mardi 30 juin 2020

Mead #4 « Flirt », « date » : l'apprentissage de la sexualité hétérosexuelle dans la société américaine de l'après-guerre


L'étude anthropologique de la société américaine de l'après-guerre, qui occupe les derniers chapitres de Male and female (1947), ne m'a pas captivée plus que celle que Margaret Mead nous livre des sociétés traditionnelles de Bali et de Nouvelle-Guinée, loin de là, mais force est de constater que cette partie de son œuvre se rappelle bien plus fréquemment que les autres à mon souvenir, tant nous baignons dans le « made in USA » et en consommons régulièrement les productions culturelles, qui sont autant d'illustrations des passionnantes analyses qui y figurent.
Ainsi le film Scream (Wes Craven, 1996), regardé dernièrement, et la série Stranger things dont je termine actuellement la première saison (Matt et Ross Duffer, 2016), m'ont interpellée par leur représentation quasi identique du flirt lycéen (dans les deux cas, le jeune homme rejoint d'abord la jeune fille dans sa chambre, à l'insu de ses parents, en passant par la fenêtre, puis le couple est à nouveau réuni dans une maison qui n'est pas celle de la jeune fille, à l'occasion d'une fête), au point que l'on pourrait parler de trope (figure narrative, récurrence scénaristique ou artifice de fiction, selon le sens que l'encyclopédie wiki américaine donne à ce mot). Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas le fonctionnement général du couple adolescent, mais son rapport à la sexualité, qui, autant pour Sidney et Billy que pour Nancy et son petit ami Steve, se structure toujours de la même façon et enferme chaque sexe dans un rôle immuable : le garçon est entreprenant, pressant, tandis que la fille est constamment sur la défensive, hésite et se dérobe. Il existe cependant, juste à côté de ces jeunes premier.ère.s, un autre couple, celui de leurs ami.e.s, qui fonctionne fort différemment, avec des partenaires vivant une sexualité épanouie et montré.e.s comme jouissant et désirant à égalité. Néanmoins, malgré cette égalité positive, leur couple n'est pas donné en exemple et sert même plutôt de repoussoir au couple principal, essentiellement du fait de sa bêtise, de sa frivolité ou de sa méchanceté, et peut-être aussi en raison du dénigrement de l'appétit sexuel de la jeune fille, du moins dans Scream (il me semble que le personnage incarné par Rose McGowan subit un peu de slut-shaming). Bref, le couple-modèle, le couple auquel il s'agit de s'identifier, est celui qui oppose, dans l'intimité, homme et femme, et les fait évoluer selon une dynamique attaque - résistance.
Les deux scènes de tête-à-tête entre Sidney et Billy d'une part, et Steve et Nancy d'autre part, m'ont frappée, parce qu'elles me semblent exemplifier l'analyse de ce que Mead regarde comme le rituel d'initiation sexuelle de la jeunesse middle class : le flirt. L'autrice observe qu'avant de s'engager dans la vie adulte et le mariage, les adolescent.e.s doivent passer par une phase d'apprentissage qui dure au bas mot dix ans : tous les weekends, il leur faut sortir avec une personne du sexe opposé. Celleux qui n'y parviennent pas ou s'y refusent seront marginalisé.e.s et stigmatisé.e.s : leur intégration sociale est fortement compromise. Ces rendez-vous répétés pendant dix ans, ces dates ont pour fonction, selon Mead, de faire acquérir au garçon un code de conduite sexuelle qui lui permettra plus tard de vivre avec son épouse une relation conjugale harmonieuse ; la jeune fille, quant à elle, est chargée de le lui faire acquérir (!), de lui apprendre à maîtriser son désir, en le suscitant et le frustrant tour à tour. Ce rôle sexuel lui a été enseigné par son père pendant son enfance, où il instaure avec elle une relation ambiguë faite de gâteries mêlée de séduction ; la fillette est amenée à déjouer ce piège de la séduction paternelle et à repousser ses avances (tout en gardant les cadeaux !), résistance à laquelle le père réagit positivement et qu'il encourage a posteriori, résistance qu'elle devra déployer à nouveau, une fois adolescente, au cours du flirt.
Mead juge très durement cette pratique, qui rend les femmes frigides (sic), en leur désapprenant à écouter leur propre désir. Et ce ne sont pas les deux séquences où Sidney et Nancy finissent par céder aux sollicitations de leurs petits amis avec des airs de sacrifiées (même si leur consentement est toujours exprimé), séquences d'où se dégage une grande tristesse, qui la contrediront.
Deux remarques encore :
  • Mead montre que les comportements humains, même ceux qui s'apparentent le plus à des donnés biologiques, sont des construits sociaux qui varient selon les sociétés et les époques. D'où vient alors cette évidence que l'homme américain est agi par un désir sexuel irrépressible qu'il doit apprendre à contrôler ?
    C'est que, nous dit Mead, la société américaine des années quarante hérite d'une vision traditionnelle de la sexualité masculine, agressive et vorace, vision qui, dans la classe moyenne émergente, où les femmes sont de plus en plus éduquées et amenées à assumer la gestion complexe d'un foyer assimilé à une petite entreprise et dont dépend grandement le statut social de la famille et son intégration dans le quartier*, devient un archaïsme incompatible avec la vie de couple moderne, plus égalitaire (toute proportion gardée). De là le rite du flirt.
  • Comment ce rite que Mead voyait à l'œuvre il y a plus de soixante-dix ans, un rite néfaste, marginalisant / non-inclusif (mais n'est-ce pas le propre du rite ?), inégalitaire et dangereux (ne sont jamais évoqués les ratages de l'apprentissage, à savoir les violences sexuelles), peut-il être encore actuel dans la société américaine telle que nous la montre la fiction ? Mais l'est-il encore ? Scream, réalisé il y a plus de vingt ans, représente un monde déjà ancien ; quant à Stranger things, son goût du vintage et de la citation d'œuvres anciennes pourraient expliquer que ce type de pratique y figure encore.
* Cette affirmation fera peut-être sourire, car elle va à l'encontre de toutes les représentations que véhiculent films et séries contemporaines sur le sujet, mais il faut lire ce que dit Mead sur la femme au foyer américaine, ses compétences, sa charge de travail écrasante et ses énormes responsabilités, pour en finir avec ces clichés d'incapacité, de passivité et d'oisiveté qui lui collent à la peau.

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