mercredi 25 juin 2025

Sexe, genre et philosophie #7 Empédocle (– 490, – 430) #3 Les purifications


Sources :

Hermann Diels 1903, Walther Kranz 1951, Fragmente der Vorsokratiker, traduction sous la direction de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000.



Articles cités :

Sexe, genre et philosophie #2 gnathaena.blogspot.com 2022 : Hésiode

Sexe, genre et philosophie #3 gnathaena.blogspot.com 2023 : Thalès, Anaximandre, Anaximène

Sexe, genre et philosophie #4 gnathaena.blogspot.com 2023 : Pythagore

Sexe, genre et philosophie #5 gnathaena.blogspot.com 2023 : Héraclite

Sexe, genre et philosophie #6 gnathaena.blogspot.com 2024 : Xénophane, Parménide, Zénon, Mélissos



Dans une perspective pythagoricienne, les Purifications complètent le De la nature comme l’étude de l’âme prolonge celle du corps.

J’ai déjà évoqué la réponse pythagoricienne à la question de la reproduction : les corps se reproduisent en mélangeant leur semence ; il n’y a donc pas parmi eux de lignage identifiable, mais un cousinage généralisé dont les degrés sont indiscernables. De leur côté, les âmes ne naissent et ne meurent que relativement aux corps ; elles sont marquées par l’identité à elles-mêmes à travers leurs métensomatoses. Seuls les êtres divins élémentaires disposent d’une âme incarnée dans un corps donné une fois pour toutes parce qu’incorruptible du fait de sa nature (chtonienne, aérienne, ignée, aquatique).

Dès lors les questions qui se posent à propos des Purifications sont les suivantes :

  • Compte tenu du cosmos corporel tel que l’a mis en lumière le De la nature, comment l’identité de l’âme subsiste-t-elle à travers ses métensomatoses ?

  • Le contraste entre corps et âme induit-il entre eux une différence de genre ? Le monde corporel comprend deux niveaux ontologiques féminins (acte d’être et corps) et deux niveaux ontologiques équilibrés sur le plan du genre (éléments et cosmos). Féminin dans ses antécédents et ses conséquents, le monde corporel s’oppose-t-il à une âme qui serait quant à elle essentiellement masculine ?



1) Une introduction énigmatique

« Amis qui habitez la grand-ville, en surplomb / de l’Acragas aux reflets d’or, sur les hauteurs, / vous qui vous adonnez aux nobles travaux, / offrez à l’étranger un asile accueillant / et ignorez la pauvreté, je vous salue ! / Me voici parmi vous comme un dieu immortel : / je ne suis plus mortel et tous vous me rendez / l’honneur qui me convient, m’ornant de bandelettes / et me passant au cou des guirlandes de fleurs. / Quand, ainsi couronné, j’effectue mon entrée / dans les riches cités, des hommes et des femmes / je recueille l’hommage. Ils me suivent en foule, / me demandant de leur montrer la voie / qu’il convient d’emprunter ; certains viennent à moi / pour entendre un oracle, et d’autres, affligés / de maux de toute espèce, attendent de ma bouche / le mot qui les guérit, car cela fait longtemps / qu’ils souffrent de maux cruels. » (fr. CXII)

L’introduction du poème comprend trois parties. L’adresse d’abord : Empédocle dédie son poème à la florissante population agrigentine. Suit une phrase ambiguë qui juxtapose l’image de sage que cette population se fait de lui et ce qui motive cette image : sa transfiguration en être immortel. L’introduction se clôt sur l’effet que produit cette image et/ou sa motivation sur les cités voisines : l’expression de besoins spirituels et thérapeutiques auxquels le philosophe est invité à répondre.

La phrase « Me voici parmi vous comme un dieu immortel : / je ne suis plus mortel et tous vous me rendez / l’honneur qui me convient » peut s’interprêter de deux manières.

  • Au second degré : « Vous me traitez comme vous traitez les dieux ; or parce que vous ne maîtrisez pas les métaphores, vous risquez de me prendre pour un dieu ; de manière générale, n’élevez pas trop haut les actions de vos concitoyens, si vous ne voulez pas enfanter vos propres tyrans. ».

  • Au premier degré : « Si vous pensez que je doive être traité comme un dieu, c’est que cette opinion a un fond de vérité que voici : j’ai accompli mon cycle des métensomatoses et, quoique je ne sois pas encore un dieu, je vois clair et mes actes portent. ».

