Cet article prétend en
finir avec la distinction qu'on entend souvent faire ces derniers temps,
entre l'homme et l'artiste. Cette distinction, présentée par ceux
et celles qui la défendent comme indispensable, est censée
permettre au public de continuer à consommer et apprécier les
œuvres de créateurs* humainement haïssables, des hommes*
mysogynes, harceleurs, violeurs, pervers, sadiques, meurtriers,
homophobes, antisémites, racistes, que sais-je ?
Pourtant cette
distinction n'est rien moins que pertinente et ce sont les artistes
eux-mêmes qui le disent (et pour savoir pourquoi, il va falloir
vous armer de patience et lire ce looong article).
*
Je crois que cet article n'aura pas besoin de recourir à l'écriture
inclusive : je me rappelle bien quelques propos antisémites chez
Colette, mais rien de comparable à ceux d'un Céline, et pour des
écrivaines et artistes criminelles, je n'en trouve pas. Et puis vous
allez voir que la question que j'aborde ici est éminemment
masculine, qu'elle a été posée, approfondie et agitée par des
hommes par rapport à eux-mêmes.
→ CONSTRUIRE
LA FIGURE DE L'ARTISTE
À
partir du XIXème siècle, l'économie triomphante détrône la
culture, dont la
valeur n'a plus rien d'évident. Les acteurs du champ artistique,
en réaction, vont chercher à définir le rôle de l'art
et sa place au regard de l'économie,
et construire, ce faisant, un personnage qui nous est bien connu :
celui de l'artiste.
Les
prises de position de ses acteurs ont conduit le champ artistique à
se structurer en « cercles concentriques », le cercle le plus
extérieur concédant à l'économie une valeur propre et dominante,
le cercle le plus intérieur ne reconnaissant aucune valeur à
l'économie et accordant une valeur absolue à l'art.
1)
L'art moral et bourgeois
Dans cette conception,
l'économie est considérée
comme le moteur de la civilisation matérielle, mais elle doit être
secondée par la culture, porteuse quant à elle de la moralité
indispensable à la civilisation dans toute son extension. La morale
bourgeoise reste à construire et c'est à l'art qu'il incombe de
mettre en scène la vie bourgeoise telle qu'elle doit être. Une
division du travail est à instaurer au sein de la bourgeoisie, entre
les entrepreneurs et les financiers d'un côté, les artistes, les
médecins, les savants, les juristes, les prêtres de l'autre, afin
qu'elle puisse tenir durablement les rênes de la société dans son
ensemble. Et de même qu'il paraît normal aux entrepreneurs et aux
financiers de verser des honoraires aux médecins, de rétribuer les
savants et les juristes, de verser des subsides à l’Église, de
même les acteurs du champ artistique bourgeois doivent être
suffisamment « honorés » pour soutenir le train de vie de la nouvelle classe dominante. C'est cette conception qui sous-tend notamment le
roman et le théâtre bourgeois.
2)
L'art commercial
Cette vision de l'art
va beaucoup plus loin dans la tentative pour égaler la culture à
l'économie, avec l'idée révolutionnaire qu'ils ne sont pas en
contradiction, et qu'il peut exister une économie des biens
culturels, déterminant une production de masse en direction d'un
public « moyen »,
s'opposant à l'élite, à qui la culture était jusque-là destinée
(naissance du « grand public »). Cette économie culturelle
concerne, au XIXème siècle,
le seul domaine de l'édition : l'édition de masse a
vocation à constituer culturellement un groupe social (la «
classe moyenne ») ; elle doit homogénéiser ses goûts, afin que
les individus qui en font partie aient les mêmes envies de
consommation et consomment de façon uniforme les produits de masse
industriels (qu'ils soient
culturels ou purement matériels). L'idée d'un art commercial
naît après la seconde révolution industrielle (1850 environ). Elle
reste alors sans véritable suite, sans doute parce que l'effort
industriel de la seconde moitié du XIXème siècle est plus tourné
vers les biens de production que vers les biens de consommation. Il
en est tout autrement aujourd'hui : c'est cette conception de l'art
qui est à la source de tous les contenus culturels intégrant de la
publicité (programmes télévisés, jeux vidéo, films, blogs...).
