dimanche 15 janvier 2017

L'art d'aimer, Ovide - Livre 3 Conseils aux amantes


 Illustration d'André Lambert, 1923.



Le sexe est une guerre



Je viens d'armer les Grecs contre les Amazones ; il me reste maintenant, Penthésilée [la reine des Amazones], à t'armer contre les Grecs, toi et ta vaillante troupe. Combattez à armes égales, et que la victoire soit au parti que favorisent et la belle Dioné [la mère de Vénus, par extension Vénus] et l'enfant qui, dans son vol, parcourt tout l'univers. Il n'était pas juste de vous exposer sans défense aux attaques d'un ennemi bien armé. Hommes, à ce prix, la victoire serait pour vous un opprobre.

Ovide reprend ici une métaphore déjà filée au livre 1, qui fait de la séduction un combat, un affrontement. Je trouve intéressant que cette métaphore, au cœur d'un roman libertin comme les Liaisons dangereuses, souvent présentée comme une création du XVIIIe siècle français, apparaisse déjà sous la plume d'un auteur latin, pour qui elle constituait peut-être même un cliché. Notre enseignement du français est tellement coupé des racines grecques et latines, mais aussi italiennes, espagnoles, arabes, perses..., de la littérature française, ce que n'étaient pas les prosateurs et poètes jusqu'au XIXe siècle, qui ont puisé dans cette matière étrangère en la sachant telle, qu'il nous apprend ou nous laisse croire que, nous, Français, si supérieurs en toutes choses, avons tout inventé, sans devoir rien à personne : plus de modestie nous permettrait de nous approcher davantage de la vérité.



Mais l'un d'entre vous me dira peut-être : « Pourquoi fournir à la vipère de nouveaux venins ? pourquoi livrer le bercail à la louve en furie ? » Cessez de rejeter sur toutes les femmes le crime de quelques-unes. Que chacune soit jugée selon ses œuvres.

Suit une liste de figures féminines célèbres, qui appartiennent au type de la mauvaise épouse : Clytemnestre, Hélène, pourtant justifiée au livre 2, Ériphyle, et qui sont opposées aux épouses héroïques, Pénélope, Alceste..., épouses chastes et dévouées, dont le dévouement peut aller jusqu'à se sacrifier et mourir pour leur mari.

Ce troisième livre, supposé s'adresser aux femmes, laisse très vite entendre une voix masculine apostrophant le poète et contestant son projet égalitaire (armer identiquement hommes et femmes) : et, en effet, ce troisième livre sera sans cesse dominé par la présence masculine.



Jeunes beautés, vous ferez bien de vous mêler à la foule : portez souvent hors de chez vous vos pas incertains. La louve épie plusieurs brebis pour en prendre une seule ; et l'aigle poursuit plus d'un oiseau dans les airs. Ainsi une belle doit s'offrir en spectacle au public : dans le nombre, il y a peut-être un amant que ses charmes captiveront. Que partout elle se montre avide de plaire, et qu'elle soit attentive à tout ce qui peut ajouter à ses attraits. Partout le hasard offre ses chances : que l'hameçon soit toujours tendu : le poisson viendra y mordre, quand vous y penserez le moins. Souvent les chiens parcourent en vain les bois et les montagnes, et le cerf vient de lui-même se jeter dans les toiles.

La transposition à la séduction féminine de la métaphore de la chasse (ici animale), usée quand elle est employée à propos des hommes, ne va pas sans difficultés : la séduction, active chez les hommes, devient plus passive chez les femmes (Ovide a suffisamment répété précédemment qu'une femme ne fera jamais le premier pas !). Il s'agit pour la séductrice / prédatrice de faire en sorte de devenir l'objet d'une entreprise de séduction / chasse de la part de ce qui était, au départ, sa proie (brebis, oiseau) ; la chasseresse veut être chassée et devient bientôt elle-même la proie : cette métaphore paraît donc manquer de justesse. Ovide recourt alors à une autre métaphore de la séduction féminine, plus juste, celle de la pêche, dans laquelle la femme est à la fois le pêcheur actif et l'instrument passif (hameçon). Cette métaphore opère une distinction entre sujet pensant et corps agi qui me semble centrale dans le rapport des femmes à elles-mêmes tel que l'imagine Ovide.



La bonté des femmes



La femme ne sait point résister aux feux et aux flèches cruelles de l'Amour, dont les traits, il me semble, pénètrent moins avant dans le cœur de l'homme. L'homme trompe souvent ; la femme est rarement trompeuse : étudiez ce sexe, vous y trouverez peu de perfides.

