythagoricien » (figure où chaque diagonale relie deux contraires et où chaque côté relie deux alternes).

  • Chaque élément est un être qualifié à partir de deux couples d’opposés. Il l’est une fois pour toutes à sa naissance et jusqu’à sa mort, préconçue ou non dans l’acte d’être transcendant. Zeus, Héra, Aïdoneus et Nestis ne se transforment pas les uns en les autres : iels mettent en commun une part de leur substance élémentaire pour former des corps composés de M % de feu et de N % d’air, de O % de terre et de P % d’eau. Dans cette mise en commun, aucun des éléments ne change de qualité. Par contre, les corps qui en résultent, en intégrant les qualités de leurs éléments, se trouvent dotées de qualités propres.

  • Le cosmos est le tout de l’être élémentaire, qualifié à partir des deux mêmes couples d’opposés. Contrairement à l’être élémentaire, ses qualifications évoluent dans le temps, selon le rythme de l’année cosmique, avec son printemps, son été, son automne et son hiver. Il possède toutes les qualités élémentaires, mais jamais simultanément, sans quoi il tomberait dans le neutre, dans le zéro du non-être. Au cours de l’année cosmique, sont exaltés les quatre éléments en quatre saisons : le monde est successivement chaud et lumineux, chaud et obscur, froid et obscur, froid et lumineux.

  • Le tout de l’être élémentaire n’en est cependant pas la simple résultante : de même que les corps ont des qualités propres qui intègrent, tout en les dépassant, les qualités élémentaires, de même le monde comme assemblage des éléments a des qualités propres qui ne se réduisent pas à celles des éléments. Ces qualités sont associées à des formes cosmiques qui s’enchaînent entre elles comme les saisons élémentaires, mais selon un rythme beaucoup plus lent que l’année cosmique saisonnale, ainsi qu’on va le voir.



2.3) La loi historique du monde des corps

« Jamais les éléments ne cessent de pourvoir / à leur mutuel échange. / Tantôt de par l’Amour ensemble ils constituent / une unique ordonnance, tantôt chacun d’entre eux / se trouve séparé par la Haine ennemie. » (fr. XVII)

« Comme elles ont été, ainsi elles seront. / Et le temps infini, je crois, de ces deux forces / jamais ne sera veuf. » (fr. XVI)

Les éléments ont la possibilité de s’allier comme de rompre entre eux. Ce sont des possibilités contraires vis-à-vis desquelles les éléments ne peuvent être qu’indifférents, puisque opter pour l’une ou l’autre ne modifie en rien leur nature. Elles ont donc à être motivées et les éléments à être sensibles à cette motivation qui doit s’appliquer uniformément aux quatre éléments, tout en étant double, tournée vers l’alliance d’une part (Philotès, que l’on peut traduire par amitié, si l’on met l’accent sur le fait qu’elle allie des différences qualitatives, ou par amour, si l’on met l’accent sur le fait que l’alliance crée des corps dotés de qualités nouvelles), vers la rupture d’autre part (Neikos, traduit de même par inimitié ou haine selon le point de vue retenu). Philotès et Neikos sont des motivations transcendantales contraires qui se rapportent aux éléments rendus constitutionnellement sensibles à leur emprise par la loi transcendantale de leur naissance.

« Tantôt augmente l’Un, jusqu’au point d’être seul, / à partir du Multiple, et tantôt de nouveau / il se divise. Ainsi de l’Un sort le Multiple : / et feu, et eau, et terre, et air haut et sans forme ; / en dehors d’eux la Haine, funeste, exerçant / en toutes directions une pression égale, / et parmi eux, l’Amour, égal et en longueur / et en largeur. » (fr. XVII)

« Tantôt, de par l’amour, les éléments constituent / une unique ordonnance, tantôt chacun d’entre eux / se trouve séparé par la haine ennemie, / jusqu’à ce qu’à rebours en un Un ils s’assemblent / et en se soumettant donnent naissance au Tout. / Et il en va ainsi, dans la mesure où l’Un / a appris comment naître à partir du Multiple. / Et lorsque de nouveau de l’Un dissocié / le Multiple surgit, là les choses renaissent / pour une vie précaire, et dans la mesure où / elles pourvoient sans cesse à leur mutuel échange [entre l’Un et le Multiple], / elles demeurent ainsi, en cercle, immobiles. » (fr. XXVI)

Philotès et Neikos sont des forces qui s’exercent sur les éléments et les poussent à s’unir ou à rompre. Contraires et strictement équilibrées, elles qualifient l’être du monde. Mais comme l’être ne peut être qualifié simultanément par deux qualités opposées et de même poids, la qualification se fait de manière différée, dans le temps. Les deux forces ne se neutralisent jamais entre elles, et lorsqu’elles s’exercent de façon égale, c’est pour que l’une d’elles l’emporte bientôt. Leur constitution comporte de croître et de décroître en opposition de phase (lorsque l’une croît, l’autre décroît), de sorte que le poids total des deux forces à chaque instant reste le même. Philotès et Neikos sont constituées par une loi qui leur est transcendantale, alors même qu’elles constituent les motivations transcendantales des comportements élémentaires. Double distance transcendantale entre l’acte d’être transcendant et l’être immanent.

