dimanche 29 mai 2016

Des femmes qui tuent des hommes

J'ai découvert il y a deux ans peut-être la notion de féminicide, encore largement ignorée du grand public et des médias.
Le terme figure pourtant depuis 2014 dans le Petit Robert. J'en cite ici la définition : « Meurtre d’une femme, d’une fille, en raison de son sexe ».
Ainsi le meurtre d'enfants de sexe féminin dans certains pays d'Asie, la sélection prénatale pratiquée en Inde par exemple, mais aussi en Europe orientale (Albanie, Arménie...), les tueries de masse dont la plus tristement célèbre se poursuit en ce moment même à Ciudad Juárez, au Mexique, les meurtres politiques et terroristes qui ont eu lieu à L'École Polytechnique de Montréal en 1989 et dans une sororité du campus de Santa Barbara en 2014, les « crimes d’honneur », l'assassinat de femmes par leur conjoint ou par des inconnus… sont des féminicides (également appelés gynécides ou gynocides).
Comme le rappelle la campagne Reconnaissons le féminicide : « La violence machiste est la première cause de mortalité des femmes de 16 à 44 ans dans le monde ». Par ailleurs, le féminicide conduit à un déficit plus ou moins important selon les pays de la population féminine et à un déséquilibre du ratio des sexes.
Les législations de pays comme la Bolivie, l'Espagne, l'Italie... reconnaissent déjà le féminicide. En France, les militantes d'Osez le féminisme, entre autres, plaident pour qu'il soit introduit dans la loi française et qu'il constitue une circonstance aggravante.

Les hommes tuent donc massivement les femmes, mais l'inverse existe-t-il, a-t-il existé, même dans une bien moindre mesure ?
Une telle question peut paraître paradoxale : la violence qui s'exerce d'un dominant sur un dominé, et dont l'exercice est en très grande partie accaparé par les hommes, la dépréciation universelle des femmes, dont la vie a moins de valeur que celle des hommes, voire est un fardeau, la culture machiste dans laquelle la femme est dépositaire de l'honneur de l'homme, qui en lave la souillure dans le sang, autant de facteurs qui rendent raison du féminicide. L'androcide, c'est-à-dire le meurtre d'un homme parce qu'il est homme, l'androcide commis par une femme, n'a aucune raison d'être : quel profit à tuer un homme dont la vie a socialement tant de prix ? Comment tuer un homme, quand la violence ne fait partie ni de la culture ni de l'éducation féminines ? Quelle avantage à le faire, puisqu'un tel meurtre ne comporterait aucune dimension réparatrice ou purificatrice, comme c'est le cas dans les « crimes d'honneur », et ne serait pas socialement admis et valorisé.
Par ailleurs, il ne me semble pas avoir connaissance de faits-divers ou d'événements qui manifesteraient l'existence de ce type de crime (*). Osez le féminisme est plus affirmatif : « Les faits montrent qu’il n’existe aucun cas de meurtre androcide. »
Le Wikipédia anglais, lui, mentionne l'existence d'androcides, mais perpétrés par des hommes sur des hommes. Ainsi le massacre de Srebrenica, où environ 8000 Bosniaques trouvèrent la mort, le 12 juillet 1995, est un androcide. Dans ce cas, l'androcide vise des hommes en âge de porter les armes et a pour but d'en réduire le nombre.

(*) Le SCUM Manifesto de Valerie Solanas appelle bien à « supprimer le sexe masculin », mais on ne peut pas dire qu'il ait été suivi.

Pourtant l'androcide, le meurtre d'hommes par des femmes, existe... du moins dans le fantasme des hommes.

