dimanche 16 décembre 2018

Ne nous soumets pas à la tentation...

Crédit photo : Gilda Fiermonte

Cet entrefilet malicieux du Canard enchaîné m'a fait souvenir de l'ouvrage d'un prêtre et religieux dominicain : Le livre noir de la communion solennelle, abondamment cité par Bourdieu dans l'un de ses articles de Langage et pouvoir symbolique : « Le langage autorisé » (pp. 160-173).
Je suis toujours admirative de la qualité et de l'originalité des sources documentaires réunies et exploitées par Bourdieu. C'est sans doute l'une de ses grandes forces que de trouver dans des textes en apparence poussiéreux et subalternes, les illustrations éclairantes des mécanismes sociaux qu'il étudie. (Je vous accorde qu'il lui arrive aussi de s'appuyer sur des œuvres qui n'ont rien de mineur ni de méconnu, telle L'éducation sentimentale de Flaubert !)
Le livre noir du R. P. Lelong ne fait pas ici exception : cet ouvrage qui entend démontrer, par la compilation des doléances de catholiques français.es à propos des réformes cultuelles initiées par le concile Vatican 2, l'échec et le danger de ces réformes, va permettre à Bourdieu de tracer les limites de la théorie d'Austin sur le langage performatif.

Ces plaintes m'ont beaucoup amusée : elles émanent de cette frange de l'Église bourgeoise et réactionnaire, de laquelle, élevée dans une famille chrétienne « progressiste » (les « Chrétien.ne.s de gauche », qui se retrouvent dans les combats et les prises de position du journal militant Témoignage chrétien), je me suis toujours sentie éloignée. Mais elles m'ont aussi impressionnée par leur culture et leur bon sens. Je me suis aperçue, en les lisant, que des gens que je croyais conservateurs par principe et par timidité, dociles et sans esprit critique, formaient, au contraire, un public exigeant et averti, pour lequel les actes de la liturgie catholique avaient un sens, qui se trouvait modifié et perdu par les réformes issues du concile.
Cette lecture m'a par ailleurs convaincue que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la critique d'une institution comme l'Église catholique est beaucoup plus fine et pertinente, si elle est faite par celles et ceux qui en font partie, plutôt que depuis l'extérieur.

