mardi 20 juin 2017

La fête républicaine


Le 7 mars au soir, Emmanuel Macron à peine élu, les partisans de la gauche de la gauche inondaient déjà les réseaux sociaux et leurs médias de discours sur la non-représentativité du nouveau président, porté au pouvoir, selon eux, par seulement 18 % des votants.
Je n'entrerai pas dans leurs calculs (seuls les votes d'adhésion sont pris en compte ici) et je n'évoquerai qu'en passant la réponse de leurs contradicteurs (le journal Le Monde a fait valoir que la chose était vraie pour tous les présidents). Ce qui m'intéresse ici, c'est l'absence d'interruption dans le débat ou le combat politique, le refus du rituel républicain qui crée, à partir du candidat d'un parti, un représentant du peuple français dans son ensemble, et l'absence de fête républicaine. Il me semble que la fête du Louvre célébrait moins le renouveau de la figure présidentielle, que la victoire d'un homme, de sa formation politique et de ses idées.
J'avoue que m'a manqué ce que j'appelle la « fête républicaine ». Ce type d'événement me paraît en effet contenir en soi toutes les idées énoncées plus haut : c'est (1) un temps de rupture, (2) un temps d'exception, (3) un moment d'unité, si artificielle et superficielle qu'elle soit.
Sans doute la fête républicaine telle que je la décris ne peut exister aujourd'hui et n'appartient plus qu'au domaine de l'imaginaire, et c'est d'ailleurs dans un roman : Claudine à l'école (1900) de Colette, que se trouve la plus parfaite illustration, à mon sens, de ce qu'elle doit être.

Les circonstances :
Montigny, chef-lieu de province, s'apprête à recevoir, à l'occasion des comices agricoles (concours de bestiaux organisé par un comice agricole, association privée d'agriculteurs visant à l'amélioration de leurs techniques et de leurs productions), le ministre de l'Agriculture, qui doit profiter de son passage dans la ville pour inaugurer les deux nouvelles écoles. Cette visite a été préparée par le très ambitieux délégué cantonal, le docteur Dutertre.
La France que Colette peint dans son roman est celle de la Troisième république, avec son régime parlementaire, où le président est nommé par la Chambre des députés et le Sénat, réunis en Assemblée nationale, tandis que lui-même nomme ses ministres.
La France évoquée ici est celle de l'adolescence de l'écrivaine, mais les spécialistes de son œuvre ont souvent souligné que celle-ci ne se veut ni un témoignage objectif sur une époque, ni une autobiographie, que les éléments de pure fiction et les fantasmes propres à l'univers de Colette, ou destinés à piquer l'intérêt de ses lecteurs, se mêlent sans cesse aux faits réels. Bref, la vision que l'auteure nous livre de la fête républicaine est une vision construite et sans doute aussi peu fidèle que la peinture que fait Jean-Pierre Jeunet, dans Le fabuleux destin d'Amélie Poulain (2001), de la vie d'un quartier parisien.

Le programme :
[A]rrivée du train ministériel à neuf heures, les autorités municipales, les élèves des deux Écoles, enfin tout ce que la population de Montigny compte de plus remarquable attendra le ministre près de la gare, à l'entrée de la ville, et le conduira, à travers les rues pavoisées, au sein des Écoles. Là, sur une estrade, il parlera ! Et dans la grande salle de la mairie il banquettera en nombreuse compagnie. Puis, distribution des prix aux grandes personnes (car M. Jean Dupuy apporte quelques petits rubans violets et verts aux obligés de son ami Dutertre, qui réussit là un coup de maître). Le soir, grand bal dans la salle du banquet. La fanfare du chef-lieu (quelque chose de propre !) prêtera son gracieux concours.
Voilà un programme de fête républicaine qui me semble parfaitement canonique !

La célébration de la République et de ses bienfaits :
Le ministre de l'Agriculture est l'incarnation de la République française. Ce qu'est sa formation politique ? On n'en saura rien et cela n'importe guère : Toute la foule qui nous attendait dehors, foule endimanchée, emballée, prête à crier « Vive n'importe quoi ! » pousse à notre vue un grand Ah ! de feu d'artifice. L'accueillir, le fêter, c'est avant tout honorer la République et ses institutions.
Par ailleurs, sa venue est l'occasion d'une célébration des bienfaits de la République, qui apporte aux citoyens et à leur famille le progrès (Montigny a obtenu le privilège d'avoir sa gare) et l'instruction pour tous (l'école des filles et l'école des garçons toutes neuves).
La venue du ministre est aussi le moment où se renoue la relation entre des institutions républicaines centralisées et lointaines et des citoyens-électeurs qui ne sont pas en contact avec elles en temps ordinaire.
Colette, toujours malicieuse, note la parenté entre les fêtes religieuse et républicaine. Le contenu change, mais la forme demeure : [B]ien sûr, les robes blanches, les fleurs, les bannières, ont donné à ce brave homme [le sacristain] l'illusion qu'il assistait à une Fête-Dieu un peu plus laïque et, obéissant à une longue habitude, il nous enlève nos cierges, je veux dire nos drapeaux, à la fin de la cérémonie.

