samedi 19 octobre 2019

Mead #1 Mère et enfant dans l'Amérique de l'après-guerre


Extraits, résumés et commentaires de Male and female (1947) de Margaret Mead, p. 310 sqq.

L'accouchement

Le texte que je cite ci-dessous propose une description fine, piquante et même quelquefois drôle des conditions de prise en charge du nourrisson dans la société américaine des années 40. Cette description paraîtra sans doute toujours actuelle et pertinente à quelques différences près, d'ailleurs issues d'une volonté de faire évoluer celles des pratiques dont l'autrice souligne la complète rupture avec celles des sociétés traditionnelles.
« L'idéal, en Amérique, est que la naissance ait lieu à la clinique. Cela veut dire, à de rares exceptions près, que le père n'y assiste pas et que la mère a été confiée aux soins de professionnels, docteurs et infirmières. Pendant des mois, on l'a préparée à quitter son foyer et son mari, non pour la maison de ses parents et de son frère, comme dans beaucoup de sociétés primitives, mais pour un endroit neutre et étranger où elle et beaucoup d'autres femmes inconnues se retrouveront sur des rangées de lits pour accoucher.
Le bébé vient au monde sans intervention de la pesanteur*, sur une table d'accouchement conçue pour faciliter le travail de l'accoucheur** et non pour que le poids de l'enfant serve à la délivrance. Son premier cri est souvent provoqué par une claque vigoureuse. Ce cri, la mère, sous l'effet d'un anesthésique, ne l'entend pas, bien que des recherches récentes portent à croire que ce cri a pour fonction de faciliter les contractions de l'utérus [permettant l'expulsion du placenta].
Le nouveau-né est emporté vers une rangée de berceaux ; ses lèvres, prêtes à téter, restent serrées en vain. Les cris n'y font rien. Les aptitudes physiologiques fondamentales que l'enfant apporte en naissant demeurent inemployées au début. Il peut téter, mais on ne lui donne pas le sein ; il peut pleurer pour qu'on s'occupe de lui, mais personne ne le prend dans ses bras. Tout son corps est enveloppé de tissus moelleux, première leçon qui lui apprend à escompter la présence d'un tissu entre son corps et un autre. Deuxième leçon : à l'heure prévue, étendu comme il faut sur une table roulante, on l'apporte à sa mère et on le place contre le corps totalement vêtu de celle-ci, à l'exception de quelques centimètres carrés de peau, soigneusement stérilisés. C'est un moment délicat ; la nurse sait comment prendre le nouveau-né qui se trouve si épuisé par la faim qu'il n'a souvent plus envie de boire : elle le tient par la nuque et le place contre le sein de la mère. Qu'il ait bu ou non, on l'emportera au bout du nombre de minutes fixées***. La mère reste seule, tantôt le bout des seins douloureux d'avoir été pétris par les petites mâchoires affamées, tantôt soucieuse et le sein engorgé, parce que le bébé n'a pas voulu téter, et fort peu satisfaite de ce premier contact avec ce petit paquet bien ficelé.
Pendant les neufs ou dix jours suivants, la mère ne manipule son bébé que langé, et seulement à des heures régulières. Le père n'y touche pas du tout. Très souvent, on renonce à l'allaitement au sein, et lorsque tous deux rentrent à la maison la mère a appris à avoir avec son bébé un certain genre de contacts. Le manque de lait, l'impossibilité d'allaiter, l'insistance de l'accoucheur et du pédiatre en faveur de biberons supplémentaires, tout cela est assez naturel dans un cadre où le nouveau-né est traité comme si sa santé et son bien-être dépendaient de la précision pour ainsi dire mécanique dans le choix et la présentation de la nourriture. La mère commence à s'impatienter à cause de son lait qui est trop fort ou trop pauvre, trop abondant ou insuffisant, s'écoulant par des bouts de sein rentrés, trop sensibles ou difficiles à téter. C'est avec soulagement qu'elle aura recours au biberon, à la tétine en caoutchouc si commode, dont le trou peut être élargi avec une épingle, à la bouteille graduée dans laquelle on peut mesurer la quantité voulue de lait à la bonne température. Plus de corps humain récalcitrant pour compromettre l'augmentation du poids de bébé, critère principal de sa bonne santé. Immédiatement ou au bout de quelques semaines, la plupart des mères américaines renoncent à faire de leur corps la source de nourriture. »
* Certaines femmes de Nouvelle-Guinée, quand vient pour elles le moment d'accoucher, seules ou accompagnées de parentes et/ou voisines, s'étendent sur une forte pente, solution alternative à l'accouchement debout, accroupie ou assise pratiqué dans la plupart des cultures. Ces quatre solutions mettent à profit la pesanteur pour favoriser la délivrance.
** Margaret Mead est sans doute la première à faire ce constat dans un contexte féministe et à en dénoncer le caractère problématique. Il est vraisemblablement énoncé explicitement dans tous les manuels d'obstétrique, puisqu'il correspond à un principe hippocratique de dignité du médecin. Hippocrate, au Ve siècle avant J.-C., trace en effet les contours de cette profession, qui implique la distance avec les malades et une certaine gravité, incompatible avec le fait de s'accroupir ou de s'agenouiller pour accoucher la parturiente. Dans l'accouchement clinique, la manière de faire correspond moins à des contraintes physiologiques élémentaires ou à la prise en compte des besoins de la patiente qu'à des considérations sur le rapport hiérarchique entre l'accouchée et le médecin.
*** Tout, dans la gestion clinique de l'enfant, est affaire de minutes : l'accouchement, l'allaitement, le bain... Les moyens semblent toujours insuffisants pour répondre aux besoins de la mère et de l'enfant. Mais cette insuffisance est inscrite dans la structure même de l'hôpital (qu'il soit public ou privé), établissement de type industriel, qui recherche conjointement une maximisation de la productivité (par l'introduction de procédures réglées) et une minimisation des coûts (par économies d'échelle).

