lundi 28 novembre 2022

Sexe, genre et philosophie #1


Sources :

Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Seuil, 1948

Eschyle (– 525 – 456), Orestie in Tragédies, Les Belles Lettres 1925, Gallimard coll. folio, 1982


Jamais très éloignée des sciences, la philosophie fournit des outils performants pour penser le monde dans sa globalité. Les principes et les méthodes propres au discours philosophique sont-ils neutres ou sont-ils des rouages de la domination masculine ? Faut-il abandonner la philosophie parce que trop genrée, ou bien la purger de ses vices de construction et lui donner de nouvelles finalités, ou bien encore la garder telle quelle, œuvre de l’esprit humain dégenré ?

Du fait de l’influence qu’elle a eue sur la pensée occidentale, je voudrais m’intéresser à la philosophie grecque. Du – VIe siècle où ses discours se répandent à l’est et à l’ouest de la Grèce, au – IVe siècle où elle se recentre sur Athènes (et s’y développe jusqu’au VIe siècle), le statut relatif des hommes et des femmes varie notablement, les équilibres sociaux antérieurs sont remis en question, tandis que s’amorce la politisation du citoyen, qu’apparaissent les tyrans et que leur succèdent les démocraties. La philosophie, qui n’est pas restée étrangère à cette politisation (son discours est « isonomique », il s’adresse indistinctement à tous les citoyens), a-t-elle cautionné la minoration des femmes à cette époque ? Et le cas échéant, qu’a-t-elle légué en matière de misogynie ? De simples thèmes discursifs ou bien des concepts, voire une vision du monde ?

Voilà les quelques questions auxquelles je m'emploierai à répondre. Je ne prétends pas y parvenir définitivement dans cette séquence d’articles « Sexe, genre et philosophie », mais je souhaite au moins délimiter le problème.

Pour cela je commencerai par l’étude d’un auteur, Hésiode, antérieur à la philosophie hellénique en tant que telle mais qui en quelque sorte l’annonce, afin de saisir l’état de la question au début du – VIIe siècle et de disposer ainsi d’une référence pour la lecture des premières générations de philosophes. On considère généralement que l’effort d’abstraction dont Hésiode a fait preuve restait limité par l’obligation de faire de la métaphysique dans le langage de la théologie panhellénique. En fait, comme souvent, quand on creuse la question on est obligé d’avouer que la séparation que l’on voulait établir (entre Hésiode et les philosophes) reposait sur de fragiles fondations :

  • Il est facile de lire la Théogonie d’Hésiode comme une construction métaphysique aussi riche que celle de Platon par exemple.

  • L’usage de l’onomastique théologique comme lexique conceptuel lui est commun aux premières générations de philosophes jusqu’au – IVe siècle : la grande majorité des noms de déesses et de dieux sont forgés à partir de « sèmes » caractéristiques des concepts de la philosophie.

  • Hésiode construit un champ sémantique de type conceptuel sur la seule base des relations généalogiques, donc des alliances et des héritages. C’est un choix qui ne le distingue pas particulièrement des philosophes, dont les systèmes conceptuels trouvent leur cohérence dans le choix d’une logique particulière liant les concepts entre eux selon un certain modèle (par exemple, le modèle de la propriété foncière commande, chez Anaximandre, toute la dialectique de l’illimité et du limitant). On peut en outre noter que dans le Banquet, Platon utilise lui aussi la généalogie pour expliquer la nature d’Éros : enfant de Poros et de Pénia (Voie et Pauvreté) conçu lors d'un banquet divin dédié à Aphrodite.

  • Hésiode établit la réalité de ce qu’il exprime dans le rapport analogique de la musique, de la religion, de la politique et de la morale : ce qu’Hésiode exprime est ce qui régit l’efficience musicale, religieuse, politique et morale, « simultanément » pourrait-on dire. Il faut avouer que ce n’est pas la voie qu’ont choisie les philosophes grecs, qui se sont attachés à distinguer les domaines du savoir et à les traiter chacun pour soi. Toutes les tentatives de synthèses philosophiques générales ont bien sûr dû recomposer avec l’analogie hésiodienne, mais on pourra toujours « reprocher » à Hésiode de n’avoir pas traité de chaque domaine pour lui-même, ou en tout cas convenir qu’il ne pouvait pas le faire au – VIIe siècle.

Condenser le savoir pour le faire entendre alternativement à des publics séparés (les musicien.ne.s, les officiant.e.s du culte, les notables, les citoyens vertueux et leurs épouses) ou l’étaler devant un public mêlé amateur de tout ce que les autres disent et font, ce sont les préoccupations caractéristiques de deux époques et de deux stades très différents de la cité grecque, grossièrement celui du modèle oligarchique et celui du modèle démocratique, celui du – VIIe siècle et celui du – Ve siècle, largement préfiguré au – VIe siècle. Hésiode ne se distingue finalement des philosophes que par le temps historique, faible frontière que je me permettrai d’abolir pour donner plus de consistance à mon souhait de faire d’Hésiode une référence pour la philosophie, à la limite antérieure de celle-ci, dans une société qui présente l’intérêt d’être différente de celle où se déploie la philosophie, notamment quant aux rapports de sexe et de genre.