La fête :
La fête se trouve déjà dans le temps qui la précède. Ceux qui y prendront part, sont aussi ceux qui la préparent. C'est un trait spécifique de la fête républicaine chez Colette, qui n'est pas un divertissement que l'on consomme ou dont on est seulement spectateur. On est très loin ici de ce qui a été l'une des plus grandes fêtes patriotiques et citoyennes de notre époque, je veux parler de la célébration, en 1989, du bicentenaire de la révolution française, qui a consisté en un défilé militaire et une immense parade à travers Paris de 6000 artistes et figurants, organisée par Jean-Paul Goude, bref un événement festif entièrement aux mains de professionnels.
La fête marque une rupture dans le cours ordinaire des choses : les activités courantes sont mises entre parenthèses, les gens délaissent leur travail, le programme scolaire est oublié (Les livres et les cahiers dorment sous les pupitres fermés...)... Le désordre, mais un désordre positif, est intimement lié à cette rupture : La ville et l'école sont sens dessus dessous. Et si le travail de tous les jours s'interrompt, un autre, lié aux préparatifs de la visite ministérielle, enthousiaste et joyeux, intense, dépourvu de règles et pourtant efficace, prend sa place : [C]'est à qui se lèvera la première pour courir tout de suite à l'École transformée en atelier de fleuriste.
La fête est donc un temps d'exception, où les conventions sociales qui prévalent dans la vie courante, sont provisoirement abandonnées. La contrainte vestimentaire imposée à ces figures d'autorité que sont les institutrices, qui incarnent le reste du temps la contrainte sociale, est l'une des premières à sauter : [Q]uand ces demoiselles descendent enfin, et elles en prennent à leur aise aussi, au point de vue toilette ! Mademoiselle Sergent s'exhibe en peignoir de batiste rouge (sans corset, fièrement) ; sa câline adjointe la suit, en pantoufles, les yeux ensommeillés et tendres. On [les écolières et leurs maîtresses] vit en famille ; avant-hier matin, mademoiselle Aimée, s'étant lavé la tête, est descendue les cheveux défaits et encore humides... Les jeunes filles travaillent bientôt en sous-vêtements dans leur salle de classes et la séparation des sexes dans le cadre scolaire se fait moins rigide, avec des périodes de travail mixte, qui sont autant d'occasions de flirt, habituellement rare : Cette inauguration ministérielle autorise d'aimables libertés dans les rues, et à l'École aussi, paraît-il !). La fête à venir fait donc souffler sur la petite ville de Montigny un vent délicieux de liberté, où hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, trouvent leur compte.

Le rassemblement autour d'un même projet :
Nous avons donc vu que la préparation de la fête mobilise les habitants de Montigny, tous unis pour atteindre un même but.
La poursuite d'un but commun a pour effet de réduire la distance qui sépare les sexes et les différentes classes sociales. Un des symptômes de ce phénomène est une familiarité inédite, une plus grande simplicité dans les rapports sociaux (Tout le monde se connaît, tout le monde se tutoie…). Il y a là en quelque sorte la réalisation des valeurs républicaines d'égalité et de fraternité.
Cependant cette société festive moins cloisonnée reste profondément marquée par le sexisme et le paternalisme. Trois jeunes écolières, dont Claudine, la narratrice, sont chargées d'incarner un symbole, le drapeau français. Incarner l'abstrait revient généralement aux femmes dans toutes les sociétés occidentales qui leur refusent un rôle concret dans la sphère politique. Chargées de figurer de nobles idéaux, ainsi que la pureté et l'intégrité de ces idéaux (d'où le choix de jeunes filles, qui porteront des robes d'un blanc virginal), elles sont également là pour offrir un spectacle agréable et divertissant aux officiels. Voici ce que leur dit le délégué cantonal, le libidineux docteur Dutertre : Ne faites pas les petites dindes ! Il en faut une en blanc pur, une en blanc avec rubans bleus, une en blanc avec rubans rouges, pour figurer un drapeau d'honneur, eh ! eh ! un petit drapeau pas vilain du tout ! Tu en es, bien entendu, du drapeau, toi (c'est moi, ça !), tu es décorative, et puis j'aime qu'on te voie. (...). C'est bon, espèce de petite vierge, tu feras le milieu du drapeau. Et tu réciteras un speech à mon ministre d'ami, il ne s'embêtera pas à te regarder, sais-tu ?
Cette unité populaire autour d'un projet commun va jusqu'à l'intégration des marges de la société qui en sont habituellement exclues : Je n'ai jamais vu en semblable effervescence cette population de bandits qui, d'ordinaire, se fichent de tout, même de la politique ; (...) ! La bande à Louchard, six ou sept vauriens dépeupleurs de forêts, passent en chantant, invisibles sous des monceaux de lierre en guirlandes, qui traînent derrière eux avec un chuchotement doux. La fête possède une force centripète qui ramène des personnes vivant hors de la ville dans la ville.
Cette abolition relative des distinctions se retrouve sur un tout autre plan, celui de la géographie. L'opposition établie traditionnellement entre la ville et ce qui n'est pas la ville, entre espaces urbains et espaces naturels, se réduit. Montigny, où les rues méconnaissables, [sont] transformées en allées de forêt, en décors de parc, tout embaumées de l'odeur pénétrante des sapins coupés, et la forêt qui l'entoure semblent se confondre : On dirait que les bois qui cernent Montigny l'ont envahi, sont venus, presque, l'ensevelir... Le temps de la venue du ministre, la ville se transforme, est transfigurée : elle perd son caractère familier, pour gagner quelque chose d'étrange, de troublant et d'extraordinaire.

