Cf. article précédent
:
Le matriarcat : une
chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique (ici).
Descendance utérine,
matriarcat, domination féminine, idéologie gyno-centrée, tels sont
les quatre piliers de la prépondérance des femmes dans la société
chinoise néolithique, structurée par la parenté, par la
(re)production et par la religion. Selon Granet, c'est par l'élément
structurant qu'est la parenté que l'édifice matriarcal (au sens
large, englobant les quatre piliers) s'est déséquilibré, avant que
les hommes n'en profitent pour prendre le contrôle sur l'ordre de la
(re)production et sur l'ordre religieux.
1.
Le basculement vers l'équilibre (instable) entre les sexes
La fragilité de la
structure de la parenté provient du fait qu'une
famille indivise, n'étant pas nucléaire (comme le sont les familles
modernes), admet une extension illimitée. En effet, une
famille indivise fait coexister en un même lieu et sous
le même nom, plusieurs générations, dont les membres sont
définis par leur fonction (grand-mère, mère, fils et fille ;
rappelons que les époux sont des « sans-noms ») et n'ont pas de
nom individuel, mais un nom fonctionnel (composé du nom de leur
fonction et du nom de leur domaine). La taille des familles, parce
qu'elle est variable,
peut introduire des déséquilibres dans les systèmes d'alliance. Or
la civilisation chinoise se caractérise, à
partir du néolithique, par une progression démographique
constante, qui se traduit par une hausse tendancielle du nombre
de personnes par famille, c'est du moins ce qu'admet Granet à la
suite de Han Fei (philosophe légiste chinois du -3ème siècle).
***
La pression
démographique permanente rend nécessaire
l'extension des terres agricoles. Les domaines n'ayant pas tous les
mêmes possibilités d'extension, ne permettant pas une égale
diversification des ressources alimentaires, indispensable pour
limiter la mortalité infantile, les écarts se creusent
inéluctablement entre les familles qui les possèdent : à grand
domaine cultivable, grande famille, et inversement. Or une famille
plus nombreuse que ses voisines a la possibilité de s'allier à
plusieurs de celles-ci, puisqu'elle a plus d'enfants à marier.
Une telle famille, dans
le système matriarcal chinois, accueille donc des hommes de
plusieurs familles différentes, qui, au début de l'hiver, se
retrouvent tous dans la maison des hommes (pouvant rassembler jusqu'à
plusieurs dizaines d'hommes), où ils recréent des divisions sur la
base de leur appartenance familiale d'origine, en exacerbant leur
rivalité aux jeux de mise, et en instaurant une hiérarchie
agonistique entre plusieurs groupes, dont l'un sera dominant
(c'est l'ébauche de la vassalité).
Granet émet en outre
l'hypothèse, dans un tel contexte démographique, d'une
revalorisation des produits alimentaires, c'est-à-dire du
travail masculin, de sorte que
les hommes finissent par prendre une part plus active dans les
échanges inter-familiaux (où s'échange ce qui a le plus de valeur,
où vont donc commencer à s'échanger des denrées alimentaires au
même titre que des vêtements).
Par
ailleurs, les hommes qui sont amenés à défricher, à aménager les
marges, espace sacré féminin, acquièrent des droits sur elles. Ces
lieux, où les femmes échangent leurs fils, où les filles vont à
la chasse au mari, deviennent insensiblement des
espaces mixtes.
Image issue du site http://www.cco.nantes.org
Les rituels majeurs
(premières noces, premier labour et, à partir de l'âge de bronze,
premier travail du métal) mobilisent désormais un couple
préséant : la cheffe de la famille dominante (qui a le plus
d'alliés) et son mari.
Dans cette dynamique
d'égalisation des sexes, les hommes acquérant de plus en plus de
droits, il n'est pas interdit de penser que, lorsque la cheffe de
famille décède avant son mari, ce soit lui qui prend, d'abord
temporairement, la relève, puis que, dans certains cas d'abord
exceptionnels, les femmes transitent d'une famille à une autre, tout
en gardant leur pouvoir de donner leur nom à leurs enfants. Cet
équilibrage sexuel de la structure de la parenté correspond à
l'abandon du matriarcat et de la domination féminine, dont la
descendance utérine conserve cependant le souvenir.
Cette évolution
s'accompagne d'une neutralisation de la grande aïeule, à qui
on vient donner un mari, un grand aïeul, le Ciel, dans un schéma
qui associe désormais au principe de fécondité, son adjuvant, ce
qui lui permet de s'accomplir.
2.
