J'ai lu un certain
nombre de ces témoignages de violences sexuelles qui inondent
actuellement les blogs et les réseaux sociaux. J'en ai lu beaucoup,
et même trop ; de savoir que j'aurais pu en lire beaucoup plus me
paraît proprement effrayant.
J'ai à mon tour
témoigné, dans un lieu où mon témoignage est allé s'agréger à
d'autres, tous révélateurs de la même violence, de la même œuvre
de terreur, exercée par les hommes sur toutes les femmes.
Dans un premier temps,
je ne comptais par faire ce travail de parole ; je me sentais moins
concernée par la question que d'autres, que celles qui confiaient le
récit de vécus terriblement douloureux. Mais je me suis aperçue
que je fonctionnais finalement comme ces « hommes de bonne volonté
», qui régulièrement redécouvrent les violences sexuelles et
s'étonnent à l'envi de l'ampleur et de la gravité du phénomène,
que, comme eux, je passais beaucoup de temps à nier, à relativiser,
à minimiser et à forclore ce fait social majeur, qui pourtant
affecte ma vie personnelle, que, ce faisant, je participais d'une
certaine façon à cet aveuglement collectif, qui fait qu'une société
peut ne pas voir ce qui est pourtant sous ses yeux.
Cependant ce blog n'est
pas un espace de témoignage. Je ne m'y livre pas ou le moins
possible. Il est moins un lieu où je parle, qu'un lieu où je fais
entendre d'autres voix, qui disent mieux et plus légitimement ce que
je pense, ce qui me paraît intéressant et important.
Aujourd'hui, à propos
de violences sexuelles, j'ai donc fait le choix de vous faire
entendre une autre voix que la mienne, celle d'une femme en train de
« balancer son porc », qui cherche à se faire entendre et qu'on
tente de faire taire.
Cette femme, c'est la
toute jeune Marianne du roman de Marivaux, enfant trouvé et
recueilli par un curé de village et sa sœur, qui se retrouve très
vite privée de ces deux figures protectrices, livrée à elle-même
et perdue dans cette grande ville inconnue et dangereuse qu'est
Paris. Son « porc » (j'aurais préféré un autre terme, mais je le
conserve pour la clarté et choisis peut-être un peu paresseusement
de commencer ma réforme linguistique antispéciste une autre fois),
c'est M. de Climal, aristocrate fort dévot, qui a accepté, par
charité, de devenir son protecteur, et qui s'avère être un
tartuffe et un libertin. Quant à celui dont elle veut se faire
entendre, c'est un prêtre, le père Saint-Vincent, directeur de
conscience de M. de Climal, à qui il l'a confiée.
Virginie Ledoyen, gracieuse et adorable Marianne chez Benoît Jacquot (1995). |
Je trouve que ce texte
rend bien tout ce qu'une victime de harcèlement sexuel peut entendre
quand elle témoigne, qu'il donne à voir avec finesse les mécanismes
auxquels celui ou celle à qui elle se confie recourt pour ne pas
entendre, pour ne pas modifier sa vision du monde. Certaines d'entre
vous me diront peut-être qu'il n'est pas très judicieux, dans un
moment de libération de la parole féminine, de lui substituer une
voix d'homme faisant parler un personnage féminin. Cependant il est
intéressant de constater qu'un homme (talentueux) qui choisit
d'adopter le point de vue de l'autre sexe, sait parfaitement,
contrairement à ce que beaucoup d'hommes affirment, ce qu'est le
vécu des femmes : domination, violence, harcèlement et
culpabilisation, tout comme il sait parfaitement comment s'exerce le
pouvoir masculin, qu'il n'ignore aucun de ses rouages (solidarité
masculine, autorité de la parole masculine, moindre poids de celle
des femmes, report de la culpabilité sur la victime, victimisation,
passivité, injonction au silence...) et sait les faire jouer.