L'allaitement

L'autrice relève l'homologie entre le style d'allaitement et le style de rapports sexuels. Ainsi un allaitement fondé sur la frustration et la satisfaction violente (cas de la tribu des Mundugumor) préfigure des rapports sexuels douloureux et conflictuels, tandis qu'un allaitement fondé sur l'anticipation des besoins et la satisfaction partagée (cas de la tribu des Arapesh) conduit à des rapports sexuels harmonieux, qui accordent une large place aux préliminaires et visent la jouissance mutuelle.
Chez les Américain.e.s, il n'y a plus aucun lien entre allaitement et sexualité, puisque celui-ci est entièrement vidé de sa dimension biologique : biberon plutôt que sein (le biberon étant, de surcroît, moins un substitut du sein que de la main), tétées à horaire fixe plutôt qu'en fonction du rythme biologique, durée de la tétée fixée au préalable plutôt que définie par la satiété : tout est fait pour empêcher que l'enfant trouve son plaisir dans le contact peau à peau et l'activité de la bouche et des lèvres, caractéristique du stade oral de la sexualité. Comme toujours dans la société américaine, l'enfance ne prépare en rien à la vie adulte. En l'absence d'une référence orale complète, liant la satisfaction à un mode de relation charnelle à l'autre, l'individu, fille ou garçon, se trouve complètement démuni lorsqu'il entame sa vie sexuelle génitale, le seul expédient à sa portée consistant à se construire un modèle normalisé à partir de ce qu'il peut glaner parmi les objets culturels qui se présentent à lui (le cinéma notamment).

Les soins du nourrisson

Les soins donnés au bébé, qui visent à la conservation de sa santé, sont réglés, normés, minutés. Ils ont pour corollaire d'annuler, nous l'avons vu, toutes relations de l'enfant au corps de sa mère, mais aussi à son propre corps : d'abord grâce au biberon / à la cuillère, puis au perce-dent qui remplace les massages maternels de la mâchoire, enfin à la tétine et au doudou, compensant l'interdit du pouce sucé.... La médiatisation de la satisfaction par un objet aboutit à la dégenrer.
Ces soins ont une finalité hygiénique, mais avec l'interdit du pouce sucé, qui réunit le double inconvénient d'introduire des microbes dans l'organisme et de déformer la dentition, et les changements réguliers de position du bébé au cours de sa nuit, afin de prévenir toutes malformations crâniennes, on passe du domaine de la santé à celui de l'esthétique, et l'enfant ne peut manquer de lier ensemble discipline, hygiène et beauté, ce qui l'orientera dans le choix de sa ou son futur.e partenaire dont l'attrait purement esthétique aura une connotation morale et sociale bien déterminée.

