jeudi 27 septembre 2018

« Nous vivons de morts » : paroles de quelques célèbres et vénérables végéta*iens

Simon Matzinger
Extraits d'œuvres anciennes évoquant et promouvant une alimentation végéta*ienne :

Yeshoua` ben Shim`on ben El`eazar ben Sira, spécialiste de la Loi juive, directeur d'une école privée de droit religieux à Alexandrie (IIe siècle av. J.-C.) :
Dans le Siracide, appelé aussi l'Ecclésiastique ou encore La Sagesse de Ben Sira (un des livres poétiques ou sapientaux de l'Ancien Testament, rédigé vers 150 av. J.-C.), l'érudit affirme que l'homme tire sa vie du pain et de l'eau.

Publius Ovidius Naso dit Ovide, poète latin (43 av. J.-C. — 17 ou 18 ap. J.-C.) :
Ovide, dans ses Métamorphoses, fait la description que voici de la nourriture des hommes et des femmes des premiers âges :
« La terre (...), d'elle-même, offrait tout.
Contents des vivres qu'elle produisait
Sans contrainte, les hommes cueillaient
Les fruits des arbres, les fraises de montagne... » (Les métamorphoses, I, 102-104)

Lucius Annaeus Seneca, communément appelé Sénèque, philosophe de l'école stoïcienne, dramaturge et homme d'État romain (entre l'an 4 av. J.-C. et l'an 1 ap. J.-C. — 12 avril 65 ap. J.-C.) :
Sénèque, cherchant une raison au fait que tant d'hommes meurent brusquement et dans la fleur de l'âge (?), écrit au livre X de ses Controverses : « Tous les oiseaux qui volent çà et là, tous les poissons qui nagent, toutes les bêtes sauvages qui bondissent, trouvent leur tombeau dans notre ventre. Cherche maintenant pourquoi nous mourrons si subitement : nous vivons de morts. »

Anicius Manlius Severinus Boethius, communément appelé Boèce, philosophe et homme politique latin (vers 480 — 524) :
Au livre II de La consolation de Philosophie, Boèce écrit :
« Combien heureux l'âge premier !
De ses champs féconds il était satisfait (...)
Des glands apaisaient une faim sévère,
Une couche d'herbe lui procurait un sommeil réparateur (...)
L'eau courante du ruisseau étanchait sa soif. »
Toujours au livre II : « la nature se contente de peu et de petites choses », puis au livre III : « à la nature un rien suffit mais à la convoitise rien ne suffit ».

Petrus Comestor ou Pierre « le Mangeur (de savoir) », théologien français (1100 — 1178) :
Son nom réfère à la double réalité de l'alimentation dans le Christianisme : réalité pure et parfaite de l'alimentation spirituelle vs réalité impure et imparfaite de l'alimentation matérielle, la seconde étant soumise à la première.
Dans son Historia Scholastica (un résumé des livres de la Bible à l'attention du clergé et des prédicateurs), Pierre le Mangeur note que le Nouveau Testament ne rapporte pas que le Christ ait jamais mangé d'autre viande que celle de l'agneau pascal. Il sous-entend par là que l'alimentation des fidèles doit comporter très peu de viande et qu'il est bon de le leur rappeler dans le cadre de l'enseignement religieux.

Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart, théologien allemand, philosophe dominicain et père de la mystique rhénane (vers 1260 — vers 1328) :
« Je vous ai donné toutes les herbes (...) et tous les arbres (...) afin qu'ils vous servent de nourriture (Genèse, I, 29). On observera que le genre humain est constitué pour une nourriture frugale : il ne lui est pas enjoint d'user de chair. »
Le message est on ne peut plus clair ! Je remarque qu'à aucun moment il n'est question d'éthique animale : Eckhart ne fait pas le lien avec la domination des hommes sur les animaux. D'autres l'ont fait avant lui (l'homme est à l'égard des animaux comme un père à l'égard de sa maisonnée : il les domine au sens où il met en ordre leur activité, ceci pour le bien commun, non pour les dévorer). Eckhart préfère mettre en avant la vertu que revêt le choix végéta*ien : c'est le choix du retour à la simplicité, du retour à l'état de pureté d'avant le péché, c'est un choix de bon chrétien. L'option carniste traduit, elle, la perversion du péché, la pente vicieuse de la sauvagerie bestiale (rappelons qu'avant le péché, les ours et les lions, eux aussi, broutaient et mangeaient des fruits).
J'en conclus que pour Eckhart, le végéta*isme est un choix moral « onto-théo-logique » qui ne s'appuie pas sur des considérations relatives au bien-être animal, mais qui, impliquant une conversion morale profonde, est susceptible d'avoir des répercussions sur la relation de domination des hommes sur les animaux, et d'en bannir notamment les actes de maltraitance.

lundi 24 septembre 2018

Le sylphe de Georgiana Cavendish : impressions de lecture


 Je jette ici quelques notes sur Le sylphe, roman attribué à lady Georgiana Cavendish (7 juin 1757 - 30 mars 1806). Mon idée était de conserver une trace de mes impressions de lecture, démarche assez personnelle, j'en conviens, mais dont je publie pourtant ici le résultat, parce que les exigences de la publication me forcent à approfondir et construire un peu mieux ma pensée. Il s'agit également de l'œuvre d'une femme, assez méconnue en France, et il est toujours bon de parler des autrices que l'on a lues et de leur faire quelque publicité.

Après un début plutôt plat, qui a failli me perdre, sans doute à cause de la comparaison peu avantageuse que je n'ai pu m'empêcher de faire avec ce chef-d'œuvre de la littérature anglaise qu'est Clarisse Harlowe, ce court roman épistolaire est parvenu à me captiver davantage par sa satire piquante de la haute société aristocratique londonienne, qui ne connaît d'autres lois que la mode et où la phrase : « Tout le monde fait de même est (...) une règle constante, et la raison suffisante de toutes [les] actions ».