Au – VIIe siècle, Sparte domine culturellement la Grèce. H-I Marrou décrit l’éducation que chaque famille donne à ses enfants des deux sexes : éducation sportive et musicale, largement exploitée dans le cadre des fêtes politiques, où les familles concitoyennes se donnent leur jeunesse en spectacle ; les filles y tiennent une place importante. Une même contrainte esthétique s’impose aux jeunes des deux sexes (il faut paraître beau ou belle, individuellement ou en groupe, autant dans la vie de tous les jours que lors des spectacles de danse, les chorales et les compétitions gymniques). La pression psychologique qui résulte de cette contrainte montre que celle-ci est d'ordre initiatique : il s'agit de discriminer les enfants qui feront de bons citoyens et de bonnes épouses de citoyens, de celleux qui porteront préjudice à la Cité. En tant qu’épouses, les femmes spartiates disposent de la plus grande latitude dans la gestion des affaires domestiques : c’est à cela que les jeunes filles se préparent à l’adolescence, tandis que les jeunes garçons entament leur initiation spécifiquement masculine. Celle-ci les entraîne, une fois adultes, sur le champ de bataille et leur vie est orientée par la guerre, même au milieu des fêtes publiques et privées où les aèdes chantent ses beautés autant que celle de la jeunesse qui s’y prépare. Les femmes règnent sur l’économie, les hommes sur la guerre. La politique est l’instrument qui permet de reproduire cet état des choses. Œuvre de son temps, la Théogonie d’Hésiode reflète-t-elle cet équilibre entre le masculin et le féminin, entre les hommes et les femmes, équilibre asymétrique qui est établi par les hommes et qui se justifie d'homme à homme, mais qui offre un espace de liberté aux femmes, moyennant une contrainte forte sur les mariages ? Ceux-ci, dans le système plutôt figé caractéristique de l'oligarchie politique spartiate, sont en effet destinés à allier deux familles sur le plan social et économique. Ce qui est enseigné à une fille par sa mère sera appliqué pour le profit d’une autre famille que la sienne ; en contrepartie, cette autre famille donnera une fille éduquée qui deviendra l'épouse de son fils. L'éducation féminine est bien un investissement pour les familles, qu'un mariage libre ne permettrait pas de rentabiliser.

Au – VIe siècle, Sparte commence à perdre son hégémonie culturelle, tandis que l’Ionie et la Sicile (terre d'immigration ionienne sous l'effet de la pression perse) produisent les premiers philosophes.

  • À Sparte l’éducation des filles et des garçons ne donne plus la prééminence à la musique mais à la gymnastique. La pression esthétique devient une pression éthique au sein d’une Cité de plus en plus recentrée sur son aristocratie. Celle-ci cherche à se différencier physiquement du reste de la population. Il ne s’agit pas ici de déformations osseuses réalisées dès la naissance, ni de stigmates imposés dans un rite d’initiation, mais d’une déformation par l’éthique du corps masculin ou féminin (qui doit être endurant, insensible, etc.). Une femme au corps endurci engendrera un enfant qui saura endurcir son corps. Même si les musicien.ne.s ont peu à peu été exclu.e.s de Sparte ou s’en sont volontairement exilé.e.s, on peut se demander si la philosophie naissante a retenu quelque chose de cette politique résolument viriliste qui estime essentiel que la même pression éthique s’exerce sur les hommes et sur les femmes, au motif que les enfants d’une femme héritent de son tempérament. Sparte inaugure en tout cas une éducation de plus en plus contrôlée par l’État, notamment par le biais de l’expulsion des professeur.e.s de musique.

  • Alors que décline le centre de l’aire culturelle hellénique, la périphérie prend son essor. L’exemple de Sappho est bien connu, qui, à la suite d'autres musiciennes de Lesbos, crée une école pour riches adolescentes. Si une longue tradition masculine a perpétué sa seule mémoire, il est cependant acquis que la partie asiatique de la Grèce a vu éclore au – VIe siècle des groupements dédiés aux Muses et faisant fonction d’enseignement supérieur pour une clientèle masculine et féminine aisée. Des écoles philosophiques, exclusivement masculines, s'ouvrent sur le même principe. Celleux qui émigrent en Sicile développent un système culturel similaire. Un enseignement supérieur donc, un peu plus tôt pour les jeunes femmes, un peu plus tard pour les jeunes hommes (du fait du service militaire, toujours long : rappelons que les mariages grecs unissent un homme presque mûr à une femme encore jeune). L’enseignement primaire pour les filles et pour les garçons s’en trouve renforcé, parce que les élites urbaines voient dans l’éducation culturelle le meilleur moyen de briller. Dans ces Cités économiquement favorisées, où l’oligarchie peut se permettre d'élargir ses sphères d’alliances, c’est en effet la valeur de l’éducation qui fait la différence. Éducation de plus en plus politiquement promue comme ciment culturel d’une Cité qui s’achemine vers la démocratie.

Le – Ve siècle est marqué par les crises politiques qui touchent les oligarchies, dont les clivages internes conduisent à la tyrannie (ou au totalitarisme spartiate), qui débouche le plus souvent sur la démocratie. Le prestige qu’Athènes a acquis dans la seconde guerre médique favorise la diffusion de son mode de gouvernement. La cité attire les personnes cultivées au – Ve siècle comme Sparte les attirait au – VIIe siècle. Polarisée par son opposition à Sparte, elle n’est malheureusement pas l’héritière des périphéries du – VIe siècle : si elle en adopte la philosophie, elle en rejette la tradition d’éducation féminine. En pleine croissance et d’idéologie démocratique, Athènes attire de riches migrants cultivés originaires de la Grèce asiatique : la société athénienne se structure autour des trois classes des citoyens, des métèques (ces résidents étrangers riches et cultivés) et des esclaves. La citoyenneté est une valeur en soi qui commande la logique des alliances matrimoniales, très ouvertes entre familles citoyennes, alternativement ouvertes et fermées à l’égard des métèques et des affranchi.e.s (au gré des victoires et des défaites dans la guerre du Péloponnèse). L’ouverture des mariages au sein de la sphère de la citoyenneté s’accompagne de l’appauvrissement culturel des femmes, dont le statut social se rapproche dangereusement de celui de matrice à héritiers. Heureusement la Cité, par le biais des fêtes publiques, rend possible une culture féminine, à laquelle la sphère privée ne contribue plus guère, sans pour autant prendre en charge l’éducation des femmes, qui reste une transmission mère-fille, malgré l'éclatement des réseaux familiaux. Ce modèle est très athénien. D’autres Cités peuvent être plus avancées, mais leur rayonnement est moindre. Il sera intéressant de relire l’œuvre d’Aristophane à la lumière du contexte démocratique athénien.

