LA
PISTE ITALIENNE
Détail
du portrait de Castiglione par son ami Raphaël (1514 - 1515
probablement).
Sous
l'effet sans doute de ma récente lecture de Castiglione, qui m'a
fait une profonde impression, il m'a semblé en découvrir
l'influence dans l'œuvre la plus célèbre de Mme de La Fayette, La
princesse de Clèves.
Pour tout vous dire, j'y ai même vu une sorte de trope
de développement des
chapitres 65 à 70 du troisième livre du Courtisan,
enrichi des apports de divers autres passages...
Ce
rapprochement qui peut vous sembler hasardé, est pourtant plus
légitime qu'il n'y paraît : Le
livre du courtisan est «
[l']un des livres les plus lus et les plus cités dans l'Europe
entière » (Silvia D'Amico, conférence à l'Université de Savoie,
le 18 mars 2014). Il constitue le « classique » des XVIème et
XVIIème siècles, que toute personne cultivée, comme le sont Mme de
La Fayette, son grand ami La Rochefoucauld et les autres membres de
leurs différents cercles, se doit d'avoir lu, voire médité et
commenté. S'il fournit le modèle de
la dame et de l'homme
de palais qui va prédominer dans toutes les cours d'Europe jusqu'à
la Révolution française, les longues pages qu'il consacre à
l'amour ont, quant à elles, inspiré et nourri toutes les réflexions
qui ont pu être faites à ce sujet dans les deux siècles qui ont
suivi sa parution, et l'on sait que la thématique de l'amour est
centrale dans le courant précieux, auquel doit beaucoup La
princesse de Clèves.
Par
ailleurs, et j'espère revenir sur ce point dans un prochain article,
Le livre du
courtisan est, à ma
connaissance, le premier ouvrage de
culture européenne à défendre
l'égalité des sexes avec des arguments puissants et longuement
développés.
Les
quatre livres qui le composent, reconstituent quatre soirées
mondaines chez la duchesse d'Urbino, la spirituelle et charismatique
Elisabetta Gonzaga, au cours desquelles, à tour de rôle et sous la
direction de celle-ci, des gentilshommes
dressent le portrait du parfait courtisan et sont amenés à faire
celui de la dame parfaite.
Elisabetta
Gonzaga, peinte par Raphaël (1504 - 1505 env.), avec, sur son front,
le bijou en forme de scorpion, évoqué assez longuement dans Le
livre du courtisan.
Le
débat est tout particulièrement enflammé sur la question de
l'attitude que doivent avoir les courtisans et les dames dans les
relations amoureuses. De ce débat
va sortir une théorie du
parfait amour,
construite autour d'un double idéal amoureux :
- l'idéal d'un mariage heureux entre deux personnes d'une très haute noblesse morale (il n'est pas question ici du tout-venant des individus), qui, s'estimant et s'appréciant de prime abord (chacun étant prévenu en faveur de l'autre du fait de sa réputation), apprennent à s'aimer et finissent par y réussir, chacun des conjoints s'ajustant à l'autre, évoluant dans le monde et s'y perfectionnant en fonction de l'autre, jusqu'à fusionner avec lui par effet de miroir en une même entité vertueuse ;
- l'idéal d'une passion amoureuse qui, née d'un coup de foudre, attire irrésistiblement vers l'autre, mais prend la forme raffinée du secret gardé sur les élans intimes provoqués par Éros, secret qui, poussé à l'extrême, va jusqu'à faire taire à l'amant sa passion pour la personne aimée ; lorsque cet amour est réciproque, il est placé sous le signe de la contrainte et de la distance, les deux amants « tournant » l'un autour de l'autre, en une ronde où chacun poursuit et fuit l'autre en même temps.
Sentiment
marital et passion amoureuse s'opposent terme à terme : prévention
favorable vs
coup de foudre, publicité vs
secret, visibilité vs
invisibilité, fusion vs
distance ; ils ont pourtant la même finalité, celle que Castiglione
fait exposer à l'humaniste Bembo dans son quatrième livre, à
savoir l'amour
platonicien, revu à
la lumière du néoplatonisme
théiste italien :
le couple idéal, qu'il soit celui du sentiment marital ou celui de
la passion amoureuse, est voué, par la force des choses (la mort), à
se séparer. Chacun des amants doit se préparer à cette séparation
définitive, (1)
d'abord, lors d'une séparation provisoire, en idéalisant l'autre,
en ornant sans cesse son image de nouvelles perfections, (2)
puis en déplaçant son amour sur l'image idéale de l'autre (l'amour
a désormais pour objet l'être imaginaire créé par le travail
d'idéalisation, et non plus celui de chair et de sang), lorsque
l'absence se prolonge, (3)
puis en aimant cet amour de l'idéal de l'autre, (4)
enfin en reconnaissant en lui la charité
chrétienne qui
anime Dieu lui-même à son égard (Dieu s'aime dans le Christ) et à
l'égard de la créature, bref en communiant autant que possible avec
Dieu, de façon à préparer et à gagner, après la mort, la
félicité éternelle. Sentiment marital et passion amoureuse
conduisent donc au pur
amour, que Platon,
dans son Banquet,
a conceptualisé le premier, et ils y conduisent du fait de
l'intensité des sentiments positifs, altruistes et généreux qu'ils
suscitent : l'amour conduit à Dieu, car il est le seul sentiment
humain qui ne soit pas égoïste, qui fasse passer l'autre avant soi.