Mais là où ce roman attache vraiment, c'est avec la description de la violence qui s'installe dans le foyer conjugal, avec la transformation du mari, qui, de jeune libertin charmant mais évaporé, se change en effrayant tyran domestique. Ce changement, que je n'avais pas du tout vu venir, se fait à l'occasion de questions d'argent, l'époux désirant s'approprier, non pas ce qui permettrait à sa femme une indépendance financière dans le mariage, mais après sa mort éventuelle : le fameux douaire, qui permettait aux veuves de la noblesse de ne pas vivre aux crochets de leurs enfants.

Le tournant fantastique que prend le roman avec l'apparition du fameux sylphe éponyme, esprit qui va guider l'héroïne à travers les nombreux pièges de la société libertine, mais également de ses passions, m'a, je l'avoue, gênée. Je ne sais si cette invention plaisait au lectorat du XVIIIème siècle, mais pour ma part je l'ai trouvée artificielle et bizarre.

Hormis cette originalité (mais après tout le merveilleux se mêle à des œuvres présentées comme des peintures sociales et morales réalistes, sans que cela ne gêne personne : cf. Balzac), j'ai trouvé dans Le sylphe un roman typique de son époque et du genre dans lequel il s'inscrit (le roman sentimental, genre inauguré par S. Richardson) : une vision dichotomique des humains, dichotomie qui recouvre ici l'opposition campagne / ville, une série d'épreuves auxquelles se trouve soumise une vertueuse héroïne naïve et inexpérimentée, un dénouement qui comporte une reconnaissance* et la mise en œuvre d'une justice poétique**. Pour que sa fidélité aux règles du genre soit moins pesante, Cavendish place dans la bouche d'un de ses personnages, un commentaire méta-discursif et ironique sur l'action, qualifiée de « joli petit roman ».

C'est sans doute dans ces termes que l'on pourrait parler du Sylphe, mais outre que je n'ai pas envie de participer à la minoration perpétuelle des productions culturelles féminines, je lui trouve des qualités qui méritent qu'on lui donne sa chance. Je pense que le problème de cette œuvre est qu'il s'agit d'un premier roman, déjà très maîtrisé, mais qui manque d'étendue, qui offre une structure un peu simple, du fait d'un nombre de personnages limité. Dommage qu'il n'ait pas été suivi d'autres textes, où l'autrice aurait pu faire mûrir son talent ! Ceci dit, d'autres œuvres de Cavendish existent peut-être et seront peut-être un jour découvertes et publiées. 

* La reconnaissance ou anagnorisis est, dans la narratologie moderne, la découverte tardive d'une identité non décelée jusque-là. Cette découverte se fait dans le cadre de la scène de reconnaissance, qui, pour ce qui est du roman sentimental et du théâtre bourgeois, constitue le dénouement.
** La justice immanente ou justice poétique est l'affirmation du lien nécessaire, inévitable, entre une mauvaise action et sa sanction, à brève ou longue échéance. C'est aussi un procédé littéraire par lequel la vertu finit par être récompensée et/ou le vice puni.

lundi 27 août 2018

Mon tribut à la fleur des romans gothiques : The mysteries of Udolpho, Ann Radcliffe


J'ai eu souvent l'occasion d'observer que la lecture d'œuvres non contemporaines, dont le personnage principal est féminin, diffère beaucoup de celle de textes donnant la première place à un homme, en ce qu'elle est quasi systématiquement une lecture-identification.

L'héroïne est jugée, ses choix, ses réactions sont évalués, et plus la lectrice a une conscience féministe développée, plus son jugement est présent, plus elle se fait la censeure sévère de sa conduite, comme s'il s'agissait seulement de se mettre à la place d'un être fictionnel, d'envisager ce que l’on aurait fait dans les mêmes circonstances, et forcément mieux fait. Rien de tel pour les personnages masculins de la littérature classique : personne n'a jamais reproché à l'Achille d'Homère, privé d'une partie de son butin, ses éternelles jérémiades, ni au père Goriot sa trop grande complaisance envers ses ingrates de filles !

Cette lecture ne doit pas être entreprise sans la conviction que les siècles antérieurs au nôtre avaient une toute autre perception de ce que nous considérons aujourd'hui comme des marques de faiblesse, je veux parler des plaintes, des syncopes et des larmes. Si aujourd'hui ces manifestations sont seulement tolérées chez les femmes, moquées et inhibées chez les hommes, cela n'a pas toujours été le cas : nos prédécesseur.e.s leur trouvaient au contraire de la valeur. Par ailleurs, larmes, plaintes et évanouissements, aujourd'hui dépréciés car considérés comme féminins, ou considérés comme féminins car dépréciés, n'ont pas toujours non plus tracé une ligne de séparation entre les genres. Les Mémoires de Mme de Créquy et les Lettres de Mme de Sévigné, de même que des romans comme la Nouvelle Héloïse ou nos Mystères d'Udolpho, font régulièrement mention d'hommes en larmes, tombant en syncope et même se laissant mourir d'amour et/ou de désespoir. Ces manifestations seront peut-être moins fréquentes ou moins vives que chez les femmes, mais il n'y a là tout au plus qu'une différence de degré.

Si ces manifestations sont communes aux deux sexes, elles servent cependant à opérer d'autres distinctions :

  • entre aristocrates et gens du commun,

  • entre âmes supérieures et âmes vulgaires, ces distinctions ne se recouvrant que partiellement (Rousseau ne s'est-il pas efforcé de montrer, dans ses œuvres, que l'on pouvait être roturier et avoir les sentiments d'un aristocrate ?),

  • entre gens de bien et méchant.e.s.

Elles rendent donc visible la supériorité du sujet, dont la faculté de sentir est à la fois délicate et raffinée (la délicatesse et le raffinement ne sont pas, comme souvent aujourd'hui, opposés à la puissance, mais à la grossièreté), et pleine de force (c'est parce que l'individu sent fortement les choses, qu'elles ont autant d'effet sur lui et provoquent larmes, plaintes et évanouissements).

Elles traduisent aussi la bonté de celui ou de celle qui s'y livre. On les croit un témoignage de sincérité : elles sont donc attendues dans certaines circonstances (la mort d'un grand personnage, par exemple, ou la confession religieuse, où les larmes sont le signe d'une véritable contrition).