Dominique Godineau en rapporte un exemple (article ici) : nous sommes à l'automne 1793, la France connaît depuis plusieurs années de vastes bouleversements sociaux. La plus grande part des hiérarchies et des structures sociales et politiques existantes ont été détruites ou remaniées. Les femmes révolutionnaires qui militent pour la reconnaissance de leur place dans la République, ont acquis le droit (et l'obligation) de porter la cocarde tricolore, symbole réservé au citoyen. Elles réclament d'une façon de plus en plus pressante le droit de porter les armes au sein de bataillons féminins de la garde nationale (autre marque de la citoyenneté, car seuls les citoyens actifs ont le droit d'y entrer). Cet acquis et ces revendications provoquent les rumeurs les plus folles : l'armement éventuel des femmes inquiète les hommes. Le 8 brumaire de l'an II (29 octobre 1793), le député Fabre D'Églantine, au cours d'un discours à la Convention qui entraînera un durcissement de la loi à l'égard des femmes et stoppera le mouvement vers l'égalité politique, se fait l'écho des propos de clients d'un cabaret. Il choisit donc de rapporter les paroles de deux alcooliques, sentant qu'elles porteront dans son auditoire et y rencontreront des préoccupations et des angoisses similaires. Ces clients s’inquiétaient de ce que, une fois armées, les femmes pussent assassiner les hommes « au moment où ils n’y penseraient pas », et laisser ensuite régner « une Catherine de Médicis qui enchaînerait les hommes ».
Dans le fantasme masculin qui s'exprime ici, on relève plusieurs choses intéressantes :
- Le massacre des hommes précède l'instauration d'un pouvoir féminin et l'inversion du rapport de domination homme-femme.
- Ce pouvoir au féminin est à la fois tyrannique (retour à la monarchie, esclavage des hommes) et monstrueux : il est aux mains d' « une Catherine de Médicis », cette grande figure si décriée de l'histoire de France, souvent présentée comme celle qui domine ses fils, qui règne à leur place, et comme la responsable de la Saint Barthélémy. Cruelle et dominatrice, elle est une femme contre-nature, qui a abandonné la douceur et la soumission qu'on attend de son sexe.
- La femme armée, bouleversant les codes sexuels, conserve cependant certains caractères qui sont traditionnellement attribués au sexe féminin, la sournoiserie et l'imprévisibilité (« au moment où ils n'y penseraient pas »).
Il est également intéressant de lire dans les craintes de ces hommes, une espèce d'aveu de ce qu'est la domination masculine et de ce sur quoi elle repose : ce qui la fonde, c'est, non la faiblesse des femmes appelant la protection des hommes, c'est la violence (un massacre), qu'ils redoutent de subir à leur tour. Ils projettent dans l'avenir la répétition d'une violence originaire qu'ils ont fait subir aux femmes pour pouvoir les dominer.

Ces femmes androcides qui peuplent les fantasmes des révolutionnaires français, je les retrouve bien des siècles auparavant, dans l'imaginaire des mythes grecs : cf. articles suivants sur les Lemniennes et les Danaïdes.

samedi 14 mai 2016

D'homme à homme : l'épopée de Gilgamesh

Dite puis écrite par des hommes et pour des hommes, récit masculin par excellence, l'épopée de Gilgamesh est finalisée dans ses grandes lignes vers -1200.

Cette œuvre n'est pas à proprement parler fondatrice de la culture masculine, mais elle est le reflet de sa progression au sein d'une société mésopotamienne qui s'est donné le projet de permettre aux hommes d'être des hommes sans recourir aux femmes, de se dire hommes sans avoir été au préalable déclarés hommes par les femmes.

Qu'il n'y ait pas eu, de tout temps, une culture masculine bien établie, qu'une telle culture se soit construite dans la douleur et très récemment (au mieux depuis une demi-dizaine de milliers d'années), c'est ce que prouve le virilisme frileux de l'épopée de Gilgamesh, incapable de dire la relation d'homme à homme sans dire la relation de l'homme à la femme et sans évoquer la passivité de l'homme et la liberté de la femme dans cette relation.

Tâchons de déconstruire pas à pas cette ode à la virilité, afin d'en découvrir les failles.

L'épopée de Gilgamesh, c'est essentiellement l'histoire d'une amitié masculine (celle de Gilgamesh et d'Enkidu). Le contenu de l'amitié masculine, telle qu'elle apparaît dans l'épopée de Gilgamesh, c'est l'aventure au coude à coude. Et le récit qui en est fait, c'est un homme qui le raconte à un autre homme. Voilà ce qui ressort d'une première lecture de l'œuvre.

