mardi 30 juin 2020

Mead #4 « Flirt », « date » : l'apprentissage de la sexualité hétérosexuelle dans la société américaine de l'après-guerre


L'étude anthropologique de la société américaine de l'après-guerre, qui occupe les derniers chapitres de Male and female (1947), ne m'a pas captivée plus que celle que Margaret Mead nous livre des sociétés traditionnelles de Bali et de Nouvelle-Guinée, loin de là, mais force est de constater que cette partie de son œuvre se rappelle bien plus fréquemment que les autres à mon souvenir, tant nous baignons dans le « made in USA » et en consommons régulièrement les productions culturelles, qui sont autant d'illustrations des passionnantes analyses qui y figurent.
Ainsi le film Scream (Wes Craven, 1996), regardé dernièrement, et la série Stranger things dont je termine actuellement la première saison (Matt et Ross Duffer, 2016), m'ont interpellée par leur représentation quasi identique du flirt lycéen (dans les deux cas, le jeune homme rejoint d'abord la jeune fille dans sa chambre, à l'insu de ses parents, en passant par la fenêtre, puis le couple est à nouveau réuni dans une maison qui n'est pas celle de la jeune fille, à l'occasion d'une fête), au point que l'on pourrait parler de trope (figure narrative, récurrence scénaristique ou artifice de fiction, selon le sens que l'encyclopédie wiki américaine donne à ce mot). Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas le fonctionnement général du couple adolescent, mais son rapport à la sexualité, qui, autant pour Sidney et Billy que pour Nancy et son petit ami Steve, se structure toujours de la même façon et enferme chaque sexe dans un rôle immuable : le garçon est entreprenant, pressant, tandis que la fille est constamment sur la défensive, hésite et se dérobe. Il existe cependant, juste à côté de ces jeunes premier.ère.s, un autre couple, celui de leurs ami.e.s, qui fonctionne fort différemment, avec des partenaires vivant une sexualité épanouie et montré.e.s comme jouissant et désirant à égalité. Néanmoins, malgré cette égalité positive, leur couple n'est pas donné en exemple et sert même plutôt de repoussoir au couple principal, essentiellement du fait de sa bêtise, de sa frivolité ou de sa méchanceté, et peut-être aussi en raison du dénigrement de l'appétit sexuel de la jeune fille, du moins dans Scream (il me semble que le personnage incarné par Rose McGowan subit un peu de slut-shaming). Bref, le couple-modèle, le couple auquel il s'agit de s'identifier, est celui qui oppose, dans l'intimité, homme et femme, et les fait évoluer selon une dynamique attaque - résistance.
Les deux scènes de tête-à-tête entre Sidney et Billy d'une part, et Steve et Nancy d'autre part, m'ont frappée, parce qu'elles me semblent exemplifier l'analyse de ce que Mead regarde comme le rituel d'initiation sexuelle de la jeunesse middle class : le flirt. L'autrice observe qu'avant de s'engager dans la vie adulte et le mariage, les adolescent.e.s doivent passer par une phase d'apprentissage qui dure au bas mot dix ans : tous les weekends, il leur faut sortir avec une personne du sexe opposé. Celleux qui n'y parviennent pas ou s'y refusent seront marginalisé.e.s et stigmatisé.e.s : leur intégration sociale est fortement compromise. Ces rendez-vous répétés pendant dix ans, ces dates ont pour fonction, selon Mead, de faire acquérir au garçon un code de conduite sexuelle qui lui permettra plus tard de vivre avec son épouse une relation conjugale harmonieuse ; la jeune fille, quant à elle, est chargée de le lui faire acquérir (!), de lui apprendre à maîtriser son désir, en le suscitant et le frustrant tour à tour. Ce rôle sexuel lui a été enseigné par son père pendant son enfance, où il instaure avec elle une relation ambiguë faite de gâteries mêlée de séduction ; la fillette est amenée à déjouer ce piège de la séduction paternelle et à repousser ses avances (tout en gardant les cadeaux !), résistance à laquelle le père réagit positivement et qu'il encourage a posteriori, résistance qu'elle devra déployer à nouveau, une fois adolescente, au cours du flirt.
Mead juge très durement cette pratique, qui rend les femmes frigides (sic), en leur désapprenant à écouter leur propre désir. Et ce ne sont pas les deux séquences où Sidney et Nancy finissent par céder aux sollicitations de leurs petits amis avec des airs de sacrifiées (même si leur consentement est toujours exprimé), séquences d'où se dégage une grande tristesse, qui la contrediront.
Deux remarques encore :
  • Mead montre que les comportements humains, même ceux qui s'apparentent le plus à des donnés biologiques, sont des construits sociaux qui varient selon les sociétés et les époques. D'où vient alors cette évidence que l'homme américain est agi par un désir sexuel irrépressible qu'il doit apprendre à contrôler ?
    C'est que, nous dit Mead, la société américaine des années quarante hérite d'une vision traditionnelle de la sexualité masculine, agressive et vorace, vision qui, dans la classe moyenne émergente, où les femmes sont de plus en plus éduquées et amenées à assumer la gestion complexe d'un foyer assimilé à une petite entreprise et dont dépend grandement le statut social de la famille et son intégration dans le quartier*, devient un archaïsme incompatible avec la vie de couple moderne, plus égalitaire (toute proportion gardée). De là le rite du flirt.
  • Comment ce rite que Mead voyait à l'œuvre il y a plus de soixante-dix ans, un rite néfaste, marginalisant / non-inclusif (mais n'est-ce pas le propre du rite ?), inégalitaire et dangereux (ne sont jamais évoqués les ratages de l'apprentissage, à savoir les violences sexuelles), peut-il être encore actuel dans la société américaine telle que nous la montre la fiction ? Mais l'est-il encore ? Scream, réalisé il y a plus de vingt ans, représente un monde déjà ancien ; quant à Stranger things, son goût du vintage et de la citation d'œuvres anciennes pourraient expliquer que ce type de pratique y figure encore.
* Cette affirmation fera peut-être sourire, car elle va à l'encontre de toutes les représentations que véhiculent films et séries contemporaines sur le sujet, mais il faut lire ce que dit Mead sur la femme au foyer américaine, ses compétences, sa charge de travail écrasante et ses énormes responsabilités, pour en finir avec ces clichés d'incapacité, de passivité et d'oisiveté qui lui collent à la peau.