La sensibilité est également inséparable de la force d'âme : point de force d'âme sans sensibilité. Un homme (et à moindre titre une femme) qui n'a pas donné la preuve, au préalable, d'un sentiment délicat, n'aura aucun mérite à montrer du sang-froid et de la fermeté dans les grandes épreuves de la vie. Il sera seulement un cœur sec, incapable de rien sentir.

Larmes et syncopes peuvent encore accompagner ou permettre le passage à un niveau de conscience supérieur, qu'il soit esthétique et artistique, ou mystique et religieux. On retrouve ici l'idée d'une supériorité du sujet sensible.


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Il y a quelques années, j'ai lu le plus célèbre roman d'Ann Radcliffe, The mysteries of Udolpho (1794). Je l'ai lu avec enthousiasme, entraînée à la suite de son héroïne de sa Gascogne natale à travers le Languedoc et les Alpes, jusqu'à Venise et dans les Apennins, terriblement impatiente que cette grande voyageuse si maltraitée du sort (ou plutôt par son impitoyable créatrice) arrive au terme de ses longues épreuves.

Je l'ai relu dernièrement en français, dans la belle traduction de Victorine de Chastenay, disponible sur Wikisource, et c'est l'une des choses les plus savoureuses qu'il m'ait été donné de lire. Connaissant l'issue de l'histoire, j'ai pu me concentrer sur le texte, goûtant une langue du XVIIIème siècle capable d'exprimer la complexité des pensées et des émotions avec une simplicité pleine d'élégance, ainsi que sur les idées philosophiques, esthétiques et morales, que l'autrice y développe et qui en font une œuvre-phare du courant littéraire du « roman sentimental », et qu'une première lecture, hâtée par un suspense assez haletant, entravée par mon peu de maîtrise de la langue anglaise, ne m'avait pas permis d'apprécier.


Ce que j'aime dans ce roman :

- J'aime les longues descriptions de paysage : si vous goûtez la littérature de voyage, vous trouverez sans doute beaucoup de plaisir dans le récit de celui qui mène Émilie à travers la France et l'Italie. La description de Venise et des abords de la Brenta, celle de la ville en fête célébrant le rite du « mariage avec la mer », sont, selon moi, particulièrement réussies.

Radcliffe est une femme de son temps, avec un goût prononcé pour la nature et les paysages grandioses qui annonce le romantisme. Mais en bonne pré-romantique, ce qui l'intéresse n'est pas la nature et les paysages en eux-mêmes, c'est le sujet regardant et son rapport à ceux-ci. Les descriptions sont toutes subjectives, leur objet étant vu à travers le prisme d’une sensibilité (celle d’Émilie en l’occurrence). Elles donnent une très large place aux sentiments mêlés : répulsion et admiration, peur délicieuse, horreur sublime… ambivalence caractéristique des sentiments de la jeune héroïne (les autres personnages sont tout d'une pièce), que l'on retrouve aussi dans son rapport aux croyances superstitieuses, qu'elle rejette, en tant qu'héritière des Lumières, mais dont elle est également curieuse et qui la fascinent.

Ce qui importe, c'est le rapport du sujet sensible à la réalité, rapport médiatisé par la culture et surtout par l'art. Comme souvent chez les pré-romantiques, il s'agit moins pour l’autrice de décrire la réalité, que de trouver en elle ce qui est déjà œuvre d'art et pourrait faire tableau. Le vocabulaire employé est révélateur de cette conception des choses, avec la répétition du mot « pittoresque » (ce qui est digne d'être peint) : la nature sauvage, où Radcliffe jette son héroïne, est au fond un monde profondément humain, que celle-ci ne découvre pas, n'explore pas, mais qu'elle reconnaît, puisque d'autres, avant elle, l'ont peinte ou l'ont écrite. L’épisode du passage des Alpes qui réactive le souvenir d’un passage des Alpes antérieur, celui d’Hannibal Barca, est à ce titre parfaitement représentatif.

- J'aime les longues dissertations morales qui jalonnent le récit, notamment celle, placée dans la bouche du père d'Émilie, sur les méfaits d'une sensibilité excessive. Radcliffe propose, avec cette réflexion, un dépassement du modèle du héros et de l'héroïne rousseauistes sensibles. Pour Rousseau, la sensibilité est ce qui fait d'un individu un être humain complet, ainsi que ce qui lui permet d'entrer en contact avec autrui (elle est aussi un fardeau, mais un fardeau désirable). Radcliffe reprend à son compte ces idées : aucun de ses personnages « positifs » n'est dépourvu de cette sensibilité qui fait leur valeur. Ainsi la compassion, la pitié de Valancourt, sa sensibilité à la beauté de la nature et de la poésie, sont les qualités qui font naître l'amour d'Émilie et approuver cet amour par son père. Cependant, si cette sensibilité est nécessaire, notamment parce qu'elle est la source de la compassion et de la bienfaisance, son excès est néfaste, puisqu'il rend la compassion impuissante, inactive et sans fruits.

- J'aime le positionnement de Radcliffe au sein de la littérature gothique. Dédaignant le merveilleux, choix d’Horace Walpole dans son Château d'Otrante, elle recourt à ce que Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique (1970), situe dans la catégorie de l’étrange ou du fantastique-étrange : Les mystères d'Udolpho multiplient les événements surnaturels, quand ses derniers chapitres opèrent un tournant résolument rationnel, proposant l'explication (quelque fois peu convaincante) selon des lois naturelles de tous les faits et phénomènes étranges auxquels l'héroïne a été confrontée. Ce choix est motivé par la volonté de l'autrice de faire de son œuvre un manifeste en faveur de la raison et contre la superstition, qui est, à ses yeux, le piège où tombent les esprits que n'a pas fortifiés l'éducation (cf. le personnage d’Annette la servante) ou que les malheurs ont affaiblis (cf. Émilie).

- J'aime l'humour inattendu que l'autrice parvient à introduire dans son récit pour alléger une atmosphère quelquefois particulièrement sombre. Il faut d’ailleurs lui reconnaître une grande maîtrise des différents registres littéraires, comique mais aussi pathétique, didactique ou lyrique, et une indéniable facilité à passer de l’un à l’autre.


J'aime peut-être moins :

- Certaines longueurs dans la deuxième partie, avec l'adjonction de nouveaux personnages, qui permettent certes d'explorer certaines thématiques chères à l’autrice et de conclure l'intrigue, mais celle-ci aurait gagné à être plus resserrée.

