Le 7 mars au soir,
Emmanuel Macron à peine élu, les partisans de la gauche de la
gauche inondaient déjà les réseaux sociaux et leurs médias de
discours sur la non-représentativité du nouveau président, porté
au pouvoir, selon eux, par seulement 18 % des votants.
Je n'entrerai pas dans
leurs calculs (seuls les votes d'adhésion sont pris en compte ici)
et je n'évoquerai qu'en passant la réponse de leurs contradicteurs
(le journal Le Monde a fait valoir que la chose était vraie
pour tous les présidents). Ce qui m'intéresse ici, c'est l'absence
d'interruption dans le débat ou le combat politique, le refus du
rituel républicain qui crée, à partir du candidat d'un parti, un
représentant du peuple français dans son ensemble, et l'absence de
fête républicaine. Il me semble que la fête du Louvre célébrait
moins le renouveau de la figure présidentielle, que la victoire d'un
homme, de sa formation politique et de ses idées.
J'avoue que m'a manqué
ce que j'appelle la « fête républicaine ». Ce type d'événement
me paraît en effet contenir en soi toutes les idées énoncées plus
haut : c'est (1) un temps de rupture, (2) un temps
d'exception, (3) un
moment d'unité, si artificielle et superficielle qu'elle soit.
Sans doute la fête
républicaine telle que je la décris ne peut exister aujourd'hui et
n'appartient plus qu'au domaine de l'imaginaire, et c'est d'ailleurs
dans un roman : Claudine à l'école (1900) de Colette, que se
trouve la plus parfaite illustration, à mon sens, de ce qu'elle doit
être.
Les
circonstances :
Montigny, chef-lieu de
province, s'apprête à recevoir, à l'occasion des comices
agricoles (concours de bestiaux organisé par un comice agricole,
association privée d'agriculteurs visant à l'amélioration de leurs
techniques et de leurs productions), le ministre de l'Agriculture,
qui doit profiter de son passage dans la ville pour inaugurer les
deux nouvelles écoles. Cette visite a été préparée par le très
ambitieux délégué cantonal, le docteur Dutertre.
La France que Colette
peint dans son roman est celle de la Troisième république, avec son
régime parlementaire, où le président est nommé par la
Chambre des députés et le Sénat, réunis en Assemblée nationale,
tandis que lui-même nomme ses ministres.
La France évoquée ici
est celle de l'adolescence de l'écrivaine, mais les spécialistes de
son œuvre ont souvent souligné que celle-ci ne se veut ni un
témoignage objectif sur une époque, ni une autobiographie, que les
éléments de pure fiction et les fantasmes propres à l'univers de
Colette, ou destinés à piquer l'intérêt de ses lecteurs, se
mêlent sans cesse aux faits réels. Bref, la vision que l'auteure
nous livre de la fête républicaine est une vision construite et
sans doute aussi peu fidèle que la peinture que fait Jean-Pierre
Jeunet, dans Le fabuleux destin d'Amélie Poulain (2001), de
la vie d'un quartier parisien.
Le
programme :
[A]rrivée
du train ministériel à neuf heures, les autorités municipales, les
élèves des deux Écoles, enfin tout ce que la population de
Montigny compte de plus remarquable attendra le ministre près de la
gare, à l'entrée de la ville, et le conduira, à travers les rues
pavoisées, au sein des Écoles. Là, sur une estrade, il parlera !
Et dans la grande salle de la mairie il banquettera en nombreuse
compagnie. Puis, distribution des prix aux grandes personnes (car M.
Jean Dupuy apporte quelques petits rubans violets et verts aux
obligés de son ami Dutertre, qui réussit là un coup de maître).
Le soir, grand bal dans la salle du banquet. La fanfare du chef-lieu
(quelque chose de propre !) prêtera son gracieux concours.
Voilà un programme de
fête républicaine qui me semble parfaitement canonique !
La
célébration de la République et de ses bienfaits :
□ Le ministre de
l'Agriculture est l'incarnation de la République française. Ce
qu'est sa formation politique ? On n'en saura rien et cela n'importe
guère : Toute la foule qui nous attendait dehors, foule
endimanchée, emballée, prête à crier « Vive n'importe quoi ! »
pousse à notre vue un grand Ah ! de feu d'artifice.
L'accueillir, le fêter, c'est avant tout honorer la République et
ses institutions.
□ Par ailleurs, sa
venue est l'occasion d'une célébration des bienfaits de la
République, qui apporte aux citoyens et à leur famille le progrès
(Montigny a obtenu le privilège d'avoir sa gare) et l'instruction
pour tous (l'école des filles et l'école des garçons toutes
neuves).
□ La venue du
ministre est aussi le moment où se renoue la relation entre des
institutions républicaines centralisées et lointaines et des
citoyens-électeurs qui ne sont pas en contact avec elles en temps
ordinaire.