Le cosmos est animé d’amour et de haine à l’égard de lui-même, d’un amour et d’une haine qui oscillent entre un amour pur pour soi et une haine pure pour soi. L’être cosmique étant aussi inaltérable que l’être élémentaire, le monde ne croît ni ne décroît, mais change de forme selon les fluctuations d’amour et de haine. À l’amour pur de soi correspond le Un, à la haine pure de soi correspond le Multiple.

  • Le Un se comprend comme une molécule géante de Z-H-A-N-etc. enroulée autour d’elle-même pour former une sphère compacte dont aucun élément n’est discernable et qui ne s’inscrit dans le temps que par sa saisonnalité qui la fait évoluer continûment du lumineux et chaud vers le chaud et obscur puis vers l’obscur et froid enfin vers le froid et lumineux, etc.

  • Le Multiple est en réalité le Quatre : lorsque règne la haine pure de soi, le monde est divisé en quatre domaines aux frontières étanches, chaque domaine étant peuplé d’un unique élément (ce que l’on représente habituellement comme un enchâssement de quatre sphères concentriques : terre au centre, eau au-dessus, puis air, puis feu, le feu se retrouvant aussi au centre géométrique de la terre pour qu’il se situe entre l’air et la terre, et non pas entre l’air et le néant). La saisonnalité de l’être s’applique encore : tour à tour les qualités de chaque domaine dominent sur celles des autres. Lorsque le chaud et lumineux l’emportent, le feu, sans sortir de son aire, impose partout ses effets : l’air devient plus brillant que frais, la terre plus chaude qu’obscure, et l’eau n’est plus agissante. Le cycle se poursuit cependant et dans l’ensemble tous les éléments sont également mis en avant.

Du point de vue des éléments, le Un et le Multiple ne sont que deux façons opposées de se mélanger : décantation pour le Multiple, émulsion pour le Un. Ils sont motivés à passer de l’un à l’autre état par l’amour et la haine qu’ils se portent les uns aux autres, non pas de manière désordonnée mais suivant la loi constitutive de l’amour et de la haine, qui est qu’elles croissent et décroissent en opposition de phase selon un rythme qui donne la mesure du temps long (la « grande année »), tandis que la saisonnalité donne celle du temps court (la « petite année ») de la vie cosmique.

Du point de vue des qualités, les choses sont très différentes : l’alliance d’éléments est constitutive de qualités nouvelles associées à des corps. Ces corps avec leurs qualités sont éphémères : ils relèvent du statut ontologique du « non-être qui est », ce qui se traduit par le fait qu’ils ont pour origine le néant et qu’ils retournent au néant. Ce néant dont ils procèdent et auquel ils retournent est le Multiple, car aucune alliance n’est contractée entre les éléments sous le règne de la haine pure, chacun d’eux étant retranché dans son domaine identitaire. Et il n’y a fondamentalement qu’un seul corps véritable, qui est l’Un, intégrateur de tous les éléments.

L’histoire corporelle du monde est celle de la croissance de l’Un à partir du néant corporel qui est simultanément le Quatre élémentaire, et de son retour au néant corporel. Pour Empédocle, la phase ascendante du Un et sa phase descendante se déduisent l’une de l’autre par simple inversion de la flèche du temps. C’est ainsi que tous les corps intermédiaires qui conduisent vers le Un sont reproduits lorsque le Un se désagrège. Ils ont lieu deux fois dans l’histoire corporelle du monde, tandis que le Un n’a lieu qu’une fois. Ce dédoublement leur donne du sens. Le Un peut en effet être dit corps cosmique parfait doté des qualités les plus riches, mais les corps intermédiaires n’ont pas d’autre statut que de conduire au corps parfait ou d’en provenir, moins êtres que le quasi-être du Un. Leur dédoublement les sauve ontologiquement.

« [Sur l’Amour] C’est lui qui s’enracine au fond du cœur des êtres humains, / qui en eux insinuent d’amoureuses pensées / et leur fait accomplir les besognes d’amour ; / on lui donne les noms de Joie et d’Aphrodite » (fr. XVII)

L’amour et la haine opèrent parmi les éléments comme deux forces qui les motivent à s’unir ou à se séparer, à créer de nouvelles qualités ou à les détruire. L’une est force de cohésion et attire les éléments les uns vers les autres, l’autre est force de désagrégation et repousse les éléments les uns des autres, l’une est parmi les éléments, l’autre est au-dehors d’eux. Mais l’amour et la haine continuent d’agir sur les corps eux-mêmes : les corps sont, autant que les éléments, sensibles à l’amour et à la haine, ils sont comme eux dotés d’une affectivité ontologique.

La force d’amour qui conduit au Un, Empédocle la nomme Joie et Aphrodite, principe de plaisir dirait Freud, force féminine en tout cas, capable de former un corps parfait à partir de rien. Quant à la haine, Neikos, elle est rabattue du côté masculin, force simultanément régressive et destructrice à l’égard du corps parfait.

La gender analyse d’Empédocle demande de distinguer les plans ontologiques : sur celui des éléments et donc de l’être immanent, masculin et féminin sont strictement à égalité ; sur celui du cosmos transcendantal, le féminin précède le masculin car le retour au néant corporel suppose la création du corps et non l’inverse ; sur celui enfin de l’acte d’être, dans la mesure où il crée ontologiquement, il est simplement féminin. Chez Empédocle, le féminin pur s’hypostasierait en féminin doté d’une ombre masculine, puis en couple parfaitement équilibré de masculin et de féminin.

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