La rupture patriarcale, règne de l'horreur et de la mort
L'équilibre entre les
sexes est instable, mais le rompre demande un effort supplémentaire
extrêmement lourd. Les hommes, dans leur élan, n'ont pas vraiment
hésité. Si cela fut lourd, c'est qu'ils avaient à composer avec
l'équation culturelle immuable, selon laquelle les hommes sont
destinés à la mort et les femmes à se survivre, en
transmettant leur nom à leurs filles, entièrement identifiées à
elles (pour changer cela, il
aurait donc fallu que les hommes détruisissent le principe de
descendance utérine, ce que les femmes ont su préserver).
L'action collective
masculine a porté sur :
- la structure religieuse,
- la structure de la production (mais non de la reproduction, elle aussi protégée par les femmes).
Sur ces deux plans, les
hommes ont imposé la mort face à la « vie éternelle » des
femmes, en en faisant à la fois :
- une arme pour s'approprier le pouvoir cosmique féminin,
- un moyen d'établir celui d'entre les hommes qui aura le droit de s'approprier ce pouvoir.
Granet est clair sur ce
point : les hommes ont inventé le sacrifice de la première dame
et le cannibalisme masculin.
Le sacrifice de la
première dame répond au désir masculin de faire sien le pouvoir
cosmique féminin. L'homme, pour détacher un pouvoir de son porteur
légitime et se l'approprier, ne sait que mettre à mort ce dernier.
Les pouvoirs qu'il a en vue sont ceux que mobilisent les grands rites
d'accouplement, de labour et de travail du métal.
Pour prendre possession
du pouvoir éminemment fécondant des monts et des rivières, le chef
de famille, après avoir catalysé la relation amoureuse entre la
première dame et la grande aïeule en faisant l'amour avec la
première dame, tue celle-ci (ce
meurtre peut être symbolique) et se purifie en demandant au
Ciel (nouveau dieu masculin) de sanctifier le transfert du pouvoir de
la grande aïeule à son profit. C'est le même schéma pour le premier
labour et pour la première forge : la (nouvelle) première dame est
sacrifiée sur le sol dans le premier cas, jetée dans la fournaise
dans le second cas. C'est ainsi que l'homme se donne le pouvoir de la
terre, du sol domanial, des minerais du sous-sol.
Le pouvoir terrestre
féminin qu'il s'approprie ainsi, l'homme ne l'exerce pas
directement, mais par l'intermédiaire d'une puissance de catalyse
masculine, qu'il est appelé à accumuler par ailleurs pour
qu'elle soit à la hauteur du pouvoir féminin dérobé.
L'homme, maître de la
culture alimentaire, accumule la masculinité à l'aide d'un régime
particulier, qu'il emprunte à son lointain passé paléolithique et
qui consiste à se nourrir d'animaux sauvages mâles, dont il absorbe
la puissance masculine tout en les
érigeant en totems, de façon à la conserver. Mais le chef
de la famille dominante, qui s'est approprié le pouvoir féminin des
monts et des rivières, n'accumule pas seulement la masculinité des
animaux, ne collectionne pas seulement les totems, il doit aussi
concentrer celle des hommes forts et si possible encore celle de son
prédécesseur.
Un ordre cosmique
masculin enrichit désormais l'idéologie religieuse, ordre qui
repose sur la supériorité de celui qui peut donner la mort à
autrui, sans la recevoir de
lui.
En démultipliant sa
capacité de catalyse, en l'exerçant sur le pouvoir de fécondité
qu'il a absorbé, le chef, qui se tient au sommet de la pyramide des
êtres terrestres, parvient à s'auto-féconder. Tel est le
prince féodal.
***
Depuis le
paléolithique, la relation entre l'homme et l'animal sauvage (mâle)
est telle que, sans exception, grâce aux armes qu'il fabrique
et au pouvoir qu'elles lui confèrent, l'homme donne la mort à
l'animal, qui la reçoit de l'homme. Les hommes, qui prennent
désormais une place dominante dans la société chinoise
pré-féodale, étendent cette
loi ancestrale aux « barbares » qui côtoient les foyers
encore dispersés de la civilisation chinoise, et qui résistent aux
conquêtes liées à l'aménagement
du territoire (pour l'heure relativement ponctuelles). Et c'est de
cette extension qu'ils tirent l'idée d'un ordre cosmique universel,
fondé sur le transfert cumulatif d'énergie masculine par la
domination alimentaire. L'animal (mâle) se chasse, se cuisine, se
consomme et son énergie masculine se transfère aux chasseurs, à
condition encore une fois que le Ciel, qui préside à tous les
transferts d'énergie, l'agrée. Il en va de même pour les «
barbares » (les animaux chassés vivent dans les mêmes lieux que
lesdits « barbares »), qui sont proprement chassés, cuisinés
(l'oreille gauche est coupée et cuite) et consommés.
