jeudi 1 novembre 2018

J'ai visité l'ancien Ordensburg Vogelsang : je vous raconte


L'Ordensburg Vogelsang est, après le Reichsparteitagsgelände de Nuremberg, le plus vaste ensemble architectural hérité de la période nazie. Il est situé dans le massif de l'Eifel, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tout près de la frontière belge.
Si vous passez par cette belle région, je vous recommande de vous rendre à Vogelsang et de ne pas manquer l'exposition permanente « Destinée : Herrenmensch », qui présente un fond documentaire unique, riche et éclairant. Prévoyez au minimum une heure pour l'exposition (j'y ai passé 1h30, ce qui m'a paru un peu juste) et 1h30 pour la visite du site, qui est très étendu (et très pentu). Je déconseille l'exposition si vous êtes accompagnés d'enfants (la dernière partie, sur les crimes de la guerre d'extermination, est éprouvante). En revanche, la visite du site me semble une bonne manière d'aborder, avec les plus jeunes, la question du nazisme.

Vogelsang, centre de formation des cadres (subalternes) du NSDAP (avril 1936 – septembre 1939)

Durée de la formation :
Les futurs cadres devaient accomplir un cycle de formation de quatre ans, supposé se dérouler chaque année dans un Ordensburg différent :
Ordensburg Vogelsang dans l'Eifel,
Ordensburg Krössinsee en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne,
Ordensburg Sonthofen dans l'Allgäu,
Ordensburg Marienburg en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne, qui ne verra jamais le jour.
Aucun étudiant n'achèvera néanmoins sa formation, puisque les Ordensburgen fermeront au début de la guerre, après seulement trois ans de fonctionnement.

Recrutement :
Les postulants ne pouvaient pas candidater par eux-mêmes. Ils devaient être proposés par les responsables des diverses organisations émanant du NSDAP, qui structuraient la vie des allemand.e.s.
Les critères de sélection étaient les suivants : (être un homme), appartenir à la « race aryenne », être âgé de moins de 25 ans, avoir suivi l'intégralité du cursus national-socialiste (jeunesses hitlériennes, armée, Front allemand du travail) et jouir d'une excellente condition physique. Rapidement le critère de l'âge s'assouplit, car Vogelsang va servir à caser certains partisans nazis de la première heure alors au chômage.
Cette formation était ouverte sans exigence de niveau d'études, donc potentiellement à des personnes de milieu modeste, à qui elle offrait des perspectives de carrières inaccessibles jusque-là. L'ascension sociale que devait permettre le passage par les Ordensburgen explique, pour une part, que nombre de jeunes allemands, confrontés par ailleurs à un chômage de masse, aient pu souhaiter y être admis.

Contenu de la formation :
Les journées des recrues se partageaient entre enseignement idéologique et politique, pratique sportive intensive et entraînement militaire. Une place centrale était donnée à l'enseignement de la « science raciale ». Les programmes faisaient néanmoins régulièrement l'objet de modifications, tandis que leur pauvreté était la cible de critiques de la part de certains élèves et professeurs.
On attend par ailleurs qu'une école de cadres, même subalternes, mette l'accent sur l'apprentissage du « management ». Cependant, chez les nazis, apprendre à commander, c'est avant tout apprendre à obéir : le futur cadre devait démontrer son sens de la discipline, sa capacité à faire corps avec ses camarades et à se mettre soi-même au second plan. Il ne s'agissait pas, en effet, de former des individus, mais un groupe soudé et homogène, composé d'« êtres supérieurs », de « Herrenmenschen », en tant qu'ils appartenaient au groupe, mais qui, pris un par un, n'avaient aucune valeur et devaient être prêts à se sacrifier à tout moment dans la considération de l'intérêt supérieur du parti.
Cette appartenance à une élite se traduisait concrètement par l'accès à des pratiques sociales réservées aux aristocrates et aux nantis : équitation, escrime et même aviation. Le nom de Ordensjunker (on appelait Junker un jeune noble, fils de propriétaires terriens, qui servait dans l'armée), que les recrues des Ordensburgen s'étaient elles-mêmes donné, reconnu dans un second temps par le parti, témoignait de leur sentiment d'appartenance à la nouvelle aristocratie du Reich.
Être admis en tant que recrue des Ordensburgen ne garantissait nullement la validation finale du cursus : l'échec menaçait constamment des élèves soumis à une évaluation impitoyable et entraînait non seulement le renvoi, mais aussi la radiation du NSDAP et donc une marginalisation certaine, dans une société où trouver un emploi était favorisé par l'appartenance au parti. J'ignore néanmoins si le taux d'échec était important.