Si l'existence et la nature de l'amitié masculine paraissent évidentes aujourd'hui, il semble que ce ne soit pas le cas dans l'épopée de Gilgamesh. L'amitié, type nouveau de relation entre hommes, y est présentée comme la solution à un problème, et comme une solution qui ne s'impose pas de soi, qui réclame un complément.

Le problème auquel répond l'amitié, c'est celui de l'indifférence de la virilité à la vertu et au vice. Gilgamesh, au début de l'épopée, avant qu'il ne rencontre Enkidu, est présenté comme l'incarnation de la virilité, mais aussi comme l'archétype du tyran, « qui ne laisse pas un fils à son père », « qui ne laisse pas une fille à sa mère ». Sans amitié masculine, pas de vertu dans la virilité. Si l'amitié répond au problème de l'absence de lien essentiel (d'inhérence disent les philosophes) entre la virilité et la vertu, elle n'est pas facile à gagner et elle peut aisément se perdre. Perdue, un complément lui est nécessaire pour que ses effets positifs sur la virilité lui survivent. Lorsque meurt Enkidu, Gilgamesh en devient fou, figure du « mauvais » sauvage, symétrique du tyran qu'il avait été avant de connaître Enkidu. La quête solitaire de Gilgamesh, obsédé par la mort, se clôt sur un retour progressif à la normale, moyennant le gain d'un conseiller (UrShanabi le nocher) : c'est en substituant à l'ami perdu l'entourage vertueux de sages conseillers que l'homme viril peut prolonger les effets bénéfiques de l'amitié. Il n'y a pas d'effet durable de l'amitié sans substitution à l'ami perdu d'un bon entourage, mais à rebours un homme n'est pas capable de se choisir un bon entourage s'il n'a pas connu préalablement d'amitié virile.

L'amitié semble avoir été une chose suffisamment nouvelle en Mésopotamie pour que l'épopée se fasse l'écho de la question de sa genèse. Non seulement l'amitié masculine impose ses conditions pour être ce qu'elle a à être (la vertu de la virilité), mais elle a besoin de certaines conditions pour naître.

Ce qu'exige l'amitié masculine, c'est l'inégalité entre les amis. Elle est asymétrique, l'amant (c'est-à-dire l'ami en situation de supériorité) n'a pas le même statut que l'aimé (c'est-à-dire l'ami en situation d'infériorité). Deux hommes, égaux en virilité et de surcroît égaux par le statut, ce n'est pas l'amitié, c'est la guerre. Enkidu, dès qu'il apprend l'existence de Gilgamesh, songe à se battre avec lui, à se battre jusqu'à la mort ou la fuite de l'un des deux ; lorsqu'ils se rencontrent effectivement, Enkidu et Gilgamesh s'affrontent ; ce n'est que lorsqu'est révélée la différence de statut entre Enkidu et Gilgamesh qu'Enkidu s'effondre et que leur amitié peut naître. Enkidu est un orphelin : il n'a ni famille ni cité. Cette tare n'est pas choisie au hasard. À cause d'elle, la virilité d'Enkidu s'exerce gratuitement, elle ne sert à défendre ni l'intérêt de sa famille ni ses intérêts dans sa cité, elle est libre, elle ne suit que la raison, elle est juste. Mais sans attache, exclu de tout et éloigné de tous, Enkidu ne trouve pas à exercer sa vertu virile, elle reste lettre morte. C'est en se mettant au service d'un homme attaché à une famille et à une cité, en redoublant sa virilité et en lui imprimant le sceau de la vertu, qu'il peut véritablement agir : tel est Gilgamesh, roi d'Uruk, avide du gain de force que peut lui offrir Enkidu, et prêt pour cela à suivre ses justes avis. L'amitié entre Gilgamesh et Enkidu prend ainsi la forme d'une fraternité adoptive où l'amant trouve en l'aimé le double qui n'existe que pour le servir et le conseiller.

