samedi 2 novembre 2019

Les « male tears »


Du neuf avec du vieux

Vous connaissez tou.te.s l'expression « male tears », employée à propos des réactions de certains hommes face à tout ce qui relève des luttes féministes, à l'accès des femmes aux sphères d'activité masculines ou simplement la mise en avant médiatique de quelques-unes d'entre elles. Mais aviez-vous déjà entendu cette expression il y a cinq ans, ou disons dix pour celleux les plus au fait de la culture (féministe) anglo-saxonne ? Si « male tears » sonne aux oreilles comme une relative nouveauté, l'idée qui s'y exprime n'en est pourtant pas une.
Dans Male and female, publié en 1947, l'anthropologue Margaret Mead évoque quelque chose de très comparable avec la locution familière « poule mouillée », qui sert, non à qualifier un type de comportement masculin, mais, plus directement, un type d'homme. La poule mouillée, c'est l'homme sans courage ni force de caractère, un homme faible qui geint et se plaint...

Un outil de lutte contre les inégalités

À l'époque où Mead écrit, « poule mouillée » est fréquemment utilisé pour désigner ceux qui adoptent un certain comportement face à la féminisation de professions jusque-là masculines. Dans l'Amérique de l'après-guerre, ce processus est bien engagé, il paraît même inéluctable, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il se déroule sans heurt ni opposition.
Mead montre que la défense, par les hommes, de leur pré carré prend une forme toujours identique, au point qu'on peut parler ici de mécanisme. Ce mécanisme qui joue toujours de la même façon, qu'on voit d'ailleurs encore à l'œuvre aujourd'hui, n'est jamais victorieux : les hommes perdent du terrain, mais parviennent à chaque fois à recréer (provisoirement) de nouveaux espaces d'exclusion des femmes et des facteurs discriminatoires inédits à leur avantage. Il comporte trois phases identifiables :
  • Le protectionnisme :
Cette phase est interne à la profession. Tous les moyens sont mis en œuvre pour dégrader ou rendre inadaptés l'environnement et les conditions de travail des femmes.
  • La protestation :
La question de la féminisation de la profession envahit la scène publique et médiatique. Elle est débattue au grand jour : on se positionne pour ou contre.
  • Le repli :
Cette phase se déroule de nouveau en interne. L'accès des femmes à la profession étant désormais acquis, il s'agit pour les hommes d'y aménager des espaces spécifiquement masculins et des hiérarchies sexuées où les postes les plus intéressants sur le plan économique et/ou symbolique seront masculins.
La stratégie de la protestation, dans la deuxième phase, est plutôt malheureuse et dessert la « cause des hommes » plus qu'elle ne lui profite. Qualifiée de plainte, moquée et ridiculisée, elle est inaudible. Pourquoi cela ? Parce que les hommes, les « vrais », ne se plaignent pas des femmes, qu'ils ne se présentent pas comme leurs victimes et, plus largement, qu'ils n'engagent pas de combats, forcément dévalorisants, avec elles. Bref, la protestation entraîne une perte de virilité : ceux qui s'y risquent s'exposent, selon les époques, à être appelés « poule mouillée » ou à s'entendre dire qu'ils versent des « male tears ».

Un outil à double tranchant

Il y a donc un intérêt évident à recourir à ces deux expressions dans le cadre du militantisme féministe, mais... car il y a un mais : parler de « male tears » et de « poule mouillée », c'est retomber dans la culture masculine dans ce qu'elle a de plus viriliste, c'est recourir à des distinctions construites par les hommes pour se hiérarchiser, c'est conforter (certes pour la bonne cause) des stéréotypes de genre préjudiciables aux deux sexes.
La « poule mouillée » n'est autre, en effet, que le dominé des dominants, pour parler en termes bourdieusiens, placé par la pensée de la virilité du côté du féminin, parce qu'il fait montre de certains traits de caractère attribués conventionnellement aux femmes : la pusillanimité, la passivité, la sensiblerie. L'homme jugé féminin, l'homme efféminé est exposé au mépris des dominants, mais aussi des dominées / femmes qui...
  • refusent de lui être assimilées et cherchent à s'en distinguer, en mettant en avant des qualités d'endurance et de force morale, que les sociétés même les plus conservatrices accordent aux femmes,
  • se moquent de lui, assumant le rôle qui leur est dévolu traditionnellement, de validation, par le langage et le rejet, de la hiérarchie entre hommes établie par les hommes.
Il en va de même pour les « male tears », dont l'efficacité à ridiculiser repose sur l'idée que les larmes et la plainte ne sont pas masculines, sont indignes des hommes.

À garder ? À jeter ?

À vous de voir si le profit que la cause des femmes peut tirer de l'emploi de « male tears » est supérieur au désavantage de reprendre et conforter la structure et les valeurs de la culture masculine. Si vous ne me verrez jamais m'approprier ce genre d'expression, je suis un peu partagée sur le sujet et je peux comprendre qu'on l'utilise pour son efficacité à faire taire les hommes dans des contextes où la parole masculine prend définitivement trop de place.
Je ne serai pas aussi circonspecte quand à l'expression construite sur le même modèle « white tears », qui me semble fonctionner par des ressorts très différents. J'avoue cependant que je ne maîtrise pas du tout le sujet, sans compter que je ne suis pas la mieux placée pour en parler.

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