lundi 1 juin 2020

Paola Tabet – 'Fertilité naturelle, reproduction forcée'

Jalon important de la pensée féministe moderne, cet article dense, publié en 1985 aux éditions de l'EHESS, mérite d'être relu avec attention, car on y trouve des positions qui pourraient figurer parmi les acquis les plus solides du discours et de la pratique féministes.

Parmi les thèses avancées par l'autrice, je retiens notamment celles-ci :

  • la domination masculine, si elle s'exerce de manière généralisée sur de multiples plans, a pour objet premier et monomaniaque la « fonction de reproduction » détenue par les femmes pour des raisons biologiques ;

  • à un moment de l'histoire humaine, les hommes ont employé à l'égard des femmes des techniques de maîtrise de la fertilité et de maximisation de la fécondité issues des pratiques de l'élevage ; or, de même que la reproduction du bétail n'est pas considérée comme un processus naturel, celle de l'être humain ne peut plus l'être non plus depuis cette époque ; il faut plutôt la voir comme un travail soumis à des pressions sociales et susceptible, à ce titre, d'exploitation ;

  • l'analyse de la reproduction humaine comme travail permet de mettre en lumière aussi clairement que possible les enjeux liés aux évolutions récentes en matière de technique reproductive ; ces évolutions tendent en effet à fragiliser les moyens d'exploitation du travail reproductif instaurés dès le départ par la domination masculine (tous condensés dans l'institution du mariage) et ouvrent la possibilité pour les femmes (a) de réinventer leur sexualité, (b) de gérer librement leur capacité biologique à contribuer à la reproduction de l'espèce humaine.

Ces thèses, Paola Tabet les construit selon une méthode rigoureuse.

Les bases biologiques de la reproduction humaine

Comme les autres grands singes, l'être humain est marqué par la dissociation biologique entre la sexualité et la reproduction, ce qui se traduit :

  • pour la reproduction, par le fait que le moment où la femme est fertile n'est pas signalé sur le plan sexuel (sous la forme d'une pulsion, impérative ou non) ;

  • pour la sexualité, par son intégration potentielle aux rites de sociabilité non genrés les plus larges et les plus éloignés de la reproduction (cf. Bonobos).