Le père Saint-Vincent confie Marianne à la charité de M. de Climal. |
Extrait de La vie de
Marianne ou les aventures de Madame la comtesse de ***, roman
inachevé de Marivaux, écrit à partir de 1728 et publié de 1731 à
1742 :
(Marianne
vient de rejeter les offres de M. de Climal qui voulait faire d'elle
sa maîtresse. Privée de toutes ressources, elle se rend chez le
père Saint-Vincent.)
" J’arrive enfin dans
un abattement que je ne saurais exprimer ; je demande le religieux,
et on me mène dans une salle en dehors où l’on me dit qu’il est
avec une autre personne ; et cette personne, madame, admirez ce coup
de hasard, c’est M. de Climal, qui rougit et pâlit tour à tour en
me voyant, et sur lequel je ne jetai non plus les yeux que si je ne
l’avais jamais vu.
Ah ! c’est vous,
mademoiselle, me dit le religieux ; approchez, je suis bien aise que
vous arriviez dans ce moment ; c’est de vous dont nous nous
entretenons ; mettez-vous là.
Non, mon père, reprit
aussitôt M. de Climal en prenant congé du religieux ; souffrez que
je vous quitte. Après ce qui est arrivé, il serait indécent que je
restasse : ce n’est pas assurément que je sois fâché contre
mademoiselle ; le ciel m’en préserve ; je lui pardonne de tout mon
cœur et, bien loin de me ressentir de ce qu’elle a pensé de moi,
je vous jure, mon père, que je lui veux plus de bien que jamais, et
que je rends grâces à Dieu de la mortification que j’ai essuyée
dans l’exercice de ma charité pour elle : mais je crois que la
prudence et la religion même ne me permettent plus de la voir.
Et cela dit, mon homme
salua le père, et, qui pis est, me salua moi-même les yeux
modestement baissés, pendant que de mon côté je baissais la tête.
Et il allait se retirer quand le religieux, l’arrêtant par le bras
: Non, mon cher monsieur, non, lui dit-il, ne vous en allez pas, je
vous conjure, écoutez-moi. Oui, vos dispositions sont très
louables, très édifiantes ; vous lui pardonnez, vous lui souhaitez
du bien, voilà qui est à merveille ; mais remarquez que vous ne
vous proposez plus de lui en faire, que vous l’abandonnez malgré
le besoin qu’elle a de votre secours, malgré son offense qui
rendrait ce secours si méritoire, malgré cette charité que vous
croyez encore sentir pour elle, et que vous vous dispensez pourtant
d’exercer : prenez-y garde, craignez qu’elle ne soit éteinte.
Vous remerciez Dieu, dites-vous, de la petite mortification qu’il
vous a envoyée ; eh bien ! voulez-vous la mériter, cette
mortification qui est en effet une faveur ? voulez-vous en être
vraiment digne ? redoublez vos soins pour cette pauvre enfant
orpheline qui reconnaîtra sa faute, qui d’ailleurs est jeune, sans
expérience, à qui on aura peut-être dit qu’elle avait quelques
agréments, et qui, par vanité, par timidité, par vertu même, aura
pu se tromper à votre égard. N’est-il pas vrai, ma fille ? Ne
sentez-vous pas le tort que vous avez eu avec monsieur, à qui vous
devez tant, et qui, bien loin de vous regarder autrement que selon
Dieu, n’a voulu, par les saintes affections qu’il vous a
témoignées, par ses douces et pieuses invitations, que vous engager
vous-même à fuir ce qui pouvait vous égarer ? Dieu soit béni
mille fois de vous avoir aujourd’hui conduite ici ! C’est à vous
à qui il la ramène, mon cher monsieur, vous le voyez bien. Allons,
ma fille, avouez votre faute ; repentez-vous-en dans l’abondance de
votre cœur, et promettez de la réparer à force de respect, de
confiance et de reconnaissance ; avancez, ajouta-t-il, parce que je
me tenais éloignée de M. de Climal.