Il est difficile, dès lors, de ne pas déchoir par rapport à la
finalité supérieure du sentiment marital et de la passion amoureuse
: épurer ses sentiments, ne pas se laisser piéger par les soucis
quotidiens dans le mariage, ne pas céder à la force animale qui
pousse les sexes l'un vers l'autre, c'est l'affaire d'une très haute
vertu.
Si
les quelques chapitres du Courtisan consacrés au parfait
amour ne tracent qu'une légère esquisse de leur sujet, le roman de
Mme de La Fayette transforme l'esquisse en tableau et peint avec tous
les moyens de la fiction, la vie amoureuse d'une personne
suffisamment vertueuse pour passer avec succès les épreuves de la
transfiguration du sentiment marital et de la passion amoureuse en
pur amour. Dans Le courtisan, les protagonistes multiplient
les questions, pour tenter de visualiser l'objet de leur conversation
; cette démarche est souvent vaine, notamment parce que les mots
vont trop vite sur des points trop importants. Le roman hérite du
Courtisan ce souci de visualiser, d'appréhender concrètement
ce que peut être la vie amoureuse d'une personne d'une vertu
accomplie, et puisque Le courtisan affirme à de nombreuses
reprises qu'elle est plus difficile à mener pour les femmes que pour
les hommes, et qu'elles sont plus honorables d'y réussir du moins un
peu, le roman choisit la difficulté et centre son récit sur un
personnage féminin.
Trois
hommes gravitent autour de celle qui va rapidement prendre le titre
et le nom de princesse de Clèves :
- le prince de Clèves en tombe amoureux le premier, trouve à se marier avec elle, mais n'en est pas aimé avec la même force et meurt de désespoir ;
- le chevalier de Guise en tombe amoureux le second, ne parvient pas à se faire aimer en retour, et finit par renoncer à son amour, non sans panache ;
- le duc de Nemours est le troisième à tomber amoureux, à aimer la princesse d'un amour cette fois partagé, mais rendu impossible par la mort du prince.
Sentiment
marital, passion amoureuse et pur amour : tous les aspects du parfait
amour castiglionien se trouvent présents dans La
princesse de Clèves.
En effet, Mme de La Fayette met en scène, d'une part, le sentiment
marital (celui que ressent l'héroïne pour son mari, celui que son
mari ressent aussi pour elle, mais qui est parasité par la passion
amoureuse qui le consume par ailleurs), la passion amoureuse d'autre
part (celle qu'éprouvent les trois hommes qui orbitent autour de
l'héroïne, et celle qu'éprouve l'héroïne pour un seul d'entre
eux, qui n'est pas son mari), le pur amour enfin (de façon très
elliptique, dans les dernières pages du roman, lorsque l'héroïne a
pris définitivement le parti de se retirer du monde). La majeure
partie du roman est consacrée au conflit
entre le sentiment marital et la passion amoureuse : l'un fait
obstacle à l'autre et tous deux doivent s'effacer au profit du pur
amour. Voilà comment Madame de La Fayette entrevoit le cours de la
vie amoureuse de son héroïne vertueuse selon le canon
castiglionien. C'est une vie qui ne trouve l'apaisement qu'après
s'être consumée dans le feu des émotions contrariées.
Scène
de l'aveu dans La
princesse de Clèves.
Il
y aurait sans doute eu d'autres scénarios possibles que celui que
retient l'auteure, mais il a l'intérêt de se conformer à une idée
importante du Courtisan,
selon laquelle la vertu des femmes est plus élevée que celle des
hommes (j'en ai parlé plus haut), selon laquelle encore les femmes
sont à elles-mêmes leur fin, tandis que les hommes trouvent la leur
dans le fait de concourir à celle des femmes et de lui permettre de
s'élever et de s'épurer : de s'idéaliser. Cette idée qui prend
corps dans le roman, les personnages n'en ont pas conscience et si
les trois rivaux, par leur lutte pour obtenir ses faveurs,
contribuent grandement à l'ascension
spirituelle de la
princesse, si, l'aimant pour sa vertu et ses perfections, ils
exercent sur elle une sorte de pression, la poussant à devenir
toujours plus digne de cet amour, en devenant toujours plus vertueuse
et plus parfaite, c'est bien malgré eux.