- Les caricatures que le roman n’évite pas et qui constituent d’ailleurs une loi du roman noir : les personnages italiens forcément passionnés, vindicatifs, ardents, les italiennes forcément raffinées, jalouses et intrigantes, la peinture du catholicisme est celle d’une protestante qui n’y voit qu’obscurantisme, superstitions, mômeries…


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Mon histoire avec Ann Radcliffe ne s'arrête pas là. Il y a quelques mois, sur les conseils d'une blogueuse, je commençais une autre de ses œuvres : La Forêt ou l'Abbaye de Saint-Clair (1791). Aborder l'univers de l’écrivaine par ce roman n’est pas vraiment une bonne idée : l’œuvre me semble peu aboutie et peu séduisante. Tous les thèmes, tous les types, tout ce qui importe à Ann Radcliffe et qu'elle développera avec tant de maîtrise dans les Mystères (et sans doute dans ses œuvres ultérieures) est déjà présent, mais à l'état d'ébauche : Adeline, sa jeune et malheureuse héroïne, n'est qu'une pâle Émilie, ses malheurs peinent à intéresser ; le marquis, méchant indispensable de ce genre de littérature, n'est pas le ténébreux châtelain d’Udolpho : il ne parvient qu'à répugner, alors que ce dernier fascine et effraie à la fois ; quant à l'abbaye de Sainte-Claire, elle préfigure le château des Apennins, mais n'en a pas la grandeur majestueuse ; enfin le choix des lieux où se situe l’action, plus vagues (on ignore, par exemple, dans quelle région de France se trouve l’abbaye), moins exceptionnels, moins variés, diminue de beaucoup l’intérêt des descriptions, qui sont l’un des plaisirs des Mystères et en font par moment un véritable récit de voyage, genre en pleine expansion à la fin du XVIIIe siècle.


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ÉMILIE


Très jeune*, très belle, bonne, sensible, spirituelle, cultivée et versée dans tous les arts, courageuse, voire héroïque, elle est le prototype de l'héroïne de romans sentimentaux, la sœur de la Clarissa de Richardson et de la Julie de Rousseau.

C'est le personnage central du roman, la narratrice de l’histoire qui passe à travers son point de vue (auquel se substitue partiellement celui d'une autre héroïne, de moindre importance, dans la seconde partie, ou qui par moment laisse place aux interventions d’un.e narrateurice omniscient.e qui juge, moralise ou clarifie). Ce point de vue est marqué, je l'ai dit, par l'ambivalence, ce qui fait d'elle un personnage très moderne, l'œil qui scrute et se détourne des films d'horreur, le sujet en mouvement qui, continuant d'avancer malgré tous les conseils de la prudence, fait progresser le récit. Du fait de cette ambivalence, elle fournit également le modèle des sentiments et des émotions que l'autrice veut susciter chez son lectorat, qui, dans l'idéal, doit balancer, pour ce qui est du gothique château d'Udolpho, de son mutique propriétaire, le condottiere Montoni, et des affreux secrets qui y sont recelés, entre horreur et fascination, attrait et répulsion.

Je l'ai représentée en chemise de nuit, l'imaginant parcourant les labyrinthiques souterrains et galeries d'Udolpho**. Mais sans doute ce vêtement ne lui convient-il guère, Émilie ayant l'habitude de dormir toute habillée, quelquefois même dans un fauteuil. D'ailleurs elle est sans doute l’un des personnages les plus couche-tard de la littérature ! Mais nous devons dire à sa décharge que les évasions nocturnes, les départs précipités au point du jour, les tentatives d'enlèvement, les apparitions de créatures de l'autre-monde, les longues rêveries mélancoliques sur les remparts ou à la fenêtre de sa chambre, ne lui permettent guère de goûter de longues heures d’un sommeil serein.

* Les héroïnes de roman au XVIIIe siècle sont généralement des adolescentes possédant l'esprit et la maturité d'un.e adulte dans l’âge mûr, bref, de leur créateur.rice. Ce décalage se retrouve chez presque tous les écrivain.e.s de l'époque, de Richardson à Rousseau.

** Que je soupçonne d'être, bien avant l'immeuble pérecquien de La vie mode d'emploi, une architecture impossible, une construction dont les parties, longuement décrites, ne pourraient être réunies en un tout cohérent.


VALANCOURT


Il est la version masculine et subalterne de notre héroïne et forme avec elle le couple de jeunes premiers qu'un entourage insensible et cupide s'attache à séparer. Finiront-ils par se retrouver ? Cette séparation des amants forme l'intrigue principale, sur laquelle se greffent plusieurs intrigues secondaires.

Je m'aperçois que je n'ai guère à dire sur lui, sans doute parce qu'il est absent d'une grande partie de l'œuvre et qu'Émilie l'éclipse un peu. Il rappelle à bien des égards St Preux, l'amant malheureux de La nouvelle Héloïse, figure de l'homme sensible et philosophe, mais aussi de l'homme faible, pour qui le malheur est une occasion de chute, quand il est pour l'héroïne le moyen de s'élever moralement, d'atteindre une grandeur qui confine presque à la sainteté. Cette supériorité du personnage féminin dans le roman sentimental est constante et je ne sais comment elle pouvait s'accorder avec une misogynie qui l'était tout autant à l'époque.


ANNETTE


Domestique de madame Chéron, tante d'Émilie, elle est la femme du peuple telle qu'aime à l'imaginer le XVIIIe siècle : dévouée, bavarde, superstitieuse, craintive et amusante malgré elle. Elle forme avec Ludovico le couple de domestiques emprunté à la comédie classique, exact parallèle dans le registre comique du couple des jeunes premiers.

Mon dessin la montre apeurée, s'exclamant et contribuant à épaissir l'atmosphère de terreur qui entoure notre héroïne, en relayant quelque rumeur effrayante, ou parfois, au contraire, à l'alléger par sa conduite si excessive et si dépourvue de bon sens qu'elle en devient comique. C'est un personnage que je trouve très réussi et qui prouve l'adresse de Radcliffe à peindre des caractères variés.