Eh ! monsieur,
m’écriai-je alors en adressant la parole à ce faux dévot, est-ce
que c’est moi qui ai tort ? comment pouvez-vous me l’entendre
dire ? hélas ! Dieu sait tout ; qu’il nous rende justice. Je n’ai
pu m’y tromper, vous le savez bien aussi. Et je fondis en larmes en
finissant ce discours.
M. de Climal, tout
intrépide tartufe qu’il était, ne put le soutenir. Je vis
l’embarras se peindre sur son visage ; il ne put pas même le
dissimuler ; et dans la crainte que le religieux ne le remarquât et
n’en conçût quelque soupçon contre lui, il prit son parti en
habile homme : ce fut de paraître naïvement embarrassé, et
d’avouer qu’il l’était.
Ceci me déconcerte,
dit-il avec un air de confusion pudique, je ne sais que répondre ;
quelle avanie ! Ah ! mon père, aidez-moi à supporter cette épreuve
; cela va se répandre, cette pauvre enfant le dira partout ; elle ne
m’épargnera pas. Hélas ! ma fille, vous serez pourtant bien
injuste ; mais Dieu le veut. Adieu, mon père ; parlez-lui, tâchez
de lui ôter cette idée-là, s’il est possible ; il est vrai que
je lui ai marqué de la tendresse, elle ne l’a pas comprise :
c’était son âme que j’aimais, que j’aime encore, et qui
mérite d’être aimée. Oui, mon père, mademoiselle a de la vertu,
je lui ai découvert mille qualités ; et je vous la recommande,
puisqu’il n’y a pas moyen de me mêler de ce qui la regarde.
Après ces mots, il se
retira, et ne salua cette fois-ci que le religieux, qui, en lui
rendant son salut, avait l’air incertain de ce qu’il devait
faire, qui le conduisit des yeux jusqu’à sa sortie de la salle, et
qui, se retournant ensuite de mon côté, me dit presque la larme à
l’œil : Ma fille, vous me fâchez, je ne suis point content de
vous ; vous n’avez ni docilité ni reconnaissance ; vous n’en
croyez que votre petite tête, et voilà ce qui en arrive. Ah !
l’honnête homme ! quelle perte vous faites ! Que me demandez-vous
à présent ? Il est inutile de vous adresser à moi davantage, très
inutile : quel service voulez-vous que je vous rende ? J’ai fait ce
que j’ai pu ; si vous n’en avez pas profité, ce n’est pas ma
faute, ni celle de cet homme de bien que je vous avais trouvé, et
qui vous a traitée comme si vous aviez été sa propre fille ; car
il m’a tout dit : habits, linge, argent, il vous a fourni de tout,
vous payait une pension, allait vous la payer encore, et avait même
dessein de vous établir, à ce qu’il m’a assuré ; et parce
qu’il n’approuve pas que vous voyiez son neveu, qui est un jeune
homme étourdi et débauché, parce qu’il veut vous mettre à
l’abri d’une connaissance qui vous est très dangereuse, et que
vous avez envie d’entretenir, vous vous imaginez par dépit qu’un
homme si pieux et si vertueux vous aime, et qu’il est jaloux ; cela
n’est-il pas bien étrange, bien épouvantable ? Lui jaloux ! lui
vous aimer ! Dieu vous punira de cette pensée-là, ma fille ; vous
ne l’avez prise que dans la malice de votre cœur, et Dieu vous en
punira, vous dis-je.
Je pleurais pendant
qu’il parlait. Ecoutez-moi, mon père, lui répondis-je en
sanglotant ; de grâce, écoutez-moi.