Or Enkidu est le double de Gilgamesh à un autre titre : il est son substitut tout désigné à l'approche de la mort. Les Mésopotamiens pratiquaient en effet la substitution du roi par un individu sans attache (sauf exceptions), lorsque les astrologues et les autres clairvoyants du palais pronostiquaient sa mort prochaine : alors que le roi restait cloîtré dans ses appartements privés, le substitut le remplaçait pour les actes publics qu'il devait accomplir avant l'échéance fatale. Le moment venu, le substitut était sacrifié et offert à Ereshkigal (la reine des Enfers) à la place du roi, suite à quoi tout rentrait dans l'ordre. Les aventures de Gilgamesh et Enkidu les amènent à multiplier les fautes envers les dieux, et c'est à la suite d'une ultime faute de Gilgamesh qu'Enkidu trouve finalement la mort. Il n'est pas facile d'être l'aimé très viril d'un amant très viril.

Pour que l'amitié masculine soit ce qu'elle a à être (et qu'elle le soit en imposant des conditions difficiles à assumer), il lui faut encore naître. Et c'est là que les femmes entrent en scène. Enkidu ne peut devenir l'aimé de Gilgamesh que s'il devient son frère adoptif. Or cette trajectoire qui mène Enkidu à Gilgamesh est l'œuvre des femmes.

Aruru est la première d'entre elles, elle qui fit les êtres humains sur le plan imaginé par le rusé Enki. Pour que Enkidu naisse de rien, qu'il dispose dès l'origine de la liberté que suppose la justice et la vertu en général, il faut qu'il soit créé comme le fut le premier homme, tâche qui revient à la déesse Aruru.

Enkidu ne naît pas mais est créé. Il est séparé des êtres humains, figure du bon sauvage, ultra viril mais libre et juste, se nourrissant d'herbes et s'abreuvant d'eau fraîche aux côtés de ses compagnes les gazelles. Entre Enkidu et Gilgamesh, la distance est énorme : c'est celle qui sépare la sauvagerie et la civilisation, le désert et la ville. Or le passage de l'une à l'autre est périlleux : la frontière est par nature belliqueuse. Enkidu, en la franchissant, pourrait y perdre sa liberté et sa vertu, il pourrait, en déclenchant une guerre, ou plutôt une battue, se faire prendre et être réduit en esclavage. Aucun homme en tant qu'homme ne peut mener Enkidu à Gilgamesh. C'est à une femme, à la prostituée Samhat, que revient cette mission délicate.

Les premiers contacts entre Enkidu et les hommes sont difficiles : ceux qui vivent aux frontières sont des paysans et des pasteurs dont l'activité complémentaire est la chasse au petit gibier par la pose de pièges. En découvrant et détruisant les pièges qui menacent ses compagnes, Enkidu désespère les villageois. Et dans un cas comme celui-là, ces derniers doivent faire appel au roi. Gilgamesh décide opportunément de ne pas partir en guerre contre Enkidu, mais de l'attirer jusqu'à lui. Attirer le sauvage dans l'aire civilisée, le faire progresser jusqu'à la ville en le familiarisant avec ses us, c'est le rôle de la prostituée Samhat.