Le livre noir de la communion solennelle : extraits
« Je vous avoue que nous sommes absolument déconcertés par l'encouragement à déserter les églises pour célébrer l'Eucharistie en petites communautés [1] à domicile [2] ou dans les chapelles [2] où l'on se sert soi-même d'une hostie apportée dans des plateaux par les laïcs [1] pour communier à la place où l'on se trouve [2], etc. »
« Vous pourrez toujours aller dire une prière pour votre église. Mais quel sens aurait eu cette prière dans une église d'où le saint sacrement était absent [2] ? Autant la réciter à la maison... »
« Dans notre petite église, on ne célèbre plus la messe, on la dit dans une maison particulière [2]. »
« Nous ne sommes pas gâtés dans le diocèse de B., nous subissons les extravagances du « quarteron des jeunes abbés » qui ont imaginé, l'année dernière, de faire la première communion solennelle, en attendant de la supprimer, au Palais des Sports [2], alors qu'il y a ici deux grandes et belles églises qui pouvaient très bien contenir tout le monde. »
« Ma mère a été horrifiée par l'aumônier d'ACI qui voulait dire la messe sur sa table de salle à manger [2]. »
« Que pensez-vous aussi, mon Père, de la communion faite le matin [3] et suivie d'aucune autre cérémonie [5], comme dans la paroisse ? » « La journée va se passer à table, à manger et à boire, m'a dit une maman désolée. »
« Dans certaines paroisses près d'ici, on ne fait plus rien. Chez nous, profession de foi l'après-midi [3], qui dure à peine une heure [4], sans messe ni communion [5], les enfants vont à la messe le lendemain [3]. »
« Que pensez-vous de l'attitude de certains prêtres (tous les prêtres dans certaines paroisses, cela doit être contagieux) qui ne manifestent par aucun geste [5], génuflexion ou au moins légère inclination, leur respect envers les Saintes Espèces, lorsqu'ils les prennent ou les reportent au tabernacle. »
« Autrefois on disait : Ne nous laissez pas succomber à la tentation, maintenant on dit [6] : Ne nous soumets pas ou Ne nous induits pas en tentation. C'est monstrueux, je n'ai jamais pu me résoudre à le dire. »
« Il a fallu entendre : Je vous salue Marie, traduit en J'te salue Marie, ces jours derniers dans une antique église gothique. Ce tutoiement [6] ne correspond pas à l'esprit de notre langue française. »
« Communion solennelle : ça s'est résumé au bout de deux jours de Réco [6], au retour, à une Profession de foi à 5 heures du soir [3] un samedi [3], en vêtements de tous les jours [7] (sans messe [5], sans communion). Déjà pour la Communion privée, c'est un morceau de pain [8] et... pas de confession [5] ! »
« Mais je suggère déjà qu'à debout [5] vous fassiez une mention particulière à propos de cette attitude d'homme pressé pour recevoir l'Eucharistie, c'est choquant. »
« On ne prévient pas, le vicaire s'amène à n'importe quel moment [3], on fait tout en bloc, on sort l'hostie de la poche [5] et allez-y ! Encore content quand n'arrive pas un quelconque laïc [1] avec le saint-sacrement dans un poudrier [8] ou dans une boîte à pilules [8] vaguement dorée. »
« Pour la communion il a délibérément adopté la manière suivante : les fidèles se mettent en demi-cercle derrière l'autel et le plateau d'hosties saintes circule de main en main. Puis le prêtre présente lui-même le calice (...). Ne pouvant me résoudre à communier dans la main [5] (Soyez saints, vous qui touchez les vases du Seigneur... alors le Seigneur lui-même ?...), j'ai dû parlementer et discuter avec colère pour obtenir d'être communié dans la bouche [5]. »
« Cet hiver, relevant de maladie, privée de la Sainte Communion pendant plusieurs semaines, je m'étais rendue dans une chapelle pour y participer à la messe. Je m'y suis vu refuser [5] la Sainte Communion parce que je n'acceptais pas de la prendre à la main [5] et de communier au calice [5]. »
« Le grand-père de la communiante, lui, était estomaqué de la dimension des hosties [8] ; chacune pouvait faire un casse-croûte. »
« Je me suis trouvée dans une église où le prêtre qui célébrait la messe avait fait venir des musiciens modernes [1]. Je ne connais pas la musique, j'estime qu'ils jouaient très bien, mais cette musique, à mon humble avis, n'invitait pas à la prière. »
« Cette année, nos communiants n'avaient ni livre, ni chapelet [8], une feuille sur laquelle étaient marqués les quelques cantiques qu'ils ne connaissaient même pas et chantés par un groupe d'amateurs [1]. »
« J'ajoute donc une supplique en faveur de ce dont on fait si bon marché, les sacramentaux [8] (eau bénite à l'entrée de l'église, buis bénit aux Rameaux, on commence à en escamoter la bénédiction...), dévotion au Sacré-cœur (à peu près tuée), à la Sainte Vierge, les tombeaux du Jeudi saint, difficiles – voire impossibles – à concilier avec l'office du soir, bien entendu, le grégorien avec tant d'admirables textes dont on nous prive ; même les Rogations d'antan, etc. »
« Tout récemment, dans une maison religieuse où s'étaient réunis, venant de toute la France, des jeunes gens qui ont un projet sacerdotal, le prêtre, pour célébrer la messe, n'a pris ni ornements ni vases sacrés [8]. En tenue civile [7], une table ordinaire [2], du pain et du vin ordinaire [8], des ustensiles ordinaires [8]. »
« Des femmes [1] lisent publiquement les épîtres au pupitre, très peu ou pas d'enfants de cœur [1], et même, comme à Alençon, des femmes [1] donnant la communion. »
« Au moment de la communion, une femme [1] sort des rangs, prend le calice et fait communier sous l'espèce du vin [8] les assistants. »
Le livre noir de la communion solennelle du R. P. Lelong, MAME, 1972.
Erreurs relevées par les fidèles dans la liturgie : [1] erreur d'agent, [2] erreur de lieu, [3] erreur de moment, [4] erreur de tempo, [5] erreur comportement, [6] erreur de langage, [7] erreur de vêtement, [8] erreur d'instrument.