Eh bien ! que me
direz-vous ? répondit-il ; qu’aviez-vous affaire de ce jeune homme
? pourquoi vous obstiner à le voir ? Quelle conduite ! Passe encore
pour cette folie-là, pourtant ; mais porter la mauvaise humeur et la
rancune jusqu’à être ingrate et méchante envers un homme si
respectable, et à qui vous devez tant : que deviendrez-vous avec de
pareils défauts ? Quel malheur qu’un esprit comme le vôtre ! oh !
en vérité, votre procédé me scandalise. Voyez, vous voilà d’une
propreté admirable ; qui est-ce qui dirait que vous n’avez point
de parents ? et quand vous en auriez, et qu’ils seraient riches,
seriez-vous mieux accommodée que vous l’êtes ? peut-être pas si
bien, et tout cela vient de lui apparemment. Seigneur ! que je vous
plains ! il ne vous a rien épargné… Eh ! mon père, vous avez
raison, m’écriai-je encore une fois ; mais ne me condamnez pas
sans m’entendre. Je ne connais point son neveu, je ne l’ai vu
qu’une fois par hasard, et ne me soucie point de le revoir, je n’y
songe pas ; quelle liaison aurais-je avec lui ? Je ne suis point
folle, et M. de Climal vous abuse ; ce n’est point à cause de cela
que je romps avec lui, ne vous prévenez point. Vous parlez de mes
hardes, elles ne sont que trop belles ; j’en ai été étonnée, et
elles vous surprennent vous-même ; tenez, mon père, approchez,
considérez la finesse de ce linge ; je ne le voulais pas si fin au
moins ; j’avais de la peine à le prendre, surtout à cause des
manières qu’il avait eues avec moi auparavant ; mais j’ai eu
beau lui dire : je n’en veux point, il s’est moqué de moi, et
m’a toujours répondu : Allez vous regarder dans un miroir, et
voyez après si ce linge est trop beau pour vous. Oh ! à ma place,
qu’auriez-vous pensé de ce discours-là, mon père ? dites la
vérité : si M. de Climal est si dévot, si vertueux, qu’a-t-il
besoin de prendre garde à mon visage ? que je l’aie beau ou laid,
de quoi s’embarrasse-t-il ? D’où vient aussi qu’en badinant il
m’a appelée friponne dans son carrosse, en m’ajoutant à
l’oreille d’avoir le cœur plus facile, et qu’il me laissait le
sien pour m’y encourager ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quand on
n’est que pieux, parle-t-on du cœur d’une fille, et lui
laisse-t-on le sien ? lui donne-t-on des baisers comme il a encore
tâché de m’en donner un dans ce carrosse ?
Un baiser, ma fille,
reprit le religieux, un baiser ! vous n’y songez pas ! comment donc
! savez-vous bien qu’il ne faut jamais dire cela, parce que cela
n’est point ? Qui est-ce qui vous croira ? Allez, ma fille, vous
vous trompez, il n’en est rien, il n’est pas possible ; un baiser
! quelle vision ! ce pauvre homme ! C’est qu’on est cahoté dans
un carrosse, et que quelque mouvement lui aura fait pencher sa tête
sur la vôtre ; voilà tout ce que ce peut être, et ce que, dans
votre chagrin contre lui, vous aurez pris pour un baiser : quand on
hait les gens, on voit tout de travers à leur égard.
Eh ! mon père, en
vertu de quoi l’aurais-je haï alors ? répondis-je. Je n’avais
point encore vu son neveu, qui est, dit-il, la cause que je suis
fâchée contre lui, je ne l’avais point vu : et puis, si je
m’étais trompée sur ce baiser que vous ne croyez point, M. de
Climal, dans la suite, ne m’aurait pas confirmée dans ma pensée ;
il n’aurait pas recommencé chez Mme Dutour, ni tant manié, tant
loué mes cheveux dans ma chambre, où il était toujours à me tenir
la main qu’il approchait à chaque instant de sa bouche ; en me
faisant des compliments dont j’étais toute honteuse.
