Dans
Male and female (1947), Margaret Mead adresse cette mise en
garde à toute personne qui vient à l'étude des sociétés humaines
: ne pas croire qu'il existe
un universel, ne pas croire que tout est différent.
L'allaitement,
qui constitue pour elle un sujet d'intérêt majeur, en est une
excellente illustration : cette pratique revêt des
valeurs et des caractères différents selon les sociétés.
Cependant une constante se manifeste : la façon dont on allaite un
enfant en dit beaucoup sur la culture du groupe auquel on appartient.
Mead étudie plus particulièrement sous cet angle deux tribus de
Nouvelle-Guinée, radicalement opposées dans leur fonctionnement.
Chez
les Arapesh, la bouche est l'organe de perception du monde.
L'apprentissage et la connaissance passent entièrement par elle :
l'enfant se touche les lèvres, il porte à la bouche tout ce qu'il
peut attraper. (Voyez la différence avec nos sociétés occidentales
et l'interdit qui y frappe la relation main - bouche !) Téter le
sein y tient donc une place essentielle. La seconde caractéristique
de l'allaitement dans cette société est que le désir du sein, chez
l'enfant, est constamment guetté, voire devancé, reflétant
l'importance qui y est donnée au plaisir et à la jouissance, au
fait de les goûter et de les faire goûter. C'est une société
sensible et pacifique, éprise de culture et de beauté, et ce serait
un véritable paradis si elle n'avait pour voisin.e.s les Mundugumor.
Chez
les Mundugumor, le rapport à l'allaitement est tout à l'opposée :
le désir de téter n'est jamais satisfait immédiatement. Si
l'enfant le manifeste, il est éloigné du groupe et laissé à ses
pleurs. Quand sa mère lui donne enfin le sein, il apaise sa faim
avec avidité et impatience. L'effet de cette façon d'agir ? La
création d'individus frustrés et colériques dans une société de
coupeurs de têtes anthropophages, où la colère est nécessaire,
mais doit être canalisée / socialisée. Dans cette culture la
bouche est également importante, mais elle y est source de douleur
plutôt que de jouissance : les mères habituent leurs nourrissons à
mâchouiller les colliers qu'elles portent à leur cou, dont les
grosses perles inégales leur meurtrissent les gencives (ce qui
permet accessoirement d'accélérer l'apparition des premières
dents). L'enfant finit de la sorte par rechercher cette sensation qui
associe étroitement souffrance et plaisir. Devenu adulte,
conformément à l'homologie que Mead met en valeur, entre type
d'allaitement et type de sexualité, il aura des relations sexuelles
insatisfaisantes, conflictuelles et douloureuses.
Les
Arapesh ont donc pour voisins des cannibales colériques et
violents, alors que la douceur et l'altruisme sont au cœur de leurs
relations sociales. Comment gérer ce voisinage difficile ? Par
l'offrande sacrificielle (sacrifice implique consentement) des hommes
! Mead note qu'il s'agit sans doute là de la société humaine la
moins avantageuse au sexe masculin qui soit sur terre. Le rôle des
hommes est donc de préserver le mode de vie paisible et heureux du
groupe. À cette fin, tandis que les femmes, parvenues à
l'âge adulte, vivent en conformité avec leur enfance, dans le désir
(sexuel) immédiatement comblé et la douce jouissance, les hommes
affrontent à l'adolescence une série de rites d'initiation très
brutaux, qui marquent une rupture complète avec ce qu'ils ont connu
auparavant.
Chez
les Mundugumor, la vie des hommes adultes est en parfaite continuité
avec l'enfance. Mais cette enfance de frustrations et de dépits ne
les prépare pas toujours assez à contenir leur violence pour la
mettre au service de la société. Régulièrement celle-là explose
en des colères incontrôlables. Dans ces cas-là, la sentence est
sans appel : la mort. Ceux qui n'ont pas su se maîtriser sont exclus
de la tribu et doivent s'exiler, ce qui les conduit à pénétrer sur
le territoire d'autres tribus cannibales, tout aussi accueillantes et
végétariennes qu'ils le sont...
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