Le chaos et le mal :
La fête républicaine, comme toute fête, comporte un aspect plus sombre. La violence et le crime, bref le désordre, cette fois négatif et que j'appellerai donc « chaos », n'en sont nullement absents.
[Les gars] vont dans le bois de la commune – et dans les bois privés aussi, j'en suis sûre – choisir leurs arbres et les marquer : les préparatifs de la visite ministérielle sont donc l'occasion de vols. On peut voir dans ces vols, non pas permis, mais largement tolérés, une sorte d'abolition provisoire de la propriété privée, qui rejoint celle des classes sociales et des hiérarchies, dont j'ai parlé plus haut.
Heureux pays ! Pendant ce temps-là on ravage les bois, on braconne jour et nuit, on se bat dans les cabarets, et une vachère du Chêne-Fendu a donné son nouveau-né à manger aux cochons : le rassemblement populaire évoqué précédemment, dissimule donc des forces de désunion et de destruction sociales. Colette les évoque avec légèreté et désinvolture, car c'est le ton général du roman, mais aussi parce que les crimes commis dans un contexte de fête ne sont pas soumis aux jugements de valeur qui prévalent en temps ordinaire. D'ailleurs ils n'auront aucune conséquence grave pour leurs auteurs. Le célèbre adage : what happens in Vegas stays in Vegas pourrait s'appliquer ici de façon opportune.
J'ai beaucoup parlé de la mise-en-œuvre harmonieuse d'un projet commun, mais cette harmonie n'est qu'apparente, elle est traversée de mouvements de désunion : Les rues luttent entre elles, la rue du Cloître édifie trois arcs de triomphe, parce que la Grande-Rue en promettait deux, un à chaque bout. La noble émulation n'est pas loin de la haine, l'unité de la dislocation, le joyeux désordre du sombre chaos ; enfin si la fête ne se change pas en ce qui lui semble le plus opposé : le combat et la guerre, ce n'est que parce qu'elle ne dure qu'un temps : Il ne faudrait pas plus de quinze jours de cette émulation batailleuse pour que tout le monde s'entr'égorgeât.

Fête républicaine et laïque vs fête religieuse et royale ?
J'ai déjà relevé la parenté qu'établit Colette entre l'accueil du ministre et la célébration de la Fête-Dieu, mais cette fête républicaine et laïque contient également le souvenir de fêtes bien moins démocratiques : les cérémonies d'entrée royale.
Cette cérémonie accompagne, du milieu du XIVè au XVIIè siècle, l'arrivée du roi de France dans l'une des villes de son royaume : les rues et les enceintes sont tendues de draps (comme les églises pendant les grandes fêtes du calendrier religieux), des architectures éphémères voient le jour, un cortège bruyant escorte jusqu'à l'église principale le royal visiteur qui avance le plus souvent sous un dais, comme le Saint-Sacrement promené par les rues lors de la Fête-Dieu, des représentations théâtrales jalonnent la progression du cortège... L'entrée royale s'apparente à une grande solennité religieuse, qui souligne la sacralité du pouvoir royal et de la personne du roi, devenu Rex imago Dei. Ces entrées royales sont l'occasion de marquer l'adhésion du peuple à la politique royale et son attachement au roi. Pour le roi et ses conseillers, ce sont de véritables outils de propagande et le moyen d'affirmer la domination royale sur un pouvoir municipal et une communauté asservis (signifiée par la remise des clefs de la ville, les louanges données...).
La ressemblance des cérémonies d'entrée royale avec la fête républicaine telle que la décrit Colette, me semble flagrante. Quels que soient les contenus idéologiques, avec des variations dans les symboles, la fête urbaine demeure un moment politique et social essentiel à travers les siècles.

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