Attention
SPOILER
Aux
éventuelles lectrices (ces
messieurs ont l'air de se croire dispensés de ce genre de lecture) :
1.
Si vous jugez que traverser une période de dépression, quand on
vient de perdre coup sur coup ses deux parents, paniquer, parce qu'un
inconnu tente, la nuit, de s'introduire dans votre chambre, ou que
ressentir du désespoir et de l'abattement face aux diverses formes
de contrainte et de harcèlement exercées par des personnes
ayant autorité, sont des réactions absurdes et mièvres, produits
de l'éducation infantilisante donnée autrefois aux filles, s'il
vous semble que la mort de proches, la violence de la société
patriarcale, la douleur de l'exil, les chagrins d'amour, doivent
s'affronter le casque sur la tête et l'épée à la main, si vous
avez conclu de précédentes lectures que toutes ces héroïnes du
XVIIIème siècle sont des idiotes dépourvues de caractère, noyées
dans des problèmes ou dérisoires ou facilement solubles (un bon
coup de genou dans les couilles ?), ne lisez surtout pas Les
mystères d'Udolpho, après tout il existe assez d'autres romans
plus susceptibles de vous plaire.
2.
J'ai souvent l'occasion d'observer que la lecture d'œuvres non
contemporaines, dont le personnage principal est féminin, diffère
beaucoup de celle de textes donnant la première place à un homme,
en ce qu'elle est quasi systématiquement une lecture-identification.
L'héroïne
est jugée, ses choix, ses réactions sont évalués, et plus la
lectrice a une conscience féministe développée, plus son jugement
est présent, plus elle se fait la censeure sévère de sa conduite,
comme s'il s'agissait seulement de se mettre à la place d'un être
fictionnel, d'envisager ce qu'elle aurait fait dans les mêmes
circonstances, et forcément mieux fait. Rien de tel pour les
personnages masculins de la littérature classique : aucun.e de mes
condisciples n'a jamais reproché à l'Achille d'Homère, privé
d'une partie de son butin, ses éternelles jérémiades, ni au père
Goriot sa trop grande complaisance envers ses ingrates de filles !
3.
Ne commencez pas cette lecture sans être bien convaincues que
les siècles antérieurs au nôtre avaient une toute autre perception
de ce que nous considérons aujourd'hui comme des marques de
faiblesse, je veux parler des plaintes, des syncopes et des larmes.
Si aujourd'hui ces manifestations sont tolérées chez les femmes,
généralement moquées et inhibées chez les hommes, cela n'a pas
toujours été le cas : nos prédécesseur.e.s leur trouvaient au
contraire de la valeur. Par ailleurs, larmes, plaintes et
évanouissements, aujourd'hui dépréciés car considérés comme
féminins, ou considérés comme féminins car dépréciés, n'ont
pas toujours non plus tracé une ligne de séparation entre les
genres. Les Mémoires de Mme de Créquy et les Lettres
de Mme de Sévigné, de même que des romans comme la Nouvelle
Héloïse ou nos Mystères d'Udolpho, font régulièrement
mention d'hommes en larmes, tombant en syncope et même se laissant
mourir d'amour et/ou de désespoir. Les femmes vont certes s'y
évanouir et pleurer plus que les hommes, mais il n'y a là qu'une
différence de degré.
Si
ces manifestations sont communes aux deux sexes, elles servent
cependant à opérer d'autres distinctions :
- entre aristocrates et gens du commun,
- entre âmes supérieures et âmes vulgaires, ces distinctions ne se recouvrant que partiellement (Rousseau ne s'est-il pas efforcé de montrer, dans ses œuvres, que l'on pouvait être roturier et avoir les sentiments d'un aristocrate ?),
- entre gens de bien et méchant.e.s.
Elles rendent donc
visible la supériorité du sujet, dont la faculté de sentir est à
la fois délicate et raffinée (la délicatesse et le raffinement ne
sont pas, comme souvent aujourd'hui, opposés à la puissance, mais à
la grossièreté), et pleine de force (c'est parce que l'individu
sent fortement les choses, qu'elles ont autant d'effet sur lui et
provoquent larmes, plaintes et évanouissements).
Elles traduisent aussi
la bonté de celui ou de celle qui s'y livre. On les croit un
témoignage de sincérité : elles sont donc attendues dans certaines
circonstances (la mort d'un grand personnage, par exemple, ou la
confession religieuse, où les larmes sont le signe d'une véritable
contrition).
La sensibilité est
également inséparable de la force d'âme : point de force d'âme
sans sensibilité. Un homme (et à moindre titre une femme) qui n'a
pas donné la preuve, au préalable, d'un sentiment délicat, n'aura
aucun mérite à montrer du sang-froid et de la fermeté dans les
grandes épreuves de la vie. Il sera seulement un cœur sec,
incapable de rien sentir.
