mercredi 26 avril 2017

Avez-vous jamais entendu parler de Cauchemar ?

Dans les Souvenirs de la Marquise de Créquy, toujours riches en histoires et anecdotes passionnantes, je lis ce court récit :
Avez-vous jamais entendu parler de Cauchemar ? C'est qu'il y avait alors par le monde une appréhension cruelle avec une fameuse histoire de cauchemar en circulation. Il y avait deux ou trois ans que la Duchesse de Devonshire* éprouvait toujours le même cauchemar : c'était l'apparition d'un horrible singe qui sortait brusquement de sous terre, et qui venait l'arracher de son lit aussitôt qu'elle avait fermé les yeux. Avant de lâcher son bras droit, car c'était toujours par là qu'il la saisissait, et avant de l'étendre sur le dos au milieu de la chambre, il avait pris l'habitude de lui pousser, avec une patte de son train de derrière, un coussin de pied sous les reins ; et quand elle était dans cette posture, il sautait sur sa poitrine, il y restait immobile et accroupi en étalant ses vilaines mains sur ses deux bajoues, et lui mirant le fond des yeux jusqu'à son réveil. Voilà comme elle passait toutes ses nuits, cette malheureuse Anglaise. Elle en était tombée dans un état de langueur et de consomption pitoyable : aucun médecin ne pouvait la débarrasser de ce cauchemar, et Tronchin** lui-même avait fait le voyage d'Angleterre inutilement.
* Georgiana Spencer Cavendish, duchesse du Devonshire (7 juin 1757 – 30 mars 1806) fut une aristocrate anglaise célèbre par sa beauté et son esprit, une mondaine qui tenait salon et réunissait autour d'elle un cercle important de personnalités littéraires et politiques, une écrivaine (Le sylphe, Le passage du mont Saint-Gothard...) ainsi qu'une militante politique, soutien actif du Parti whig. C'est la duchesse du film du même nom de Saul Dibb (2008), où son personnage est interprété par la gracieuse Keira Knightley. Pour la minute Stéphane Bern, elle se trouve être aussi l'aïeule de Lady Di et de sa belle-sœur, Sarah Ferguson.
 Georgiana Duchesse de Devonshire, par Thomas Gainsborough, 1783.
  Même peintre et même sujet, 1787.
** Théodore Tronchin (24 juin 1709 – 30 novembre 1781), médecin suisse très célèbre en son temps, promoteur de l'inoculation et collaborateur à l'Encyclopédie. La date de sa mort (1781) prouve avec certitude que l'épisode raconté par Mme de Créquy est antérieur aux années 80. Il se situe vraisemblablement après 1774, date du mariage de la duchesse, qui marque le début de sa vie mondaine et d'une célébrité seule capable de faire de ses cauchemars le sujet des conversations de la noblesse française (et donc de toute l'aristocratie européenne).

