lundi 2 avril 2018

La religion grecque était-elle masculine ?

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La réponse à cette question m'a d'abord paru évidente et je pensais la justifier sans peine : une société inégalitaire et patriarcale, telle que la société grecque antique, ne pouvait qu'impliquer une religion masculine. Mais comme toujours dès que l'on approfondit la connaissance de structures socio-culturelles, qu'elles soient modernes ou anciennes, les choses s'avèrent plus compliquées qu'il n'y paraît et j'ai bien failli abandonner ma démonstration en route.
La relation des Grec.que.s au fait religieux se distingue de celle que les croyant.e.s des religions du livre peuvent avoir, en ce qu'elle est structurellement marquée par le genre. Dans le cas de la Grèce polythéiste, parler de religion au singulier n'a aucun sens : il existe un nombre important de cultes, adoptés ou non par les différents peuples qui composent la Grèce, territoire sans grande unité politique, linguistique ou religieuse. Certains sont rendus par les hommes, certains autres par les femmes, d'autres encore sont mixtes. Je me risquerai à parler d'une religion féminine et d'une religion masculine, qui entretiennent une relation évolutive.
Je pose l'hypothèse suivante, que j'éprouverai à travers les différents articles sur le sujet que je me propose de faire : l'équilibre entre religions féminine et masculine, qui existait à l'époque la plus ancienne (je ne supposerai pas ici la suprématie du culte de la Déesse Mère, même si cela est tentant) va se rompre avec le temps. La place de la religion féminine se réduit, celle-ci étant en partie absorbée par la religion masculine. Dans un mouvement de compensation, les hommes redonnent une place, inférieure à celle qu'ils occupaient, aux divinités et rites féminins, divinités et rites profondément transformés par le prisme de la vision masculine, jusqu'à devenir souvent incompréhensibles et étranges.
Une telle compensation reste au service de la domination masculine. Dans la Grèce pré-archaïque, féminin et masculin ressortissaient à des sphères différentes : appartenaient à la sphère féminine les femmes et leurs pratiques, à la sphère masculine, les hommes et leurs pratiques. En intégrant la religiosité féminine dans les mythes masculins, les hommes font du féminin et du masculin les deux hémisphères d'un tout, l'hémisphère masculin étant marqué par un signe positif (+M), et l'hémisphère féminin, par un signe négatif (-M). Dans ce schéma, on ne naît plus homme, on le devient en quittant l'hémisphère féminin et en s'élevant vers le point haut de l'hémisphère masculin, son pôle. Le masculin devient le terme idéal d'une ascension, qui est sans fin et parsemée de nombreuses désillusions (il n'y a qu'une place au sommet que tous les hommes veulent atteindre). La domination masculine n'est plus seulement préjudiciable aux femmes, mais aussi aux hommes : elle est transcendantale. Le but de la compensation donnée aux femmes est d'enrichir la culture masculine et la définition du masculin, mais pour les femmes, elle offre la possibilité de continuer à avoir des pratiques rituelles qui leur sont propres.

Remarques :
  • Si le virilisme de la religion grecque m'a semblé d'abord aller de soi, c'est également parce que ma vision en est héritée de celle des mythographes, tous hommes, puisque seuls des textes d'hommes (Homère, Hésiode, Ovide...) nous sont parvenus : notre connaissance des divinités grecques se fait donc par le biais du seul point de vue masculin.
    Ovide, dans le livre sixième de ses Métamorphoses, a montré que cette idée d'une distinction entre récit mythologique féminin et masculin était tout à fait pertinente (Athéna et Arachné, dans les deux toiles qu'elles tissent et qui doivent les départager, choisissent de montrer les olympien.ne.s sous des aspects très différents : Athéna, femme et déesse, donc dominée parmi les dominants, adoptant à cette occasion un point de vue masculin, souligne leur toute-puissance et leur bonté envers les hommes, mais aussi la violence d'Héra dans les vengeances qu'elle prend de ses rivales, tandis qu'Arachné, simple fille du peuple, donc dominée parmi les dominés, dénonce les nombreuses agressions sexuelles que ces mêmes dieux de l'Olympe font subir aux femmes, qu'elles soient mortelles ou non).
  • Les rites de la religion féminine ne disposant pas de témoignage écrit, ses différents cultes se rendant à l'abri des regards masculins, nous n'en connaissons que peu de chose, rapporté par des témoins curieux et indiscrets, qui ne les comprenaient pas toujours, tandis que la documentation sur les rites spécifiquement masculins est assez abondante.