Enjeux idéologiques de Vogelsang :
C'est Robert Ley, un des plus vieux compagnons d'Hitler, Führer du Front allemand du travail (Deutsche Arbeitsfront, DAF, organisation qui se substitue aux syndicats ouvriers dissous en 1933), qui supervisa la construction des Ordensburgen.
Ley entendait moins y former des cadres politiques qu'y façonner des hommes conformes à l'idéal national-socialiste du « nouvel homme allemand ».
Ce projet idéologique, comme toujours dans les régimes totalitaires, devait se matérialiser par la création d'un lieu à la mesure de cet homme nouveau, dominant la nature et les autres hommes. Vogelsang et les autres Ordensburgen sont donc le fruit d'un geste architectural fort. Les dirigeants nazis, et Hitler le premier, n'ignorant pas que l'architecture peut être un puissant outil de propagande, Ley va collaborer longuement et étroitement avec son architecte, Clemens Klotz.
Le néologisme « Ordensburg » révèle également la conception sous-jacente au projet : Burg = « château, forteresse » ; Ordens = « ordre », au sens de communauté religieuse. Car le modèle de Vogelsang est la communauté religieuse chrétienne, plus précisément celle de l'ordre militaire des Chevaliers teutoniques.
En tant que lieu mettant en scène le pouvoir national-socialiste, Vogelsang va être utilisé très tôt à des fins de propagande : la presse locale et nationale, ainsi que les actualités cinématographiques, suivent de près sa construction et son ouverture, les visites de représentants des pays de l'Axe se succèdent, des conférences de diverses organisations professionnelles (médecins...) ou corps administratifs du NSDAP s'y déroulent. Ce « tourisme politique » est si important et attire tant de visiteurs à Vogelsang, qu'en l'absence de structures d'accueil adaptées, les Ordensjunker doivent régulièrement déloger de leurs « maisons de la camaraderie » et laisser la place aux hôtes de passage ! Pour palier à ce manque d'hébergement, il était prévu la construction d'un hôtel de deux mille lits (« Kraft durch Freude »), qui, du fait de la guerre, ne verra jamais le jour.

Vogelsang, un modèle d'architecture nazie :
Vogelsang va être un chantier permanent, toujours plus ambitieux, dont les bâtiments les plus monumentaux (notamment la gigantesque « Haus des Wissens » ou des installations sportives qui devaient être les plus grandes d'Europe) ne seront jamais réalisés.
Le plan de Vogelsang prévoyait initialement trois niveaux, auxquels correspondaient trois usages et symboliques différentes :
  • en bas, le corps (installations sportives + espaces destinés aux manifestations politiques),
  • au milieu, la collectivité virile (dortoirs des étudiants : les « Kameradschaftshäuser »),
  • en haut, le culte et l'idéologie (bâtiments communautaires, où se déroulaient les cours et certaines cérémonies + bibliothèque restée à l'état de projet). 

 
Klotz s'inspire des théories architecturales du Bauhaus pour tout ce qui est vocation collective des bâtiments, mais il s'en éloigne résolument par son refus des formes et des matériaux contemporains (béton et toits en terrasse, entre autres). S'inscrivant dans le courant idéologique « Blut und Boden », qui voit dans la ruralité et la paysannerie les racines du peuple allemand, il recourt à des matériaux rustiques et locaux (dans l'Eifel, l'ardoise et la pierre taillée) et à des formes traditionnelles et régionales (toitures en pente, chiens-assis, œils-de-bœuf...). Par contre, les plans de la Maison de la Connaissance montrent l'abandon de ce style vernaculaire au profit d'un style néo-classique, qui n'est pas spécifique à l'architecture fasciste, puisqu'on le retrouve, à partir des années 1930, aussi bien en URSS que dans les pays démocratiques.


Quelques rares sculptures, bas-reliefs et fresques ponctuent cette architecture, exaltant la virilité du nouvel homme allemand et puisant dans la culture et les mythes germaniques (thème de la « chasse sauvage », mort de Siegfried...).

Une forteresse ouverte :
Vogelsang n'était pas, contrairement à ce qu'on pourrait croire, une société d'hommes cloîtrés, fermée sur elle-même. L'ouverture sur le pays et sur la « Volksgemeinschaft » s'y traduisait par le tourisme politique que j'ai déjà évoqué, mais aussi par la célébration de mariages et des temps forts du nouveau calendrier « religieux » nazi, ainsi que par des manifestations politiques et culturelles (théâtre), où étaient convié.e.s les notables et habitant.e.s de la région.

