En lisant La
civilisation chinoise (1929), je me suis aperçue que son auteur,
Marcel Granet, élève d'Émile Durkheim et collègue de Marcel
Mauss, avait en fait écrit une longue gender
study* sur le passage, en Chine, du matriarcat
néolithique au patriarcat moderne. Cet ouvrage passionnant, trop
peu étudié, est extrêmement rigoureux dans son approche, et riche
dans les prolongements qu'on peut en faire pour évaluer nos sociétés
modernes sous l'angle de la division des sexes.
Avant d'en venir à ces
prolongements, je me dois d'abord de livrer les grandes lignes de
l'ouvrage.
Au néolithique (-7000
à -2000), qui correspond à l'attachement des humains à la glèbe,
la structure sociale qui domine en Chine est marquée par trois
déterminants : la parenté, la (re)production, la religion.
1.
La structure de la parenté
La famille néolithique
chinoise est dite « indivise », ce qui veut dire que tous ses
membres sont à égalité dans le fait de porter leur nom de famille,
qui est « consonant » avec le domaine familial, et que ce dernier
réunit en une seule personne morale tous ceux qui portent le nom de
famille qui consonne avec lui. Être né dans ce domaine confère
ipso facto le nom et l'appartenance à la famille. Parmi ceux
qui y vivent, il y a ceux qui y sont nés et qui lui appartiennent
pleinement, et ceux qui n'y sont pas nés, qui portent un autre nom,
celui d'une autre famille avec laquelle il y a eu alliance par
l'intermédiaire de mariages.
De telles alliances
sont obligatoires en Chine : c'est l'impératif exogamique,
selon lequel une famille ne peut se reproduire et durer dans le temps
qu'en s'appariant à une autre famille. Tant que la densité humaine
est faible, la communauté néolithique
chinoise de base est faite d'un couple de familles qui
s'échangent des jeunes gens à chaque génération.
C'est ici que la
division des sexes intervient, car les jeunes gens échangés sont
tous du même sexe. De sorte que parmi les nouveaux nés d'un domaine
familial, qui tous portent le même nom, ceux d'un sexe sont destinés
à rester dans leur famille et à faire perdurer la consonance entre
le nom et le domaine, ceux de l'autre sexe sont destinés à quitter
leur famille et à introduire temporairement une dissonance entre le
nom et le domaine (temporairement parce que parmi leurs enfants, la
moitié rejoindra sous un autre nom le domaine initial et mettra au
monde des enfants dont le nom sera de nouveau en consonance avec le
domaine). Que le sexe destiné
au transit soit masculin ou féminin, cela n'importe absolument pas à
la structure de la parenté*.
Dans un domaine
familial se trouvent donc une famille indivise et des « hôtes » ou
« otages »* d'une autre famille, mariés chacun avec un membre de
la famille indivise. Le mariage introduit dans la famille indivise
une distinction générationnelle de nature fonctionnelle
: les enfants des deux sexes nés dans le domaine forment une
génération ; les jeunes adultes qui
n'ont pas transité et qui ont reçu leurs « hôtes » de
la famille alliée, avec lesquels ils engendrent lesdits
enfants, forment une génération antérieure ; les adultes mûrs qui
n'ont pas transité et qui, avec leurs propres « hôtes »,
ont engendré lesdits jeunes adultes et qui n'engendrent plus,
forment une génération encore antérieure, largement minoritaire,
étant donné l'espérance de vie de l'époque. Chaque génération
est dépositaire de fonctions qui lui sont propres. Pour les remplir,
lorsque les circonstances le commandent, il est possible que la
génération en question délègue leur exercice à l'individu le
plus âgé du sexe qui ne transite pas. Mais cette précellence de
l'âge est encore relativement contingente : il n'y a pas à
proprement parler de chef.fe de famille.
→
La structure de
la parenté est fortement marquée par la division des sexes, mais
elle est en soi indifférente à l'identité du sexe qui ne transite
pas (auquel s'oppose donc le sexe qui transite).
2.
La structure de la (re)production
Chaque famille vit des
fruits de son domaine (production) et se
survit par les fruits de son appariement avec une autre
famille (reproduction).
La structure de la
(re)production commande le mode de vie familial. Dans son rapport à
la division des sexes, elle va beaucoup plus loin que la structure de
la parenté, puisqu'elle n'est pas indifférente à l'identité
sexuelle au regard de la répartition des tâches.
Les femmes, en tant
qu'elles engendrent et élèvent les enfants, sont maîtresses
du foyer domestique
(autant de foyers que de couples : le
mode de vie familial est villageois). Point
de concurrence avec les hommes sous cet angle.
La production en tant
que telle est rythmée par la succession des saisons propre à un
climat très continental : été et hiver dominent, les courtes
transitions du printemps et de l'automne sont l'occasion de fêtes de
passage, et notamment, à intervalles réguliers, des fiançailles*
(printemps) et de l'entrée en
ménage* (automne suivant).