□ Colette, toujours
malicieuse, note la parenté entre les fêtes religieuse et
républicaine. Le contenu change, mais la forme demeure : [B]ien
sûr, les robes blanches, les fleurs, les bannières, ont donné à
ce brave homme [le sacristain] l'illusion qu'il assistait à
une Fête-Dieu un peu plus laïque et, obéissant à une longue
habitude, il nous enlève nos cierges, je veux dire nos drapeaux, à
la fin de la cérémonie.
La
fête :
□ La fête se trouve
déjà dans le temps qui la précède. Ceux qui
y prendront part, sont aussi ceux qui la préparent. C'est un
trait spécifique de la fête républicaine chez Colette, qui n'est
pas un divertissement que l'on consomme ou dont on est seulement
spectateur. On est très loin ici de ce qui a été l'une des plus
grandes fêtes patriotiques et citoyennes de notre époque, je veux
parler de la célébration, en 1989, du bicentenaire de la révolution
française, qui a consisté en un défilé militaire et une immense
parade à travers Paris de 6000 artistes et figurants, organisée par
Jean-Paul Goude, bref un événement festif entièrement aux mains de
professionnels.
□ La fête marque une
rupture dans le cours ordinaire des choses : les activités courantes
sont mises entre parenthèses, les gens délaissent leur travail, le
programme scolaire est oublié (Les livres et les cahiers dorment
sous les pupitres fermés...)... Le désordre, mais un désordre
positif, est intimement lié à cette rupture : La ville et
l'école sont sens dessus dessous. Et si le travail de tous les
jours s'interrompt, un autre, lié aux préparatifs de la visite
ministérielle, enthousiaste et joyeux, intense, dépourvu de règles
et pourtant efficace, prend sa place : [C]'est à qui se lèvera
la première pour courir tout de suite à l'École transformée en
atelier de fleuriste.
□ La fête est donc
un temps d'exception, où les conventions sociales qui prévalent
dans la vie courante,
sont provisoirement abandonnées. La contrainte vestimentaire imposée
à ces figures d'autorité que sont les institutrices, qui incarnent
le reste du temps la contrainte sociale, est l'une des premières à
sauter : [Q]uand ces demoiselles descendent enfin, et elles en
prennent à leur aise aussi, au point de vue toilette ! Mademoiselle
Sergent s'exhibe en peignoir de batiste rouge (sans corset,
fièrement) ; sa câline adjointe la suit, en pantoufles, les yeux
ensommeillés et tendres. On [les écolières et leurs
maîtresses] vit en famille ; avant-hier matin, mademoiselle
Aimée, s'étant lavé la tête, est descendue les cheveux défaits
et encore humides... Les jeunes filles travaillent bientôt en
sous-vêtements dans leur salle de classes et la séparation des
sexes dans le cadre scolaire se fait moins rigide, avec des périodes
de travail mixte, qui sont autant d'occasions de flirt,
habituellement rare : Cette inauguration ministérielle autorise
d'aimables libertés dans les rues, et à l'École aussi, paraît-il
!). La fête à venir fait donc souffler sur la petite ville de
Montigny un vent délicieux de liberté, où hommes et femmes, jeunes
et moins jeunes, trouvent leur compte.
Le
rassemblement autour d'un même projet :
□ Nous avons donc vu
que la préparation de la fête mobilise les habitants de Montigny,
tous unis pour atteindre un même but.
□ La poursuite d'un
but commun a pour effet de réduire la distance qui sépare les sexes
et les différentes classes sociales. Un des symptômes de ce
phénomène est une familiarité inédite, une plus grande simplicité
dans les rapports sociaux (Tout le monde se connaît, tout le
monde se tutoie…). Il y a là en quelque sorte la réalisation
des valeurs républicaines d'égalité et de fraternité.
Cependant cette société
festive moins cloisonnée reste profondément marquée par le sexisme
et le paternalisme. Trois jeunes écolières, dont Claudine, la
narratrice, sont chargées d'incarner un symbole, le drapeau
français. Incarner l'abstrait revient généralement aux femmes dans
toutes les sociétés occidentales qui leur refusent un rôle concret
dans la sphère politique. Chargées de figurer de nobles idéaux,
ainsi que la pureté et l'intégrité de ces idéaux (d'où le choix
de jeunes filles, qui porteront des robes d'un blanc virginal), elles
sont également là pour offrir un spectacle agréable et
divertissant aux officiels. Voici ce que leur dit le délégué
cantonal, le libidineux docteur Dutertre : Ne faites pas les
petites dindes ! Il en faut une en blanc pur, une en blanc avec
rubans bleus, une en blanc avec rubans rouges, pour figurer un
drapeau d'honneur, eh ! eh ! un petit drapeau pas vilain du tout ! Tu
en es, bien entendu, du drapeau, toi (c'est moi, ça !), tu es
décorative, et puis j'aime qu'on te voie. (...). C'est bon,
espèce de petite vierge, tu feras le milieu du drapeau. Et tu
réciteras un speech à mon ministre d'ami, il ne s'embêtera pas à
te regarder, sais-tu ?
□ Cette unité
populaire autour d'un projet commun va jusqu'à l'intégration des
marges de la société qui en sont habituellement exclues : Je
n'ai jamais vu en semblable effervescence cette population de bandits
qui, d'ordinaire, se fichent de tout, même de la politique ; (...)
