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Du
neuf avec du vieux
Vous
connaissez tou.te.s l'expression « male tears », employée à
propos des réactions de certains hommes face à tout ce qui relève
des luttes féministes, à l'accès des femmes aux sphères
d'activité masculines
ou simplement la mise en avant médiatique de quelques-unes d'entre
elles. Mais aviez-vous déjà entendu cette expression il y a cinq
ans, ou disons dix pour celleux les plus au fait de la culture
(féministe) anglo-saxonne ? Si « male tears » sonne aux oreilles
comme une relative nouveauté, l'idée qui s'y exprime n'en est
pourtant pas une.
Dans
Male and female, publié en 1947, l'anthropologue Margaret
Mead évoque quelque chose de très comparable avec la locution
familière « poule mouillée », qui sert, non à qualifier un type
de comportement masculin, mais, plus directement, un type d'homme. La
poule mouillée, c'est l'homme sans courage ni force de caractère,
un homme faible qui geint et se plaint...
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Un
outil de lutte contre les inégalités
À
l'époque où Mead écrit, « poule mouillée » est fréquemment
utilisé pour désigner ceux qui adoptent un certain comportement
face à la féminisation de professions jusque-là masculines. Dans
l'Amérique de l'après-guerre, ce processus est bien engagé, il
paraît même inéluctable, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il
se déroule sans heurt ni opposition.
Mead
montre que la défense, par les hommes, de leur pré carré prend une
forme toujours identique, au point qu'on peut parler ici de
mécanisme. Ce mécanisme qui joue toujours de la même façon, qu'on
voit d'ailleurs encore à l'œuvre aujourd'hui, n'est jamais
victorieux : les hommes perdent du terrain, mais parviennent à
chaque fois à recréer (provisoirement) de nouveaux espaces
d'exclusion des femmes et des facteurs discriminatoires inédits à
leur avantage. Il comporte trois phases identifiables :
- Le protectionnisme :
Cette
phase est interne à la profession. Tous les moyens sont mis en œuvre
pour dégrader ou rendre inadaptés l'environnement et les conditions
de travail des femmes.
- La protestation :
La
question de la féminisation de la profession envahit la scène
publique et médiatique. Elle est débattue au grand jour : on se
positionne pour ou contre.
- Le repli :
Cette
phase se déroule de nouveau en interne. L'accès des femmes à la
profession étant désormais acquis, il s'agit pour les hommes d'y
aménager des espaces spécifiquement masculins et des hiérarchies
sexuées où les postes les plus intéressants sur le plan économique
et/ou symbolique seront masculins.
La
stratégie de la protestation, dans la deuxième phase, est plutôt
malheureuse et dessert la « cause des hommes » plus qu'elle ne lui
profite. Qualifiée de plainte, moquée et ridiculisée, elle est
inaudible. Pourquoi cela ? Parce que les hommes, les « vrais », ne
se plaignent pas des femmes, qu'ils ne se présentent pas comme
leurs victimes et, plus largement, qu'ils n'engagent pas de
combats, forcément dévalorisants, avec elles. Bref, la protestation
entraîne une perte de virilité : ceux qui s'y risquent s'exposent,
selon les époques, à être appelés « poule mouillée » ou à
s'entendre dire qu'ils versent des « male tears ».
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Un
outil à double tranchant
Il
y a donc un intérêt évident à recourir à ces deux expressions
dans le cadre du militantisme féministe, mais... car il y a un mais
: parler de « male tears » et de « poule mouillée », c'est
retomber dans la culture masculine dans ce qu'elle a de plus
viriliste, c'est recourir à des distinctions construites
par les hommes pour se hiérarchiser, c'est conforter (certes pour la
bonne cause) des stéréotypes de genre préjudiciables aux deux
sexes.
La
« poule mouillée » n'est autre, en effet, que le dominé des
dominants, pour parler en termes bourdieusiens, placé par la pensée
de la virilité du côté du féminin, parce qu'il fait montre de
certains traits de caractère attribués conventionnellement aux
femmes : la pusillanimité, la passivité, la sensiblerie. L'homme
jugé féminin, l'homme efféminé est exposé au mépris des
dominants, mais aussi des dominées / femmes qui...
- refusent de lui être assimilées et cherchent à s'en distinguer, en mettant en avant des qualités d'endurance et de force morale, que les sociétés même les plus conservatrices accordent aux femmes,
- se moquent de lui, assumant le rôle qui leur est dévolu traditionnellement, de validation, par le langage et le rejet, de la hiérarchie entre hommes établie par les hommes.
Il
en va de même pour les « male tears », dont l'efficacité à
ridiculiser repose sur l'idée que les larmes et la plainte ne sont
pas masculines, sont indignes des hommes.
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À
garder ? À jeter ?
À
vous de voir si le profit que la cause des femmes peut tirer de
l'emploi de « male tears » est supérieur au désavantage de
reprendre et conforter la structure et les valeurs de la culture
masculine. Si vous ne me
verrez jamais m'approprier ce genre d'expression, je suis un peu
partagée sur le sujet et je peux comprendre qu'on l'utilise pour son
efficacité à faire taire les hommes dans des contextes où la
parole masculine prend définitivement trop de place.
Je
ne serai pas aussi circonspecte quand à l'expression construite sur
le même modèle « white tears », qui me semble fonctionner par des
ressorts très différents. J'avoue cependant que je ne maîtrise pas
du tout le sujet, sans compter que je ne suis pas la mieux placée
pour en parler.
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