Mais… mais que me
venez-vous conter, mademoiselle ? Doucement donc, doucement, me
dit-il d’un air plus surpris qu’incrédule : des cheveux qu’il
touchait, qu’il louait ? M. de Climal, lui ! je n’y comprends
rien ; à quoi rêvait-il donc ? Il est vrai qu’il aurait pu se
passer de ces façons-là ; ce sont de ces distractions qui ne sont
pas convenables, je l’avoue ; on ne touche point aux cheveux d’une
fille : il ne savait pas ce qu’il faisait ; mais n’importe :
c’est un geste qui ne vaut rien. Et ma main qu’il portait à sa
bouche, répondis-je, mon père, est-ce encore une distraction ?
Oh ! votre main,
reprit-il, votre main, je ne sais pas ce que c’est : il y a mille
gens qui vous prennent par la main quand ils vous parlent, et c’est
peut-être une habitude qu’il a aussi ; je suis sûr qu’à
moi-même, il m’est arrivé mille fois d’en faire autant.
À la bonne heure, mon
père, repris-je ; mais quand vous prenez la main d’une fille, vous
ne la baisez pas je ne sais combien de fois ; vous ne lui dites pas
qu’elle l’a belle, vous ne vous mettez pas à genoux devant elle,
en lui parlant d’amour.
Ah ! mon Dieu !
s’écria-t-il, ah ! mon Dieu ! petite langue de serpent que vous
êtes, taisez-vous. Ce que vous dites est horrible, c’est le démon
qui vous inspire, oui, le démon ; retirez-vous, allez-vous-en, je ne
vous écoute plus ; je ne crois plus rien, ni les cheveux, ni la
main, ni les discours : faussetés que tout cela ! laissez-moi. Ah !
la dangereuse petite créature ! elle me fait frayeur, voyez ce que
c’est ! Dire que M. de Climal, qui mène une vie toute pénitente,
qui est un homme tout en Dieu, s’est mis à genoux devant elle pour
lui tenir des propos d’amour ! Ah ! Seigneur, où en sommes-nous !
Ce qu’il disait
joignant les mains, en homme épouvanté de mon discours, et qui
éloignait tant qu’il pouvait une pareille idée, dans la crainte
d’être tenté d’examiner la chose.
En vérité, mon père,
lui répondis-je toute en larmes, et excédée de sa prévention,
vous me traitez bien mal, et il est bien affligeant pour moi de ne
trouver que des injures où je venais chercher de la consolation et
du secours. Vous avez connu la personne qui m’a menée à Paris, et
qui m’a élevée ; vous m’avez dit vous-même que vous l’estimiez
beaucoup, que sa vertu vous avait édifié. C’est à vous qu’elle
s’est confessée à sa mort ; elle ne vous aura pas parlé contre
sa conscience, et vous savez ce qu’elle vous a dit de moi ; vous
pouvez vous en ressouvenir ; il n’y a pas si longtemps que Dieu me
l’a ôtée, et je ne crois pas, depuis qu’elle est morte, que
j’aie rien fait qui puisse vous avoir donné une aussi mauvaise
opinion de moi que vous l’avez : au contraire, mon innocence et mon
peu d’expérience vous ont fait compassion, aussi bien que
l’épouvante où vous m’avez vue ; et cependant vous voulez que
tout d’un coup je sois devenue une misérable, une scélérate, et
la plus indigne, la plus épouvantable fille du monde ! Vous voulez
que, dans la douleur et dans les extrémités où je suis, un homme
avec qui je n’ai été qu’une heure par accident, et que je ne
verrai jamais, m’ait rendue si amoureuse de lui et si passionnée,
que j’en aie perdu tout bon sens et toute conscience, et que j’aie
le courage et même l’esprit d’inventer des choses qui font
frémir, et de forger des impostures affreuses pour lui, contre un
autre homme qui m’aiderait à vivre, qui pourrait me faire tant de
bien, et que je serais si intéressée à conserver, si ce n’était
pas un libertin qui fait semblant d’être dévot, et qui ne me
donne rien que dans l’intention de me rendre en secret une
malhonnête fille !