3)
L'art social bourgeois,
petit-bourgeois et prolétaire
L'art se voit assigner
ici une fonction régulatrice ; il doit compenser tout ce que
le progrès économique produit de négatif dans la société. Cette
conception de l'art promeut d'abord
le paternalisme bourgeois : de grands bourgeois, entourés
d'artistes éclairés, agissent en faveur d'une plus grande justice
sociale. L'art est désormais justicier. Les œuvres produites
dans ce cadre de pensée appartiennent au courant romantique,
valorisent le sentiment contre la froideur du calcul et l'extériorité
de la technique. Autour de 1848, le
paternalisme grand-bourgeois est délaissé au profit de « l'idéal
petit-bourgeois », tel qu'il ressort notamment des écrits
proudhoniens. Les artistes de la petite-bourgeoisie entendent faire
de celle-ci la juste mesure de la société, tiraillée entre les
extrêmes prolétariens ou paysans et grand-bourgeois, le facteur
d'équilibre indispensable à une société malade de ses inégalités,
en révélant celles-ci, en détruisant la morale grande-bourgeoise
et en vantant une morale petite-bourgeoise, qu'on peut qualifier de
branche petite-bourgeoise de l'anarchisme. Après l'échec de la
révolution de 1848, l'artiste s'assigne désormais la tâche de
révéler son oppression au prolétariat et de faire triompher une
morale prolétaire. Dans le domaine de la littérature, le roman
social, qui donne à voir les misères du monde et exalte la figure
du travailleur vertueux, poursuit ce double dessein. Cette nouvelle
mission assignée à l'art s'accompagne d'une nouvelle vision de
l'artiste : un individu sans le sou, vivant en marge de la
société, souffrant de mille privations pour son art, dont il ne
peut vivre, car trop en rupture avec les valeurs bourgeoises
dominantes. C'est ce qu'on a appelé la bohème.
4)
L'art pour l'art
Dans la seconde partie
du XIXème siècle, certains artistes contestent pourtant cette
distinction entre art bourgeois et art social, qui, selon eux,
partagent la même ambition
civilisatrice (moraliser la bourgeoisie pour l'un, moraliser le
prolétariat pour l'autre). Pour ces artistes, l'art
n'a d'autre fin que lui-même et l'artiste doit être au service
exclusif de l'art.
C'est cette dernière conception de l'art qui a permis au champ
artistique de prétendre à l'autonomie et qui est derrière l'idée
que nous nous faisons aujourd'hui de ce qu'est un véritable artiste.
L'histoire de la peinture et de la littérature reconnaît d'ailleurs
presque exclusivement les tenants de l'art pour l'art : à eux,
l'appellation de génie, la conservation, la valorisation et la
diffusion de leurs œuvres, la consécration par l'institution
scolaire qui les intègre à ses programmes. Cette conception l'a
emporté, parce qu'elle a proposé quelque chose de complètement
nouveau, en séparant radicalement l'artiste du champ économique et
en le confondant avec son geste créatif, qui absorbe chaque instant
de son existence et lui fait adopter un mode de vie entièrement
tourné vers la poursuite de l'Idéal artistique. Il faut ici noter
que même s'ils se distinguent par les fins qu'ils se proposent, les
membres de la bohème artistique et littéraire se rapprochent de
l'artiste « pur et dur » par leurs modes de vie : pauvreté,
souffrance pour l'art, marginalité, rupture avec les conventions
bourgeoises...
→ VIVRE
EN ARTISTE
L'artiste de « l'art
pour l'art » est donc devenu la figure dominante du champ
artistique. Ceux qui s'écartent de ce modèle restent des artistes,
mais ils sont plus ou moins légitimes.
Vivre
pour l'Art n'implique pas un mode de vie déterminé. À chacun de
prouver, par sa façon de vivre, qu'il n'est guidé que par Lui. Pour
ce faire, l'artiste habité par cet idéal doit être attentif
à trois choses :
- Aux institutions qu'il fréquente et à celles que fréquentent les autres artistes, légitimes ou non.