L'autrice construit à partir de ces éléments un comportement humain de référence basé sur l'assomption positive de cet héritage biologique :

  • maîtrise par les femmes de leur sexualité, au service de leur sociabilité (sous l'angle du plaisir partagé), ce qui peut passer, au vue du risque de grossesse attaché au coït, par son exclusion volontaire du panel des options d'interaction sexuelle, ou par son contrôle légitime par les intéressées ;

  • gestion par les femmes du processus reproductif dans la mesure où il mobilise leur corps, ce qui passe d'abord par le choix personnel de la grossesse à tel moment jugé opportun (et donc le pouvoir de la refuser quand elle n'a pas été choisie), par le choix du partenaire, et surtout par l'institution d'un cadre social capable d'aménager à leur intention les moyens du déroulement optimal de la grossesse et de l'allaitement, dans la mesure où ces deux événements mobilisent une énergie supplémentaire importante de la part de la mère.

Paola Tabet considère qu'avant l'apparition de l'agriculture et de l'élevage au Néolithique, il y a 12.000 ans, ce comportement humain de référence a dû être la norme. Il induit en l'occurrence une fécondité inférieure à celle que l'on observe depuis le Néolithique, mais compatible avec celle que l'on suppose au Paléolithique. Elle en conclut qu'au Néolithique a commencé à s'exercer sur les femmes une pression les engageant à engendrer plus, à se spécialiser même dans l'activité exclusive de la reproduction.

Que cette pression n'ait pas été exercée volontairement par les femmes sur elles-mêmes, c'est ce que montre assez le type de mesures prises traditionnellement pour augmenter la fécondité.

L'obsession masculine pour la croissance démographique

Les hommes ont exercé une pression constante sur les femmes pour que leur fécondité augmente au-delà du point où elles peuvent encore maîtriser leur sexualité et gérer par elles-mêmes le processus reproductif, de la grossesse à l'allaitement.

Les sociétés modernes disposent d'administrations attentives aux questions démographiques. L'angle choisi par les démographes pour aborder leur objet d'étude est celui de la fécondité comme performance sociale. La société démographique modèle est la secte anabaptiste nord-américaine des Huttérites, où les femmes se marient dès que possible et passent leur vie jusqu'à la ménopause à avoir des enfants, la fécondité moyenne atteignant douze enfants par femme. Certaines études sont consacrées à la modélisation de la fécondité féminine à partir du cas idéal d'une société dans laquelle les femmes se consacrent exclusivement à la reproduction dans des conditions optimales (l'allaitement étant externalisé, la stérilité absente), dans toute l'étendue de la période de leur fertilité (cela donnerait dix-sept enfants et demi par femme). Un tableau permet d'introduire graduellement les déterminants limitants de la fécondité idéale : stérilité, âge du mariage, allaitement et « temps mort » anovulaire. Il suffit alors de choisir le taux que l'on désire et l'on obtient la liste des mesures à prendre.

Les sociétés traditionnelles ont une approche moins calculatrice de la démographie, mais lorsqu'elles s'y intéressent (ce qui est structurellement le cas dans toutes les sociétés basées sur l'agriculture et l'élevage et plus généralement dans tous les contextes où « plus on est, plus on gagne »), elles appliquent un ensemble de moyens très concrets pour faire pression sur les femmes.

Mariage et maternité

Le mariage, alliance de deux groupes familiaux masculins par cession d'une femme et amorce d'échanges de cadeaux et de services, est le cadre institutionnel par excellence de la pression masculine sur les femmes pour accroître leur fécondité. Ce cadre doit cependant être quelque peu aménagé pour remplir son rôle coercitif :

  • le lien entre mariage et maternité est imposé comme une règle absolue : une femme qui ne voudrait pas entrer dans l'institution du mariage ne pourrait songer avoir des enfants ;

  • la maternité est valorisée, une mère est une guerrière, sa devise : accoucher ou/et mourir ;

  • la maternité est désexualisée et exclut le plaisir : la grandeur de la mère est de se maintenir dans sa fonction de reproductrice en dépit de la souffrance qui en découle inévitablement ;

  • la sexualité féminine est ou bien dévalorisée dans les sociétés qui peuvent se le permettre ou bien rendue physiquement improbable ou impossible lorsqu'il n'y a pas d'alternative.