L'un
d'eux échappe néanmoins à la mort et au désespoir. N'étant ni le
mari ni l'aimé, le chevalier de Guise est susceptible de jouer le
rôle de l'amant bembien qui, éloigné de l'objet de son amour,
parvient
à le sublimer.
Le chevalier de Guise est en quelque sorte la version masculine de
l'héroïne, son contrepoint. Ne pouvant espérer de retour à son
amour, le chevalier cherche à le sublimer dans de hauts faits
guerriers au service de Dieu (il va s'illustrer au cours de la
première et de la deuxième guerre de religion) et s'impose une
forme de plus en plus épurée de sacrifice de soi pour l'objet de sa
foi (et non plus de sa passion).
UN
ROMAN FÉMININ
La
princesse de Clèves
se situe « dans les dernières années du règne de Henri Second »,
et c'est parce qu'elle y voit le sommet de la vie de cour à la
française et la plus grande concentration de dames et de courtisans
possédant les vertus aristocratiques à un très haut degré, que Madame de La Fayette choisit d'y mettre en scène
son idéal amoureux. Proche de la cour d'Urbino, dont la vie
culturelle est animée par la duchesse et ses courtisanes,
elle est en outre marquée par l'importance de la présence féminine
: Madame de Valentinois tient le roi par le cœur, Catherine de
Médicis, la reine, manœuvre les partis politiques, Marie Stuart
devient la Dauphine, donc un personnage majeur, en épousant
l'héritier présomptif de la couronne. Chacune possède sa cour, se
partage l'ensemble des beaux esprits féminins et reçoit les
hommages de ceux de l'autre sexe. Pour Madame de La Fayette, c'est la
cour tenue par Marie Stuart qui est la plus susceptible d'abriter
l'épanouissement d'une haute vertu féminine.
Bal
à la cour des Valois, peinture de Wladyslaw Bakalowicz (1870).
Encore
fallait-il pour cela que la jeune personne vertueuse apparût à la
cour bien armée et parfaitement avertie de ses illusions et de ses
dangers, et ceci grâce à sa mère, qui lui en a révélé tous les
secrets. Mariée depuis peu, évoluant dans ce lieu semé de périls,
l'héroïne en est bientôt séparée par la mort : désormais elle
doit assumer seule son lot, un lot transmis de femme à femme, et
tenter de se conformer à l'injonction maternelle, injonction à
vivre une vie digne d'être vécue, c'est-à-dire une vie vertueuse.
Car le respect pour la mère en tant qu'éducatrice précède celui
dû à l'époux. Point de père ici pour tenir ce rôle et voilà
encore une raison de dire que le roman donne une place centrale aux
femmes et à leurs relations.
Mais
le sujet premier du roman est bien cette cour fortement féminisée :
l'héroïne n'en est le personnage principal que parce qu'elle en
incarne l'excellence. Pour atteindre la princesse de Clèves, le
récit passe par la cour, dont la description ouvre le roman, et il y
retourne à plusieurs reprises, en faisant de ses petits et grands
événements le décor de la vie de l'héroïne. Ces retours
fournissent l'occasion de quelques digressions en lien plus ou moins
direct avec l'intrigue principale : du récit moralisateur de cette
dame endeuillée, qui se promet secrètement à plusieurs amants, au
récit historique du tournoi où le roi perd la vie, Madame de La
Fayette s'essaye à quelques pièces de circonstance. Ce sont autant
de bouffées d'air frais qui rendent moins oppressante l'atmosphère
confinée que respire l'héroïne aux prises avec ses choix
cornéliens.
Son
statut d'héroïne, elle le doit essentiellement à son caractère de
personnage tragique. Car dans l'ensemble, La princesse de
Clèves se présente comme la transposition romanesque d'une
tragédie. Aucun des personnages ne maîtrise la fatalité qui le
captive en ses nœuds et l'amène malgré lui à un dénouement,
auquel il pense toujours pouvoir échapper. Mme de Clèves est
perpétuellement la proie de ces dilemmes où s'agite le personnage
central de la tragédie, celui à qui l'on s'identifie, sur lequel
l'on projette ses propres émotions, quand il subit les injonctions
contraires de deux droits également légitimes. Ici, l'héroïne est
placée dans une situation telle que s'appliquent simultanément et
de façon contradictoire le droit civil du mariage et le droit
naturel de la passion amoureuse. Sa fin est tragique au sens où elle
parvient à sortir de cette contradiction, en choisissant de se
soumettre à un autre droit, qui est celui de la mort, non pas la
mort de la tragédie grecque, mais la mort chrétienne qui fait
s'élever jusqu'à la béatitude.
Références
:
Marie-Madeleine
Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette, La princesse de
Clèves, 1678.
Baldassare
Castiglione, comte de Novellata, Il libro del cortegiano,
1528.
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