C'est sur ce fondement
que va se déployer le régime des peines dans la Chine féodale, où
il n'est pas rare de voir un ministre accusé de faute grave
(c'est-à-dire, dans l'ordre masculin, de démesure), tué sur
l'ordre de son prince, puis cuisiné et servi au repas princier.
La succession princière
obéit au même principe, adapté à la personne exceptionnelle du
prince : non content de devoir procéder aux mêmes rituels
d'accumulation énergétique masculine que son prédécesseur, le
prince doit en outre, après sa mort, se nourrir des chairs de son
cadavre : il montre ainsi qu'il est digne de prendre sa place.
Le cannibalisme
masculin chinois n'a rien d'hédoniste. Son horreur est à la hauteur
de la transgression qu'il réalise, mais c'est cette
transgression qui rend possible la persistance d'un ordre masculin du
monde, tout en flux d'énergie masculine, dont le
mouvement ascendant converge vers l'homme suprême qu'est le
prince.
Tout cela constitue un
édifice complexe, fragile, mais nécessaire, puisqu'il n'est pas
possible aux hommes d'asseoir autrement leur domination sur une
société initialement tenue par les femmes. Les hommes ne peuvent
dominer sans mobiliser leurs valeurs masculines ancestrales tournées
vers la mort, contre les valeurs féminines tournées vers la vie.
Tel est le blocage culturel de la civilisation chinoise. Moyennant
l'horreur de multiples transgressions assumées et purifiées par le
Ciel (sic), les hommes
sont néanmoins en mesure de construire une organisation sociale
masculine.
Cette organisation
n'est pas familiale, mais politique.
La politique est donc l'invention des hommes pour masculiniser
la société chinoise, qui fonctionnait auparavant comme une famille
élargie. Le noyau originaire de la politique est la maison
commune masculine, qui a survécu à la disparition du matriarcat
et de la domination féminine, avec ses jeux de mise, l'opposition
agonistique de ses groupements internes, et son principe
hiérarchique.
La
mainmise des hommes sur la fécondité leur ayant permis de devenir
maîtres du domaine familial à la place des femmes, désormais
ce sont les femmes qui transitent (avec flottement
de la relation du nom de famille au domaine, puisque ce sont
encore les femmes qui donnent leur nom à tous leurs enfants). Chacun des
grands domaines, qui abritent les grandes familles, se dote d'un
chef de famille, dont le pouvoir ne perdure que par la rivalité
qu'il entretient avec les chefs de famille des domaines voisins,
c'est-à-dire par l'extension du schéma relationnel propre à la
maison commune masculine aux relations inter-familiales.
La féodalité se
construit sur la base d'une organisation hiérarchique des chefs de
famille, qui rivalisent entre eux à l'occasion de joutes festives,
mais aussi lors de chasses à l'homme. La rivalité masculine est
au fondement de l'économie politique.
- Les joutes :
Les
joutes incorporent le principe qui présidait au don féminin tel
qu'il se pratiquait au néolithique lors des fiançailles, principe
selon lequel le fiancé qui recevait un cadeau de sa future femme,
s'offrait en retour à elle : le chef de famille le plus puissant, le
prince, est doté du pouvoir féminin ; par principe, il est celui
qui donne et les autres chefs de famille sont ceux qui reçoivent et
qui, de ce fait, s'offrent à lui.
Les joutes sont de
pures épreuves de force, dont le prince est le juge et distribue les
prix.
- Chasses à l'homme et chasses aux bêtes sauvages :
La mise, essentielle
dans les jeux sociaux masculins du néolithique, disparaît de cette
nouvelle activité ludique propre aux hommes qu'est la joute, mais on
la retrouve, radicalement transformée, dans la chasse, sous la forme
d'un butin
: tout ce que peuvent gagner les chefs de famille lors des
chasses à l'homme revient de droit au prince, et le prince, qui est
l'attributaire de tous les gains acquis aux marges des domaines
familiaux, procède à une redistribution en fonction de la valeur de
chacun.
L'ancêtre de la
monnaie, qui apparaît dans la
période féodale, n'est que collections d'oreilles gauches,
de peaux et d'armes fondues en chaudrons gravés, célébrant les
victoires princières. La monnaie est le produit de la guerre.
Avec les progrès de l'aménagement du territoire, désormais à
l'initiative du seul prince, ce sont les surplus provenant de
la mise en culture de nouvelles terres qui lui sont attribués
de surcroît. Il est désormais capable de réguler les pénuries
relatives entre les différents domaines par le biais de la
redistribution.
***
Les illustrations de cet article sont presque toutes issues d'un fonds
iconographique maoïste familial (1974). Incapable de lire les
idéogrammes chinois, je ne peux vous renseigner davantage sur leurs
talentueux auteurs. Je m'en excuse.
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