Le – IVe siècle se caractérise par la perte progressive d’autonomie des Cités face au modèle impérial qui s’impose graduellement du fait de l’accès de la Macédoine au rang de puissance dominante à très grande échelle (avec le renversement de l’empire perse par Alexandre). Athènes reste la capitale de la philosophie et, de fait, c’est le – IVe siècle que l’on connaît le mieux, parce qu’il a vu fleurir les écoles philosophiques qui ont marqué l’Europe pour de longs siècles : Cyniques, Académie de Platon, Lycée d’Aristote, Jardin d’Épicure, Portique des Stoïciens. Après les années de crise, les Cités grecques vont devenir les actrices principales de l’éducation des filles et des garçons, avec un déséquilibre important entre les filles (cantonnées à l’école primaire) et les garçons (pouvant bénéficier d’un enseignement secondaire, toujours public, et d’un enseignement supérieur associatif : les associations pour le culte des Muses que sont les écoles philosophiques). Seules les filles de familles riches et cultivées peuvent désormais accéder, par exception, à l’enseignement secondaire et à l’enseignement supérieur – délivré par des hommes pour des hommes – au rang desquelles les filles des maîtres d’écoles philosophiques, mariées à leurs successeurs. J’aurai l’occasion d'établir quelles écoles philosophiques sont le plus aptes à délivrer un message non sexiste et présentent dès lors un intérêt pour les femmes.

Pour montrer à quel point la culture de l’époque pouvait être mise au service d’une idéologie sociale ou politique concernant directement les femmes, je voudrais citer un passage de la troisième pièce tragique de l’Orestie de l’Athénien Eschyle, Les Euménides, jouée aux Grandes Dionysies en – 458. Il s’agit du procès d’Oreste. Athéna est la juge. Apollon témoigne en la faveur du héros tragique, assassin de sa mère Clytemnestre et poursuivi par les Érinyes – qui vont devenir des Euménides.

Le Coryphée (une Érinye ndlr) Vois donc de quelle façon tu soutiens son innocence (celle d’Oreste ndlr) ! C’est le sang de sa mère, celui qui coule en ses veines, qu’il a répandu sur le sol : et il habiterait Argos, le palais paternel (d’Agamemnon, où il est assassiné par Clytemnestre, et où elle est assassinée par Oreste ndlr) ! À quels autels publics sacrifierait-il donc ? Quelle phratrie lui permettrait d’user de son eau lustrale ?

Apollon – Écoute encore ma réponse, et vois la justesse de mon argument. Ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant : elle n’est que la nourrice du germe en elle semé. Celui qui enfante, c’est l’homme qui la féconde ; elle, comme une étrangère, sauvegarde la jeune pousse, quand du moins les dieux n’y portent point atteinte. Et de cela je te donnerai pour preuve qu’on peut être père sans l’aide d’une mère. En voici près de nous un garant, fille de Zeus Olympien et qui n’a point été nourrie dans la nuit du sein maternel : quelle déesse pourtant saurait produire un pareil rejeton ? Pour moi, Pallas, ma sagesse saura par ailleurs faire grands ton peuple et ta ville ; mais j’ai dès cette heure conduit ce suppliant au foyer de ton temple, pour qu’éternellement il te soit fidèle, que tu aies des alliés, déesse, en lui et en ses fils, et qu’à jamais même fidélité te soit gardée encore par les fils de ses fils.

(…)

Athéna – C’est à moi qu’il appartient de prononcer la dernière. Je joindrai mon suffrage à ceux qui vont à Oreste. Je n’ai point eu de mère pour me mettre au monde. Mon cœur toujours – jusqu’à l’hymen du moins (Athéna fait partie des quelques déesses éternellement vierges) – est tout acquis à l’homme : sans réserve je suis pour le père. Dès lors je n’aurai pas d’égard particulier pour la mort d’une femme qui avait tué l’époux gardien de son foyer. Pour qu’Oreste soit vainqueur, il suffira que les voix se partagent. Faites vite tomber les suffrages des urnes, juges à qui est commis ce soin.

Les juges de la Boulè qui ont voté (pas ceux qui dépouillent) ont opportunément voté à parts égales pour et contre Oreste. Ils sont quittes à l’égard d’Apollon comme des Érinyes. Oreste est libre et Argos s’alliera à Athènes (durant les guerres médiques). Les Érinyes passent un pacte avec Athéna et deviennent des Euménides, bienfaitrices « jardinières » de l’Attique, sarclant l’Injuste et laissant le Juste prospérer.

L’argument décisif repose sur la réduction de la maternité à l’allaitement (intérieur au sein, puis extérieur au sein), et des mères aux nourrices (qui, depuis longtemps, sont partie prenante de l’économie domestique grecque : à Sparte au – VIIe siècle, les nourrices athéniennes étaient très prisées). Cette double réduction est fondamentalement misogyne. La caution d’Athéna (qui n’est née de Zeus que parce qu’il a avalé son épouse Métis qui était enceinte d’elle) est un troisième critère de misogynie militante. Athènes au – Ve siècle laissait s’exprimer de tels discours (sous une forme certes euphémisée : celle de la plaidoirie d’Apollon, exemplum de l’art rhétorique mis à la mode par les Sophistes) dans une grande fête publique où sont conviés tous les citoyens et leurs épouses. Il ne sera pas inutile de mesurer l’écart entre Eschyle et Aristophane, entre le début et la fin du – Ve siècle, avant et après la guerre du Péloponnèse. Quant à la philosophie athénienne de la période, essentiellement représentée par l’Ionien Anaxagore (intermédiaire entre Eschyle et Aristophane, ami de Périclès et d’Euripide), nous ne pourrons malheureusement pas l’utiliser, du fait de la pauvreté de ce qui nous en reste.

