Margaret
Mead consacre la dernière partie de Male and female à
l'étude de la société américaine, s'appuyant pour la mener à
bien sur diverses productions à caractère sociologique (sondages,
analyses comparées...), dont l'industrie, les médias et la
publicité des années 40 étaient très friands, et sur des données
statistiques psychiatriques, fournies par son époux, Gregory
Bateson, qui travaillait alors à former des psychiatres à
l'anthropologie.
C'est
une simple anecdote qui la met sur la voie de ce qui lui apparaît
comme un élément fondateur de la culture américaine : au cours de
la Seconde Guerre mondiale, il est souvent arrivé que des Anglais.es
entendent des GI's qui étaient stationnés dans leur pays s'exclamer
: « Jamais un Américain ne vivrait ici ! », ici désignant quelque
logement délabré de n'importe quel quartier ouvrier misérable,
affirmation qui ne manquait pas de les faire passer pour des menteurs
auprès de celles et ceux qui avaient séjourné aux États-Unis et
vu les taudis du Mississippi, de New-York ou de Chicago...
Mead
montre que cette contrevérité n'est pas pour autant un mensonge et
a trait à la construction même de l'identité nationale : les
Américain.e.s sont des gens sans passé, non qu'iels n'en aient pas,
mais plutôt qu'iels l'effacent et le remplacent par un passé
reconstruit (effacer-reconstruire le passé constitue aux yeux de
Mead une façon de fonctionner typique des Américain.e.s), par un
passé fictif qui est en fait... leur avenir rêvé. L'avenir rêvé
des GI's, dont ils font leur présent et qu'ils projettent dans leur
passé, c'est donc la maison individuelle neuve dans un pimpant
quartier pavillonnaire de banlieue. Ils peuvent bien savoir qu'un tel
ou une telle vit dans une masure décrépite ou dans un immeuble
vétuste, un.e Américain.e, c'est-à-dire l'image qu'ils ont de ce
qu'est un.e Américain.e, ne peut y vivre, n'y vit pas. Cette
conviction partagée de leurs compatriotes est telle, que beaucoup
parmi les plus âgé.e.s sont persuadé.e.s d'avoir vécu pendant
leur enfance dans un pavillon, forme d'habitat qui émerge à partir
des années 30 et qu'iels n'avaient pu connaître enfants.
Comment
expliquer une conviction aussi massive et absolue ? Mead décrit
l'Amérique des années 40 comme une société qui cherche
à souder une population issue d'horizons divers (le « melting pot
»), avec des cultures très différentes, en gommant ses origines et
lui proposant un seul modèle d'identification : l'Américain.e de la
classe moyenne. Pour parvenir à cet objectif, l'autrice évoque un
processus de lavage de cerveau, d'uniformisation des individus par la
suggestion mentale, qui n'a rien à envier à ce qui s'est pratiqué
dans l'Europe fasciste !
À
ce processus participe principalement une représentation véhiculée
par la publicité : celle de la famille blanche* dans son pavillon.
(Male and female est publié en 1947 : ce qui nous est souvent
présenté comme le mode de vie américain des années 50 existait
donc déjà bien dix ans auparavant !)
Les
Américain.e.s, peuple sans passé, sont entièrement tournés vers
un avenir qu'iels rêvent et imaginent : iels sont caractérisé.e.s
comme des « dreamers » et leur avenir rêvé est l'« american
dream ».
Cette
projection dans le futur et cette indifférence au présent sont à
l'œuvre jusque dans le choix du ou de la partenaire : nombre de
couples se marient non pas pour ce qu'ils sont mais sur ce qu'ils
pourraient devenir après quelques années. Malheureusement, quelques
années plus tard, l'heure du désenchantement a souvent sonné. Ce
n'est pas le seul effet pervers de ce système et les hôpitaux
psychiatriques américains, remplis de gens qui en ont vu les failles
ou qui ont le sentiment de ne pas lui être adéquats, en manifestent
les limites.
En
tant qu'anthropologue, Mead ne juge pas ses compatriotes. Elle
considère par contre qu'iels n'ont pas de leçons à donner aux
peuples « primitifs », dont les croyances et les modes de pensée
témoignent finalement d'un pragmatisme bien supérieur.
*
Mead ne parle jamais de l'aspect raciste de cette représentation,
qui exclut forcément une partie de la population, rendant son
appropriation de l'identité américaine difficile, voire impossible.
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