Vogelsang, « école Adolph Hitler » (de 1942 à 1944)

À partir de 1942, plusieurs classes d'« école Adolf Hitler » furent logées à Vogelsang à titre provisoire.
Les « écoles Adolf Hitler » étaient des internats destinés à la formation des élites (masculines) nationales-socialistes, proches des établissements d'enseignement politique nationaux (« Napolas »).
Ces écoles offraient un cycle de formation de six années. L'admission se faisait généralement à l'âge de douze ans.
Les critères de recrutement étaient à peu près les mêmes que pour les Ordensjunker. Les futurs élèves étaient repérés au sein de la Hitlerjugend, où ils devaient s'être distingués par leurs qualités de leader. Ils avaient aussi à donner les preuves que leurs parents étaient des sympathisants actifs du régime.
Leur formation était également proche de celle de leurs aînés. Il était ensuite prévu que les jeunes diplômés poursuivissent leurs études au sein des Ordensburgen, pour accéder aux carrières de fonctionnaire du parti.

1945 et après-guerre

Vogelsang est pris, début 45, par les Américains après d'intenses combats. Ils abattent les emblèmes du régime (aigles, croix gammées), et dégradent le bas-relief des athlètes, expression du virilisme national-socialiste et de la supériorité de l'homme allemand, en tirant sur le sexe des figures sculptées. Petite parenthèse : je trouve assez fascinant qu'on retrouve en plein milieu du XXème siècle une pratique magico-religieuse courante chez les Mésopotamiens, qui consistait à attaquer les symboles de la puissance virile de leurs ennemis pour atteindre leur puissance militaire !


Vogelsang sert de camp d'entraînement aux troupes anglaises à partir de 1946, puis à l'armée belge, dans le cadre de l'OTAN, de 1950 à 2005, date à laquelle il devient une place internationale, lieu de mémoire, d'éducation et de réflexion sur les questions et enjeux majeurs du XXIème siècle, notamment les migrations. Vogelsang accueille aussi un musée de la Croix Rouge, qui, admirez la force du symbole ! a installé à sa périphérie un camp de réfugié.e.s.
À l'issue de la guerre, les Ordensjunker, qui avaient été reversés dans l'armée allemande, sont, pour environ la moitié d'entre eux, morts au combat, auquel leur endoctrinement et le souci de leur légitimité les poussaient à prendre part avec fanatisme. Les survivants qui s'étaient rendus coupables de crimes de guerre et / ou contre l'humanité en Pologne, Biélorussie, Ukraine et dans les pays baltes, ne seront que rarement inquiétés. S'il y a eu procès, les condamnations paraissent dérisoires au regard de la gravité des faits reprochés.
Robert Ley est arrêté par les Américains. Incarcéré à Nuremberg, il se suicide le 25 octobre 1945.
Clemens Klotz continue à travailler en tant qu'architecte, même si sa pratique, toujours fondée sur des conceptions nazies, le fait mettre à l'écart des grands projets de reconstruction de l'après-guerre.
Quant aux jeunes écoliers des « écoles Adolph Hitler », ils vont jouer un rôle majeur dans la reconstruction de l'Allemagne et auront même, pour quelques-uns, des carrières politiques (marquées par leur passé nazi).

Prolongements

Malgré la richesse de la documentation présentée, la qualité de la scénographie et l'effort de pédagogie mis en œuvre, je dois avouer que je suis sortie de ma visite de l'exposition permanente assez déroutée. Y ayant un peu réfléchi depuis, voilà d'où me vient, me semble-t-il, ce sentiment de malaise :
L'exposition se veut une tentative de compréhension du projet des Ordensburgen et adopte pour ce faire un ton neutre. Mais cette neutralité est difficile à conserver face à un projet étroitement corrélé à l'impérialisme génocidaire nazi, d'où, régulièrement, un discours de dénigrement et des jugements moraux, qui figurent les acteurs de cette histoire en êtres stupides, incultes, velléitaires, capricieux et désorganisés. Certes réduire un système oppressif à une somme de bêtises individuelles peut aider celles et ceux qui en sont les victimes directes à s'y confronter (je pense à l'ironie mordante d'Eugen Kogon dans sa description du camp de concentration de Buchenwald, cf. L'état SS, au mépris plein de dérision de Germaine Tillion pour ses gardiennes à Ravensbrück). Mais pour quelqu'un qui arrive soixante-dix ans après les faits, je crois que ça ne contribue qu'à les minorer, à couper court aux questionnements et aux réflexions.
L'exposition tente de dresser le portrait d'un élève-type, dont elle s'attache à décrire le quotidien, les ambitions et les dilemmes. Elle nous pousse donc à adopter le point de vue d'un fervent partisan du nazisme, expérience dérangeante s'il en est (la volonté de déranger est ici clairement revendiquée). Par ailleurs, elle suit les trajectoires de plusieurs Ordensjunker, qui frappent par leur diversité et nous montrent un groupe hétérogène, dont on a du mal à comprendre ce qui a pu faire l'unité : en effet, la distance est grande entre ceux pour qui l'école est une chance d'ascension sociale inespérée et les déçus de la formation, entre les nazis fanatiques et les opportunistes, les criminels de guerre et les simples soldats...

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