mardi 18 octobre 2022

Femmes illustres #4 Élysabel, Douceline et Angèle (2)


Sainte Élysabel, mystique canonique

Élysabel, fille du roi de Hongrie, fut la première de ce XIIIe siècle à avoir connu la conversion mystique dont Angèle nous a laissé un si précieux témoignage et dont le conte sacré de Marie l’Égyptienne nous livre par ailleurs la structure. Elle n’a pas vécu longtemps (1207-1231 : soit 24 ans !) mais, par sa canonisation papale (1235), a eu une influence notable sur les femmes de la haute noblesse… française. Saint Louis aurait-il été saint s’il n’avait été le fils de Blanche de Castille qui l’admirait ? Selon Jean de Joinville en effet :

« Le service de la reine était assuré par le comte de Boulogne, qui fut depuis roi de Portugal, et le bon comte Hugues de Saint-Pol, et un Allemand âgé de dix-huit ans, dont on disait qu’il était fils de Sainte Élysabel de Thuringe ; on disait que la reine Blanche lui baisait le front par dévotion, en pensant que sa mère le lui avait bien souvent baisé. » Vie de Saint-Louis, Chapitre 96

La scène décrite pourrait dater de 1239, dernière année d’exil du fils de la sainte (né en 1222), avant son accession officielle au landgraviat de Thuringe, sous le nom de Hermann II, qui n’y régna d’ailleurs que deux ans, victime sans doute de son oncle paternel qui lui a en l’occurrence succédé. Les histoires de famille à ce niveau supérieur de l’échelle sociale ne sont pas banales. Elles ne diffèrent cependant pas dans leur structure de celles des familles de moindre noblesse (celle d’Angèle).

De l’expérience mystique d’Élysabel, ne subsiste que ce qui transparaît dans les actes de sa canonisation, qui incluent les témoignages des « filles » de la sainte, témoignages intimes mais limités du fait de l’orientation particulière de sa direction spirituelle, j’y reviendrai. Ces archives « mortes » ont alimenté un certain nombre de productions littéraires au XIIIe siècle : un commanditaire souhaite offrir à un dédicataire le récit de la vie d’Élysabel, il passe commande à un lettré qui part les consulter (elles ont rapidement migré de Rome à Paris) et qui produit sur leur base un poème ou un récit en prose. C’est ce qui s’est passé pour Rutebeuf, qui a écrit la Vie de sainte Élysabel après avoir parcouru les actes de sa canonisation sur la demande d’Érart de Lezinnes, chanoine d’Auxerre, qui voulait la faire connaître, pour son édification, à Isabelle de Navarre, fille de Saint-Louis, mariée à 13 ans à Thibaud V de Champagne.

Choisir aujourd'hui la version de Rutebeuf pour lire le récit de la vie d’Élysabel, c’est ainsi privilégier en arrière-plan un lignage original partant d’Élysabel elle-même, se transmettant à Blanche de Castille et d’elle à Saint-Louis, puis de lui à Isabelle de Navarre qui, lisant Rutebeuf, retrouve Élysabel et donc elle-même (au XIIIe siècle, Élysabel = Élisabeth = Ysabeau = Isabelle) dans un cercle mystique où ses dispositions à la charité et à l’humilité peuvent trouver toute leur légitimité (face aux pressions de son entourage, que connaissait Érart).

Rutebeuf reprend la division canonique de la vie de la sainte :

  • l’enfance, marquée par la pureté / chasteté (de 4 ans, date de ses fiançailles, jusqu’à 13 ans, date de son mariage avec le landgrave Louis IV de Thuringe, de 7 ans son aîné),

  • le temps du mariage, de 14 à 20 ans, période où elle conçoit trois enfants de Louis (dont le fameux Hermann II accueilli à Paris par Blanche de Castille), marqué par la double vie dans le siècle et dans la foi,

  • la pénitence, pendant sa 21ème année : à la mort du landgrave en Italie, sur la route de l'outre-mer, Élysabel est chassée par son beau-frère et son douaire non restitué ; elle est prise en charge par son directeur spirituel Conrad de Marbourg, mais aussi, de plus loin, par le pape Grégoire IX, qui la canonisera après sa mort,

  • l’entrée en religion, de 22 à 24 ans, période de pleine maturité spirituelle de la sainte.

Dès 4 ans, Élysabel est pieuse par imitation : ne sachant pas lire, elle emporte à l’église son psautier, ne sachant pas prier, elle se tient de longs moments auprès de l’autel, n’ayant pas péché, elle s’y mortifie. Elle fait aussi semblant de jouer et en son cœur reste auprès de Dieu. Elle se lie très tôt à Saint-Jean par qui elle cultive les deux vertus de chasteté et de pardon. Cette enfance très heureuse est entachée d’une souffrance, causée par ses précepteurs, « les pires chevaliers de la maison de son père ». Mais elle en tire la vertu de patience. Une menace se profile pour autant à l’horizon : chez Louis IV de Thuringe, dont l’entourage l’invite à répudier son épouse dès qu’iels seront marié.e.s sans restituer le douaire (objet véritable du mariage : le roi de Thuringe est pauvre et le douaire de Hongrie doit lui permettre de garantir son endettement croissant).