Ces deux interprétations renvoient aux deux concepts majeurs de la rhétorique que sont la métaphore et le lieu commun : elles ne s’opposent donc pas et Empédocle peut très bien avoir voulu les faire coexister.

J’en resterai quant à moi au premier degré, celui qui donne à voir les Purifications comme le témoignage d’un être humain qui a atteint sa dernière incarnation corporelle et qui est sur le point de devenir immortel.

Or de ce point de vue, le poème s’appuie sur le statut ontologique intermédiaire d’Empédocle pour construire un double discours véridique : celui de l’âge de fer (« d’où je viens ») et celui de l’âge d’or (« où j’accède »).



2) L’âge de fer, d’où je viens…

« De la Nécessité il y a un oracle, / un antique décret qui nous vient des dieux, / éternel et scellé d’infrangibles serments. / Lorsque quelqu’un souille ses mains du sang d’un meurtre, / quand, cédant à la Haine, un autre se parjure / – ce sont là en effet deux démons [Meurtre et Parjure] dont le lot / est une longue vie qui n’en finit jamais –, / ils se voient condamnés à une longue errance, / bien loin des bienheureux, trente mille saisons, / doivent renaître encore sous de multiples formes / d’êtres mortels, lesquelles doivent en tout sens / parcourir les chemins pénibles de la vie. / La force de l’éther en effet les repousse / vers la mer, et la mer les recrache aux rivages / de la terre, et la terre aux rayons scintillants / du soleil, et le soleil les lance aux tourbillons / de l’éther. Et chacun de l’autre les reçoit ; / mais tous ils les détestent. / Pour ma part à présent je suis un de ceux-là, / je suis un exilé de Dieu et un errant, / je suis voué à la Haine au furieux délire. » (fr. CXV)

« Car autrefois je fus jeune homme et jeune fille / et arbuste et oiseau et muet poisson de mer. » (fr. CXVII)

« Je pleurai et gémis à la vue du séjour / qui m’était étranger. » (fr. CXVIII)

Doté d’un savoir déjà divin, Empédocle est capable de saisir la nature et les causes de la métensomatose de l’âme.

  • Sa nature est celle d’une longue vie loin des bienheureux, marquée par l’instabilité des incarnations successives et par la désorientation de l’âme qui les subit.

  • Sa cause est la soumission volontaire de l’âme aux démons cosmiques que sont Meurtre et Parjure, en qui l’on reconnaît deux rejetons de la Nuit hésiodienne, ce qui indique qu’Empédocle prêtait à la descendance de Chaos dans la Théogonie une nature psychique et non pas somatique, et qu’il voyait en Chaos un intellect cosmique. Ces deux démons incitent l’âme à la haine et la détournent de l’amour, comme Neikos le fait avec les éléments et les corps. La destruction du corps et la trahison de l’âme d’autrui sont les deux moyens dont l’âme dispose pour exprimer sa haine cosmique. La loi transcendantale qui s’applique à elle n’est pas absolue comme pour les corps mais conditionnelle : si elle se soumet à Meurtre et Parjure, alors elle se condamne à la métensomatose.

Les corps, quasi-êtres, sont quasi-purs en eux-mêmes, simples combinaisons temporaires d’éléments, mais ils sont susceptibles d’être animés par des âmes impures. Ce sont bien les âmes et non les corps qui sont congédiées par les éléments, entendus comme milieux au sein desquels ils évoluent, et qui sont transmises aux milieux alternes en un cycle de vies mortelles aériennes, aquatiques, terrestres, ignées.

Tel est le savoir de celui qui est sur le point de redevenir immortel.le, savoir prophétique en même temps que d’expérience. La réminiscence des vies passées accompagne en effet la connaissance de la loi transcendantale qui préside à la métensomatose. Ce ressouvenir, celui des renaissances, lorsque l’âme, faite à un corps donné, se trouve confrontée à un tout autre corps, vivant dans un tout autre milieu, est douloureux : la métensomatose est une expérience traumatisante.