! La bande à Louchard, six ou sept vauriens dépeupleurs de forêts,
passent en chantant, invisibles sous des monceaux de lierre en
guirlandes, qui traînent derrière eux avec un chuchotement doux.
La fête possède une force centripète qui ramène des personnes
vivant hors de la ville dans la ville.
□ Cette abolition
relative des distinctions se retrouve sur un tout autre plan, celui
de la géographie. L'opposition établie traditionnellement entre la
ville et ce qui n'est pas la ville, entre espaces urbains et espaces
naturels, se réduit. Montigny, où les rues méconnaissables,
[sont] transformées en allées de forêt, en décors de parc,
tout embaumées de l'odeur pénétrante des sapins coupés, et la
forêt qui l'entoure semblent se confondre : On dirait que les
bois qui cernent Montigny l'ont envahi, sont venus, presque,
l'ensevelir... Le temps de la venue du ministre, la ville se
transforme, est transfigurée : elle perd son caractère familier,
pour gagner quelque chose d'étrange, de troublant et
d'extraordinaire.
Le
chaos et le mal :
□ La fête
républicaine, comme toute fête, comporte un aspect plus sombre. La
violence et le crime, bref le désordre, cette fois négatif et que
j'appellerai donc « chaos », n'en sont nullement absents.
[Les gars] vont dans
le bois de la commune – et dans les bois privés aussi, j'en suis
sûre – choisir leurs arbres et les marquer : les préparatifs
de la visite ministérielle sont donc l'occasion de vols. On peut
voir dans ces vols, non pas permis, mais largement tolérés, une
sorte d'abolition provisoire de la propriété privée, qui rejoint
celle des classes sociales et des hiérarchies, dont j'ai parlé plus
haut.
Heureux pays !
Pendant ce temps-là on ravage les bois, on braconne jour et nuit, on
se bat dans les cabarets, et une vachère du Chêne-Fendu a donné
son nouveau-né à manger aux cochons : le rassemblement
populaire évoqué précédemment, dissimule donc des forces de
désunion et de destruction sociales. Colette les évoque avec
légèreté et désinvolture, car c'est le ton général du roman,
mais aussi parce que les crimes commis dans un contexte de fête ne
sont pas soumis aux jugements de valeur qui prévalent en temps
ordinaire. D'ailleurs ils n'auront aucune conséquence grave pour
leurs auteurs. Le célèbre adage : what happens in Vegas stays in
Vegas pourrait s'appliquer ici de façon opportune.
□ J'ai beaucoup parlé
de la mise-en-œuvre harmonieuse d'un projet commun, mais cette
harmonie n'est qu'apparente, elle est traversée de mouvements de
désunion : Les rues luttent entre elles, la rue du Cloître
édifie trois arcs de triomphe, parce que la Grande-Rue en promettait
deux, un à chaque bout. La noble émulation n'est pas loin de la
haine, l'unité de la dislocation, le joyeux désordre du sombre
chaos ; enfin si la fête ne se change pas en ce qui lui semble le
plus opposé : le combat et la guerre, ce n'est que parce qu'elle ne
dure qu'un temps : Il ne faudrait pas plus de quinze jours de
cette émulation batailleuse pour que tout le monde s'entr'égorgeât.
Fête
républicaine et laïque vs fête religieuse et royale ?
□ J'ai déjà relevé
la parenté qu'établit Colette entre l'accueil du ministre et la
célébration de la Fête-Dieu, mais cette fête républicaine et
laïque contient également le souvenir de fêtes bien moins
démocratiques : les cérémonies d'entrée royale.
Cette cérémonie
accompagne, du milieu du XIVè au XVIIè siècle, l'arrivée du roi
de France dans l'une des villes de son royaume : les rues et les
enceintes sont tendues de draps (comme les églises pendant les
grandes fêtes du calendrier religieux), des architectures éphémères
voient le jour, un cortège bruyant escorte jusqu'à l'église
principale le royal visiteur qui avance le plus souvent sous un dais,
comme le Saint-Sacrement promené par les rues lors de la Fête-Dieu,
des représentations théâtrales jalonnent la progression du
cortège... L'entrée royale s'apparente à une grande solennité
religieuse, qui souligne la sacralité du pouvoir royal et de la
personne du roi, devenu Rex imago Dei. Ces entrées royales
sont l'occasion de marquer l'adhésion du peuple à la politique
royale et son attachement au roi. Pour le roi et ses conseillers, ce
sont de véritables outils de propagande et le moyen d'affirmer la
domination royale sur un pouvoir municipal et une communauté
asservis (signifiée par la remise des clefs de la ville, les
louanges données...).
La ressemblance des
cérémonies d'entrée royale avec la fête républicaine telle que
la décrit Colette, me semble flagrante. Quels que soient les
contenus idéologiques, avec des variations dans les symboles, la
fête urbaine demeure un moment politique et social essentiel à
travers les siècles.
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