Jeune fille et mère ou prostituée

Dans les sociétés qui peuvent se le permettre (les sociétés hiérarchisées, suffisamment populeuses), le destin d'une femme est marqué par l'alternative du service reproductif sans sexualité (mariage) et de la sexualité sans reproduction (prostitution), la première voie étant socialement marquée comme positive et la seconde comme négative. Il faut noter que cette exclusion réciproque de la sexualité et de la reproduction n'a rien à voir avec leur dissociation naturelle. Tabet souligne que l'existence de la seconde voie n'a pas pour objet d'offrir aux femmes une échappatoire à la difficile condition d'épouse-mère, mais de compenser le manque de plaisir sexuel des hommes pendant les rapports conjugaux, conséquence des mauvais traitements qu'ils infligent à leur femme pour obtenir qu'elles s'y soumettent (coups et quelquefois tortures). De fait, il est demandé aux prostituées de leur rendre ce plaisir qui leur fait défaut. Selon les sociétés, celui-ci peut aller de l'intimité la plus tendre au simple simulacre d'un coït conjugal apaisé et heureux.

À défaut de prostitution, toutes les sociétés disposent au moins d'une distinction par l'âge : le statut de la jeune fille (pré-) ou (juste post-) pubère implique le devoir de s'initier à la sexualité sous l'angle du plaisir reçu et donné, devoir qui sera clos lors de son mariage. Là est la réserve dont les hommes mariés bénéficient, lorsque la prostitution n'existe pas. Durant cette période, les adolescentes sont autorisées à avoir des amants, qui ne doivent en aucun cas être leurs futurs maris, puisque le mariage exclut toute relation de plaisir partagé ; si elles tombent enceintes, soit on les fait avorter, soit on les marie et le mari adopte l'enfant qui n'est pas de lui. « Chez les Samburu, les jeunes filles et les jeunes guerriers tendent à se traiter dans une certaine mesure comme des égaux, la relation entre amants (d'où la procréation est prohibée) est formée et maintenue largement sur l'attraction sexuelle et une dose variable d'affection mutuelle, et l'un ou l'autre peut la terminer à son gré. » Or les jeunes guerriers affirment qu'ils n'aimeraient pas se marier avec leur maîtresse, « car dans la famille, le mari doit être le maître incontesté ». Avec le mariage, le régime affectif entre homme et femme change : il s'axe désormais sur la crainte et les tremblements. On prépare la jeune fille à marier en conséquence : « dans le mariage samburu, en moins de quarante-huit heures la relation de la jeune fille à son amant est brisée : elle est excisée, soumise à une longue et exténuante harangue par les aînés, elle quitte définitivement la hutte de sa mère en suivant une douloureuse et exténuante procession pour rejoindre, terrorisée, un mari de dix à quarante ans plus vieux qu'elle. »

Le lien entre éducation sexuelle féminine et prostitution est ici évident : les jeunes initiées le sont sous la direction d'un maître chargé de leur trouver un amant ; l'attribution a lieu après paiement par celui-ci, une part pouvant être reversée à la jeune fille sous la forme d'un cadeau. Cette intermédiation masculine caractérise justement la prostitution dans les sociétés hiérarchisées.

Mesures coercitives pour maintenir les femmes mariées dans leur état

La difficulté d'être épouse-mère se mesure aux dispositions prises pour imposer cet état aux femmes et les y maintenir de force :

  • lors de l'initiation sexuelle « préparatoire » au mariage, il est licite de recourir au viol collectif à l'encontre de la récalcitrante, ce qui est censé « give her a liking for intercourse, break down any resistance on her part and make her feel at home » (Tabet préfère ne pas commenter) ; par ailleurs, la règle du mariage est que la sexualité prenne exclusivement la forme du coït et que son initiative soit toujours masculine ; la dépendance économique et affective de l'épouse à l'égard du mari et de son groupe familial est ce qui garantit le mieux le respect de cette règle, mais si cela ne suffit pas, les coups font le reste ;

  • le mariage est une vocation : le corps doit être irréversiblement transformé pour que la reproduction sans plaisir puisse s'imposer d'elle-même ; c'est là le but principal de l'excision : alors que le clitoris est fortement mis en valeur dans l'initiation sexuelle, il est mutilé pour qu'à l'acte sexuel ne préside plus d'autre motif que celui de la reproduction par la volonté du mari ; il en va de même des seins, les glandes mammaires étant écrasées de façon à assurer une lactation abondante, « (chez les Mossi) une semaine durant, après l'accouchement, on étire les seins vers le bas à l'aide d'un fer à égrener le coton ; cette transformation des seins de jeune fille en « seins sacs » ou « seins tombés » marque la fille comme reproductrice ; en pays mossi, un coup d'œil suffit à ranger une jeune femme dans l'une ou l'autre catégories (en cours d'initiation sexuelle ou mariée-reproductrice) et celles qui la subissent se jugent irrémédiablement enlaidies » ;