« Nous voici arrivés là, dans cette caverne / recouverte d’un toit. » (fr. CXX)

« […] le pays sans joie / où Meurtre et puis Colère et des tribus de Maux, / des fléaux desséchants et des putréfactions, / œuvres de Corruption, errent dans les Ténèbres, / sur les prairies d’Atè. » (fr. CXXI)

« Là se trouvaient Chtoniè et la perçante Héliope, / Eris la sanguinaire et la sérieuse Harmonie, / et Beauté et Laideur, et Vitesse et Lenteur, / Certitude adorable et noire Obscurité. » (fr. CXXII)

« Naissance avec Décès, Sommeil et Vigilance, / Mouvement et Repos, Majesté couronnée / avec la Vilenie, Silence avec Parole. » (fr. CXXIII)

Le statut exceptionnel d’Empédocle lui permet de s’attribuer l’autorité, si ce n’est d’un dieu psychopompe, du moins d’un représentant de la race d’argent d’Hésiode, de ces hommes qui par leur impiété ont été « ensevelis » par Zeus, puis divinisés avec une fonction de guide des âmes humaines dans l’Hadès. Il semble bien que le philosophe ait considéré les disciples authentiques de Pythagore comme des membres de la race d’argent : pécheurs et pécheresses repenti.e.s voué.e.s à la sainteté.

Sur le plan littéraire, il est intéressant de remarquer comment un thème épique par excellence, la catabase, trouve à s’intégrer dans un poème que l’on peut qualifier de lyrique, relevant d’une poésie du « je ». La philosophie apparaît ici comme la projection de l’épopée dans la lyrique, moyennant l’auto-divinisation du poète-philosophe.

L’Hadès est ici une caverne ténébreuse hantée par les démons de l’âge de fer hésiodien (notamment les « tribus de maux » sortis de la boîte de Pandore). S’y côtoient, sur les domaines d’Atè, divinité associée à la folie d’Achille et d’Agamemnon au début de l’Iliade, les personnifications des bonnes et mauvaises qualités de l’âme, au nombre de 20, qu’il faut entendre comme des oppositions dyadiques, avec un terme positif et complet et un terme négatif et incomplet. Le Un de l’âme résulte alors de la jonction des bonnes qualités, au nombre de 10, référence à la Décade, à la perfection du Tout : l’âme parfaite sera fille du soleil (Héliope est au féminin), harmonieuse, belle, rapide, certaine, bien née (bienheureuse), vigilante, en repos, majestueuse, loquace. L’âme impure, au contraire, sera fille de la terre, lutteuse sanguinaire, laide, lourde, hésitante, née pour mourir, inattentive, agitée, grossière, silencieuse. Mais la probabilité pour une telle âme de demeurer dans cet état est nulle : elle tend naturellement à se tourner vers la pureté, même s’il s’agit de la voie de l’effort le plus grand, voie de la construction plutôt que de la démolition, de la sagesse maternelle plutôt que de la violence et de la ruse masculines.

« Ô Deuil ! Ô misérable race des mortels, / maudite par deux fois ! De quels âpres conflits, / de quels gémissements procède ta naissance ! » (fr. CXXIV)

« Car des vivants il fit des morts, changeant les formes, / [et des morts des vivants]. » (fr. CXXV)

« Les couvrant d’un manteau de chair inhabituel. » (fr. CXXVI)

« [Si leur est échue une forme animale,] / ils deviennent des lions, vivant dans les montagnes / et couchant sur le sol ; et si leur est échue / la forme végétale, ils deviennent lauriers. » (fr. CXXVII)

Alors que l’âme bienheureuse naît sans avoir à mourir, l’âme impure ne naît que pour mourir, mais ne meurt que pour renaître.

Aux quatre éléments reviennent autant d’âmes divines : Zeus, Héra, Nestis, Aidôneus, recevant simultanément l’influence de Philia et de Neikos, et décidant en même temps de s’unir ou de se séparer. La haine qui les anime est tempérée : jamais elles ne cherchent à se nuire au-delà de la séparation. Il n’en va pas de même pour les âmes attachées aux corps. Ceux-ci étant destinés à disparaître, la haine à leur égard est destructrice et pas simplement dissociatrice. Sous son influence, outrepassant la norme définie par les âmes élémentaires, les âmes attachées aux corps n’hésitent pas à tramer la destruction de ceux-ci, d’où leur lot particulier. Si donc, par leur identité à elles-mêmes, elles appartiennent bien à l’être immanent, dès lors qu’elles s’écartent de cette norme, elles se séparent de l’être, deviennent objet de dégoût pour les âmes divines élémentaires, et subissent le traumatisme de la mort et de la renaissance.