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HÉRA et HÉRACLÈS

Version « moderne »
Dans les versions du mythe d'Héraclès les plus répandues, versions qui nous sont parvenues grâce aux travaux des mythographes, Héraclès est le fils d'Alcmène, fruit d'une des nombreuses infidélités de Zeus, objet à ce titre de la colère d'Héra, qui joue ici son rôle habituel d'épouse jalouse qui tourmente et martyrise ses rivales et leur progéniture.
Pour expliquer la proximité sémantique des noms de la déesse et du demi-dieu, certains récits ont avancé qu'Héraclès (« gloire d'Héra ») n'est pas le nom premier du héros, appelé à sa naissance Alcide (en référence, selon Diodore de Sicile, à son grand-père paternel Alcée), mais celui qu'Héra lui attribue pour rappeler qu'il lui doit sa gloire, qu'il n'a acquise qu'en la servant. Une autre version du mythe fait de ce nom le choix d'Héraclès, désirant se rendre la déesse favorable et l'engager à mettre fin à son interminable vengeance. Le nom a ici une fonction propitiatoire (« destiné à rendre la divinité propice », ATILF), en soulignant le lien de dépendance entre l'individu qui l'adopte et la divinité dont il veut s'assurer la bienveillance et recherche la protection.

Version antérieure
Ici, pas de trace de Zeus. Héra et Héraclès forment un couple, mais un couple asymétrique, où le dieu Héraclès est le parèdre de la déesse Héra, c'est-à-dire une « [d]ivinité inférieure dont le culte, les fonctions étaient associés à ceux d'un dieu [!] plus important » (ATILF). Parèdre signifie littéralement « assis près », « qui est assis à côté de ». La proximité sémantique des noms Héra et Héraclès témoigne de leur proximité d'essence, car le ou la parèdre est en fait la projection sur un individu à part entière d'un ou de plusieurs aspects de la divinité principale. Dans le cas d'Héraclès, il personnifie sans doute les caractères de jeunesse, de force et de vigueur que possède Héra en tant que déesse de la fécondité.

ZEUS et DIONÉ + naissance d'APHRODITE

Versions « modernes »
* Version d'Hésiode, Théogonie
Dans le poème d'Hésiode et selon la tradition la plus populaire, Aphrodite naît de la mer fécondée par le sexe d'Ouranos que son fils Cronos a tranché : « ...tout autour, une blanche écume sortait du membre divin. De cette écume une fille se forma ». Pour les Grecs, cette légende s'inscrit dans le nom même de la déesse : elle est « née de l'écume » (aphrós), interprétation étymologique qui serait erronée.
On retrouve ici l'idée de la fécondation pluvieuse, idée répandue dans un vaste espace géographique et temporel, puisqu'elle est attestée aussi bien chez les Chinois.es du Néolithique que chez les Grec.que.s ancien.ne.s (j'emploie l'écriture inclusive, parce que, s'il s'agit certes d'une représentation élaborée par les hommes, comme vous aurez pu le deviner, elle a ensuite été commune aux deux sexes) : la pluie, assimilée au sperme, tombe du ciel, divinité masculine, et se répand sur la terre qu'elle féconde. La conception de Cypris, telle que l'envisage Hésiode, a ceci de singulier, que le réceptacle fécondé n'y est pas féminin, mais masculin : Pontos (le Flot marin), qui reçoit le sperme de Cronos, est en effet un dieu primitif et le fils de Gaïa (dont il endosse le rôle de génitrice). Faut-il voir dans ce mythe, une trace du mouvement d'appropriation par les hommes et d'exclusion masculine des femmes de la procréation, ce qui, rappelons-le, a été l'un des grands moments de l'imaginaire humain autour de la naissance (on passe en gros de représentations où l'homme vivant n'est pas indispensable pour concevoir un enfant à d'autres où la femme ne contribue que de façon subalterne à l'engendrement) ? Pas tout à fait, car cette conjonction de deux principes masculins ne pourrait être féconde sans la contribution d'Éros (l'Amour), divinité primordiale qui participe des deux sexes.
* Version d'Homère, Iliade et Odyssée
Aphrodite naît de l'union de Zeus et de Dioné, fille de l'Océan.

Version antérieure
Zeus et Dioné forment un couple, mais un couple asymétrique, où la déesse est la parèdre du dieu, lien que traduit la proximité sémantique de leurs noms, tous deux construits à partir de la racine indo-européenne *dei- qui signifie « briller ».