SAINT-AUBERT


Père d'Émilie, il s'est retiré assez jeune dans son château de La Vallée, abandonnant une vie mondaine, dont le mensonge et la corruption l'ont détourné. Il est un remarquable pédagogue pour sa fille et l'éducation qu'il lui dispense sera son viatique dans toutes les épreuves qu'elle aura ensuite à traverser. Je ne sais pas si l'on pouvait faire un plus beau plaidoyer en faveur d'une éducation féminine exigeante, que celui auquel se livre Radcliffe à travers la fiction !

Je m'aperçois, à la réflexion, que le personnage du bon père de famille est plus rare dans le roman sensible que ne le sont les tyrans domestiques, plus ou moins indifférents au bonheur de leurs enfants : je pense ici aux pères de Clarissa (Clarisse Harlowe) et de Julie (La nouvelle Héloïse) ; quant à celui d'Aline (Aline et Vacour), il est tout simplement monstrueux ! C'est assez curieux, quand on y pense, dans une époque qui exaltait la voix du sang et le sentiment paternel.

Vous remarquerez que mon Saint-Aubert fait un peu la tête, mais entre les douleurs du deuil et de la maladie et ses désillusions amères sur le genre humain, il a bien quelques excuses ! Il trouve néanmoins consolation dans sa religiosité profonde, dans un stoïcisme qui met le respect du devoir et la résignation au-dessus de toutes choses, dans le spectacle de la nature et, bien sûr, dans sa tendresse pour sa chère Émilie.


MONTONI



La quarantaine, époux de Mme Chéron, ancien condottiere, il fait un très beau personnage de méchant. Il est assez intéressant que Radcliffe, en le décrivant comme un « homme supérieur », livré à ses passions, comme tous les nombreux méchants de cette histoire, mais à des passions supérieures, impliquant la conduite énergique des hommes par leurs faiblesses, dépeint une figure presque hégélienne, que le philosophe avait construite sur le modèle de Napoléon. Il semblerait que l'Europe de la fin du XVIIIe siècle avait déjà élaboré la figure du grand homme et en attendait la venue, qu'elle l'a projetée sur Napoléon, qui a su l'incarner pour un temps.

Peu bavard (il a en effet beaucoup de coupables secrets ou desseins à cacher), il ne s'exprime qu'en termes impérieux et cinglants. N'attendez de lui ni politesse ni galanterie !

Si vous lui trouvez un air antipathique, c'est voulu de ma part : imaginez que c'est ce genre de visage qu'il présente à sa famille et ses hôtes, quand il les reçoit dans l'imposant « salon de Cèdre », et qui explique que toutes et tous tremblent devant lui.


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Au-delà de la littérature :

Je ne peux pas refermer cet article sans vous livrer l’analyse extrêmement pertinente que Michel Foucault (Les anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975) propose d’un autre roman attribué à A. W. Radcliffe, Les Visions du Château des Pyrénées (1803), et de la littérature gothique en général, et qui s’applique cependant parfaitement aux Mystères d’Udolpho.

« C’est bien autour du problème du droit et de l’exercice du pouvoir de punir que ces figures du monstre sont apparues. Ces figures sont aussi importantes pour une autre raison. C’est qu’elles ont un écho d’une très grande ampleur dans toute la littérature de l’époque, et la littérature au sens traditionnel du terme, en tout cas la littérature de terreur [la littérature gothique]. Il me semble que l’irruption soudaine de la littérature de terreur à la fin du XVIIIe siècle, dans les années qui sont à peu près contemporaines de la Révolution, est à rattacher à cette nouvelle économie du pouvoir de punir. La nature contre-nature du criminel, le monstre, c’est cela qui apparaît à ce moment-là. Et dans cette littérature, on le voit également apparaître sous deux types. D’une part, vous voyez le monstre par abus de pouvoir : c’est le prince, c’est le seigneur, c’est le mauvais prêtre, c’est le moine coupable. Puis, vous avez également, dans cette même littérature de terreur, le monstre d’en-dessous, le monstre qui revient à la nature sauvage, le brigand, l’homme des forêts, la brute avec son instinct illimité. Ce sont ces figures-là que vous trouvez dans les romans, par exemple, d’Ann Radcliffe. Prenez le Château des Pyrénées, qui est tout entier construit sur la conjonction de ces deux figures : le seigneur déchu, qui poursuit sa vengeance par les crimes les plus affreux, et qui se sert pour sa vengeance des brigands qui, pour se protéger et servir leurs propres intérêts, ont accepté d’avoir pour chef ce seigneur déchu. Double monstruosité : le Château des Pyrénées branche l’une sur l’autre les deux grandes figures de la monstruosité, et il les branche à l’intérieur d’un paysage, dans une scénographie, qui est d’ailleurs très typique, puisque la scène, vous savez, se déroule dans quelque chose qui est à la fois château et montagne. C’est une montagne inaccessible, mais qui a été creusée et découpée pour en faire un véritable château fort. Le château féodal, signe de la surpuissance du seigneur, manifestation, par conséquent, de cette puissance hors la loi qui est la puissance criminelle, ne fait qu’une seule et même chose avec la sauvagerie de la nature elle-même, où les brigands se sont réfugiés. On a là, je crois, dans cette figure du Château des Pyrénées, une image très dense de ces deux formes de monstruosité telles qu’elles apparaissent dans la thématique politique et imaginaire de l’époque. Les romans de terreur doivent être lus comme des romans politiques. »

lundi 30 juillet 2018

Le papa

David Straight

Je disais, dans un précédent article (http://gnathaena.blogspot.com/2018/06/le-pere.html), que le mot « père » et le mot « papa » avaient des racines étymologiques et des évolutions sémantiques différentes, et qu'il convenait donc de les traiter séparément.


Papa vient du mot grec pappas, vocatif enfantin et familier pour appeler le grand-père.

On peut le mettre en regard du mot grec tatta / atta, vocatif enfantin et familier pour appeler le père, que l'on retrouve en indien védique, en latin et en roumain.