Nouvelle référence à Hésiode avec la figure des héros et leur destinée particulière après la mort ; dans cette race ambiguë, les guerriers fourbes et sanguinaires sont voués à l’Hadès, les hommes vertueux et mesurés au séjour bienheureux. Empédocle, pour sa part, leur réserve un autre sort : la réincarnation en lion ou en laurier. Selon cette interprétation du fragment CXXVII, qui est celle d’Élien, il y aurait donc une typologie des renaissances qui serait fonction des vies antérieures. Empédocle nous inviterait dès lors à revoir notre rapport aux animaux et aux végétaux en fonction de notre rapport aux êtres humains : le respect dû aux héros impliquerait une proximité avec eux et, par suite, avec les espèces dans lesquelles ils se réincarnent : lions et lauriers. N’oublions pas que la secte pythagoricienne enseigne le parallélisme des espèces animales et végétales : la fève est le double de l’être humain, ainsi le laurier du lion.

L’être humain semble jouer un rôle particulier parmi les espèces mortelles. En lui déchoient les âmes divines qui entament leur périple de 30 000 saisons, en lui aussi parviennent ces mêmes âmes proches d’achever le cycle des métensomatoses, en lui encore elles vont alors soit se maintenir, soit déchoir à nouveau, soit retrouver l’immortalité. Cela n’est cependant vrai que si les espèces sont clairement distinctes. Rappelons en effet que l’être humain ne se sépare des autres espèces qu’au cours de la dégradation du Un. Plus l’amour étend son règne, plus les espèces sont proches, plus leurs membres sont androgynes, moins il y a de cause d’impureté, moins il y a de renaissances et moins les renaissances sont traumatisantes. Plus la haine domine, plus les espèces s’éloignent les unes des autres, plus s’accentue le dimorphisme sexuel, plus il y a de renaissances et plus les renaissances sont douloureuses.

« Ne cesserez-vous donc ces massacres cruels ? / et ne voyez-vous pas que la folie vous pousse / à vous entre-tuer ? » (fr. CXXXVI)

« Le père prend son fils qu’il ne reconnaît pas, / car sa forme a changé, et il l’élève au ciel / en marmottant une prière ; et cet enfant / innocent, il le tue. Et cependant la foule / hésite à sacrifier le pauvre suppliant. / Mais lui, sourd à ses cris, emporte l’égorgé / au fond de son palais, préparant le festin. / De la même façon, le fils ravit son père / et les enfants leur mère ; et leur ôtant la vie, / ils consomment la chair de leurs propres parents. » (fr. CXXXVII)

« Hélas ! Malheur à moi ! Car le jour de la mort / ne m’a pas détruit avant que la pensée / ne me vînt de laisser mes lèvres accomplir / crime de nourriture. » (fr. CXXXIX)

« S’abstenir totalement de feuilles de laurier. » (fr. CXL)

« Malheureux ! Malheureux ! Ne touchez pas aux fèves ! » (fr. CXLI)

« Ne pas y toucher [aux bêtes sauvages]. » (fr. CXLI)

« Ainsi donc, égarés par de mortels péchés, / jamais vous ne pourrez alléger votre cœur / de ces funestes maux. » (fr. CXLV)

Qu’est-ce donc que se soumettre à Meurtre et à Parjure ? C’est d’abord et avant tout offrir en sacrifice un être vivant mortel. Dans un tel sacrifice, le partage de la nourriture avec et devant la divinité passe par un double faux-procès : celui qui condamne à mort et exécute la victime (coupable d’une faute dans la parade rituelle qui précède le sacrifice), puis celui qui condamne à mort et « exécute » le bourreau (coupable d’avoir fait couler le sang) qui se trouve être... le couteau sacrificiel. Pythagore condamnait fortement cette pratique pourtant centrale dans la vie civique, en particulier le sacrifice du bœuf, ami du laboureur, trahi par ce dernier au nom de la cité. Empédocle pousse assez loin l’image des proches parents qui, aveuglés par Atè, s’entretuent et se dévorent les uns les autres. Et la plainte de l’âme, dont le premier péché est le « crime de nourriture », donne le ton de la lyrique tragique pythagoricienne et marque la priorité de l’alimentation dans la destinée de l’âme.