Le ou la PARÈDRE : origine et évolution

Le couple déité + parèdre est un emprunt très ancien des Grecs aux Mésopotamiens.
En Mésopotamie, ce couple était placé au centre d'un territoire, qui était à son service et sur lequel il répandait ses bienfaits. Sa fonction était de le sacraliser. Le culte rendu à la divinité principale et à son ou sa parèdre avait deux moments principaux : l'un célébrait leur relation de parenté ou d'alliance (père et fille, amant et amante, frère et sœur...), l'autre le mariage sacré entre le grand prêtre ou la grande prêtresse et la divinité, sachant que si celle-ci était masculine, elle avait une desservante, si elle était féminine, elle avait un desservant.
Dès avant la période archaïque, Zeus et Héra sont les deux divinités majeures de la religion grecque. Ils se partagent le territoire. Dans certains endroits, celui-ci est consacré à Héra et à son parèdre Héraclès (petit Zeus), dans d'autres, à Zeus et à sa parèdre Dioné (petite Héra). À la différence de ce qui se passe en Mésopotamie, la divinité masculine est servie par un grand prêtre, tandis que la divinité féminine a une grande prêtresse à son service. De plus, la célébration du mariage sacré n'est pas conservée par les Grec.que.s (sauf dans la hiérogamie de la Basilinna athénienne, épouse de l'archonte-roi (magistrat présidant les cérémonies religieuses), avec Dionysos).
Il existe cependant un territoire sur lequel Zeus et Héra règnent ensemble : Olympie, où leurs deux temples se trouvent côte à côte et fonctionnent ensemble. Les femmes fréquentent le temple d'Héra, les hommes celui de Zeus. Cette spécificité olympienne est l'effet d'un syncrétisme rassemblant deux cultes habituellement distincts. La grande déesse souveraine est associée au puissant roi des dieux. Si Héra mater et Zeus pater (mater et pater ne signifient pas que ces divinités ont une relation de famille avec les autres dieux ou les hommes) sont un couple en -800 seulement à Olympie, trois siècles plus tard, ils sont mariés et forment le couple royal qui veille sur toute la Grèce. L'unité grecque des territoires s'est bâtie sur leur union.
Mais leur séparation originelle, la tension qui existait entre une religiosité féminine adorant Héra + Héraclès et une religiosité masculine adorant Zeus + Dioné, continue de se faire sentir. Les Grecs de l'époque classique ont en effet choisi de ne pas résoudre cette tension, de la maintenir avec la configuration du couple désuni. Il n'y a pas de religion mixte et unique, mais un culte masculin séparé d'un culte féminin.
Par principe, le couple formé par Héra et par Zeus est explosif. Zeus, époux adultère, est la force centrifuge et transgressive. Ses nombreuses infidélités qui pourraient être quelque chose de négatif, dont certains ont souligné la rupture avec le mode de vie monogamique grec, sont présentées très favorablement par les mythographes, qui en font l'origine de toutes les grandes familles aristocratiques grecques, qui se prétendent toutes descendre du roi des dieux. Son infidélité avec Alcmène est même un effet de sa générosité, visant à donner aux hommes un héros civilisateur, qui les délivrera des dévastations d'êtres monstrueux et donnera naissance à la race des Doriens. Héra, qui cherche à détruire le lien que Zeus établit avec les êtres humains par ses infidélités, a le mauvais rôle. Mais force centripète et conservatrice, garante du maintien du couple toujours menacé de destruction, assurant la cohésion entre le masculin et le féminin, elle a également une fonction positive (on retrouve ici ce fonctionnement de la culture masculine grecque, dont je vous parlais en début d'article, qui tempère la vision négative qu'il a construit du féminin, pour que les deux principes puissent continuer de coexister, quoique de façon conflictuelle).

Zeus et Héra sur le mont Ida (détail), James Barry (c. 1800)
Épouse de Zeus, déesse du mariage et de la naissance, le rôle d'Héra s'est considérablement réduit par rapport à celui qu'elle avait pendant la période pré-archaïque. Et que dire de celui de Dioné, qui de « petite Héra » devient une simple nymphe chez les mythographes, même si son culte conjoint avec celui de Zeus à Dodone, continua à attester pendant l'époque classique de son importance première ? Cette évolution est commune à tous les peuples de la Grèce, où la souveraineté au féminin se raréfie et s'affaiblit au cours des siècles.
Pour attester de l'influence des mythographes sur notre vision des femmes dans la religion grecque, il suffit de lire les définitions que proposent l'ATILF ou Wikipédia du mot « parèdre », uniquement féminin : eh oui, une divinité inférieure ne peut être qu'une femme ! Notre société contemporaine projette son propre sexisme sur le passé et, peut-être pour augmenter artificiellement les progrès accomplis dans l'égalité entre les sexes, tend à nier et à occulter la place que nos lointaines aïeules pouvaient avoir conservée ou conquise.

Aphrodite et Adonis, John William Waterhouse (1899).
Adonis est le parèdre d'Aphrodite. Il appartient à cette longue série de mortel.le.s, objets de désir et de violences pour les divinités.

1 commentaire:

  1. Trouvé dans "Les jardins d'Adonis" de Marcel Detienne, ce passage, qui me semble intéressant : "On le sait aujourd'hui : Pandore, la Première Femme, la seule vraie Mère de l'humanité, devient, dans l'imaginaire d'un petit pasteur puritain nommé Hésiode, un artefact grotesque, une sorte de petite boîte noire d'où allait sortir la "race des femmes" et les maux qui s'ensuivent. Vision conçue pour le plus grand profit de ceux qui croient exercer leur domination sur les femmes. Tandis que l'invention d'un Premier Né - de la terre même qui est la sienne et pour toujours - montre à l'évidence combien la "race des mâles" s'est acharnée à "dénier le ventre féminin" et à enlever à la femme la seule chose qui lui restait, une fois dessaisie du pouvoir qui lui appartenait vraiment : la maternité."

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