Samhat sort de la ville, passe la frontière, va à la rencontre d'Enkidu, sexe nu. La séduction est immédiate, Enkidu épuise sa force virile dans l'acte sexuel, mais le voilà transformé : les gazelles ne le reconnaissent plus, elle fuient et lui ne peut les rattraper, jambes coupées par l'ébat. Ne s'expliquant pas ce qui lui arrive, il se tourne vers Samhat... et comprend ses paroles : l'union avec cette femme l'a civilisé, la langue mésopotamienne s'est emparée de lui. L'œuvre de Samhat ne s'arrête pas là. Maîtrisant l'art de l'ébat sexuel, elle maîtrise encore l'art de la parole persuasive, qui est moins une parole publique qu'une parole dite dans l'intimité de la relation amoureuse, quelque passagère qu'elle soit. Samhat persuade Enkidu de franchir la frontière, de rejoindre Uruk et de s'y présenter à Gilgamesh. Enkidu est encore à demi-sauvage et en entendant parler de Gilgamesh, sa virilité se réveille, il veut l'affronter. Le travail de Samhat n'est donc pas fini, et si elle ne peut par elle-même éteindre durablement la fougue d'Enkidu, elle peut du moins l'affaiblir suffisamment pour qu'au moment décisif le combat entre les deux hommes forts tourne court. Pour cela, Enkidu doit passer quelques temps parmi les villageois qu'il a tant effrayés, changer de régime alimentaire, passer de l'eau à la bière et de l'herbe au pain, participer à la vie du village en hôte qui, par sa force, protège les plus faibles. En défendant les troupeaux contre les bêtes sauvages, Enkidu trouve à employer sa force avec justice, justice pour les animaux domestiqués, justice pour les villageois trop faibles pour les défendre avec succès. Enkidu accède doucement à une petite royauté anonyme, fondée seulement sur le mérite. Telle est encore l'œuvre de Samhat. C'est à ce moment qu'elle juge opportun de le conduire à Uruk.

L'épopée fait de Samhat l'archétype de la prostituée libérale. Ce n'est pas Samhat l'artificieuse qui civilise Enkidu, c'est l'art de la prostitution en général qui civilise l'innocence sauvage en général. La prostitution est l'exact complément structural de la guerre : si cette dernière est le vecteur violent de l'unité culturelle des civilisés entre eux, la première est le vecteur pacifiant du rayonnement de la civilisation sur ce qui l'entoure « au passé », sur le primitif, sur le bon sauvage dont a émergé le civilisé. La prostitution fait le lien entre passé et présent, tire le passé vers le présent. C'est au moment de mourir qu'Enkidu se souvient de Samhat : sans elle, il gambaderait encore parmi les gazelles. À ce point du récit « l'auteur » de l'épopée brosse le tableau contrasté de la prostitution libérale en Mésopotamie. En maudissant Samhat, c'est la prostituée des remparts qu'il décrit, puis, suite à l'intervention de Shamash (le dieu du soleil), qui lui rappelle que sans elle, jamais il ne serait passé à la postérité, en bénissant Samhat, c'est la courtisane de luxe qu'il décrit cette fois, et ses traits ne sont pas sans rappeler ceux d'Ishtar.

Après avoir mené Enkidu à Uruk, Samhat passe le relais à Ninsuna, la mère de Gilgamesh. Celle-ci n'est d'ailleurs pas restée inactive, car elle a interprété les rêves de son fils, où celui-ci se trouvait mis en difficulté dans un combat mortel contre un adversaire inconnu : Ninsuna lui annonçait la venue d'un être exceptionnel qui se mettrait à son service. Lorsqu'Enkidu apparaît en ville, Gilgamesh est sur le point de commettre un acte injuste en revendiquant son droit de cuissage sur une jeune mariée ; Enkidu s'interpose et le combat s'engage. Gilgamesh est décontenancé : il reconnaît l'adversaire qui hantait ses rêves, et se tourne vers celle qui les interprétait. Ninsuna énonce alors la formule constitutionnelle de l'amitié masculine : Gilgamesh ne peut pas se battre avec Enkidu, parce qu'Enkidu n'est pas son égal, que sans père et sans mère, dépourvu de famille et de patrie, il n'a personne à défendre, il ne doit à personne de se battre. Enkidu, devant la révélation de son statut d'orphelin, s'effondre en larmes, le combat est terminé. C'est alors que Ninsuna propose d'adopter Enkidu : frère adoptif de Gilgamesh, il pourra mettre sa force juste au service du roi, et tous deux connaîtront un sentiment nouveau, bâti sur des prouesses : l'amitié masculine.

 Une belle amitié est née : l'aventure peut commencer (image extraite de la série Spartacus)

Trois femmes, une déesse de premier plan créatrice de l'humanité, une humaine représentant les corporations des prostituées libérales, une déesse secondaire mère du roi, concourent ainsi à rendre possible la naissance de l'amitié masculine. Il fallait qu'Enkidu disposât d'une pureté vertueuse libre de toute attache intéressée, il fallait encore qu'Enkidu accédât pas à pas à Uruk sans y perdre sa vertu, il fallait enfin qu'un lien original, la fraternité adoptive, attachât Enkidu à Gilgamesh et apportât à ce dernier une force redoublée guidée par la vertu. Qu'en conclure, si ce n'est que dans l'épopée, les femmes sont encore reconnues comme la source et le véhicule de la vertu ?