À 14 ans, Élysabel est mariée, Louis IV, qui en a 21 et qui l’aime, ne l’a pas répudiée. Elle passe le plus clair de son temps en oraison à l’église du château de Wartburg (qui est la sienne, car le château relève de son douaire) et le reste elle le donne aux lépreux, qu’elle héberge jusque dans son verger privé (jardin clos où la châtelaine peut se réfugier quand elle ne veut voir personne, elle seule en ayant les clés, et où elle peut recevoir courtoisement son amant : ici, le contraste lépreux / amant, indique déjà le type d’amour, purement spirituel, qui guide Élysabel). Apparaît alors un nouveau personnage : Conrad de Marbourg, Franciscain entendant diriger cette âme qui pourrait être sauvée si elle était protégée du siècle, mais qui risque de chuter tant elle est exposée dans ce haut lieu du complot politique. Avec l’accord de Louis IV, il obtient qu’Élysabel se retire à l’abbaye d’Eisenach si celui-ci devait mourir avant elle. Il tâche de la maintenir pure dans le siècle : il lui interdit notamment de consommer tout aliment ou boisson provenant de rapine. Louis apprend ainsi par une de ses suivantes qu’Élysabel est loin de manger à sa faim et de boire à sa soif tant le château s’approvisionne des voies de la rapine. Il en est désolé, mais avoue la pauvreté de ses domaines et son incapacité à interdire une pratique que tous jugent honorable. Son époux l’appuie ainsi jusqu’aux limites de ce qu’impose sa position : lorsqu’elle se fait réveiller la nuit pour aller prier et se faire mortifier (ses suivantes sont chargées par Conrad de la battre régulièrement), il ne lui dit rien mais s’en plaint : « à endurer sans cesse, on ne peut durer longtemps ». Mais Élysabel vise plus haut : « je veux que la chair pâtisse de n’être pas capable de ce que l’âme doit faire ». Et finalement, Rutebeuf écrit : « elle vivait ainsi nuit et jour comme si elle n’avait pas de mari ». Ses enfants n’ont pas de valeur particulière pour elle, ils valent comme enfants, et elle les mène à l’église à l’imitation de Marie conduisant Jésus au Temple. Si sa vie privée se passe en oraisons et en mortifications, sa vie publique consiste à faire filer des toiles pour les frères mineurs, à visiter les malades, à faire ensevelir les morts et à racheter les dettes des pauvres, liste éminemment suggestive de sa position de femme dominante en Thuringe. Le couple de Louis et Élysabel montre sa solidité à l’occasion de la famine qui sévit à Crémone : le landgrave envoie les aliments de ses fermes et son épouse s’occupe des malades et des enfants. Se vêtant souvent de hardes, Élysabel prophétise sur la fragilité de sa position : « Quand je serai dans la misère, je serai dans cette tenue ». Son prêche aux pauvres et aux lépreux est typique des doctrines franciscaines :

« Vous devez, chers seigneurs, souffrir votre martyre en faisant bon visage. Vous ne devez en avoir ni souffrance ni colère, car je crois fermement pour ma part que si vous prenez en patience l’enfer qui est le vôtre en ce monde et si vous savez en remercier Dieu, vous serez quittes de l’autre enfer : sachez-le, c’est une grande grâce. » (vv. 892-900)

Louis IV part en terre sainte et y meurt de la peste. Élysabel est chassée avec ses suivantes du château de Wartburg par ses chevaliers, son beau-frère ne fait rien contre. Une nuit à l’auberge du bourg, quelques autres chez un de ses bergers, Élysabel envoie ses trois enfants chez son oncle paternel.

« Je n’aime guère plus mes enfants que les enfants de mes voisins. À Dieu je les donne, à Dieu je les laisse, qu’il les traite à son plaisir désormais. Je n’aime que Dieu seul, mon créateur, mon sauveur. » (vv. 1259-1264)

Elle-même est recueillie par sa tante qui souhaite lui trouver un nouveau mari. L’arrivée des ossements de Louis IV à Wartburg lui donne l’occasion de retourner en Thuringe, sa tante essaye sans succès de monnayer la venue d’Élysabel contre la restitution du douaire. La sainte est tout de suite prise en main par Conrad qui lui fait quitter le château pour rejoindre, elle et ses suivantes, une masure en ruine du domaine franciscain de Marbourg. Là Élysabel reçoit 2000 marcs de ses partisans, qu’elle « donne » immédiatement aux pauvres, c’est-à-dire qu’elle dépense pour construire un hospice. Ses partisans l’abandonnent définitivement. Conrad l’oblige à mener une vie de vraie pauvreté, ses plus chères amies sont éloignées : d’où le caractère partiel des témoignages sur Élysabel, Conrad renvoie en effet chacune de ses compagnes qui, se rapprochant d’elle et recueillant ses confidences et enseignements, lui apporte un certain réconfort terrestre. Telle est la discipline monastique la plus traditionnelle, et il ne faut pas y voir une expérience sadienne sur la sainte. Du réconfort, Conrad ne peut éviter que le pape lui-même en donne à Élysabel, par l’intermédiaire de lettres d’encouragement et d’enseignements. L’affaire de la fille du roi de Hongrie est en l’occurrence devenue « politique », du moins au sein de l’Église : le pape y voit l’occasion d’exercer lui-même son pouvoir de canonisation, pouvoir jusqu’ici exercé par les évêques, qui tirent des reliques une part importante de leur prestige et de leur fortune. Avec Élysabel, le pape lui-même prend la main, par-dessus les évêques.