Le langage performatif : apports bourdieusiens

Dans son ouvrage Quand dire c'est faire, dont le titre original est How to do Things with Words (1962), Austin a montré que certains énoncés n'ont pas pour fonction de décrire un état de choses ou d'affirmer un fait, mais d'exécuter une action. Quand le ou la maire prononce la phrase « Je vous déclare... », iel réalise un acte qui transforme durablement la vie du couple. L'acte de marier, qui est compris et accepté comme tel par le couple, les témoins et toute l'assistance, ne se situe pas sur un plan physique (les marié.e.s ne voient pas leur réalité corporelle évoluer quand bien même ils se sentent conjoncturellement « plus heureux »), mais symbolique.
Ce langage qui agit, qui réalise des actes de langage ou speech acts, Austin le nomme « langage performatif ». Il comprend dans cette catégorie tous les énoncés à caractère symbolique, et notamment religieux : le prêtre qui bénit, qui remet les péchés des fidèles..., accomplit des actes de langage. Austin y englobe aussi des discours qui semblent descriptifs, mais qui sont en fait prescriptifs et suivis d'effets : les discours politiques. Ainsi, « l'économie se redresse », « le moral des Francais.es s'améliore », « la mobilisation des gilets jaunes s'essoufflent »...
Qu'est-ce qui, dans le langage performatif, modifie aussi profondément la nature de la parole, qui est normalement de cautionner le réel ? Qu'est-ce qui fait qu'un discours dominé par les choses devient, dans le langage performatif, un discours qui domine et gouverne les choses ?
Cette force de la parole, qui lui confère le pouvoir de changer la réalité, tient, selon Habermas, qui se penche sur la question à la suite d'Austin, à sa rationalité. Pour d'autres linguistes ou philosophes, elle tient au style, au vocabulaire et à la prononciation, donc à des facteurs purement linguistiques.
Pour Bourdieu, la force du langage, qu'il soit symbolique ou politique, dépend de facteurs sociaux, qui procèdent tous d'une même réalité sociale : le mandat qu'a accordé un groupe donné à un individu et qui autorise sa prise de parole, qui lui donne le « droit de parler ». C'est à condition qu'il y ait mandat, qu'il y a parole performative, qu'une parole forte et agissante peut s'énoncer.
Trois facteurs sociaux doivent être réunis pour valider le mandat :
  • des mandant.e.s qui délèguent à un.e mandataire la représentation de leur groupe par un acte rituel formel ;
  • le respect des formes dans l'acte de délégation des mandant.e.s et dans la prise de parole du ou de la mandataire ;
  • la capacité du ou de la mandataire à faire disparaître sa personne derrière sa fonction (théorie bourdieusienne des « hommes d'appareil », qui ont fait la preuve de leur dévouement pour le groupe, cf. « La délégation et le fétichisme politique », in Langage et pouvoir symbolique).