La hiérarchie empédocléenne des crimes alimentaires est approximativement la même que celle de Pythagore. Les fèves sont les doubles végétaux des êtres humains et à ce titre font l’objet de l’interdit alimentaire le plus strict. J’ai déjà évoqué le couple laurier-lion qui introduit sans doute une nouveauté dans le système pythagoricien. De même les considérations sur les animaux sauvages semblent liées à l’affinité du héros et du lion, affinité généralisée à l’ensemble des animaux sauvages et des gens de guerre.



3) L’âge d’or, où j’accède…

« Ceux-ci n’avaient pour dieux, ni Arès, ni Tumulte, / ni le roi Zeus, pas plus Cronos, ni Poséidon, / mais la reine Cypris. / Ils cherchaient à lui plaire avec de pieux présents / ou des animaux figurés, avec mille parfums / à l’essence subtile et avec offrandes / de myrrhe purifiée et de fumées d’encens. / Ils versaient le miel blond à terre, en libations. / Leurs autels ignoraient le sang pur des taureaux, / et c’était pour ces gens un crime abominable / que de leur ôter la vie pour dévorer leurs chairs. » (fr. CXXVIII)

« Car tous étaient apprivoisés et domestiques, / bêtes sauvages et oiseaux ; et le flambeau / de bienveillance rayonnait. » (fr. CXXX)

Empédocle en vient logiquement à évoquer l’âge d’or en insistant sur la forme non sanglante du sacrifice qui s’y pratiquait. Ses remarques sur les parfums permettent d’éclairer un aspect de sa biographie et un point important de sa philosophie naturelle.

  • Ayant remporté le prix équestre à Olympie, Empédocle offre un sacrifice inédit aux représentants des différentes cités : un bœuf de farine et de miel selon Favorinus, un bœuf de myrrhe, d’aromates et d’encens selon Athénée. Ce fragment montre qu’il est possible à un disciple de Pythagore d’offrir des animaux figurés en sacrifice, dès lors qu’ils sont faits d’aliments purifiants, en premier lieu les aromates, en second lieu les graines de la panspermia, en troisième lieu les aliments produits par les animaux domestiques, et notamment le miel. La primauté est clairement donnée par Empédocle au genre aromatique, de sorte que la version, a priori moins vraisemblable, d’Athénée, pourrait être la bonne.

  • Le bœuf d’aromates est une nourriture pour le nez, composée de ces effluves qu’évoque le De la nature. Comme je l’ai déjà indiqué, les effluves sont les vecteurs de la reconnaissance du même et de l’autre, de l’identique, de l’alterne et du contraire. Parmi eux, Empédocle met l’accent sur les odeurs, parce qu’elles sont laliment des divinités et des sages qui touchent à l’immortalité et appartiennent à la race d’or, et qu’elles ont la particularité de transmettre la signature de ce dont elles émanent en termes d’amour et de haine : le parfum signale l’amour, l’odeur nauséabonde la haine. Le corps assassiné a été soumis à l’influence brutale de la haine, d’où sa puanteur ; qu’il ait été tué par traîtrise et rôti de surcroît, comme c’est le cas dans le sacrifice de la thusia, il dégage la pire odeur qui soit, celle d’un meurtre cannibale (toutes les espèces étant cousines) : l’âme vicieuse se délecte de l’odeur de barbecue qui émane des autels, comme d’ailleurs des odeurs nauséabondes en général, l’âme du sage les fuit et recherche les parfums. L’encens et la myrrhe sont de pures concentrations d’effluves amoureuses : leur substance est leur odeur et réciproquement. Délectables et nourriciers (par le nez), ils mettent immédiatement en contact la déesse et ses adeptes autour du meilleur des banquets.

Le sacrifice de la cité d’or est celui de la parfaite commensalité de la déesse de l’amour et des citoyen.ne.s, ou du moins semi-parfaite, car à côtés des purs parfums, le miel et les gâteaux viennent soutenir les mortel.le.s dans leur humanité en voie de rédemption. La cité d’or peut ainsi accueillir Cypris, la sage-mère qui règne sur toute conception et toute construction.

L’âge d’or se caractérise par l’amitié qui lie les espèces entre elles, la familiarité des animaux avec les humains. Il est une période cosmique antérieure à l’âge de fer dans l’ordre temporel de la dégradation de l’Un (ou postérieure dans l’ordre temporel de la constitution de l’Un). Il se situe au moment où les espèces se sont différenciées entre elles, mais où leur proximité encore sensible s’exprime par des comportements amicaux, une production partagée non seulement entre elles mais avec Cypris.