Au bout de cette année importante, Élysabel entre enfin, avec ses suivantes, chez les frères mineurs. C’est une période spirituellement faste qui va durer jusqu’à sa mort. Elle est marquée par de longs récits édifiants. L’un d’eux est intéressant, Rutebeuf qui aime les figures circulaires l’a bien mis en valeur. Élysabel rencontre une femme en train d’accoucher, elle l’aide mais la femme s’enfuit avec son mari et les cadeaux de la sainte ; tandis qu’Élysabel fait rechercher le couple, celui-ci revient de lui-même pour demander pardon ; un jugement exemplaire est prononcé par la cité. Cette histoire en apparence anodine est en fait un conte de la maternité choisie d’Élysabel, où elle prend tour à tour les rôles d’accoucheuse, de marraine, de bienfaitrice et de protectrice. L’histoire montre aussi comment elle a su ne pas recourir à la prière pour obtenir justice, mais au scandale et au jugement des hommes. Il y a aussi l’histoire du roi de Hongrie, enfin réveillé de sa torpeur, qui la fait quérir par un comte bien armé, mais celui-ci renonce bien vite après qu’il l’a vue et qu’il s’est convaincu que son mode de vie était pleinement choisi. Conrad ne cesse en arrière-fond de lui ôter tout confort terrestre et elle finit par en mourir, heureuse. Car Élysabel a eu une vie spirituelle riche, que les témoignages ne sont pas parvenus à rendre : « ses extases étaient son secret » écrit Rutebeuf. Son corps ne se putréfie pas, on constitue des reliques en découpant son vêtement, le bout de ses cheveux et de ses seins, ainsi que les doigts de pied. Elle est enterrée dans une église construite à cet effet par l’ordre teutonique.

La conscience du péché théologique n’explique pas la rudesse de la vie d’Élysabel : c’est son statut de femme qui pose problème, et sa vie mortifiée est à la hauteur de l’écart avec la vie qu’elle aurait menée si elle avait été un homme (elle aurait sans doute été évêque quoique de famille royale). Si la voie est rude et semble opposer Élysabel à sa féminité (soumise), la fin, une vie d’extases (chèrement conditionnées par les coups) et une mort librement choisie, semble au contraire réconcilier la sainte avec sa féminité (libérée).


Sainte Douceline, première béguine du Languedoc

Alors qu’Élysabel et Angèle ont dû supporter les contraintes du mariage et de l’enfantement forcé, Douceline a pu quant à elle les éviter. Ses parents, riches marchands provençaux, habitant à Digne au moment de la naissance de leur fille, trouvent en effet en elle un moyen de rachat devant Dieu, similaire à celui des nobles qui placent dès leur plus jeune âge certaines de leurs filles dans des abbayes. Cet évitement, Douceline le paiera de toute façon le prix qu’Élysabel et Angèle ont payé pour se libérer de leur mariage. La structure est identique malgré la différence des situations.

Le récit de la vie de Douceline (1214-1274) semble être dû à Philippine de Porcellet (ou Felipa Porcelleta), témoin proche de la sainte (sanctifiée par la ferveur populaire et l’évêque d’Orange), pas au point de pouvoir dire quelque chose de très précis de l’intimité de celle-ci, mais dont le talent littéraire est indéniable et rend très vivant le tableau qu’elle en fait. Il est intéressant de noter que c’est de l’entourage féminin choisi de Douceline qu’elle tient de pouvoir être connue aujourd’hui.

La vie de Douceline peut être divisée en quatre séquences :

  • l’enfance, marquée par son engagement dans les œuvres de ses parents en faveur des pauvres,

  • la mort du père et l’appui du frère pour la fondation des béguinages de Hyères et de Marseille,

  • la ferveur populaire et l’exhibition à la noblesse, marquée par ses ravissements mystiques et les épreuves subies à cette occasion,

  • la maturité mystique de la fin de sa vie.

Il me faut dire quelques mots de la famille de Douceline, et de son lien à Saint-Louis, par lequel l’histoire de Douceline vient rejoindre celle d’Élysabel. Ses parents étaient de riches marchands sans attache locale : ils habitent successivement à Digne, à Barjols, à Hyères, suivant une trajectoire résidentielle nord-sud. Douceline vivra de son côté entre Hyères et Marseille. Ils ne sont pas pour autant coupés des cités qu’ils habitent successivement. Ils les servent en secourant les pauvres, qui absorbent ainsi une part importante de leurs revenus. Leur charité les sauve en tant que riches. L’éducation de leurs deux enfants va dans le même sens. À aucun moment ils n’exigent de leur fils qu’il reprenne les affaires. Leur lignage s’éteindra après eux. Tel est le prix qu’ils veulent payer pour être sauvés. On peut dire que leurs enfants ont été victimes de leur choix, mais en même temps iels l’ont très bien vécu. Le fils, Hugues, s’est rapproché de la communauté franciscaine de Hyères, il leur met à disposition la (vaste) demeure familiale pour des séminaires édifiants, où l’œuvre de Joachim de Flore est lue, discutée, interprétée. De nombreux philosophes passent par Hyères (Robert Grosseteste, Roger Bacon), Hugues est célèbre pour ses sermons. Il est très proche de Jean de Parme, qui deviendra ministre de l’ordre des frères mineurs de 1247 à 1257. Hugues deviendra quant à lui ministre provincial de l’ordre pour la Provence. En 1254, Saint-Louis rentre de Terre sainte et accepte de débarquer à Hyères, quoique la cité relève de la seigneurie de son frère le comte de Provence.

« Le roi entendit parler d’un cordelier qui s’appelait frère Hugues ; et à cause de la grande renommée qu’il avait, le roi envoya chercher ce cordelier pour le voir et l’entendre parler. Le jour où il vint à Hyères nous regardâmes vers le chemin par où il venait, et nous vîmes qu’une très grande foule d’hommes et de femmes le suivaient à pied. Le roi le fit prêcher. » (Hugues attaque les clercs qui entourent le roi, puis invite celui-ci à faire preuve de justice envers son peuple, s’il veut garder son trône. Le roi veut qu’il demeure à ses côtés, il refuse catégoriquement. Ndlr) Jean de Joinville, Vie de Saint-Louis, 657-660

Quant à la fille de la famille, Douceline, elle suit un chemin original, puisqu’elle fonde les deux premiers béguinages du Languedoc. Hugues l’aide activement. Frère et sœur suivent chacun.e sa voie mais iels sont remarquablement coordonné.e.s chacun.e selon son genre, avec de nombreuses passerelles, y compris dans la mort puisqu’iels seront enterré.e.s dans le même caveau d’une église de Marseille et y produiront des miracles, chacun.e selon son genre. Une histoire bourgeoise très édifiante pour une famille exemplaire dans la cohérence intergénérationnelle de son projet de sacrifice de soi sur l’autel social et culturel languedocien.