Ah ! juste ciel, comme
elle s’emporte ! Que dit-elle là ? Qui a jamais rien ouï de
pareil ? cria-t-il en baissant la tête, mais sans m’interrompre.
Et je continuai.
Oui, mon père, il ne
tâche qu’à cela : voilà pourquoi il m’habille si bien. Qu’il
vous conte ce qu’il lui plaira, notre querelle ne roule que
là-dessus. Si j’avais consenti à sortir de l’endroit où je
suis, et à me laisser mener dans une maison qu’il devait meubler
magnifiquement, et où il prétendait me mettre en pension chez un
homme à lui, qui est, dit-il, un solliciteur de procès [personne
habilitée à solliciter pour autrui, à faire les démarches à sa
place, dans un procès ou une affaire], et à qui il aurait fait
accroire que j’étais sa parente arrivée de la campagne voyez ce
que c’est, et la belle dévotion !…
Hem ! comment ? reprit
alors le religieux en m’arrêtant, un solliciteur de procès,
dites-vous ? Est-il marié ?
Oui, mon père, il
l’est, répondis-je ; un solliciteur de procès qui n’est pas
riche, chez qui j’aurais appris à danser, à chanter, à jouer sur
le clavecin ; chez qui j’aurais été comme la maîtresse par le
respect qu’on m’aurait fait rendre, et dont la femme me serait
venue prendre demain où je demeure ; et si j’avais voulu la
suivre, et que je n’eusse point refusé de recevoir, pas plus tard
que demain aussi, je ne sais combien de rentes, cinq ou six cents
francs, je pense, par un contrat, seulement pour commencer ; si je ne
lui avais pas témoigné que toutes ses propositions étaient
horribles, il ne m’aurait pas reproché, comme il a fait, et les
louis d’or qu’il m’a donnés, que je lui rendrai, et ces hardes
que je suis honteuse d’avoir sur moi, et dont je ne veux pas
profiter, Dieu m’en préserve ! Il ne vous dira pas non plus que je
l’ai menacé de venir vous apprendre son amour malhonnête et ses
desseins ; à quoi il a eu le front de me répondre que, quand même
vous les sauriez, vous regarderiez cela comme rien, comme une
bagatelle qui arrivait à tout le monde, qui vous arriverait
peut-être à vous-même au premier jour ; et que vous n’oseriez
assurer que non, parce qu’il n’y avait pas d’homme de bien qui
ne fût sujet à être amoureux, ni qui pût s’en empêcher. Voyez
si j’ai inventé ce que je vous dis là, mon père.
Mon bon Sauveur !
dit-il alors tout ému ; ah ! Seigneur ! voilà un furieux récit !
Que faut-il que j’en pense ? et qu’est-ce que nous, bonté divine
? Vous me tentez, ma fille : ce solliciteur de procès m’embarrasse,
il m’étonne, je ne saurais le nier : car je le connais, je l’ai
vu avec lui (dit-il comme à part), et cette jeune enfant n’aura
pas été deviner que M. de Climal se servait de lui, et qu’il est
marié. C’est un homme de mauvaise mine, n’est-ce pas ?
ajouta-t-il.
Eh ! mon père, je n’en
sais rien, lui dis-je. M. de Climal n’a fait que m’en parler, et
je ne l’ai vu ni lui ni sa femme. Tant mieux, reprit-il, tant
mieux. Oui, j’entends bien ; vous deviez seulement aller chez eux.
Le mari est un homme qui ne m’a jamais plu. Mais, ma fille, voilà
qui est étrange ; si vous dites vrai, à qui se fiera-t-on ?
Si je dis vrai, mon
père ! eh ! pourquoi mentirais-je ? serait-ce à cause de ce neveu ?
Eh ! qu’on me mette dans un couvent, afin que je ne le voie ni ne
le rencontre jamais.