« Parmi eux se trouvait un homme extraordinaire / par son savoir, un génie ayant su acquérir / un trésor de sapience, en toutes disciplines / également brillant. Bandant ses facultés, / il pouvait évoquer les souvenirs précis / de tous ce que, homme ou bête, il avait été / en dix et même vingt vies humaines vécues. » (fr. CXXIX)

Pythagore (l’homme extraordinaire évoqué ci-dessus) illustre la capacité pour un individu d’accéder au maximum du savoir humain. Or ce savoir maximisé résulte de l’intégration de multiples savoirs partiels : il est à eux comme le corps est aux organes. Sa loi est celle de l’amour et en cela il fait partie de l’humanité dorée qui honore Cypris. Ce qui manifeste que le philosophe parvient à la sagesse immortelle est sa pleine réminiscence des incarnations antérieures de son âme. Empédocle affirme y être parvenu lui aussi, après avoir suivi la même voie.

« Et lorsque vient la fin, ils deviennent prophètes, / poètes, médecins et princes de la terre ; / puis, de là, ils s’élèvent et deviennent des dieux / comblés d’honneurs. » (fr. CXLVI)

« Compagnons des autres immortels, / ils s’assoient à leur table, ignorent les malheurs / qui frappent les humains, tels enfin qu’en eux-mêmes. » (fr. CXLVII)

La dernière métensomatose de l’âme lui restitue donc son histoire tout en lui offrant un dernier statut humain. Il s’agit moins ici d’un statut de droit que d’une reconnaissance de fait de sa vertu quasi-divine par la société qui l’environne et qui donne à sa personne la qualité de prophète (= astrologue), de poète, de médecin, de prince de la terre. Termes qui recouvrent toujours la possession d’un savoir transversal, la capacité à le transmettre et le pouvoir d’en faire bénéficier un cercle large de demandeurs légitimes (qui œuvrent dans le sens de Cypris : le laboureur – le « bon », pas celui qui répète le geste de Cadmos –, la femme enceinte).

L’accès à l’humanité d’or est un devenir divin (ou un re-devenir divin), en lien de commensalité directe avec les êtres divins élémentaires, réunis autour de Cypris qui les anime. Trois questions se posent dès lors :

  • Quel est le statut de Cypris parmi les êtres divins ?

  • Si l’âme humaine ne peut accéder à la divinité que par Cypris, que se passe-t-il pour elle lorsque règne Neikos, ennemi naturel de la déesse, et que le domaine de celle-ci se réduit à un unique point ?

  • De quelle nature est le corps des êtres divins ?



4) Le divin

« Béni soit celui qui a acquis le trésor / de divine sapience ; et maudit soit celui / qui des dieux n’a en lui qu’une opinion obscure. » (fr. CXXXII)

La pureté ou l’impureté de l’âme est liée à sa relation au divin : est pure l’âme qui connaît les êtres divins, impure celle qui ne les fréquente qu’indirectement. Bien avant Aristote, Empédocle fait de la théologie la science (humaine) suprême. L’âme est théologienne au cours de sa dernière métensomatose : ainsi sont celles du prophète, du poète, du médecin, du prince de la terre mentionnés au fragment CXLVI.

« Nous ne pouvons l’atteindre et le voir de nos yeux / le toucher de nos mains, bien que [ces canaux] soient / la plus large avenue empruntée par la foi / pour échoir en nos cœurs. » (fr. CXXXIII)

« Car le divin n’a ni le chef ni les membres d’un homme ; / deux branches ne poussent pas non plus sur son dos, / il n’a ni pieds, ni genoux prompts, ni génitoires : / il n’est qu’un pur esprit, sacré et ineffable, / dont les promptes pensées parcourent le cosmos / tout entier. » (fr. CXXXIV)

« Mais ce qui est légal est partout répandu / de par l’éther lointain et l’éclat infini [variante : la terre immense]. » (fr. CXXXV)

Dans ces trois fragments, Empédocle évoque (enfin) le divin absolu, l’acte d’être transcendant qui impose à l’être immanent sa structure et ses lois.