Alors que les premier et second livres multiplient les topoï négatifs sur les femmes (légèreté, cupidité, paresse intellectuelle, coquetterie...), voici l'un des seuls topoï négatifs, voire le seul, sur les hommes. S'y joint l'unique exemple d'une description positive du sexe féminin dans son ensemble. Dans le reste de l'œuvre, Ovide ne conteste certains stéréotypes les concernant, qu'en établissant une distinction entre elles, entre les femmes bien et les autres.



« Apprendre aux femmes l'art de se faire aimer »



Des faveurs trop facilement accordées sont peu propres à nourrir longtemps l'amour : il faut mêler à ses douces joies quelques refus qui l'irritent.

Ce conseil pour se faire désirer et raviver la flamme semble justifier l'idée développée dans le premier livre du non qui signifie oui : les femmes jouent la comédie du refus, parce que les hommes aiment la difficulté. Mais dans sa première partie, Ovide enseigne aux hommes à passer outre ce refus, qu'il présente comme factice : où est donc l'intérêt de leur faire une difficulté dont ils ne sont pas dupes ?



Être un corps disponible



Songez dès à présent à la vieillesse qui viendra trop tôt, et vous ne perdrez pas un instant. Tandis que vous le pouvez, et que vous en êtes encore à vos années printanières, donnez-vous du bon temps ; comme l'eau s'écoulent les années. (...). Profitez du bel âge : il s'envole si vite ! Chaque jour est moins beau que celui qui l'a précédé. (...). Un temps viendra où toi, qui, jeune aujourd'hui, repousses ton amant, vieille et délaissée, tu grelotteras la nuit dans ton lit solitaire ; alors les amants rivaux, dans leurs querelles nocturnes, ne briseront plus ta porte, et le matin tu n'en trouveras plus le seuil jonché de feuilles de roses. (...). Cueillez donc une fleur qui, si vous ne la cueillez, tombera d'elle-même honteusement flétrie.

Cette invitation au plaisir sexuel paraît très moderne et très favorable aux femmes. Mais se profile déjà ce qui motive véritablement ce conseil : l'intérêt qu'ont les hommes à la liberté sexuelle de certaines femmes (celles qui ne sont pas épouses de citoyens). En effet, Ovide évoque par deux fois les amants repoussés, les hommes pour qui la femme ne se rend pas disponible, dont il est en fait l'avocat, comme nous le verrons un peu plus loin.

D'ailleurs Ronsard, qui reprend presque mot pour mot l'argumentaire et la métaphore utilisés par son prédécesseur*, le fait très clairement, bien plus ouvertement qu'Ovide, dans un but intéressé : la femme n'est invitée au plaisir, à cueillir « dès aujourd'hui les roses de la vie », que pour satisfaire le désir d'un homme dont elle ne veut pas au départ, que pour accepter de coucher avec un homme plus âgé qu'elle. La menace de la vieillesse et de la solitude, la dévalorisation du corps féminin vieillissant atteignant par anticipation le corps féminin jeune, la dévalorisation de la femme toute entière par celle de son corps, tout cela doit la rendre moins regardante sur ses propres désirs et plus disponible au désir masculin.



* Pierre de RONSARD (1524-1585), Sonnets pour Hélène, extrait :

Je seray sous la terre et fantaume sans os :

Par les ombres myrteux je prendray mon repos :

Vous serez au fouyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et vostre fier desdain.

Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :

Cueillez dés aujourd'huy les roses de la vie.



Cueillez donc une fleur qui, si vous ne la cueillez, tombera d'elle-même honteusement flétrie.

L'image est parlante... en apparence du moins !

La première fleur à cueillir peut-elle être celle qui va se flétrir et mourir (le corps féminin vieillissant puis mort) ? Ovide inviterait-il les femmes à anticiper la destruction du temps, à se détruire avant qu'elles ne soient détruites par le temps qui passe (cueillir une fleur entraîne sa destruction à court terme) ? Cette injonction serait alors une autre formulation du célèbre « Il faut vivre vite, mourir jeune et faire un beau cadavre » (James Dean ?), vivre brièvement mais intensément. Ce choix est valorisé par la dévalorisation de la vie longue (« honteusement », « flétrie »).