En été, les hommes
s'attachent à la culture alimentaire et les femmes à la culture
textile : les hommes vont défricher, labourer, planter, sarcler loin
du village, ils dorment sur place et se nourrissent d'une bouillie
apportée par les femmes et les enfants, ils
veillent à la croissance des bonnes plantes en éliminant les
mauvaises ; les femmes restent dans le village et cultivent
non loin de celui-ci les mûriers et les vers à soie ainsi que le
chanvre, tout en s'occupant des bêtes
domestiques et des enfants, et tout en maintenant l'habitat en bon
état.
***
À l'automne tout le
monde se retrouve au village après avoir engrangé les récoltes
d'orge et de riz, de fil de soie et de chanvre.
L'hiver est un temps de
repos pour les hommes, tandis que les femmes accouchent et
confectionnent les vêtements de soie et de chanvre qui serviront dès
le printemps suivant après la grande fête où, à l'occasion des
dons et contre-dons vestimentaires, les familles appariées l'une à
l'autre réengagent leur alliance. L'accouchement est accompagné
d'un interdit de cohabitation des hommes et des femmes : les
hommes se regroupent dans une maison collective où ils jouent, ayant
à leur disposition les grains en abondance qu'ils viennent de
récolter et qu'ils font circuler entre eux en les misant dans les
jeux. Cette séparation est annuelle, dans la mesure où une femme,
dès qu'elle est mariée, est appelée à accoucher tous les ans
pendant de nombreuses années
(étant donné la mortalité infantile).
Chaque
sexe fabrique et répare les outils nécessaires à la réalisation
de ses tâches : le travail du bois est aussi bien masculin
(pour les outils agricoles) que féminin (pour les métiers à tisser
et pour les réparations immobilières), mais
chaque sexe en a une approche différente selon ses besoins.
Il en va de même du travail de la pierre.
3.
Les effets de (re)production sur la parenté sous l'angle
de l'identité sexuelle
La structure de la
production, très directive sur la division des modes de vie masculin
et féminin, est surdéterminante à l'égard de la structure de la
parenté. Dans la mesure où le village appartient aux femmes, dans
la mesure où ce sont les femmes qui enfantent sans que les maris y
soient pour quoi que ce soit (on le verra plus en détail lorsqu'on
évoquera la religion néolithique), il est « naturel » ou «
rationnel » ou « logique » que le sexe féminin soit celui qui ne
transite pas, que les femmes seules portent toute leur vie le nom de
leur domaine et que, réunies en une seule personne morale, elles
s'identifient au domaine. Donnant leur nom à leurs enfants, il y a
descendance utérine. Les filles seules étant destinées à
ne pas transiter, il y a relation forte et durable entre mère et
fille, il y a matriarcat. Si l'on ajoute que la production
masculine est exclusivement destinée à l'alimentation des
villageois et ne sert qu'à réunir, par la commensalité, les deux
sexes habitant le même domaine familial, qu'au contraire la
production féminine est essentiellement destinée aux fêtes
inter-villageoises (les jeunes filles faisant don aux jeunes hommes
de vêtements, geste qui appelle le contre-don de l'entière personne
des jeunes hommes, voués à devenir les hôtes
ou les otages des
femmes), on peut aussi dire qu'il y a domination féminine.
→ Pour
que les hommes s'émancipent, il a fallu qu'ils rompent les uns après
les autres les liens entre la structure de la production
et la structure de la parenté du point de vue de la division des
sexes, qu'ils modifient à leur profit l'ordre productif et qu'ils
revendiquent
l'indifférence a priori de la structure de la parenté à l'égard
de l'identité du sexe qui transite. Cela a demandé plusieurs
millénaires. Et on peut dire qu'en Chine, le renversement de la
préséance de genre n'a jamais pu être opéré complètement.
4.
La structure idéologique et son rôle conservateur à
l'égard des rapports de genres
La religion chinoise
néolithique réalise la synthèse entre la (re)production et la
parenté. Pour faire évoluer le rapport entre structure de parenté
et structure de (re)production, il a fallu que les hommes
modifiassent simultanément la structure idéologique de la religion,
moyennant un prix très lourd à payer comme on le verra.
La religion chinoise
néolithique est centrée sur le système des fêtes annuelles et
propose une interprétation générale du monde qui donne son sens à
l'ensemble de l'activité humaine.
Sa
structure idéologique comprend trois éléments :
- le mystère de la fécondité (Nature),
- les vertus non moins mystérieuses des femmes et des hommes, liées à la fécondité, qui les rendent capables non seulement de se reproduire, mais aussi d'accompagner la reproduction des plantes et des animaux domestiques, y compris le ver à soie ((re)production),
- la capacité elle encore mystérieuse des femmes et des hommes à former une société stable, qui permet de conserver les vertus féminines et masculines (parenté).
Nature, (re)production,
parenté, dûment hiérarchisées, sont ramenées, dans la structure
idéologique, à leur racine mystérieuse commune.