  • les tactiques de résistance à ce qu'implique l'état d'épouse sont déjouées : la mort d'un enfant au terme de la grossesse annulant en quelque sorte tout ce qui a été investi pour la reproduction, tout est fait pour que le processus se déroule sans heurt : surveillance continue de l'épouse par les mères classificatoires de l'époux durant la gestation et au moment crucial de l'enfantement (l'infanticide le plus simple consistant pour la mère à s'asseoir sur le bébé lors de sa venue au monde) ; en tout état de cause, le risque d'échec (volontaire ou involontaire) inhérent à toute grossesse est entièrement assumé par la femme, qui prend en charge toutes les surdépenses qui lui sont liées, de façon à ce que pour le mari, son échec soit, au pire, une simple perte de temps.

L'intervention technique pour le contrôle de la reproduction

Paola Tabet rappelle que le processus biologique de reproduction inclut grossesse et allaitement et implique les seins autant que l'utérus. Phénomène commun aux humains et aux autres hominidés, la naissance de l'enfant induit une période anovulaire, un « temps mort » selon les démographes, qui permet au corps de la femme de se consacrer à l'allaitement sans s'exposer à une nouvelle grossesse. La réciproque de ce phénomène a deux aspects :

  • la mort prématurée de l'enfant se traduit par un retour rapide à la fertilité ;

  • l'absence d'allaitement produit le même résultat.

Ces deux phénomènes sont autant de leviers utilisés par les hommes pour atteindre leurs objectifs démographiques, qui se traduisent par une attention soutenue à la fertilité des femmes, identique à celle qui préside à la gestion des troupeaux. Tabet évoque notamment les techniques enseignées dans la partie profane de l'initiation masculine pour repérer le moment où la femme est fertile (c'est la technique du pas à pas : après le mariage, le jeune époux doit identifier les règles de son épouse et avoir avec elle une relation sexuelle par mois lunaire : le premier jour après la fin des règles le premier mois, le second jour le second mois, etc. jusqu'au jour où l'épouse tombe enceinte, le mari sait alors comment gérer sa sexualité en fonction de ses objectifs démographiques propres). Elle relève aussi les techniques utilisées pour obtenir une stérilité temporaire (les périodes de migration pour les nomades ne leur permettant pas de gérer les naissances, qu'elles soient humaines ou animales, les hommes ont inventé le stérilet pour prévenir les unes et les autres).

L'infanticide commandé par les hommes est une manière de restaurer la fertilité de la mère, lorsque l'enfant qui est né n'est pas de la « qualité » requise. Il est utilisé dans les sociétés dont les objectifs de croissance démographique sont importants, mais pour l'un des deux sexes seulement. C'est le cas notamment chez les Eskimos, qui ont attribué toutes les fonctions productives aux hommes et toutes les fonctions reproductives aux femmes ; dans un tel système, augmenter la productivité implique d'augmenter la reproduction des producteurs, tout en maintenant à niveau la reproduction des reproductrices. Pas plus de femmes mais plus d'hommes. D'où, entre 1900 et 1930, quarante à cinquante pour cent des filles tuées à leur naissance, et les mères remises immédiatement enceintes.

Dans les sociétés hiérarchisées, les groupes dont la prospérité repose sur leur démographie utilisent régulièrement la division du travail entre gestation (par l'épouse) et allaitement (par une nourrisse trouvée plus bas dans l'échelle sociale). Les « bénéfices » en sont (a) une disponibilité sexuelle retrouvée, (b) le retour aux activités domestiques, (c) une garantie de fécondité plus importante. L'autrice cite les deux exemples de la bourgeoisie marchande florentine du 16ème siècle et des soieries lyonnaises du 18ème siècle, l'une relativement haut l'autre relativement bas dans l'échelle sociale :

  • à Florence, les riches marchands, soucieux de la bonne santé de leur maison, demandaient à leurs épouses de donner naissance à une postérité nombreuse, sans qu'elles manquassent à leurs devoirs sociaux et à leur part de la gestion des affaires ; le mari prenait contact avec un homme du peuple reconnu pour sa capacité à prendre en charge l'alimentation des nourrissons et signait avec lui un contrat de nourrissage ; c'est ainsi que l'épouse de cet homme prenait en charge la part du travail biologique reproductif que l'épouse du marchand ne pouvait se permettre d'assumer, non par un accord exprès entre les deux femmes, mais entre les deux époux ;