La référence à Xénophane et à sa description de la divinité première est claire (« Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes, / et qui en aucun cas n’est semblable aux mortels / autant par sa démarche, autant par ce qu’il pense. » ; « Et tout entier il voit, tout entier il conçoit, / tout entier il entend. »). Xénophane se référait lui-même à Hésiode, à Chaos, seule divinité première à n’avoir connu que l’enfantement par conception non sexuée. Il l’identifiait par ailleurs au principe aérien d’Anaximène et en faisait la divine mère des âmes autant que l’élément dont la nature est de mettre en relation les autres éléments en vue de produire des corps animés par ces mêmes âmes, filles de l’air élémentaire. Tout cela est très proche du système d’Empédocle.

  • Nous avons vu que chez lui tout communiquait avec tout par l’intermédiaire des effluves, qui transmettent aux êtres élémentaires et aux quasi-êtres corporels les qualités simples et complexes de ceux qui les entourent. Les effluves relèvent d’une capacité fondamentale de l’être à se transmettre à lui-même la richesse de ses qualités. Cette transmissivité de l’être à l’égard des qualités élémentaires ou corporelles, c’est cela le « corps » de la divinité première. Car pur esprit, elle n’en contrôle pas moins le devenir cosmique dans ses moindres détails, et dispose pour cela d’un « corps » qui n’est pas un agencement d’éléments, mais ce qui relie entre eux les éléments et les corps, ce par quoi ils se reconnaissent les uns les autres dans leur identité et leur différence, et agissent en conséquence. On en déduit que la divinité première n’est pas accessible aux sens puisque son corps est ce qui rend possible la sensation.

  • La divinité conceptrice a créé le monde et en contrôle le cours, « vigilante et en repos », vertu de l’Un de l’âme. Les âmes élémentaires sont ses filles, qui ont tour à tour sa préférence, qui sont tour à tour aimantes et haïssantes, selon la loi qu’elle leur impose, décidant de s’allier ou de rompre entre elles, de participer ou non à la constitution de corps aux qualités nouvelles. Leurs « corps » sont les éléments, dont la maîtrise par ces âmes divines est rendue possible par l’échange permanent d’effluves entre eux, à travers le « corps » de leur mère.

  • La divinité première apparaît ainsi comme une puissance maternelle constituante à l’égard du monde élémentaire, génératrice des âmes élémentaires qui l’animent, et législatrice à leur égard par le biais du double pouvoir alternatif de l’amour et de la haine, qui est son instrument.

Qu’en est-il de Cypris, des âmes humaines et de leurs corps immortalisés ?

  • Il convient d’abord de distinguer la transmissivité de l’être et sa connectivité, sa faculté de se lier, opposée à sa faculté de rompre, à sa déconnectivité. Connectivité et déconnectivité appartiennent à l’être immanent comme sa transmissivité : toutes procèdent de l’acte d’être transcendant de la divinité première. Le domaine connectif de l’être est imparti à Cypris, tandis que sa frontière déconnective l’est à Neikos. Cypris cultive son domaine pour en faire son corps, domaine que Neikos ne cesse de ravager, qu’il razzie jusqu’à le stériliser, avant que d’un germe ne renaisse le corps de la déesse.

    Cypris est l’un des deux démons qui gouvernent l’être immanent élémentaire et les effets de son mélange (les corps). Alors que Neikos est un démon proprement incorporel, Cypris est une démone dont le corps naît, se développe jusqu’à la maturité du Un, se dégrade et meurt. Cypris fait naître et croître son propre corps en dépit de Neikos et Neikos le dégrade et le met à mort malgré les efforts de Cypris. Sans doute avons-nous là la première formulation philosophique du point de départ de tout féminisme : le constat de la domination masculine, saisie sur le plan vital. C’est moins entre Zeus et Héra ou Zeus et Nestis que se joue la relation entre les sexes dans la philosophie d’Empédocle, qu’entre Cypris et Neikos, l’amour et la haine.

  • Cypris possède l’art de former des molécules à partir des éléments, des tissus à partir des molécules, des organes à partir des tissus, des membres à partir des organes et des corps à partir des membres. Les corps sont les premiers assemblages élémentaires à disposer d’une véritable autonomie fonctionnelle. Si la déesse est l’âme universelle des molécules, des tissus, des organes et des membres, les corps possèdent quant à eux une âme qui n’est ni une âme élémentaire ni une âme universelle : il s’agit d’une âme locale, fille de Cypris, destinée à animer l’unité fonctionnelle du corps.