Une fois rassemblées les conditions nécessaires et suffisantes à la naissance de l'amitié masculine, celle-ci pourrait rompre avec son origine et se déployer dans une ambiance exclusivement virile. Rien n'empêchait l'épopée de prendre ce tour, et pourtant c'est tout le contraire qui se passe. Au faîte de leur gloire commune, après avoir traversé de nombreuses épreuves et œuvré pour la grandeur de la civilisation mésopotamienne, Gilgamesh et Enkidu font la rencontre d'Ishtar, ce qui marque le début de la fin de leur amitié. Enkidu en meurt, et le récit enchaîne sur la quête de Gilgamesh, « l'homme qui ne voulait pas mourir » (et qui mourra tout de même). Qu'Enkidu finisse par mourir, cela fait partie de l'histoire de l'amitié masculine, que Gilgamesh s'en désespère jusqu'à la folie, cela permet de manifester la force du lien qui unit les deux héros, mais que cette mort soit liée à la rencontre d'Ishtar, cela ne s'explique que par la nécessité d'évoquer le rapport d'exclusion réciproque entre l'amitié masculine et l'amour féminin. Ce qui est éprouvé, c'est la solidité de l'amitié masculine face à cet amour qui se présente comme son rival, son opposé structurel et son plus terrible ennemi. Car l'amitié masculine s'ente sur l'amour entre homme et femme, le parasite et cherche à en absorber la force. Mais si l'amitié masculine est amitié d'un amant pour un aimé, l'amour est amour d'une amante pour ce même amant réduit à être aimé. L'amour surmonte l'amitié et c'est bien ce qu'avoue tristement l'épopée, que l'amitié masculine n'est pas (encore) capable d'affronter directement l'amour (féminin par l'origine, mixte par ceux qu'il lie), que son essor au détriment de l'amour ne fait que différer l'éclosion de ce dernier, et que cette éclosion est la dernière aventure de l'amitié masculine avant qu'elle ne se métamorphose en compagnonnage de bon conseil.

De retour à Uruk après sa dernière aventure avec Enkidu, Gilgamesh se pare de ses vêtements royaux et Ishtar pose les yeux sur lui. Le récit se divise en trois parties : le dialogue entre Gilgamesh et Ishtar, le combat de Gilgamesh et Enkidu contre le taureau envoyé par Ishtar, l'offense d'Enkidu à l'égard d'Ishtar et sa mort (différée mais rapportée a posteriori à cette dernière preuve d'hubris, de démesure, à l'insulte directe à une déesse de premier ordre).