  • à Lyon, les ouvriers et ouvrières des soieries travaillant en famille dans leur logement-atelier et gagnant d'autant mieux leur vie que leur ménage était plus grand (ainsi les filles étaient retenues par leurs parents le plus longtemps possible, se mariant en moyenne à vingt-sept ans), les femmes devaient enfanter au maximum sans que cela se répercute sur la production du ménage ; en dix années, les jeunes mariées avaient en moyenne entre sept et huit enfants ; le recours aux nourrices était biologiquement nécessaire et on allait les trouver dans les campagnes dans des conditions de salubrité bien moins enviables qu'à Florence, avec un très fort taux de mortalité infantile.

Le travail reproductif

L'un des apports majeurs de l'autrice est de considérer la reproduction comme un véritable travail, différent du travail productif (qui vise la subsistance des individus et non la production de nouveaux individus), mais qui possède toutes ses caractéristiques internes :

  • dépense d'énergie supplémentaire (« une journée d'allaitement dépense une énergie comparable à deux heures de coupe de bois ou neuf heures de marche ; la grossesse requiert la dépense énergétique d'un mois de coupe de bois, soit cent soixante heures environ »),

  • liberté a priori d'y recourir ou non (la survie de l'individu ne dépend pas de son aptitude à procréer),

  • impact sur le développement physiologique de la travailleuse (le travail est répétitif et influence par lui-même le développement individuel : il va sans dire que le travail reproductif humain imposé par les hommes aux femmes n'est pas sans impact sur la physionomie et la santé de ces dernières),

  • techniques et outillages qui permettent au travail de s'adapter aux contextes et de progresser en termes de rendement à contexte constant (on a vu plus haut quelques techniques et outils destinés à augmenter la fécondité, l'industrie ouvre des perspectives bien plus puissantes à cet égard).

Comme le travail productif, la valeur et le sens du travail reproductif dépendent du cadre social où il est effectué (les « rapports de reproduction » en termes marxiens). L'alternative à cet égard est sa liberté ou son exploitation.

Que le travail reproductif soit un travail exploité depuis plusieurs millénaires, c'est ce qu'indique le fait que :

  • la grossesse soit imposée et non librement assumée,

  • les conditions du travail reproductif soient imposées et non librement gérées,

  • le fruit du travail reproductif soit d'avance propriété d'un commanditaire qui n'est pas la travailleuse, et soit « jetable » non pas sur décision de la travailleuse mais du commanditaire,

  • la travailleuse soit expropriée de son propre travail (car c'est le commanditaire que l'on félicite pour son œuvre, pas la travailleuse).

Si l'exploitation est variable dans les petites sociétés traditionnelles, elle est systématique dans les classes inférieures et les groupes ethniques dominés des sociétés hiérarchisées, mais fortement assouplie dans les classes supérieures ou les groupes ethniques dominants. Le cas des Mbaya mérite d'être relevé : « les femmes mbaya pratiquaient l'avortement et l'infanticide de façon presque normale, si bien que la perpétuation du groupe s'effectuait par adoption bien plus que par génération, un des buts principaux des expéditions guerrières étant de se procurer des enfants (au début du 19ème siècle, dix pour cent à peine des membres d'un groupe mbaya lui appartenaient par le sang) ».

L'autrice remarque que de même que l'industrialisation a considérablement modifié les systèmes antérieurs d'exploitation du travail productif, les innovations techniques et ustensiles les plus récentes (lait artificiel, couveuses, fécondation in vitro) mettent fortement en péril l'ancien mode d'exploitation du travail reproductif, centré sur la prise de possession du corps-outil de la femme jusqu'à lui dénier le statut de personne à part entière. L'indépendance grandissante du processus reproductif par rapport à son support biologique pourrait ainsi libérer complètement les femmes, à moins qu'il ne se crée un nouveau prolétariat féminin soumis à la machinerie biotechnologique de reproduction de l'être humain.