D'un autre côté, cette fleur cueillie est sans aucun doute le plaisir choisi et pris activement, un plaisir qui recèle en lui une dimension de destruction, de prédation*. Conseiller à des jeunes gens de cueillir le plaisir en « cueillant » des femmes serait un conseil audible et applicable, sexe et destruction étant fréquemment associés dans la pensée masculine (destruction de l'hymen, de la pureté, de la réputation...), mais il s'agit d'une destruction qui n'englobe pas le sujet qui y procède. Les femmes peuvent-elles faire leur une pensée qui associe leur plaisir à leur destruction, la sexualité au danger et à la mort ? Encore une fois, j'ai le sentiment qu'Ovide demande à ses « écolières » d'adopter volontairement un rapport masculin à elles-mêmes, de faire le choix actif d'une sexualité qui les désavantage et les détruit, de reproduire, dans la dissociation du sujet féminin entre son esprit et son corps, l'opposition homme / femme. Et en cela, Ovide n'est guère original : je crois bien que toute la société patriarcale nous porte à penser en homme notre corps de femme.

Cette association entre plaisir-sexe et destruction est d'autant plus étonnante que tout le passage qui suit s'attache à en démontrer la fausseté : on pourrait donc en conclure que l'image de la fleur est mal choisie ; personnellement je pense qu'elle participe de ce système de double discours qu'affectionne tant Ovide, qu'elle est révélatrice de cette pensée changeante, flottante, qui en fait une sorte de baroque avant l'heure.



* Je me permets de rappeler ici que la prédation ne concerne pas que les espèces animales, mais s'applique aussi aux végétaux. Le prédateur n'est pas qu'un chasseur- pêcheur, c'est aussi un cueilleur. Le strict parallèle entre prédateur et carnivore, fréquent dans les discours virilistes, est donc faux : il y a des prédateurs végétaliens.



Ne refusez point à l'ardeur de vos amants les plaisirs qu'ils sollicitent. S'ils vous trompent, qu'y perdez-vous ? Tous vos attraits vous restent, et, vous dérobât-on mille faveurs, ils n'en seraient pas même altérés. Le fer, le caillou s'usent, s'amincissent par le frottement ; mais cette partie de vous-mêmes résiste à tout, et vous n'avez point à craindre pour elle les mêmes effets. Un flambeau perd-il sa lumière en la communiquant à un autre flambeau ? Doit-on craindre de puiser de l'eau dans le vaste Océan ? - Il ne faut pas, dites-vous, qu'une femme se donne ainsi à un homme. - Qu'y perd-elle ? répondez : de l'eau qu'elle peut puiser encore à pleine source. Non, ma voix ne vous conseille pas de vous prostituer ; mais elle vous défend de redouter une perte imaginaire : de semblables dons ne peuvent vous appauvrir.

Comme souvent chez Ovide, ce passage offre un curieux mélange de « féminisme », le mot est mal choisi, mais je n'en trouve pas d'autre, et de machisme : d'une part, Ovide encourage la liberté sexuelle des femmes et rappelle que multiplier les partenaires ne les abîme ni ne les prive d'aucun bien (beauté, pureté, valeur...), ce qui est très positif. Pour ce faire, il s'appuie sur une suite d'exemples tirés de la physique, où paradoxalement le don n'est pas une perte. Mais il le fait moins en vue du bien-être des femmes, de leur épanouissement, que pour assurer la satisfaction sexuelle des hommes. Les femmes ne doivent pas priver les hommes de ce qui ne leur coûte rien : le but est de faire des femmes des corps à disposition. Si elles n'y ont pas d'avantages, elles n'y ont pas non plus de désavantages ! À aucun moment, Ovide enseignant aux amantes l'art d'aimer, n'oublie qu'il est un homme.



N'être qu'une belle apparence



J'allais presque vous avertir de prendre garde que vos aisselles n'offensent l'odorat, et que vos jambes velues ne se hérissent de poils. Mais ce n'est point aux filles grossières du Caucase que s'adressent mes leçons, ni à celles qui boivent les eaux du Caïque. À quoi bon vous recommander de ne point laisser par négligence noircir l'émail de vos dents, et de laver tous les matins votre bouche avec une eau limpide ? Vous savez emprunter à la céruse sa blancheur artificielle, et au carmin les couleurs que la nature vous a refusées. Votre art sait encore remplir les lacunes d'un sourcil trop peu marqué, et voiler, au moyen d'un cosmétique, les traces trop véridiques de l'âge. Vous ne craignez pas d'animer l'éclat de vos yeux avec une cendre fine, ou avec le safran qui croît sur les rives du Cydnus...

Ces lignes inaugurent le long chapitre du livre 3, consacré aux soins du corps chez la femme. Le livre 1 délivrait également aux hommes des conseils concernant leur apparence, mais ceux-ci tenaient en quelques phrases, dominées par l'interdit du trop.

Ovide place donc les soins apportés au corps féminin comme un préalable à la séduction et aux relations sexuelles, ce qui nous paraît, à nous femmes du XXIe siècle, un discours normatif très répandu. Pourtant il n'a rien d'évident au Ier siècle. Certains poètes avant lui, notamment son grand modèle, Properce, ont vivement critiqué le soin que portent les femmes à leur beauté : une femme qui se fait belle s'apprête à tromper son amant !