Larmes et syncopes
peuvent encore accompagner ou permettre le passage à un niveau de
conscience supérieur, qu'il soit esthétique et artistique, ou
mystique et religieux. On retrouve ici l'idée d'une
supériorité du sujet sensible.
////////////////////
Il
y a quelques années, j'ai lu le plus célèbre roman d'Ann
Radcliffe, The mysteries of Udolpho (1794). Je l'ai lu avec
enthousiasme, entraînée à la suite de son héroïne de sa Gascogne
natale à travers le Languedoc et les Alpes, jusqu'à Venise et dans
les Apennins, terriblement impatiente que cette héroïne voyageuse
et fort maltraitée par le sort (ou plutôt par son impitoyable
créatrice) parvînt au terme de ses longues épreuves.
Je
l'ai relu dernièrement en français,
dans la belle traduction de Victorine de Chastenay,
et, croyez-le ou non, c'est l'une des choses les plus savoureuses
qu'il m'ait été donné de lire. Connaissant l'issue de l'histoire,
j'ai pu me concentrer davantage sur le texte, goûtant une langue du
XVIIIème siècle capable d'exprimer la complexité des pensées et des
émotions avec une simplicité pleine d'élégance, ainsi que sur les
idées philosophiques, esthétiques et morales, que l'autrice y
développe et qui en font une œuvre-phare du courant littéraire du
« roman
sentimental
», et qu'une première lecture, hâtée par un suspense assez
haletant, entravée par mon peu de maîtrise de la langue anglaise,
ne m'avait pas permis d'apprécier.
Ce
que j'aime dans ce roman (à peu près tout) :
💕 J'aime
les longues descriptions de paysage : si vous goûtez la littérature
de voyage, vous trouverez sans doute beaucoup de plaisir dans le
récit de celui qui mène Émilie à travers la France et l'Italie.
La description de Venise et des abords de la Brenta, celle de la
ville en fête, célébrant le rite du « mariage avec la mer »,
sont, selon moi, particulièrement réussies.
Radcliffe est une femme
de son temps, avec un goût prononcé pour la nature et les paysages
grandioses qui annonce le romantisme. Mais en bonne
pré-romantique, ce qui l'intéresse n'est pas la nature et les
paysages en eux-mêmes, c'est le sujet regardant et son rapport à
ceux-ci. Les descriptions sont toutes subjectives, leur objet
étant vu à travers le prisme de la sensibilité de l'héroïne.
Elles donnent une très large place aux sentiments mêlés :
répulsion et admiration, peur délicieuse, horreur sublime...
ambivalence caractéristique des sentiments de la jeune héroïne
(les autres personnages sont tout d'une pièce), que l'on retrouve
aussi dans son rapport aux croyances superstitieuses, qu'elle
rejette, en tant qu'héritière des Lumières, mais dont elle est
également curieuse et qui la fascinent.
Ce qui compte, c'est le
rapport du sujet sensible à la réalité et ce rapport est médiatisé
par la culture de l'héroïne et surtout par l'art. Comme chez tout.e
romantique et pré-romantique, il s'agit moins de décrire la
réalité, que de trouver en elle ce qui est déjà œuvre d'art et
pourrait faire tableau. Le vocabulaire employé est révélateur de
cette conception, avec
la répétition du mot « pittoresque » (ce qui est digne d'être
peint) : la nature sauvage, où Radcliffe jette son héroïne, est au
fond un monde profondément humain, que celle-ci ne découvre pas,
n'explore pas, mais qu'elle reconnaît, puisque d'autres, avant elle,
l'ont peinte ou l'ont écrite et chantée.
💕 J'aime
le positionnement de Radcliffe au sein de la littérature gothique,
qu'elle n'ait pas fait le choix du merveilleux,
comme Walpole dans son Château
d'Otrante,
ou du fantastique,
tel que le définit Todorov, dans lequel le récit maintient, sans
jamais décider pour l'un ou pour l'autre, une hésitation constante
entre naturel et surnaturel. Les
mystères d'Udolpho
sont également parcourus par une telle hésitation, mais ses
derniers chapitres lui font prendre un tournant résolument
rationnel, proposant l'explication (quelque fois un peu tirée par
les cheveux) de tous les évènements étranges, auxquels l'héroïne
a été confrontée.
Ce choix est motivé par la volonté de l'autrice de faire de son
œuvre un manifeste en faveur de la raison et contre la superstition,
qui est, pour elle, le piège où tombent les esprits que l'éducation
n'a pas fortifiés, ou affaiblis par les malheurs.