Prolongements et questions

Fertilité naturelle, reproduction forcée est un article révolutionnaire en ce qu'il démythifie la maternité et élargit considérablement l'horizon de la sexualité. Les perspectives théoriques et pratiques qu'il ouvre demandent à être prolongées, ce que je tenterai de faire pour les axes suivants :

  • La sexualité telle qu'elle est universellement structurée (centralité et « normalité » de la sexualité coïtale / marginalité et « perversité » de la sexualité génitale non coïtale / exclusion et déni des pratiques sociales hédonistes non génitales) est à jeter en bloc. Son universalité est seulement apparente. Un enjeu important est de reconstruire de nouvelles sexualités sur des bases saines et éthiques ; l'éthologie des hominidés, telle qu'elle a été mobilisée par l'autrice dans son article, mais qui a bien évolué depuis 1985, demeure éclairante à cet égard.

  • Paola Tabet compare pour les rapprocher travail reproductif et travail intellectuel : l'un et l'autre sont fondés sur la valeur ajoutée apportée par des dispositions physiologiques liées à l'utérus, aux seins et au cerveau. Mais pourquoi les distinguer ? Le travail reproductif inclut, après la gestation et l'accouchement, non seulement l'allaitement, mais aussi le langage, implique donc l'utérus, les seins et le cerveau de la travailleuse. C'est en fait la connexion entre les systèmes nerveux et endocrines de la mère et de l'enfant qui est véritablement important pour la reproduction sociale : une fois cette connexion assurée, l'enfant est garanti sociable. Cette pré-éducation, qui est l'affaire des mères prises individuellement et collectivement, se prolonge souvent jusqu'à la prise en charge par les groupes sociaux (école élémentaire, phratrie grecque, groupe des hommes adultes du clan...). Elle est un travail reproductif comme la gestation et l'allaitement ; elle est susceptible elle aussi d'innovations techniques et ustensiles ainsi que d'exploitation, et plus que les autres de tentatives répétées d'expropriation. Néanmoins, l'existence des rites d'initiation masculine, qui visent à substituer une naissance et une socialisation masculines à celles maternelles, indique bien que les hommes reconnaissent et redoutent le rôle des femmes en matière éducative. L'expropriation des femmes de l'éducation des enfants n'a, pour l'instant, pas abouti.

  • L'article de Paola Tabet repose sur la relation entre croissance démographique (passé un certain seuil) et exploitation des femmes, pressurées par les hommes (au-delà de leur capacité à maîtriser et à gérer la reproduction), qui leur appliquent des techniques empruntées à l'élevage. L'intérêt de cette approche est de circonscrire la domination masculine à l'intérieur d'une parenthèse temporelle, dont le point de départ est le Néolithique avec le développement de l'agriculture et de l'élevage. Le mode de vie du chasseur cueilleur / de la chasseresse cueilleuse serait encore adéquat à une administration féminine de la reproduction humaine, tandis que les taux de croissance atteints au Néolithique indiquent une augmentation du temps passé à assumer la reproduction, phénomène qui ne fait que s'accentuer à l'âge des métaux. Le fait que les femmes aient choisi volontairement la voie de la croissance démographique, se soient librement astreintes à des grossesses plus fréquentes, reste tout à fait possible, surtout si l'agriculture et l'élevage ont des rendements croissants avec l'augmentation de la population active et si ces deux activités sont leur œuvre. Chose qui semble indéniable au moins pour ce qui est de l'élevage. Celui-ci a connu une brusque accélération, lorsque l'être humain a été capable de maîtriser la reproduction du bétail :

      1) en capturant des femelles et en les rassemblant en troupeau, puis en capturant un mâle pour l'accoupler aux femelles, enfin en tuant les petits mâles à fins alimentaires ;

      2) en maintenant en vie un rejeton mâle pour le faire accoupler aux femelles et en tuant à fins alimentaires les autres jeunes mâles ;

      3) en castrant les jeunes mâles jugés impropres à la fécondation du troupeau des femelles.

    Toutes ces phases n'ont guère pu être diligentées par les hommes : l'élevage se construit à l'ombre de la chasse comme une innovation alternative. Les techniques utilisées (meurtre des jeunes mâles, castration des mâles jugés indignes, troupeau constitué de lignées de femelles) sont la transposition culturelle de la sélection naturelle sexuelle des mâles par les femelles. C'est un système qui fonctionne sur le faible intérêt économique et la destruction quasi-complète des mâles, idées qu'on imagine mal sortir d'un cerveau masculin. Les hommes se sont emparés de l'élevage, une fois acquises les techniques de reproduction des troupeaux ; ils leur ont adjoint des techniques de mise en valeur avec pour objectif l'enrichissement et non plus la subsistance.