L'apprentissage de la « propreté »

« Dans leur comportement, la plupart des adultes ont l'air de ne faire aucune différence de traitement entre les garçons et les filles. »
Cette assertion m'étonne : il est assez connu qu'en occident, l'attention et les soins donnés à l'enfant sont plus importants s'il est un garçon (je crois qu'on parle, pour la tétée, d'une différence de plus ou moins dix minutes selon le sexe). Mead, qui a observé à quel point ces soins étaient soumis à un strict minutage, qui rapporte que, dans les cultures tribales, ceux-ci sont genrés dès la naissance et généralement en faveur des enfants mâles, ne relève rien de tel...
Elle situe l'instauration d'une distinction sexuelle bien après la venue au monde, vers l'âge de deux ans, avec l'apprentissage de l'élimination.
À deux ou trois ans, commence pour les garçons une phase de valorisation, qui passe par l'exhibition de leur sexe, tandis que les filles, jusque-là mises en avant par les jeux de rôle autour de la maternité, entrent dans une phase de latence et doivent chercher les moyens de la surmonter. Mais dans la société américaine puritaine, contrairement aux sociétés primitives où elle a parfaitement sa place, cette exhibition est proscrite. Elle va donc se faire sur un plan symbolique, celui du langage, et sera le fait, non de l'enfant, mais de la mère : plaintes sur le comportement turbulent du garçonnet, éloges de sa facilité à uriner. En creux, la fillette est dévalorisée.
L'élimination manifeste encore d'une autre manière la spécificité de la société américaine par rapport aux sociétés primitives : si dans celles-ci, il s'agit de satisfaire un besoin au moment où il se fait sentir, dans celle-là il n'est plus question que de le contrôler (par la rétention et l'anticipation).
« De leur mère, le petit garçon et la petite fille apprennent qu'il est bon que l'acte de défécation soit effectué à un moment et en un lieu voulu, car les produits éliminés sont si mauvais que les garder indûment dans le corps entraînerait toute sorte d'ennuis. Apprendre à prévenir maman à temps devient d'une importance capitale pour le petit enfant, singulièrement le petit garçon chez qui le contrôle de la vessie est plus difficile que chez la petite fille. Prévoir plutôt qu'agir par instinct, prévoir avec inquiétude pour faire face aux situations inattendues (...), prendre ses dispositions et agir en conséquence. Si on l'oublie, si on ne prévient pas à temps, maman vous punit en vous retirant son amour, amour qui, l'enfant le sait déjà, est conditionné par toute la conduite. »
Suit un passage assez amusant, où Mead montre que la société américaine, sur le plan de la défécation, se distingue également des sociétés française et italienne : en France et en Italie, les toilettes publiques permettent de satisfaire librement ses besoins dans l'espace public... à condition d'être un homme. Aux États-Unis, accessibles aux deux sexes, elles sont destinées à remédier aux « accidents », au défaut d'anticipation de leurs usagers.

Et le père ?

En 1947, le père semble totalement absent et/ou passif pendant les premières années de sa vie de parent. Il fait une entrée en scène tardive vers les cinq ans de son enfant, où il contribue, par son comportement, à renforcer la distinction des sexes : avec son petit garçon, il établit une relation de rivalité un peu brutale autour de jeux masculins, tandis qu'il traite sa fille en petite femme, qu'il flatte et courtise ! Il est attendu de la fillette qu'elle repousse ces avances. De là à penser que le père américain, ce faisant, inscrit le harcèlement au cœur des relations hommes (âgés, dans une position de pouvoir) / femmes et se charge d'enseigner à y faire face par une sorte de jeu de rôle incestueux, il n'y a qu'un pas... que Mead ne franchit pas !

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