vendredi 30 novembre 2018

Éducation genrée : étude d'un cas particulier

Illustration : F. Raffin, 1928
 
Les études féministes ont montré que les discriminations fondées sur le critère du genre commencent dès le berceau, voire avant la naissance. Moindre temps consacré aux filles (ne serait-ce qu'à leur allaitement), moyens supérieurs affectés à l'éducation des garçons, jusqu'aux avortements, aux abandons et aux féminicides, voilà quelques « pratiques », qui témoignent d'un traitement différencié en faveur des enfants mâles.
Voici la réalité telle qu'appréhendée au travers des données statistiques. Cependant, quelquefois l'expérience personnelle semble aller à contresens de cette réalité.
J'ai eu dans mon entourage des exemples (rares, il est vrai) de famille, où la différence de traitement était à l'avantage de l'enfant de sexe féminin. Cette préférence donnée à la petite fille, puis à l'adolescente, choyée, valorisée et très investie affectivement, à qui l'on ne demandait rien, tandis que son frère était traité avec une rigueur partiellement proportionnée à son incapacité à répondre à des attentes parentales excessives, et même irréalisables, m'a toujours étonnée et interrogée, et d'autant plus depuis que je suis davantage consciente de la dépréciation systématique des femmes dans la société patriarcale où nous vivons.
En lisant un article de Pierre Bourdieu, je suis tombée sur cette incise, qui m'a permis de mieux comprendre ce phénomène curieux :

« Et l'on comprend ainsi que, comme les sociolinguistes l'ont souvent observé, les femmes soient plus promptes à adopter la langue légitime (ou la prononciation légitime) : du fait qu'elles sont vouées à la docilité à l'égard des usages dominants, et par la division du travail entre les sexes, qui les spécialise dans le domaine de la consommation, et par la logique du mariage, qui est pour elles la voie principale, sinon exclusive de l'ascension sociale, et où elles circulent de bas en haut, elles sont prédisposées à accepter, et d'abord à l'École, les nouvelles exigences du marché des biens symboliques. »
Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2001, p. 78 (l'article date de 1982)

Je note au préalable que les discriminations genrées entre filles et garçons, dans un sens ou dans l'autre, sont renforcées dans le cas d'une descendance mixte, et sont à leur comble quand celle-ci comporte deux enfants. Si la descendance est du seul sexe féminin, les discriminations peuvent s'atténuer, jusqu'à parfois disparaître presque entièrement : on aura alors le cas de filles élevées avec autant de soin et d'investissement que des garçons.
Le choix de la fille aux dépens du garçon procède en fait d'une stratégie familiale, qui vise à assurer l'ascension sociale des parents, à travers leur descendance féminine et le changement de milieu social de celle-ci. Selon Bourdieu (op. cit.), ce changement de milieu social passe principalement par le mariage de la fille et son entrée dans une nouvelle famille, mais il me semble qu'il se fait de plus en plus aujourd'hui par l'intégration à un groupe plus large que la famille : un « réseau » formé par les collègues, les ami.e.s, par le ou la partenaire et sa famille. Le lien qui unit la transfuge et ce groupe qu'elle intègre est également beaucoup plus informel, quoique aussi solide, que le mariage.
Cette stratégie a cours dans des familles appartenant à la petite bourgeoisie ascendante.
Quelles sont les raisons qui font qu'un couple petit-bourgeois va faire reposer son projet (inconscient) de progression sociale sur sa fille ?
  1. Les femmes se marient vers le haut et possèdent une plus grande mobilité sociale que les hommes. Ce constat peut sembler dépassé, mais il n'y a qu'à prendre le point de vue inverse, pour vérifier qu'il est toujours d'actualité : les hommes, n'acceptant qu'exceptionnellement d'avoir une épouse qui leur soit supérieure socialement et culturellement, se marient vers le bas. Eh oui ! il ne faudrait pas que les rapports traditionnels de domination se trouvent renversés au sein du couple, et tant pis si cela implique une certaine stagnation sociale du côté masculin.
  2. Les filles (de cette petite-bourgeoisie) accèdent en plus grand nombre aux études secondaires et aux filières générales. Elles acquièrent ainsi, par l'intermédiaire de l'Éducation nationale, la culture de la classe sociale supérieure, c'est-à-dire la culture légitime et socialement dominante de la bourgeoisie.
  3. Les filles se soumettent davantage à la discipline scolaire et aux desiderata parentaux.
Néanmoins, tout attendre de celles dont traditionnellement l'on n'attend rien (dans une société patriarcale, les attentes envers les filles sont plus négatives que positives : prendre peu de place, ne pas être trop visible, ne pas faire de bruit...), pose problème et place les parents dans une situation inconfortable du fait de la contradiction entre leur projet et les rôles sociaux traditionnels dévolus aux femmes. Cette stratégie s'accompagne donc d'une part importante de non-dits, avec des désirs qui ne sont pas exprimés directement et que la fille doit deviner.

Ce traitement différencié entre ses propres enfants me choque toujours autant, mais du moins sais-je désormais qu'il procède d'une logique sociale, inconsciente du reste, et non d'une espèce de caprice cruel des parents !
Si je considère maintenant la trajectoire sociale des enfants de mon entourage, dont les parents avaient adopté cette stratégie, il me semble qu'elle n'est que moyennement efficace : je note une stagnation, au mieux une légère progression du côté des filles, du côté des garçons, un processus de déclassement, qui peut les conduire jusqu'à la marginalisation !

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