Le dialogue entre Gilgamesh et Ishtar expose la structure de la relation amoureuse en Mésopotamie (voir ici), mais il l'expose en la déformant, trahissant ainsi la mainmise masculine littéraire sur le mythe d'Ishtar. La structure exposée est relativement simple : la femme, en devenant l'amante (active) de l'aimé (passif), lui offre de bénir ses biens, son domaine, ses alliances, et l'homme, en qualité d'aimé de son amante, se doit, en retour, de lui rendre hommage, de la satisfaire. Cette structure est déformée par l'auteur de l'épopée, d'abord quand il fait dire à Gilgamesh que les offrandes à sa dame (bijoux, vêtements de luxe, mets fins, etc.) solliciteront toute son énergie jusqu'à l'épuisement, ensuite quand il met en avant l'asymétrie amoureuse entre l'aimé et l'amante, asymétrie qui comporte le risque que l'amante délaisse l'aimé devenu dépendant (on est très proche de ce que Platon écrira, un peu moins de mille ans plus tard, dans le Phèdre, à propos de Lysias – figure masculine d'Ishtar). La déformation est portée à son maximum dans le résumé que fait Gilgamesh des prouesses amoureuses d'Ishtar, car il s'agit bien là de prouesses, Ishtar mettant en quelque sorte un point d'honneur à multiplier les conquêtes amoureuses, qui forment comme un tableau de chasse, où se trouvent pêle-mêle dieux, animaux, rois et serviteurs, ayant tous en commun d'avoir (très) mal fini. Si, à travers la figure d'Ishtar, la femme (dans la version qu'en offre la courtisane, qui change continuellement d'aimé) est clairement mise en accusation pour sa position dominante dans la relation amoureuse, l'hyperbole des prouesses de la déesse a pour fonction de marquer la fin des aventures masculines des deux héros, car quand se dresse Ishtar, il n'y a pas d'issue pour l'homme qui reçoit sa demande d'amour : soit il accepte, se ruine et se désespère quand elle l'abandonne, soit il refuse et elle se venge. L'Ishtar de l'épopée de Gilgamesh est la déesse de l'amour, auquel est venu s'ajouter, par syncrétisme très suggestif, la guerre – c'est une amante agressive et redoutable. Elle est pour les hommes la figure de l'impasse, de la double emprise (double bind), de l'aporie (dont les Grecs feront si grand cas), dont il est absolument impossible de sortir (c'est bien autre chose que le labyrinthe crétois, que les énigmes de la sphinge, ou même que le chant entêtant des sirènes homériques, qui comportent toujours une issue).

Ishtar, figure de la mangeuse d'hommes (image extraite du film Maneater)

Gilgamesh prend le parti de se refuser à Ishtar. Celle-ci demande à Anu (dieu suprême du panthéon et père de la déesse) un taureau géant pour terrasser Gilgamesh, sans quoi elle ouvrira sous Uruk les portes de l'enfer d'où les morts sortiront pour s'emparer des vivants. Anu ne peut qu'accepter, sous quelques conditions tout de même (la compensation des destructions agricoles causées par le monstre). Les deux amis sortent triomphants de ce combat, mais c'est au prix d'une suprême démesure, dont se rend coupable Enkidu à la place de Gilgamesh, Enkidu qui jette à la figure d'Ishtar une patte démembrée du taureau. Moralité : la victoire de l'amitié masculine sur l'amour féminin est temporaire et contraire à la nature (divine) des choses.

Ishtar ouvre les portes de l'enfer : elle fait sortir les morts de leur tombe
(image extraite du film Shaun of the Dead)

Ce n'est que bien plus tard qu'Enkidu sent la mort s'insinuer en lui. Il meurt comme doit mourir le substitut de Gilgamesh, celui par qui Gilgamesh est devenu un héros. Une gloire héroïque capable de durer longtemps réclame un certain nombre de prouesses extraordinaires, et celles-ci consistent à transgresser une limite posée par le divin (par exemple exploiter une forêt initialement maintenue par les dieux à l'état sauvage), donc à commettre des actes de démesure qui, s'accumulant, quoique à demi pardonnés par des offrandes pieuses, finissent par provoquer la colère des dieux. Un substitut au héros est nécessaire, et c'est à l'ami du héros que revient, selon « l'auteur » de l'épopée, cette fonction. Mais il faudra supporter la perte de l'ami (ce qui est toujours préférable à l'amour d'Ishtar).

Ishtar, déesse de la fertilité à laquelle la guerre s'est adjointe, plus tard et plus généralement nom du divin au féminin, Ishtar est la cible inatteignable du virilisme mésopotamien. Elle est la limite au-delà de laquelle l'homme du second millénaire avant notre ère n'a pas encore appris à penser. Elle est le point d'orgue, l'acmé et la fin de l'épopée de Gilgamesh, comme l'amour féminin est le modèle structurel et l'épreuve inéluctable de cette amitié masculine qui tente de se dire en termes virilistes et de se consolider dans la société mésopotamienne. Oui, l'épopée de Gilgamesh est une œuvre d'hommes à hommes, mais les femmes hantent ce monument à la virilité : soutiennent son édifice et d'un regard, y mettent un terme.