Cette religion est dans
ses grandes lignes héritée du paléolithique. Elle en diffère par
l'accent mis sur la fécondité, caractéristique du mode de vie
sédentaire, basé sur le lien entre la production agricole et
l'alliance inter-familiale. La prééminence de la fécondité met
ipso facto les femmes en première ligne du fait de leur vertu
générative. L'exigence religieuse consistant à dégager la racine
unique de la nature, de la production et de la société, cette
primauté des femmes du
point de vue de la fécondité entraîne la
féminisation de la terre, source de la fécondité naturelle, autant
que la féminisation de la structure de la parenté. Et tout cela
tient ensemble et se renforce. En ce sens la religion chinoise
néolithique peut être dite porteuse d'une idéologie «
gyno-centrée ».
La fécondité de la
nature suit le rythme de l'année et des saisons : en été elle est
à son maximum, en automne elle livre ses fruits, en hiver elle est
endormie, au printemps elle se réveille. L'activité des femmes
comme celle des hommes accompagne la fécondité de la nature : elle
l'oriente en été, elle en récolte les fruits en automne, elle se
replie sur elle-même en hiver, elle accueille son éveil au
printemps.
L'activité
reproductive des femmes
relève non plus de l'accompagnement mais de la participation à la
fécondité naturelle. On a vu qu'en hiver elles confectionnaient les
vêtements qu'elles offrent au printemps en échange
de la vertu masculine qui déclenche la grossesse. Cette vertu
masculine est un simple adjuvant
à la fécondation des femmes et les hommes n'en sont pas les
dépositaires exclusifs. La primauté des femmes, renforcée
par la religion, implique qu'il n'y ait de relation amoureuse
qu'entre les femmes et la grande aïeule, c'est-à-dire la terre, non
pas cette terre domaniale qui détermine
le nom de famille, mais la terre des frontières entre les
domaines, ces territoires non domaniaux que constituent par
excellence les monts et les rivières. Une relation sexuelle avec le
mari ou n'importe quel autre homme de la famille alliée n'est pas
nécessaire pour qu'une femme tombe enceinte : il suffit qu'elle
entre dans les flots d'une rivière pour qu'elle soit en situation de
l'être, en faisant l'amour avec la terre, par l'intermédiaire d'une
vertu masculine attachée au
lieu, celle des âmes mortes des hommes qui, réfugiés en
hiver dans la fange des rivières, s'y répandent au printemps à la
fonte des glaces. Car un homme bon
est un homme mort, comme on va le voir, tandis que les femmes se
succèdent dans l'unité du lignage matriarcal,
en se substituant les unes aux autres dans leur relation amoureuse à
la terre.
***
La vertu des âmes
mortes n'étant pas infaillible, les fêtes du printemps prennent la
forme d'orgies, dont la fonction est d'éliminer tout lien entre un
individu masculin donné et l'enfant qui naîtra d'un individu
féminin donné. En ce sens le
mari a certes participé à la grossesse, mais il y a participé au
même titre que les âmes mortes masculines et que toute sa fratrie.
Il s'ensuit mécaniquement que les femmes qui ont participé
activement aux fêtes du printemps sont toutes enceintes en été, et
qu'elles enfantent entre elles au début de l'hiver, sans la
compagnie de leurs maris, l'interdit de cohabitation entre les sexes
lors de l'accouchement faisant écho au rôle de simple intermédiaire
des hommes pour la fécondation.
***
Les hommes exercent
d'ailleurs leur fonction d'adjuvant non seulement au printemps avec
les femmes mais aussi en été avec la terre domaniale, qui est un
moyen terme entre la grande aïeule des monts et des rivières et le
noyau familial féminin. Le premier labour ne peut pas être opéré
par un homme seul mais par un couple, l'ambivalence sexuelle
neutralisant la violence faite à la terre à peine éveillée. Le
fruit du labeur masculin est récolté par les hommes et échangé au
cours des jeux du début de l'hiver dans leur maison commune. Il est
ensuite remis aux femmes, qui en assurent l'économie générale, et
dont elles assortissent les dons de vêtements aux fêtes du
printemps. Dans la maison commune, les jeux masculins sont
relativement violents, au sens où l'enjeu, au-delà de la mise
réellement engagée (les
grains), est la vie même de l'homme, le perdant mourant
symboliquement au moment où le vainqueur ramasse les mises. La fin
de la période de réclusion est marquée par une cérémonie, au
cours de laquelle l'homme le plus âgé meurt symboliquement (en
général sous la forme d'un comas éthylique), d'une mort qui promet
le réveil de la fécondité.
→
On le comprend
maintenant : c'est en mourant que l'homme catalyse la fécondité des
femmes. L'homme est destiné à mourir, la femme est destinée à
se survivre, telle est la pensée profonde de la religion
chinoise néolithique, qui donne tout son sens à l'activité et à
la sociabilité des femmes et des hommes.
*** Les illustrations de cet article sont toutes issues d'un fond iconographique maoïste familial (1974). Incapable de lire les idéogrammes chinois, je ne peux vous renseigner davantage sur leurs talentueux auteurs. Je m'en excuse.
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