L’enfance de Douceline, vouée à seconder ses parents dans les œuvres pour les pauvres et les malades, est marquée par quelques histoires édifiantes, où Douceline apprend à surmonter la barrière des genres et des âges (laver le corps d’un adulte malade pour une petite fille) et se convainc de la grâce de Dieu à l’égard de celleux qui souffrent jusqu’à en mourir.

Lorsque leur père décède, Hugues doit partir à Paris. Douceline prend temporairement l’habit de pénitence en rejoignant les frères mineurs de Gènes. Hugues de retour, devenu maître provincial, Douceline le rejoint à Hyères et y fonde l’institut des dames de Roubaud (du nom de la rivière au bord de laquelle est établi l’institut). Hugues lui en donne la règle. Il s’agit d’un béguinage, lieu de rassemblement de dames continuant à vivre dans le siècle mais se vouant, elles et leur fortune (elles sont souvent veuves, nobles ou bourgeoises, rassemblées autour de la même « religion »), à des œuvres de charité. Douceline y a fonction de « mère » et les dames en sont les « filles ». Devant le succès de la maison Roubaud, Douceline ouvre un institut similaire à Marseille. Cela ne se fera pas sans qu’entre en scène le comte de Provence. Toute cette période de grande activité est marquée par une personnalité qui s’impose par sa sensibilité, signe d’une intimité épanouie.

« Si grande était la naturelle tendresse de cœur de la Sainte qu’elle ne pouvait entendre parler qu’on tuât oiseau ni bête. Alors elle frémissait toute d’un sentiment de compassion, à propos de ces créatures, surtout, qui représentent le Christ en leur semblant et en sont, suivant l’Écriture, l’Image. Maintes fois, quand on lui apportait des oiseaux vivants pour lui faire plaisir, elle ne les laissait pas tuer. Mais après s’être un peu égayée avec eux, parlant de Notre Seigneur qui les avait créés, elle élevait son esprit vers Dieu et les lâchait en disant : « Loue le Seigneur, ton créateur ». À la vue des agneaux et des brebis, elle était dans l’enchantement et toute remuée d’un merveilleux amour pour le véritable Agneau Jésus Christ qui lui revenait vivement en mémoire. Cette vertu l’inclinait à partager toutes les afflictions qu’elle voyait ou dont on lui parlait. (…) Cela même qui était éloigné d’elle, le zèle de sa charité le lui rendait proche. (L’exemple donné est celui des religieuses d’Antioche, mises en servitude par les Sarrasins, ndlr). Elle disait : « Il ne faut pas rester étrangèr.e aux tribulations qui arrivent outre mer. Car en vérité, quiconque ne sentira pas les maux survenus au loin, Dieu les lui amènera sur la tête. » (Chapitre 7 – Tendresse et innocence de cœur)

Cette sensibilité est poussée jusqu’à la capacité à s’extasier devant la beauté de chaque chose en tant que créée par Dieu et devant l’harmonie divine de leurs rapports naturels. Vis-à-vis des pauvres et des malades, Douceline agit en militante : elle entretient des femmes, qui parcourent la ville pour les débusquer et les ramener à elle et à ses filles. « Mes filles, ne pensez point que ceux que vous servez soient des hommes. Non, mais bien plutôt la propre personne du Christ. » Pour autant, les œuvres sont peu de choses si elles ne sont produites par une foi bien entretenue. « Sachez-le, tant que vous continuerez l’oraison, votre institut durera et vous persévérerez en tout bien. Mais que vous l’abandonniez et qu’elle disparaisse d’entre vous, et tout est perdu. Car c’est elle, la colonne inébranlable de notre institut ». Et en l’occurrence, la maison Roubaud ne fermera pas avant 1414. Philippine de Porcellet succédera à Douceline à la mort de celle-ci en 1274 et de même trouvera une successeure à sa mort en 1316 et ainsi de suite pendant encore un siècle.

Avec l’intensification de sa sensibilité, Douceline aborde une période compliquée, où elle ne peut plus cacher ses extases et où viennent se croiser la ferveur populaire et la mise à l’épreuve de l’aristocratie du plus bas au plus haut de l’échelle de la noblesse. Philippine décrit ainsi cette intensification jointe à la consolidation d’une intimité imperturbable :

« Bien qu’elle ne fût qu’une femme simple et sans lettres, Notre Seigneur l’éleva au plus haut degré de la contemplation. (…) Elle avait un oratoire très secret où elle priait Notre Seigneur et où elle s’unissait plus familièrement à Dieu. (…) Elle ne pouvait ouïr parler de Dieu, ni de Notre Dame, ni même de Saint-François, ni de saints ni de saintes, qu’elle ne fût prise de quelque ravissement. Bien des fois, suspendue en une contemplation sublime, elle demeurait ravie tout un jour. Et, dans cet état, elle éprouvait quelque chose de surhumain, elle ne connaissait rien, ne sentait rien de ce qu’on lui faisait. (…) Quelquefois, elle se tenait suspendue en l’espace, sans s’appuyer sur rien, sans toucher des pieds la terre, hormis des deux gros orteils, si fort élevée en haut et soutenue en l’air, par l’effet de son merveilleux ravissement, qu’entre la terre et elle il y avait bien un empan ; aussi des gens lui baisaient-ils la plante des pieds durant ces extases. » (Chapitre 9 – Oraisons et ravissements)