Ces deux termes réfèrent à une relation personnelle entre un adulte et un enfant de sexe masculin. La relation personnelle suppose une dimension affective et une non-substituabilité des personnes qu'elle lie, contrairement à la relation fonctionnelle, à laquelle réfère le mot pater / père, qui ne comporte pas d'affectivité et qui s'applique indifféremment à tous les membres de la famille patrilinéaire qui occupent la même place relative. Chez les Indo-européens, l'époux de la mère de l'enfant, ainsi que tous les frères de l'époux en question, sont ainsi appelés pater par l'enfant, car ils appartiennent tous à la génération antérieure. Tous ont la même autorité sur l'enfant, sont identiquement les relais de l'autorité suprême que possède le chef de famille (l'un des « grands-pères », également appelés pater par tous les hommes de la génération postérieure).


<<< L'époux de la mère n'est pas envisagé comme un père biologique, notion « moderne », dont on trouve la première trace dans une pièce du tragique grec Eschyle. Les Euménides (- 458) rapporte en effet une théorie de la conception, dans laquelle l'homme, par son sperme, donne sa substance à l'enfant, tandis que la mère, en le nourrissant au cours de la grossesse, lui apporte sa matière. Cet apport de matière, sans lequel l'enfant resterait à l'état de fluide spermatique, est vital (les auteurs de cette théorie n'ont pas pu nier le rôle évident de la mère dans la génération), mais en même temps il conduit à une déformation, à une dégradation du modèle paternel contenu en puissance dans le sperme, qui explique que le nouveau-né ne soit pas le clone de son géniteur, qu'il naisse dans un corps faible et chétif, qu'il possède certes toutes les vertus masculines, mais seulement à l'état de puissance (ce sera au père d'actualiser ces vertus par l'éducation), et qu'il soit, le cas échéant, une fille ! Pour la première fois, chez les Grecs du -Vème siècle, l'enfant devient donc enfant de son père, quand, auparavant, il était uniquement celui de sa mère, qu'il n'avait de relation avec son « géniteur » que parce que celui-ci entretenait une relation affective avec celle-là. >>>


Une relation fonctionnelle s'établit entre un enfant de sexe masculin et un adulte de la même famille patrilinéaire, qui peut être le grand-père ou le père. Dans la famille patrilinéaire, rien ne permet de distinguer les pères entre eux ou les grands-pères entre eux. Dans le groupe des pères, on ne peut séparer le père des oncles paternels, dans le groupe des grands-pères, le grand-père des grands-oncles paternels, SAUF si l'on fait intervenir un facteur extérieur à ces deux groupes : la mère de l'enfant. Dans la famille, il n'y a pas de relation de personne à personne (entre hommes), il ne peut exister de relation affective entre un enfant de sexe masculin et un homme adulte, sans la mère.

Parmi les adultes de la génération n+1, dans la classe des pater, un tatta / atta se distingue : c'est l'époux de la mère, l'homme qui a une relation personnelle avec elle (qui se traduit matériellement par le fait qu'il lui « donne à manger », en gros il lui passe le plat de nourriture, où il s'est servi en premier) et, par l'intermédiaire de celle-ci, avec son enfant (à qui il donne à manger dans un second temps). Le tatta / atta, c'est donc le « père nourricier », le don de nourriture symbolisant la relation affective et privilégiée.

Parmi les adultes de la génération n+2, la mère et le lignage maternel permettent d'individualiser un pappas dans le groupe indistinct des pater de la famille patrilinéaire : c'est l'oncle maternel de l'oncle maternel, que l'enfant appelle « grand-père » / papas, petit nom affectueux donné en retour de l'affection que celui-ci lui témoigne. Pourquoi cette affection du pappas pour l'enfant ? Parce qu'il le considère comme sa réincarnation, comme celui qu'il est dans l'avenir, du fait qu'il va reproduire ses « choix » familiaux, qu'il va nouer les mêmes alliances que lui.


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Cette situation primitive va évoluer avec la création des cités.

Dans la cité grecque, le cercle familial se restreint (un homme et une femme adultes, leurs enfants mineurs, leurs esclaves). Le père continue à être appelé tatta, en tant qu'il donne sa nourriture à l'enfant, ce qui ne vaut que dans les trois premières années de sa vie.

Le grand-père étant désormais absent du foyer, l'enfant ne noue plus avec lui de liens privilégiés. Le mot pappas devient donc disponible (les mots sont en quelque sorte des coquilles, dont le contenu varie en fonction des besoins : quand le contenu premier disparaît, parce qu'il ne renvoie plus à aucune réalité socio-culturelle, le mot va continuer d'être utilisé, mais avec un nouveau contenu, référant à une réalité nouvelle) pour désigner une personne avec qui l'enfant a une relation d'identification, en qui il reconnaît l'adulte qu'il sera un jour. Cette personne est quelquefois le chef de famille, qui, dans cette période, peut à la fois être une figure d'autorité et jouer un rôle affectif, mais, comme je l'ai déjà souligné dans mon article précédent, ces deux aspects étant difficilement conciliables, le rôle affectif est le plus souvent pris en charge par une autre personne.

À l'intérieur de la famille, cette personne sera paradoxalement un esclave (rappelons qu'en dehors du pater, tous les hommes de la maison sont des esclaves) : le pédagogue, qui accompagne l'enfant mâle dans son apprentissage et s'oppose au maître ou précepteur (1) (qui possède une fonction d'autorité comparable à celle du pater, mais sur un plan éducatif). Ce rôle d'accompagnateur est à prendre également au sens propre, puisque le pédagogue conduit tous les jours l'enfant à l'école, portant ses tablettes et lui faisant répéter ses leçons en chemin.

À l'extérieur de la famille, cette personne est l'oncle maternel.


On retrouve un exemple bien plus ancien de cette fonction de pédagogue, dans un contexte social différent, chez Homère dans l’Iliade. Car même si le monde homérique, avec sa constellation de petits royaumes nouant entre eux des relations vassaliques, est fort éloigné de celui de la cité grecque de l’âge classique, on reconnaît dans la description que fait Phénix de sa relation à Achille, la relation personnelle et affective qui s’établit entre l’enfant mâle et son pédagogue. (2)

« Et c'est moi qui ainsi t'ai fait ce que tu es, Achille pareil aux dieux, en t'aimant de tout mon cœur… » (Toutes les citations de l’Iliade sont tirées de la traduction de Paul Mazon aux Belles Lettres, 1937-1938.)