    Le corps de l’âme locale est l’un de ces corps animaux ou végétaux qui représentent l’alliance élémentaire la plus évoluée, quoique temporaire. L’âme locale, pourtant fille de Cypris, subit l’influence de Neikos, la poussant à fuir les autres âmes, quand sa mère au contraire l’incite à se rapprocher de ses sœurs. Il y a péché lorsque la rupture d’alliance est « forcée » par le meurtre et par le parjure.

    L’âme locale passant de corps en corps, et les corps évoluant dans le temps cosmique pour d’un côté fusionner dans le Un, corps de Cypris, de l’autre se dissoudre dans l’incorporel élémentaire pur, la métensomatose est finalement cantonnée à la période de l’histoire du monde où prévalent les corps, entre le règne des membres errants et celui des connexions inter-corporelles.

  • Qu’en est-il enfin des âmes locales qui échappent à la métensomatose ? Ne pouvant abandonner le corps, sous peine d’être rattachées à Neikos et éloignées de la « table des immortels », il leur appartient de faire leur cette connexion inter-corporelle qui caractérise la période qui précède ou qui suit immédiatement le Un, domaine rassemblant les traits d’une multitude d’espèces animales et végétales et se renouvelant de lui-même, animé par une âme proche du statut de démon.

    Le prophète, le poète, le médecin, le prince de la terre, en quittant son dernier corps de l’âge de fer, prend ainsi possession de son corps de l’âge d’or : on peut imaginer Pythagore s’adjuger l’Italie du sud, Empédocle la Sicile, telles que ces deux régions pouvaient être quand toutes les espèces y vivaient en harmonie, unies par une même âme.



Conclusion

Les Purifications permettent de compléter le tableau métaphysique dont le De la nature développait la dimension proprement ontologique. Elles jettent notamment une nouvelle lumière sur les problèmes de hiérarchie, de constitution et de légalité cosmiques.

La hiérarchie cosmique empédocléenne est caractérisée comme suit :

  • Chaos engendre Cypris et Neikos (démons cosmiques ou âmes universelles) ; Chaos engendre les âmes élémentaires (Zeus, Héra, Aidôneus, Nestis) ;

  • Cypris engendre les âmes locales ; Cypris anime l’assemblée des âmes divines élémentaires et locales.

Chaos constitue le cosmos (comme être immanent élémentaire qualifié), Cypris les corps (comme quasi-êtres qualifiés).

Chaos règle les possibilités de l’être élémentaire (s’unir ou se désunir), ainsi que l’équilibre des dominations de Cypris et de Neikos, et donne en outre aux âmes locales la loi de la métensomatose.

Les notions d’âge de fer et d’âge d’or sont relatives aux âmes locales : l’âge d’or concerne les âmes locales non soumises aux métensomatoses ou qui achèvent leur cycle ; l’âge de fer concerne les âmes locales au cours de leur réincarnation.

Mais il est aussi possible de situer l’âge d’or et l’âge de fer dans l’histoire cosmique : l’âge d’or correspond à la période qui va de l’Un aux corps sexués d’espèces distinctes encore unis par des liens d’amitié réciproque ; l’âge de fer court des corps sexués d’espèces distinctes en conflit entre eux à leur dislocation en membres errants à la recherche de leurs semblables.

Pour comprendre le lien entre la destinée de l’âme locale et l’état du monde, il faut postuler que les âmes qui parviennent à sortir du cycle des réincarnations quittent l’âge de fer pour attendre le prochain âge d’or, tandis que les âmes qui y échouent vont jusqu’au bout de l’âge de fer et renaissent avec son retour (en sens inverse) pour y poursuivre leur métensomatose et ainsi de suite. Dans tous les cas, du temps peut passer entre deux incarnations, pendant lequel l’âme sommeille en quelque sorte, dans l’Hadès pour l’âme impure, sur l’Olympe neigeux pour l’âme pure.

Il semble que pour Empédocle le cours actuel du monde soit celui de la dégradation de l’Un : le passé est toujours plus doré que le présent. Pythagore inaugure moins un âge d’or dont Empédocle se rapprocherait que l’inverse : là où le premier est parvenu à restaurer temporairement en Italie du sud quelque chose de l’âge d’or, son successeur doit fournir un effort plus intense encore dans un environnement moins propice.

Avec la dégradation de l’Un disparaît l’amitié des hommes pour les femmes et pour les animaux et végétaux. Toute la philosophie d’Empédocle est au féminin, car le féminin est la clé du Un : renouer avec les femmes, c’est se réconcilier avec les espèces animales et végétales.

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