💕 J'aime
l'humour inattendu que l'autrice parvient à instiller pour alléger
une ambiance particulièrement sombre. Radcliffe a une grande
maîtrise des différents tons : comique, dramatique, poétique. Il
me semble qu'elle est l'une des seul.e.s auteur.rice.s que j'ai
lu.e.s
qui ait pensé à mettre une véritable dimension comique dans son
œuvre. Chez Marivaux, Rousseau..., il peut y avoir de la gaieté, de
la légèreté, des saillies spirituelles, mais pas plus...
J'aime
moins (ou je comprends qu'un.e lecteur.rice moderne puisse être
gêné.e par) :
↘
Certaines
longueurs dans sa deuxième partie, avec l'adjonction de nouveaux
personnages, qui lui permettent certes d'explorer certains aspects
qui lui sont chers et de conclure l'intrigue, mais celle-ci aurait
gagné à être plus resserrée.
↘
Les
caricatures auxquelles elle se laisse aller : les personnages
italiens forcément passionnés, vindicatifs, ardents, les italiennes
forcément raffinées, jalouses et intrigantes, la peinture du
catholicisme fait sourire (enfermement, obscurantisme...).
////////////////////
Mon histoire avec Ann
Radcliffe ne s'arrête pas là. Il y a quelques mois, sur les
conseils d'une blogueuse, je commençais une autre de ses œuvres :
La romance de la forêt. Si je puis vous donner un conseil, ce
sera de ne pas entrer dans l'univers de cette écrivaine par ce roman :
vous risqueriez d'être déçues et, non seulement de vous arrêter à
cette seule œuvre, mais également de ne pas la terminer. La romance
est une œuvre que je juge peu aboutie et peu séduisante. Tous les
thèmes, tous les types, tout ce qui importe à Ann Radcliffe et
qu'elle développera avec tant de maîtrise dans les Mystères
(et sans doute dans ses œuvres ultérieures) est déjà présent,
mais à l'état d'ébauche : Adeline, sa jeune et malheureuse
héroïne, n'est qu'une pâle Émilie, ses malheurs peinent à
intéresser ; le marquis, méchant indispensable de ce genre de
littérature, n'est pas Montoni : il ne parvient qu'à répugner,
alors que ce dernier fascine et effraie à la fois ; quant à
l'abbaye de Sainte-Claire, elle préfigure le château d'Udolpho,
mais n'en a pas la grandeur majestueuse.
////////////////////
ÉMILIE
Très jeune*,
merveilleusement belle, bonne, sensible, spirituelle, cultivée et
versée dans tous les arts, courageuse, voire héroïque, elle est le
prototype de l'héroïne de romans sentimentaux, la sœur de la
Clarissa de Richardson et de la Julie de Rousseau.
C'est le personnage
central du roman, dont le narrateur adopte le point de vue (auquel se
substitue partiellement
celui d'une autre héroïne, de moindre importance, dans la seconde
partie). Ce point de vue est marqué, je l'ai dit, par l'ambivalence,
ce qui fait d'elle un personnage très moderne, l'œil qui scrute et
se détourne des films d'horreur, le sujet en mouvement qui,
continuant d'avancer malgré tous les conseils de la prudence, fait
progresser la narration. Du fait de cette ambivalence, elle est
également une sorte d'exemple du type de sentiments et d'émotions,
que l'autrice veut susciter chez ses lecteur.rice.s, qui dans l'idéal
doivent balancer, pour ce qui est du gothique château d'Udolpho, de
son mutique propriétaire, le condottiere Montoni, et des affreux
secrets qui y sont recelés, entre horreur et fascination, attrait et
répulsion.
Je l'ai représentée
en chemise de nuit, l'imaginant parcourant les interminables galeries
et souterrains d'Udolpho**. Mais sans doute ce vêtement ne lui
convient-il guère, Émilie ayant l'habitude de dormir toute
habillée, quelque fois même dans un fauteuil. D'ailleurs, ce doit
être un des personnages les plus couche-tard de toute la littérature
! Il faut dire que les évasions de nuit, les départs précipités
au point du jour, les tentatives d'enlèvement, les apparitions de
créatures de l'autre-monde, les longues rêveries mélancoliques et
contemplatives, ne lui permettent guère de goûter les huit heures
de sommeil recommandées.
* Les héroïnes de
roman au XVIIIème siècle sont généralement des adolescentes
possédant l'esprit et la maturité d'un.e adulte dans la
quarantaine, bref de leur créateur.rice. Ce décalage se retrouve
chez presque tous les écrivain.e.s de l'époque, de Richardson à
Marivaux.
** Que je soupçonne
d'être, bien avant l'immeuble perecquien de La vie mode d'emploi,
une architecture impossible, une construction dont les parties,
longuement décrites, ne pourraient être réunies en un tout
cohérent.
