mardi 31 décembre 2019

Mead #3 The suburb


Margaret Mead consacre la dernière partie de Male and female à l'étude de la société américaine, s'appuyant pour la mener à bien sur diverses productions à caractère sociologique (sondages, analyses comparées...), dont l'industrie, les médias et la publicité des années 40 étaient très friands, et sur des données statistiques psychiatriques, fournies par son époux, Gregory Bateson, qui travaillait alors à former des psychiatres à l'anthropologie.
C'est une simple anecdote qui la met sur la voie de ce qui lui apparaît comme un élément fondateur de la culture américaine : au cours de la Seconde Guerre mondiale, il est souvent arrivé que des Anglais.es entendent des GI's qui étaient stationnés dans leur pays s'exclamer : « Jamais un Américain ne vivrait ici ! », ici désignant quelque logement délabré de n'importe quel quartier ouvrier misérable, affirmation qui ne manquait pas de les faire passer pour des menteurs auprès de celles et ceux qui avaient séjourné aux États-Unis et vu les taudis du Mississippi, de New-York ou de Chicago...
Mead montre que cette contrevérité n'est pas pour autant un mensonge et a trait à la construction même de l'identité nationale : les Américain.e.s sont des gens sans passé, non qu'iels n'en aient pas, mais plutôt qu'iels l'effacent et le remplacent par un passé reconstruit (effacer-reconstruire le passé constitue aux yeux de Mead une façon de fonctionner typique des Américain.e.s), par un passé fictif qui est en fait... leur avenir rêvé. L'avenir rêvé des GI's, dont ils font leur présent et qu'ils projettent dans leur passé, c'est donc la maison individuelle neuve dans un pimpant quartier pavillonnaire de banlieue. Ils peuvent bien savoir qu'un tel ou une telle vit dans une masure décrépite ou dans un immeuble vétuste, un.e Américain.e, c'est-à-dire l'image qu'ils ont de ce qu'est un.e Américain.e, ne peut y vivre, n'y vit pas. Cette conviction partagée de leurs compatriotes est telle, que beaucoup parmi les plus âgé.e.s sont persuadé.e.s d'avoir vécu pendant leur enfance dans un pavillon, forme d'habitat qui émerge à partir des années 30 et qu'iels n'avaient pu connaître enfants.
Comment expliquer une conviction aussi massive et absolue ? Mead décrit l'Amérique des années 40 comme une société qui cherche à souder une population issue d'horizons divers (le « melting pot »), avec des cultures très différentes, en gommant ses origines et lui proposant un seul modèle d'identification : l'Américain.e de la classe moyenne. Pour parvenir à cet objectif, l'autrice évoque un processus de lavage de cerveau, d'uniformisation des individus par la suggestion mentale, qui n'a rien à envier à ce qui s'est pratiqué dans l'Europe fasciste !
À ce processus participe principalement une représentation véhiculée par la publicité : celle de la famille blanche* dans son pavillon. (Male and female est publié en 1947 : ce qui nous est souvent présenté comme le mode de vie américain des années 50 existait donc déjà bien dix ans auparavant !)
Les Américain.e.s, peuple sans passé, sont entièrement tournés vers un avenir qu'iels rêvent et imaginent : iels sont caractérisé.e.s comme des « dreamers » et leur avenir rêvé est l'« american dream ».
Cette projection dans le futur et cette indifférence au présent sont à l'œuvre jusque dans le choix du ou de la partenaire : nombre de couples se marient non pas pour ce qu'ils sont mais sur ce qu'ils pourraient devenir après quelques années. Malheureusement, quelques années plus tard, l'heure du désenchantement a souvent sonné. Ce n'est pas le seul effet pervers de ce système et les hôpitaux psychiatriques américains, remplis de gens qui en ont vu les failles ou qui ont le sentiment de ne pas lui être adéquats, en manifestent les limites.
En tant qu'anthropologue, Mead ne juge pas ses compatriotes. Elle considère par contre qu'iels n'ont pas de leçons à donner aux peuples « primitifs », dont les croyances et les modes de pensée témoignent finalement d'un pragmatisme bien supérieur.

* Mead ne parle jamais de l'aspect raciste de cette représentation, qui exclut forcément une partie de la population, rendant son appropriation de l'identité américaine difficile, voire impossible.

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