Fort bien, dit-il
alors, fort bien : cela est bon, on ne saurait mieux parler. Et puis,
mon père, ajoutai-je, demandez à la marchande chez qui M. de Climal
m’a mise ce qu’elle pense de lui, et si elle ne le regarde pas
comme un fourbe et comme un hypocrite ; demandez à son neveu s’il
ne l’a pas surpris à genoux devant moi, tenant ma main qu’il
baisait, et que je ne pouvais pas retirer d’entre les siennes ; ce
qui a si fort scandalisé ce jeune homme, qu’il me regarde à cette
heure comme une fille perdue ; et enfin, mon père, considérez la
confusion où M. de Climal a été quand je suis entrée ici. Est-ce
que vous n’avez pas pris garde à sa mine ?
M. de Climal surpris par son neveu aux genoux de Marianne. |
Oui, me dit-il, oui, il
a rougi : vous avez raison, et je n’y comprends rien ; serait-il
possible ? J’en reviens toujours à ce solliciteur de procès,
c’est un terrible article ; et son embarras, je ne l’aime point
non plus. Qu’est-ce que c’est aussi que ce contrat ? Il est bien
pressé ! Qu’est-ce que c’est que ces meubles, et que ces maîtres
pour des fariboles ? Avec qui veut-il que vous dansiez ? Plaisante
charité, qui apprend aux gens à aller au bal ! Un homme comme M. de
Climal ! Que Dieu nous soit en aide. Mais on ne sait qu’en dire :
hélas ! la pauvre humanité, à quoi est-elle sujette ? Quelle
misère que l’homme ! quelle misère ! Ne songez plus à tout cela,
ma fille ; je crois que vous ne me trompez pas : non, vous n’êtes
pas capable de tant de fausseté ; mais n’en parlons plus. Soyez
discrète, la charité vous l’ordonne, entendez-vous ? Ne révélez
jamais cette étrange aventure à personne ; gardons-nous de réjouir
le monde par ce scandale, il en triompherait, et en prendrait droit
de se moquer des vrais serviteurs de Dieu. Tâchez même de croire
que vous avez mal vu, mal entendu ; ce sera une disposition d’esprit,
une innocence de pensée qui sera agréable à Dieu, qui vous
attirera sa bénédiction. Allez, ma chère enfant,
retournez-vous-en, et ne vous affligez pas (ce qu’il me disait à
cause des pleurs que je répandais de meilleur courage que je n’avais
fait encore, parce qu’il me plaignait). Continuez d’être sage,
et la Providence aura soin de vous ; j’ai affaire, il faut que je
vous quitte. Mais dites-moi l’adresse de cette marchande où vous
logez.
Hélas ! mon père, lui
répondis-je après la lui avoir dite, je n’ai plus que le reste de
cette journée-ci à y demeurer ; la pension qu’on lui payait pour
moi finit demain, ainsi je suis obligée de sortir de chez elle ;
elle s’y attend ; je ne saurai plus après où me réfugier si vous
m’abandonnez, mon père : je n’ai que vous, vous êtes ma seule
ressource.
Moi ! chère enfant !
hélas ! Seigneur, quelle pitié ! un Pauvre religieux comme moi, je
ne puis rien ; mais Dieu peut tout : nous verrons, ma fille nous
verrons ; j’y penserai. Dieu sait ma bonne volonté ; il
m’inspirera peut-être, tout dépend de lui ; je le prierai de mon
côté, priez-le du vôtre, mademoiselle. Dites-lui : Mon Dieu, je
n’espère qu’en vous. N’y manquez pas ; et moi je serai demain
sans faute à neuf heures du matin chez vous ; ne sortez pas avant ce
temps-là. Ah çà ! il est tard, j’ai affaire ; adieu, soyez
tranquille ; il y a loin d’ici chez vous : que le ciel vous
conduise. À demain.
Je le saluai sans
pouvoir prononcer un seul mot, et je partis pour le moins aussi
triste que je l’avais été en arrivant chez lui : les saintes et
pieuses consolations qu’il venait de me donner me rendaient mon
état encore plus effrayant qu’il ne me l’avait paru. "
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