VALANCOURT
Il est la version
masculine et subalterne de notre héroïne et forme avec elle le
couple de jeunes premiers, qu'un entourage insensible et cupide
s'attache à séparer. Finiront-ils par se retrouver ? Cette
séparation des deux amants forme l'intrigue principale, sur laquelle
se greffent plusieurs intrigues secondaires.
Je m'aperçois que je
n'ai guère à dire sur lui, sans doute parce qu'il est absent d'une
grande partie de l'œuvre et qu'Émilie l'éclipse un peu. Il
rappelle à bien des égards Saint-Preux, l'amant malheureux de La
nouvelle Héloïse, figure de l'homme sensible et philosophe,
mais aussi de l'homme faible, pour qui le malheur est une occasion de
chute, quand il est pour l'héroïne le moyen de s'élever
moralement, d'atteindre une grandeur qui confine presque à la
sainteté. Cette supériorité du personnage féminin dans le roman
sentimental est constante et je ne sais comment elle s'accorde avec
une misogynie qui l'est aussi à l'époque.
ANNETTE
Domestique de la tante
d'Émilie, elle est la femme du peuple telle qu'aime à l'imaginer le
XVIIIème siècle : bavarde, superstitieuse, craintive et amusante
malgré elle. Elle forme avec Ludovico le couple de domestiques
emprunté à la comédie classique, exact parallèle dans le registre
comique du couple des jeunes premiers.
Mon dessin la montre
apeurée, s'exclamant et contribuant à épaissir l'atmosphère de
terreur qui entoure notre pauvre héroïne, en relayant n'importe
quelle rumeur effrayante, ou quelque fois, au contraire, à l'alléger
par sa conduite si excessive qu'elle en devient comique, par son
manque de bon sens ridicule. C'est un personnage que je trouve très
réussi et qui prouve l'adresse de Radcliffe à peindre des
caractères variés.
SAINT-AUBERT
Père d'Émilie, il
s'est retiré assez jeune dans son château de La Vallée,
abandonnant une vie mondaine, dont la fausseté et la corruption
l'ont détourné. Il est un remarquable pédagogue pour sa fille et
l'éducation qu'il lui donne, sera son viatique dans toutes les
épreuves qu'elle aura ensuite à traverser. Je ne sais pas si l'on
pouvait faire un plus beau plaidoyer en faveur d'une éducation
féminine exigeante, que celui auquel se livre Radcliffe à travers
ce cas fictionnel !
Je m'aperçois, à la
réflexion, que le personnage du bon père de famille est plus rare
dans le roman sensible que ne le sont les tyrans domestiques, plus ou
moins indifférents au bonheur de leur enfant : je pense ici aux
pères de Clarissa (Clarisse Harlowe) et de Julie (La
nouvelle Héloïse) ; quant à celui d'Aline (Aline et
Vacour), il est tout simplement un monstre ! C'est assez drôle,
quand on y pense, dans une époque qui exaltait la voix du sang et le
sentiment paternel.
Vous remarquerez que
mon Saint-Aubert fait un peu la tête, mais entre une longue vie de
souffrances et ses désillusions amères sur le genre humain, il a
bien quelques excuses ! Il trouve néanmoins un peu de consolation
dans sa religiosité profonde, dans un certain stoïcisme, mettant le
respect du devoir et la résignation au-dessus de toutes choses, dans
le spectacle de la nature et, bien sûr, dans sa tendresse pour sa
chère Émilie.
MONTONI
La quarantaine, époux
de la tante d'Émilie, ancien condottiere, il fait un très beau
personnage de méchant. Il est assez intéressant que Radcliffe, en
le décrivant comme un « homme supérieur », livré à ses
passions, comme tous les nombreux méchants de cette histoire, mais à
des passions supérieures, impliquant la conduite énergique des
hommes par leurs faiblesses, dépeint une figure presque hégélienne,
que le philosophe avait construite sur le modèle de Napoléon. Il
semblerait que l'Europe de la fin du XVIIIème siècle avait déjà
élaboré la figure du grand homme et en attendait la venue, qu'il
l'a projetée dans Napoléon, qui a su l'incarner à la perfection.
Peu bavard (il a en
effet beaucoup de secrets ou de coupables desseins à cacher), il ne
s'exprime qu'en termes impérieux et cinglants. N'attendez de lui ni
politesse ni galanterie : il a mieux à faire !
Si vous lui trouvez un
air antipathique, c'est voulu de ma part : imaginez que c'est ce
genre de visage qu'il présente à sa famille et à ses hôtes, quand
il les reçoit dans l'imposant « salon de Cèdre », et qui fait que
tous et toutes tremblent devant lui.
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