Cette relation détaillée et pittoresque de Mme de Créquy m'a aussitôt évoqué un célèbre tableau du peintre suisse Johann Heinrich Füssli, intitulé Le cauchemar. Ce tableau avait rencontré à l'époque un tel succès que l'auteur en avait ensuite peint plusieurs versions différentes. Trois d'entre elles nous sont parvenues.
 Première version de l'œuvre (1781).
  Version de 1783 (gravure de Thomas Burke).
Presque tous les éléments les plus frappants du rêve s'y retrouvent : les circonstances, les protagonistes, la posture de la femme et du singe, le coussin glissé sous les reins... La ressemblance est plus ou moins forte selon les versions, celle de 1790 – 1791 étant la plus fidèle.
  Version de 1790 – 1791.
Quelques points de divergence majeurs existent cependant :
  • Le regard du singe, dirigé sur la duchesse dans son rêve, sur le spectateur pour le tableau. Cette différence s'explique par la mise en œuvre (habile) par Füssli d'un procédé pictural classique, qui permet de capter l'attention, d'établir un lien entre la toile et celui qui la regarde, de susciter son intérêt et ses émotions (ici, l'inquiétude). Ce regard du singe qui semble nous interroger, reflète nos propres interrogations face au tableau et augmente notre identification à la victime, dès lors que nous connaissons l'histoire de Georgiana Cavendish.
  • Je parle d'un « singe », terme apparemment employé par la duchesse, mais la créature accroupie du tableau s'apparenterait plutôt à un démon.
  • La tête de cheval, qu'on ne retrouve sur aucun des croquis préalables, et qui est sans doute un clin d'œil au sujet du tableau (le cauchemar) : nightmare, quoique cela soit faux étymologiquement, a souvent été compris comme « la jument de la nuit » (mare = jument en anglais).
Je n'ai rien trouvé sur internet qui confirme mes suppositions. Les hypothèses pour expliquer le sens de cet étrange tableau sont nombreuses, convoquant la psychanalyse et / ou certaines circonstances de la vie privée du peintre. Celui-ci n'a fourni aucun renseignement à ce propos, ni sur ses sources d'inspiration. Néanmoins, le fait que Füssli vivait et travaillait à Londres dans la période où devait circuler le récit des cauchemars de Georgiana Cavendish (il était revenu en Angleterre en 1779), tendrait à me donner raison. ;-)
Tous les commentateurs semblent s'accorder à faire une lecture sexuelle de l'œuvre : parce que la scène se passe dans un lit ? À cause de la posture de la femme, où, pour ma part, je ne vois rien de sensuel, et qui me semble plutôt exprimer la souffrance ? À ce propos, je ne résiste pas à vous rapporter cette analyse trouvée dans Wikipédia :
Certaines interprétations de cette peinture voient dans le démon un symbole de la libido masculine, l'acte sexuel serait évoqué par l'intrusion du cheval à travers le rideau.
L'art européen au XIXe siècle, Chu, Petra Ten-Doesschate, 2006.
On parle ici d'acte sexuel, de désir masculin, à l'occasion d'une toile qui représente une femme endormie, passive et non consentante. Cela en dit long sur une certaine vision psychanalytique de la sexualité masculine, où la femme est absente comme sujet et partenaire, et qui s'arrange très bien du viol : effrayant !
Le cinéaste Éric Rohmer a choisi de faire, dans l'un des plans de son film La marquise d'O... (1976), une référence explicite au tableau de Füssli : son héroïne, évanouie sous l'effet de la terreur, qui va être bientôt violée, est filmée dans la même posture que la femme du tableau. Le cinéaste établit, involontairement peut-être (le film, tiré d'une œuvre de Heinrich von Kleist, a un regard très très indulgent sur le viol), une relation entre le démon accroupi et le viol / violeur. À moins qu'il s'agisse là d'un procédé d'esthétisation du viol.
  Suis-je la seule à trouver que la référence ne saute pas aux yeux ?
Le cauchemar relaté par Mme de Créquy et représenté dans le tableau de Füssli, n'a pas grand-chose à voir avec ce mot tel qu'il est compris dans la langue courante, où il est synonyme de « mauvais rêve ». Il s'agit ici d'un phénomène grave de paralysie du sommeil. D'où les nombreux médecins qui se succèdent sans succès au chevet de la célèbre malade. Les symptômes du cauchemar sont donc la paralysie (le sujet, conscient, ne peut effectuer aucun mouvement), combinée avec des sensations de suffocation et d'oppression, des hallucinations visuelles et auditives, de violentes angoisses... Le suffixe mare renvoie justement à certains de ces symptômes : la mare, mot dérivé du picard et emprunté au néerlandais, où il signifie « fantôme », désigne un spectre femelle malveillant, se plaçant sur la poitrine du dormeur et le faisant suffoquer sous son poids.
Concluons sur une note positive : ce rêve récurrent, obsédant, morbide, sera finalement guéri par Jacques Cazotte (1720 – 1793), auteur entre autres du Diable amoureux et spécialiste des sciences ésotériques.

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