« Tu n'étais qu'un enfant, et tu ne savais rien encore du combat qui n'épargne personne, ni des Conseils où se font remarquer les hommes. Et c'est pour tout cela que Pélée m'avait dépêché : je devais t'apprendre à être en même temps un bon diseur d'avis, un bon faiseur d'exploits. »

Phénix est l’un de ces nombreux.ses exilé.e.s qui traversent l’histoire et la littérature grecques : des jeunes gens nobles qui ont fui, souvent, mais pas toujours, pour avoir commis un crime de sang, et cherchent asile, en tant que suppliant.e.s, dans un royaume voisin, où iels sont accueilli.e.s comme des hôtes. Phénix, lui, est parti pour ne pas tuer son père ! Le voilà bientôt chez le roi Pélée :

« Il m’accueillit avec bonté ; il se mit à m’aimer ainsi qu’un père aime son fils unique, héritier choyé d’innombrables biens ; il me fit riche, en m’octroyant un peuple immense… »

Son rapport à Achille est complexe, à la fois de sa famille et hors de sa famille.

« Aussi bien tu ne voulais pas toi-même de la compagnie d'un autre, qu'il s'agît ou de se rendre à un festin ou de manger à la maison : il fallait alors que je te prisse sur mes genoux, pour te couper ta viande, t'en gaver, t'approcher le vin des lèvres. Et que de fois tu as trempé le devant de ma tunique, en le recrachant, ce vin ! Les enfants donnent bien du mal. »

Ce rôle de père nourricier évoque une réalité sociale bien plus ancienne que celle prévalant dans la cité : la relation personnelle qui s’établit dans la famille élargie entre l’enfant mâle et l’un de ses pères fonctionnels, le tatta / atta, qui passe à travers le don de nourriture, médiatisé par la mère. La mère a ici disparu : Thétis, nymphe marine, est relativement absente dans la vie de son fils, mais la relation personnelle d’un homme à un enfant mâle ne s’en établit pas moins par l’intermédiaire du don de nourriture. On voit bien ici comment la paternité indo-européenne s’accommode parfaitement de l’absence des femmes. Et ce n’est pas le mythe de Dionysos et la figure de Silène, son père nourricier, se substituant à une mère tuée dès avant sa mise au monde, qui peut contredire cette affirmation !


(1) « Faites qu’aux ombres des anciens qui voulurent que les précepteurs tinssent le rang d’un père sacré la terre soit impalpable et légère, safrané le parfum de leurs urnes, perpétuel leur printemps. » Juvénal, Satire VII Misère des gens de lettres

(2) « Pour aider au succès de leur difficile ambassade auprès d'Achille, Nestor a sagement fait adjoindre à Ulysse et Ajax, ce bon vieillard qui saura toucher le cœur de son ancien pupille (et c'est bien avec attendrissement en effet qu'Achille répondra à son « bon vieux papa », comme il l'appelle : ἄττα γεραιὲ). » Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité (1948)


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Parmi les Chrétien.ne.s de Grèce, pappas désigne d'abord le prêtre, puis, à partir du IIIème siècle, l'évêque et enfin le premier des évêques : le pape (VIème siècle).

Le prêtre n'est donc rien moins qu'un chef de communauté* ; l'étymologie permet de définir sa fonction comme un accompagnement du ou de la prosélyte dans son initiation aux mystères de la foi chrétienne. Le prêtre hérite ainsi du rôle qui incombait auparavant à l'oncle maternel ou au pédagogue. Il assume une charge affective et éducative auprès d'un individu éventuellement adulte, mais éternel enfant et néophyte pour ce qui est de la foi. Notez également que cette relation privilégiée qui n'existait, dans le cadre de la famille, qu'entre hommes, concerne désormais aussi les femmes, évolution qui explique sans doute que ce mot soit employé aujourd'hui, dans les langues issues de l'indo-européen, par les enfants des deux sexes.

* Ce qu'est par contre le Christ, chef de l'ecclesia, dont les Chrétien.ne.s sont les fidèles.


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« Papa » n'a donc jamais eu, avant le Moyen Âge, le sens que nous lui donnons aujourd'hui. Aujourd'hui, une seule personne, le géniteur ou le père adoptif, concentre la fonction d'autorité de pater et le rôle affectif du pappas, auprès de ses enfants des deux sexes. On note également que le ou la professeur.e se doit d'être à la fois maître et pédagogue, sans que la difficulté de conjuguer ces deux rôles, indéniable, inscrite dans l'histoire même des mots, ne soit traitée autrement que par des jérémiades sur la crise de l'autorité et sur les désastres d'une éducation maternante.

dimanche 17 juin 2018

Le père

Ferenc Horvath


  • Pater comme mater font partie des rares mots que l'on retrouve à travers toute l'aire de diffusion des populations indo-européennes.

    Le sens premier de ces deux mots, qui s'est perdu mais que l'on a tenté de reconstituer, valait pour un type de société très éloigné de la nôtre, construit autour de la grande famille indo-européenne, que les fils ne quittent pas et qui peut dès lors comporter plusieurs dizaines de membres, donc sans rapport avec la famille nucléaire moderne. Le mot « père », appliqué à la famille, y désignait d'une part une fonction d'autorité exercée sur le groupe, fonction assurée par le dépositaire de la « loi familiale », l'un des « grands-pères » de la famille, et d'autre part la classe des hommes de la génération antérieure pour les hommes de la génération postérieure. Pour les enfants, ce sont tous les hommes de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères, pour ces derniers ce sont tous les hommes encore vivants de la génération qui leur est antérieure qui sont leurs pères. De manière générale, dans la famille indo-européenne la plus ancienne, chaque individu masculin y a plusieurs pères, et il n'est jamais question de distinguer parmi eux un « géniteur ».

  • Le mot « père » et le mot « papa » ont des racines étymologiques et des évolutions sémantiques différentes. Je reviendrai dans un prochain article sur le mot de papa.


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NAISSANCE de la PATERNITÉ moderne


Notre façon actuelle de voir le père naît en Grèce, parmi la population des cités qui s'y développent à partir du VIIème siècle av. J.-C. Cette conception devient dominante en Occident à partir du IIème siècle av. J.-C. Elle est liée à un type de famille nouveau, citadin : la famille nucléaire (un père, une mère et des enfants vivant dans un même foyer).