- À sa production artistique et à son rapport aux productions artistiques de ses contemporains.
- À sa façon de vivre dans la communauté artistique, en relation avec celle des autres artistes.
L'artiste, toujours
dans l'idée d'acquérir une légitimité, se construit une
trajectoire qui repose sur ces trois points, étroitement liés et
d'importance égale. Chaque aspect de son existence, son rapport aux
institutions, son œuvre, son mode de vie, est le produit d'un choix
mûrement réfléchi et assumé.
À partir de là, on
peut déduire que l'artiste absorbe entièrement l'homme : l'artiste
EST l'homme et inversement. Dans le champ de l'art, vivre et
créer se confondent, sont identiques. L'artiste vit en artiste. Il
ne cesse jamais d'être un artiste, il n'a jamais fini son œuvre de
création, même quand il n'est plus dans son atelier ou le stylo à
la main, car la création n'est pas moins dans le tableau ou le roman
(par exemple) auquel il travaille, que dans sa propre vie : sa vie
est une œuvre artistique.
Images
extraites du film The picture of Dorian Gray, Albert Lewin, 1945.
L'histoire
de Gray peut se lire comme une métaphore du cheminement vers l'art
pur. Il y a ici une identité parfaite entre vie et œuvre (produite
par une main invisible) : « It’s more than a painting, it’s a
part of myself », dit d'ailleurs ce personnage. Le réalisateur du
film a eu l'intelligence de ne pas se contenter d'enlaidir le visage
peint de Dorian Gray, de faire aussi évoluer le style du tableau en
fonction de son style de vie : on passe, avec l'adoption de mœurs de
plus en plus transgressives, de la peinture académique à une œuvre
d'avant-garde (expressionniste), qui s'affranchit des canons de la
beauté classique. Oscar Wilde faisait lui-même partie d'un courant
dérivant de l'art pour l'art : l'esthétisme, revendiquant
l'inutilité de l'art et un certain amoralisme.
S'il existe une grande
liberté pour l'artiste dans le choix de son mode de vie, on y
retrouve cependant toujours les mêmes éléments, du moins au plus
légitimants :
1) La
transgression de la morale bourgeoise : c'est un geste fort, à
destination du public et de ses pairs, qui marque la volonté de l'artiste
de rompre avec la société « civile », son entrée dans le champ
de l'art. Elle s'apparente donc à un rite de passage, elle n'est pas
destinée à durer et doit bientôt laisser place à autre chose : la
dévotion à l'Art.
2) L'adoption de
valeurs de gauche (je rappelle, à toutes fins utiles, que la figure
de l'artiste telle qu'on la connaît aujourd'hui a été construite
par des hommes de gauche).
3) Vivre pour l'art.
→ APPLICATION
1)
Le cas Flaubert
Flaubert est une figure
majeure du patrimoine littéraire français. Il est également un
adepte de l'art pour l'art.
Sa biographie témoigne
de son désir de vivre en artiste :
- en rompant avec la morale bourgeoise : je vous renvoie à cette lettre du 15 janvier 1850, où l'écrivain, en voyage d'étude avec Maxime du Camp, raconte sans complexe son expérience de touriste sexuel et ses pratiques pédophiles. Sa dernière phrase : « Adieu, je t'embrasse et suis plus que jamais maréchal de Richelieu, juste-au-corps bleu, mousquetaire gris, régence et cardinal Dubois, sacrebleu » marque une volonté de s'affranchir des mœurs de son siècle en adoptant celles des libertins de la Régence. Son roman, Madame Bovary, fait également l'objet d'un célèbre procès pour atteinte aux bonnes mœurs : œuvre et vie sont donc marquées par le même amoralisme.
- en consacrant sa vie à l'art : chez Flaubert, le processus d'écriture est excessivement chronophage. Les œuvres sont longuement mûries, remaniées plusieurs fois, les travaux préparatoires très poussés, et le style vise la perfection.