Illustrations

Les gilets jaunes

Dans ce mouvement de contestation sociale, on ne retrouve aucun de ces trois facteurs : la délégation de représentation par les mandant.e.s ne s'étant pas faite dans les formes (au cours d'une assemblée, par un vote), les mandataires sont illégitimes. Ils ne peuvent prendre la parole au nom de tou.te.s sans risquer de voir leur légitimité contestée (Benjamin Cauchy a été désavoué, d'autres sont dit.e.s « autoproclamé.e.s », Macron refuse de les recevoir...). Enfin, aucun.e n'a pu faire la preuve de son dévouement envers le groupe, tout simplement parce que le mouvement est spontané et non pas issu d'un « appareil ».
Sans la réunion de ces trois facteurs, il ne peut y avoir, selon Bourdieu, de parole politique efficace et agissante. Le mouvement est voué à demeurer une révolte sans perspective révolutionnaire.
Les divers partis politiques et leurs organes, qui maîtrisent plus ou moins consciemment les codes de production de la parole politique légitime, s'efforcent d'en créer artificiellement les conditions, par un discours orienté sur la réalité du mouvement.
J'ai ainsi été frappée par le portrait que le journal L'Humanité fait de Morgane, une « gilet jaune », en mandataire incontestée de la parole collective :
« Faut demander à Morgane. Sur les barrages filtrants à l'entrée du port autonome de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), c'est elle le poteau, la référente, celle qui ne s'arrête jamais, qui donne tout. (...). À 31 ans, cette boule d'énergie a oublié (s)a vie.
« Avant, j'avais une vie ; aujourd'hui, je lui ai donné un sens », Clotilde Mathieu, L'Humanité, 7 décembre 2018, clic.
Il faut demander à Morgane : cette délégation de la parole consacre Morgane en tant que représentante du groupe. Morgane est également celle qui donne tout, qui ne s'arrête jamais, dont le combat pour les gilets jaunes oriente toute la vie : elle est cet « homme d'appareil » théorisé par Bourdieu, qui n'a plus d'existence ni d'identité en dehors de la fonction que lui ont donnée celles et ceux qu'elle représente, qui a fait la preuve de son dévouement à leur égard.
Je termine par quelques mots sur le mépris social qui a frappé certains gilets jaunes qui s'exprimaient dans les médias. Les fautes de grammaire, la difficulté à trouver ses mots, le recours à un registre de langage familier..., souvent moqués, ne suffisent pas à enlever à la parole sa puissance performative. Certes ces facteurs linguistiques en amoindrissent la validité et l'efficacité, mais n'empêchent pas le ou la mandant.e d'être le ou la représentant.e légitime du groupe, dès lors que ce groupe se construit en opposition aux élites cultivées au pouvoir.

Les catholiques du Livre noir de la communion solennelle

Bourdieu montre que les nombreuses entorses faites par les prêtres à la liturgie traditionnelle, entraînent une défiance du groupe et le retrait du mandat qu'il avait accordé :
« Le langage d'autorité ne gouverne jamais qu'avec la collaboration de ceux qu'il gouverne (p. 169). »
Le mandat accordé aux prêtres concerne l'intermédiation avec le divin, en vue de l'obtention collective des biens symboliques (protection morale, pardon et salut). L'évolution de la forme (abandon de tous les attributs symboliques du ministère : soutane, latin, lieux et objets consacrés, et initiatives personnelles des prêtres, qui manifestent qu'ils sont des individus et non des agents interchangeables qui remplissent une fonction) marque la rupture du contrat ancien passé entre les fidèles-mandant.e.s et les prêtres-madataires. Cela ne signifie pas que le rituel doive demeurer éternellement figé, mais que son évolution ne peut se faire que sous la pression du groupe.
Aux yeux des catholiques, dont le R. P. Lelong a réuni les témoignages, les prêtres ne sont plus légitimes et les paroles qu'ils prononcent, ne réunissant plus les conditions qui déterminent l'efficace magique de l'énoncé performatif, sont dès lors vides et inutiles.

Il est amusant de remarquer qu'il est arrivé à Vatican 2, ce qui arrive dans les démocraties représentatives modernes.
Le concile a réuni dans les formes les mandataires du monde catholique dans son ensemble (les cardinaux, dont les député.e.s et sénateurs.rices sont les équivalents), en vue de renforcer l'adéquation de l'Église aux évolutions sociales de deux siècles d'industrialisation plus ou moins chaotique. En s'ouvrant ainsi à la société moderne, l'Église catholique a pris à rebrousse-poil tous ceux et toutes celles qui avaient pris l'habitude d'y trouver un refuge. L'ouverture est ressentie comme une souillure de la part d'un public « captif » de l'Église catholique, parce qu'elle touche la forme des rituels les plus centraux, ceux qui font d'une église locale une véritable assemblée de fidèles réunis pour leur salut.
Dans nos démocraties, les choses se passent de manière similaire : les représentant.e.s du peuple et des collectivités prennent dans les formes des mesures visant l'ouverture de la nation à son environnement mondial fortement évolutif, mais cette ouverture est vécue comme une trahison par des mandataires qui voient justement dans la politique le moyen de se protéger contre les turbulences de l'économie mondiale et qui attendent des politiques qu'iels se donnent entièrement à leur électorat local selon les lois du champ politique, plutôt qu'à des intérêts transnationaux le plus souvent intraduisibles dans le répertoire des opinions des électeurs.rices, collecté par les instituts de sondage et les médias.