Le père y possède une autorité d'une part absolue et contraignante, d'autre part librement acceptée par ses enfants (filles et garçons) et non contraignante. Il a donc une double fonction. Ces deux fonctions sont si éloignées et si difficilement conciliables qu'elles sont parfois assurées par deux personnes différentes : le père conserve l'autorité pure et l'application de la loi familiale (thémis), tandis que l'oncle maternel récupère tout ce qui, dans le développement de l'enfant, relève du soutien et de l'assistance positive.


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DIEU le PÈRE


L'Église chrétienne occidentale s'est construite comme la projection sur une communauté entière du modèle familial nucléaire grec : les fidèles y sont donc considéré.e.s comme les frères et les sœurs d'une même famille, ce qui a permis d'introduire de façon innovante la mixité des sexes dans le culte. Dieu y cumule la double fonction du père grec : il exerce l'autorité suprême au travers des règles renfermées dans l'écriture sainte, et il prend soin de ses adeptes jusqu'après la mort, en leur faisant hériter du paradis, comme le père fait hériter ses enfants (le garçon par l'héritage et la fille par la dot). L'appropriation de la famille nucléaire par la religion chrétienne conforte en retour ce modèle social.

L'Église emprunte également au modèle grec sa conception de la mère : dans la famille grecque, c'est la mère qui crée le lien entre frères et sœurs, qui sont dit.e.s adelphoi et adelphai, c'est-à-dire issu.e.s du même utérus. La famille nucléaire est forcément limitée en nombre, puisqu'une femme a un nombre limité d'enfants. Dans le christianisme, où tout le genre humain est enfant de Dieu, la mère est devenue la nature humaine en général et le lien entre les frères et les sœurs dans la foi tient au seul fait de procéder de la même nature.

L'évolution du christianisme au cours des siècles complique un peu les choses, en assimilant l'Église au Christ, au fils de Dieu, chef des autres enfants de Dieu, en quelque sorte son fils aîné divin, accidentellement assassiné par ses frères et ses sœurs.

Seconde complication (suite aux controverses sur l'identité du Christ, qui se prolongent jusqu'au IVème siècle) : le Fils et le Père (et l'Amour qui les lie) sont un seul et même Dieu !


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Le PÈRE freudien


Freud va s'intéresser au Dieu chrétien et à l'Église chrétienne tels qu'ils lui parviennent après des siècles d'évolution et de construction. Il voit dans l'ecclesia une assemblée de frères (sans sœurs !), unis par le meurtre du père, car Dieu est mort sur la croix de la main des hommes. Pour lui, le Christ n'est qu'un substitut du Père, c'est le Père qui est visé par le désir de meurtre des fils. À partir de cette interprétation, Freud revient à la famille nucléaire, qu'il construit comme la relation entre un père et des fils qui désirent le tuer. Cette interprétation est-elle légitime ? Non, puisqu'il plaque sur l'Église fondamentalement mixte, le modèle non mixte de la sociabilité masculine bâtie sur la rivalité entre ses membres, qu'on retrouve à la fois dans la troupe guerrière germanique ou, plus encore, dans toutes les sociétés secrètes, toujours fondées sur un meurtre collectif originaire, où la coresponsabilité dans le crime conduit à l'unité du groupe par exclusion volontaire du reste de la société.

Au-delà de cette erreur, Freud admet à bon compte l'universalité et l'intemporalité de la famille nucléaire. Mais c'est un modèle qui n'existait pas, nous l'avons vu, chez les Indo-européens. Si l'on prend le cas des tribus germaines, l'on s'aperçoit que le père n'y a rien à voir avec le père freudien. La paternité chez les Germains est une fonction qui est remplie par le grand-père paternel, qui est aussi le grand-oncle maternel, et dont l'importance tient à sa double ascendance par lignage patrilinéaire et matrilinéaire. La relation de père à fils (selon nos termes, de grand-père à petit-fils) est donc une relation d'identité : le petit-fils est la réincarnation du grand-père, car il va contracter les mêmes alliances. L'identité est fondée sur le rôle des femmes.


Famille A

Famille B

Famille C

Le grand-père donne ses sœurs à A

A ← grand-père + ← C

Le grand-père épouse la fille de C

Le père épouse la fille de A

A → + père → C

Le père donne ses sœurs à C

Le fils donne ses sœurs à A

A ← fils + ← C

Le fis épouse la fille de C

L'oubli freudien des femmes (que ne compense pas sa théorie du désir d'inceste maternel du fils et du désir d'identification à la mère de la fille) ne lui permet pas de mettre en évidence le rapport privilégié, chez les Germains, du petit-fils au grand-père.

Une telle famille, où le père (fonctionnel) est le grand-père/grand-oncle (naturel), n'a pas les mêmes enjeux de rivalité masculine que ceux que Freud présume à la relation père-fils de la famille nucléaire. S'il devait y avoir une rivalité, ce serait entre le fils et le petit-fils pour obtenir l'amour du grand-père.


Malinowski a vivement critiqué Freud, son contemporain, en établissant, par son étude des habitant.e.s des îles Trobriand, que la structure familiale, à partir de laquelle ce dernier théorise les rapports père-fils, n'a rien d'universel. Chez les Trobriandais.es, le père biologique est purement autoritaire et l'oncle maternel est soutenant. Freud imagine que l'amour/admiration et la haine/le désir de meurtre du fils sont concentrés sur une même personne, le père. L'enfant trobriandais, qui n'a de relations affectives qu'avec son oncle, qui n'en a aucune avec son père, n'éprouve point le célèbre désir œdipien de tuer le père dans le but se substituer à lui, mais plutôt d'imiter l'oncle maternel à l'égard de son futur neveu utérin et de donner à sa sœur le mari le moins pénible.


On peut donc conclure de l'étude des structures familiales indo-européennes et trobriandaises que le freudisme n'est ni intemporel, ni universel, et qu'il faut toujours se méfier, sous peine d'erreur, de la déformation qu'apportent nos structures mentales à notre vision du monde et du passé.