Ici rien de tel, mais une grande bienveillance à l'égard de cette culture de la beauté qu'ont adoptée les femmes romaines*, qui les oppose d'ailleurs aux autres femmes, aux barbares incultes, et que leur reprochent donc les éternels contempteurs des mœurs modernes du temps.

* Tout ce passage repose sur la prétérition (figure de rhétorique consistant à déclarer que l'on ne parle pas d'une chose alors qu'on le fait) : Ovide dresse la liste des soins d'hygiène et des techniques cosmétiques dont les femmes romaines sont censées ne rien ignorer.



Il ne faut pas toutefois que votre amant vous surprenne entourée des petites boîtes qui servent à ces apprêts. Que l'art vous embellisse sans se montrer. (...) : que de choses nous choquent quand nous les voyons faire, et nous plaisent quand elles sont faites ! Ces statues, chefs-d'œuvre du laborieux Myron, ne furent jadis qu'un bloc inutile, qu'une masse informe. Il faut battre l'or pour en faire un anneau ; les étoffes que vous portez ont été une laine malpropre. Ce marbre fut d'abord une pierre brute : maintenant, statue fameuse, c'est Vénus toute nue, exprimant l'eau de ses cheveux humides. Ainsi, laissez-nous croire que vous dormez encore, lorsque vous travaillez à votre toilette : (...). Pourquoi saurais-je à quelle cause est due la blancheur de votre teint ? Fermez la porte de votre chambre, et ne me montrez pas un ouvrage imparfait. Il est une foule de choses que les hommes doivent ignorer : la plupart de ces apprêts nous choqueront, si vous ne les dérobez à nos yeux. Voyez ces décors brillants qui ornent la scène : examinés de près, ce n'est qu'un bois recouvert d'une mince feuille d'or. Mais on ne permet aux spectateurs d'en approcher que lorsqu'ils sont achevés : ainsi ce n'est qu'en l'absence des hommes que vous devez préparer vos attraits factices.

Toute féministe reconnaîtra dans ce passage l'injonction paradoxale, toujours d'actualité, qui enjoint aux femmes de se faire belles en employant l'artifice et de paraître être belles naturellement. Il s'agit là d'une des nombreuses injonctions auxquelles les femmes sont en butte.

Mais cette beauté naturelle, pourtant produite par l'artifice, c'est ce sur quoi se fonde l'art pour les Anciens, pour qui il est une recherche de l'effet qui cache ses moyens. D'où les nombreuses comparaisons à la sculpture, à l'orfèvrerie et, moins prestigieux, à la fabrication des étoffes précieuses. Certes appliquer au corps féminin les règles qui président à la création artistique, leur donner le même but : faire naître le sentiment du beau, c'est faire peser sur les femmes une lourde responsabilité, leur donner un enjeu de plus, quand elles en sont déjà accablées. On peut y voir aussi une valorisation du corps féminin comparé à une œuvre d'art, et de la femme, artiste et créatrice d'elle-même, maître d'œuvre et création en même temps. Il me semble que ces deux visions coexistent dans le féminisme.



Ne mange pas chez toi avant de venir dîner, mais à table, arrête-toi avant d'être rassasiée et reste un peu en-deçà de ton appétit. Si le fils de Priam voyait Hélène dévorer gloutonnement, de dégoût il dirait : « Quelle sotte conquête j'ai faite là ! »

Nouvelle injonction bien connue des femmes : cacher son appétit, ne pas montrer d'excès dans la satisfaction de ses besoins naturels, sachant que les femmes qui mangent du bout des dents sont également souvent moquées.



Elle l'a bien mérité !



Quel spectacle honteux qu'une femme étendue par terre, gorgée de vin ! Elle mérite que le premier venu la prenne. Elle ne peut non plus, à table, s'abandonner au sommeil sans courir de risques : le sommeil permet ordinairement bien des choses qui offensent la pudeur.



Invitation (bis) à la jouissance



Femmes, que le plaisir circule jusque dans la moelle de vos os, et que la jouissance soit également partagés entre vous et votre amant ; qu'elle s'exhale en tendres paroles, en doux murmures ; que les propos licencieux aiguillonnent vos doux ébats. Et toi, à qui la nature a refusé la sensation du plaisir, que ta bouche du moins, par un doux mensonge, dise que tu l'éprouves. Malheureuse est la femme chez laquelle reste insensible et engourdi cet organe qui doit procurer à l'un et à l'autre sexe les mêmes voluptés.


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