mardi 19 novembre 2019

Mead #2 Dis-moi comment tu allaites, je te dirai dans quelle société tu vis !


Dans Male and female (1947), Margaret Mead adresse cette mise en garde à toute personne qui vient à l'étude des sociétés humaines : ne pas croire qu'il existe un universel, ne pas croire que tout est différent.
L'allaitement, qui constitue pour elle un sujet d'intérêt majeur, en est une excellente illustration : cette pratique revêt des valeurs et des caractères différents selon les sociétés. Cependant une constante se manifeste : la façon dont on allaite un enfant en dit beaucoup sur la culture du groupe auquel on appartient. Mead étudie plus particulièrement sous cet angle deux tribus de Nouvelle-Guinée, radicalement opposées dans leur fonctionnement.
Chez les Arapesh, la bouche est l'organe de perception du monde. L'apprentissage et la connaissance passent entièrement par elle : l'enfant se touche les lèvres, il porte à la bouche tout ce qu'il peut attraper. (Voyez la différence avec nos sociétés occidentales et l'interdit qui y frappe la relation main - bouche !) Téter le sein y tient donc une place essentielle. La seconde caractéristique de l'allaitement dans cette société est que le désir du sein, chez l'enfant, est constamment guetté, voire devancé, reflétant l'importance qui y est donnée au plaisir et à la jouissance, au fait de les goûter et de les faire goûter. C'est une société sensible et pacifique, éprise de culture et de beauté, et ce serait un véritable paradis si elle n'avait pour voisin.e.s les Mundugumor.
Chez les Mundugumor, le rapport à l'allaitement est tout à l'opposée : le désir de téter n'est jamais satisfait immédiatement. Si l'enfant le manifeste, il est éloigné du groupe et laissé à ses pleurs. Quand sa mère lui donne enfin le sein, il apaise sa faim avec avidité et impatience. L'effet de cette façon d'agir ? La création d'individus frustrés et colériques dans une société de coupeurs de têtes anthropophages, où la colère est nécessaire, mais doit être canalisée / socialisée. Dans cette culture la bouche est également importante, mais elle y est source de douleur plutôt que de jouissance : les mères habituent leurs nourrissons à mâchouiller les colliers qu'elles portent à leur cou, dont les grosses perles inégales leur meurtrissent les gencives (ce qui permet accessoirement d'accélérer l'apparition des premières dents). L'enfant finit de la sorte par rechercher cette sensation qui associe étroitement souffrance et plaisir. Devenu adulte, conformément à l'homologie que Mead met en valeur, entre type d'allaitement et type de sexualité, il aura des relations sexuelles insatisfaisantes, conflictuelles et douloureuses.
Les Arapesh ont donc pour voisins des cannibales colériques et violents, alors que la douceur et l'altruisme sont au cœur de leurs relations sociales. Comment gérer ce voisinage difficile ? Par l'offrande sacrificielle (sacrifice implique consentement) des hommes ! Mead note qu'il s'agit sans doute là de la société humaine la moins avantageuse au sexe masculin qui soit sur terre. Le rôle des hommes est donc de préserver le mode de vie paisible et heureux du groupe. À cette fin, tandis que les femmes, parvenues à l'âge adulte, vivent en conformité avec leur enfance, dans le désir (sexuel) immédiatement comblé et la douce jouissance, les hommes affrontent à l'adolescence une série de rites d'initiation très brutaux, qui marquent une rupture complète avec ce qu'ils ont connu auparavant.
Chez les Mundugumor, la vie des hommes adultes est en parfaite continuité avec l'enfance. Mais cette enfance de frustrations et de dépits ne les prépare pas toujours assez à contenir leur violence pour la mettre au service de la société. Régulièrement celle-là explose en des colères incontrôlables. Dans ces cas-là, la sentence est sans appel : la mort. Ceux qui n'ont pas su se maîtriser sont exclus de la tribu et doivent s'exiler, ce qui les conduit à pénétrer sur le territoire d'autres tribus cannibales, tout aussi accueillantes et végétariennes qu'ils le sont...

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