    Bref, la parenthèse de la domination masculine est un fait dans l'histoire humaine, comme sa connexion avec le développement démographique, mais un doute subsiste sur son sens : est-ce que la domination masculine est initialement cause de la surcroissance démographique humaine ? Est-ce au contraire la dynamique démographique croissante qui a été la cause de la domination masculine ?

Autant de questions passionnantes ;)

Citations

En l'absence d'une pulsion sexuelle entraînant les femmes à copuler quand la conception est possible, ainsi que d'une connaissance exacte du moment fertile, ce qui peut assurer le maximum de couverture des possibilités de conception est la régularité et la fréquence de l'exposition au coït.

En général, par le mariage, est assurée une permanence de l'exposition au coït, donc une permanence de l'exposition au risque de grossesse.

En fait, si le mariage représente potentiellement le lieu optimal d'exposition permanente des femmes à la fécondation, ce n'est pas sans un appareil complexe (et variable) de pression idéologique et de contrainte physique que cela peut se réaliser.

Les traitements préparatoires au coït et/ou au mariage, rituels ou punitifs, sont des variations du même modèle, ils poursuivent le même but : le domptage meurtrier des femmes pour en faire des corps-outils de reproduction.

La tendance évolutive qui conduit chez les primates supérieurs à une ébauche de séparation entre sexualité et reproduction atteint son développement maximum dans l'espèce humaine. D'où une conséquence d'importance radicale : l'expansion possible d'une sexualité qui, ayant brisé tout rapport nécessaire avec la reproduction, est théoriquement ouverte à toute expression, une sexualité extrêmement flexible, non sexuée, non dominée par la distinction de sexe, tendanciellement indifférenciée et multiple dans ses formes comme dans ses objets.

Le mariage n'a pas pour objet le plaisir mais la procréation d'enfants légitimes.

À partir d'une fillette peu à peu astreinte à la soumission aux hommes, transformée en une jeune fille contrainte aux rapports hétérosexuels, la société aura produit en une dizaine d'années une jeune mariée.

Dressage psychique, contrainte, mutilation physique, les modalités d'intervention sur la sexualité des femmes, de traumatisation, sont variées et nombreuses ; avec plus ou moins d'acharnement, de travail, de violence, de succès aussi, il s'agit de refaçonner l'organisme en le spécialisant pour la reproduction. Briser ou réduire les potentialités sexuelles devient un des moyens nécessaires pour cette opération de domestication, d'assujettissement. Les pratiques d'excision l'expriment souvent de la manière la plus explicite, avec des constantes que l'on retrouve même dans des sociétés considérablement différentes : ce qu'on essaie d'obtenir, c'est la meilleure reproductrice. En éliminant un désir trop fort et autonome, une indifférenciation sexuelle dangereuse, on construit la « vraie » nature sexuelle féminine, bref on crée une femme. Le prix payé par les femmes sur le plan de la santé varie selon les opérations subies mais est, comme le montrent les recherches médicales récentes, extrêmement élevé.

La procréation, activité aussi fondamentale pour l'espèce que la production des moyens de subsistance, est une activité requérant une dépense d'énergie mesurable. (…) Comme tout travail, le travail reproductif peut être libre ou objet d'exploitation. Dans le second cas, la procréation est alors un travail aliéné et l'agent reproducteur est dépossédé de soi.

Quelque satisfaisante que soit une grossesse pour une femme qui la désire, pour celle qui ne la désire pas elle constitue littéralement une invasion. Il y a entre ces deux situations la même différence qu'entre faire l'amour et être violée.

L'exploitation peut consister non seulement à imposer la grossesse, mais aussi :

  • à priver l'agent reproducteur de la gestion des conditions de travail, c'est-à-dire a) du choix du partenaire, b) du choix des temps de travail, c) du choix du rythme (la cadence) du travail

  • à imposer le type (la qualité) du produit (le sexe, la légitimité, la « qualité raciale », etc.)

  • à exproprier du produit l'agent reproducteur

  • à l'exproprier sur le plan symbolique de sa capacité et de son travail reproductifs.

Citant un rapport d'économiste démographe : En Inde, une vache ne produit que 250 litres de lait par an ; par contre, selon une estimation, une femme indienne mal nourrie peut secréter presque 200 litres de lait pendant la première année d'allaitement. Les femmes pourraient recevoir une partie de leur salaire en aliments et repas et une autre partie en argent.

Les évolutions possibles sont difficiles à cerner et incertaines. Rien ne nous sera donné.