- en créant une œuvre unique et originale : c'est l'un des acquis de l'art pour l'art, qu'une œuvre doit être originale, qu'elle doit, si possible, constituer une rupture avec ce qui existe. Cette idée nous est familière, mais jusqu'au XIXème siècle, c'était l'inscription dans une tradition et la continuité avec ce qui avait précédé qui primaient. Madame Bovary est de ce point de vue tout à fait représentative : du sujet au style, tout y est inédit.
Mais certains aspects
de sa vie mettent Flaubert en porte-à-faux avec son idéal
artistique, notamment le fait de vivre de ses rentes, existence
relativement confortable et bourgeoise, et très éloignée de celle
que valorise le courant de l'art pour l'art.
2)
Le
cas Gesualdo
Ce serait un
anachronisme d'affirmer que Gesualdo, auteur-compositeur de la fin de
la Renaissance, s'est efforcé, durant sa vie, d'atteindre un idéal
inventé au XIXème siècle. Par contre, l'histoire de la musique, à
partir du même XIXème siècle, a façonné de lui une image, où
elle a plaqué les traits caractéristiques de l'artiste de l'art
pour l'art, transgressif et incompris.
Don Carlo Gesualdo,
prince de Venosa et comte de Conza (1566-1613), défraye la chronique
en 1590, en assassinant sa première épouse, Maria d'Avalos, fille
du duc de Pescara et sa cousine germaine, et en faisant assassiner
l'amant de celle-ci, Fabrizio Carafa, duc d'Andria, surpris tous deux
en situation d'adultère.
La façon dont le monde
de la culture traite Gesualdo est à l'opposé du traitement qu'il
réserve aux Polanski, Allen et Cantat :
- Sa vie et son œuvre sont constamment mises en relation (singularité de sa vie, isolement social (relatif) dans ses terres de Gesualdo pour échapper à la vengeance des familles de ses victimes / singularité de son œuvre, en rupture avec les modes musicales de son temps, violence de ses crimes / disharmonie de sa musique).
- De plus, la « légende noire » construite à partir de sa vie doit profiter à son œuvre ; elle est en quelque sorte une porte d'entrée vers une production difficilement accessible, qui serait sans doute tombée dans l'oubli sans cela. Ses crimes sont eux-mêmes valorisés. Ils sont présentés comme le fait d'un homme génial et torturé, que son talent met au-dessus des lois morales destinées au vulgum pecus. Ce double meurtre n'est donc envisagé ni comme un fait divers sordide, ni, suivant en cela ses contemporains, comme un crime d'honneur, alors relativement répandu et toléré, mais comme le geste hors du commun d'un homme exceptionnel : l'artiste permet de comprendre l'homme, de même que l'homme permet de comprendre l'artiste. Ils ne sont jamais distingués.
Dissocier l'homme de
l'artiste, c'est donc retirer une part de sa légitimité à ce
dernier, c'est ne pas prendre en compte sa réflexion et ses efforts
pour s'inventer une trajectoire artistique signifiante et cohérente.
La question se pose
alors : comment continuer de fréquenter des œuvres produites par
des individus dont nous réprouvons les actes ? Pour le coup je
l'ignore. Je comptais, par exemple, relire Salammbô, projet
en suspens depuis que la lettre, citée plus haut, m'est tombée sous
les yeux. Idem pour Sade, auteur qui me paraît désormais illisible,
maintenant que je sais (cf. les Souvenirs de la marquise de
Créquy) que la justice de son temps lui reprochait des meurtres et
des actes de torture atroces. Cette découverte fut d'ailleurs une
grande surprise pour la naïve lectrice que j'étais, qui avait pris
pour argent comptant les propos de ses éditeurs et spécialistes,
qui présentent avantageusement son œuvre comme une exploration
virtuelle du Mal par les moyens de l'écriture et de la fiction. Si,
de votre côté, vous savez quelque moyen d'être l'hôte ou
l'hôtesse éthique d'une œuvre non éthique, je serais sincèrement
curieuse de le connaître.
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