La posture adoptée par Douceline dans ses extases, qui peut rappeler les pointes des danseuses classiques depuis le XIXe siècle, mais dans une version statique que peu pourraient tenir plus de quelques secondes, ne manque pas d’attirer les curieux, d’autant que Douceline est portée à se murer dans son jardin secret intime (car l’extase mystique féminine médiévale est l’équivalent immatériel du verger privé des dames où celles-ci reçoivent en secret leur amant). « Deux années entières, elle dissimula et empêcha que ses ravissements fussent connus de quiconque ». Mais elle ne le peut plus longtemps et devient une attraction populaire à Hyères, produisant à son spectacle de nombreuses conversions. Elle cesse alors de suivre les offices publics et ne va plus aux grandes fêtes sacrées. Après le peuple, la noblesse et le clergé ne manquent pas d’accourir, et les barrières dressées par Douceline ne peuvent pas les arrêter. Du côté de la noblesse, cela commence par les témoignages de Jacques Vivaud, seigneur du château de Cuges, et de Raimon du Puy, de Marseille. Ceux-ci se contentent de baiser la plante de ses pieds et le second place une de ses filles à la maison Roubaud. Quant au frère du roi, l’affaire est moins anodine : le comte de Provence a essuyé une révolte des Marseillais et accuse les Franciscains d’avoir soutenu le peuple (la bourgeoisie), il médite sur les moyens de s’en débarrasser et lorsqu’il entend parler de Douceline et de son lien avec l’ordre des frères mineurs, il ne peut s’empêcher de la sadiser sous couvert de l’éprouver (et cette fois il s’agit bien de sadisme).

« La première fois que le roi Charles la vit en extase, il voulut en éprouver la sincérité. Il était, en ce temps-là, comte de Provence (il sera, pour peu de temps, roi de Sicile, avant de se rabattre sur Naples dont il crée la dynastie angevine, ndlr), et voici de quelle manière il l’éprouva. Il ordonna de fondre une masse de plomb et, lui présent, le fit jeter tout bouillant sur les pieds déchaussés : elle ne le sentit pas. Par suite de cela, le roi la prit en telle affection qu’il la nomma sa commère. Mais après qu’elle fut revenue de ce saint ravissement, elle ressentit douleur au pied et insupportable angoisse. Elle en fut longtemps toute languissante et hors d’état de marcher. » (Chapitre 9 – Oraisons et ravissements)

Après avoir été ainsi exposée (moins cruellement) à la comtesse de Provence et au comte d’Artois, Douceline prend les choses en main : « Perfides sœurs, pourquoi avez-vous souffert cela et m’avez-vous livrée en spectacle ? ». Il y a eu encore des religieux de l’Université, impossibles à éviter, mais respectueux une fois leur visite faite. Jean de Parme, ministre général de l’ordre des frères mineurs, et grand ami de son frère Hugues, lui donne sa bénédiction : « Reste, ma fille, reste fidèle à ce que tu as bien commencé. Ne va pas chercher autre chose. Tu n’as rien à faire d’un autre ordre (celui des maisons Roubaud et de Marseille). Ne t’écarte, sous aucun prétexte, de l’état où Dieu t’a placée. Car, sois en sûre, c’est le Seigneur qui t’as mise là où tu es. »

Pour illustrer la maturité mystique de Douceline, je voudrais citer ce (très beau) passage où Philippine raconte comment la sainte fut ravie au milieu des frères mineurs lors d’une fête de Notre Dame.

« Alors, devant l’autel de Notre Dame, la Sainte mue, transportée de corps et d’esprit, se mit à chanter « Assumpta est Maria in caelum, gaudent angeli ». Et une joie prodigieuse était empreinte sur son visage. Tous ensemble, les frères lui répondirent, abandonnant l’antienne pour son chant à elle, dans une allégresse spirituelle extraordinaire qui les possédait tous. Ensuite, elle pénétra dans le chœur, chantant d’une voie fervente l’Assomption de Notre Dame. Et les frères, en une consolation indicible, chantaient tout ce qu’elle chantait. Et ainsi, soulevée de terre et chantant, elle parcourut tout le chœur des frères, jusqu’en dehors de la grille, toujours placée dans son ravissement et paraissant suivre la procession que les saints anges firent à la Vierge Marie quand elle monta au ciel. Et les frères, pour plus de révérence, suivaient derrière elle très dévotement et la conduisaient, ainsi soutenue en l’air, avec grande allégresse et grande vénération. » (Chapitre 9 – Oraisons et ravissements)


Marie l’Égyptienne, Angèle, Élysabel et Douceline

Les XIe et XIIe siècles avaient produit leur lot de moniales mystiques, mais il a fallu attendre que se développent les ordres mendiants au XIIIe siècle pour que l’élan mystique féminin séculier puisse à son tour se déployer. Le destin des femmes nobles et bourgeoises au Moyen Âge était fort réduit : placées dès le plus jeune âge dans des couvents, ou vouées au mariage. Leurs modes de vie n’étaient pas censés se rejoindre. Les premières étaient sacrifiées en rachat des péchés des parents, les secondes, auxquelles il fallait ajouter un douaire si l’on voulait les protéger un peu, étaient livrées aux besoins reproductifs d’une famille alliée. Il faut croire que le destin des premières était plus enviable que celui des secondes, puisque dès que cela a été possible des femmes nobles et des femmes bourgeoises livrées au siècle et supportant mal la servitude qui lui est attachée, s’en sont libérées dans la foi à l’imitation des religieuses « de naissance ».

La mystique des femmes du siècle est cependant originale.

  • Elle peut s’appuyer sur le « réveil » d’une conversion fondée sur la conscience du péché ultime de l’oubli de Dieu (Angèle à l’imitation de Marie l’Égyptienne), ou bien, plus généralement, sur les empêchements à parfaire son union à Dieu provenant de l’entourage immédiat (Angèle après son réveil, Élysabel) ou de l’entourage plus éloigné (toutes, y compris Douceline). Même dans les cas les plus favorables, l’horreur de l’oubli de Dieu est à la source de l’élan mystique : il y a toujours un stade d’identification, d’une manière ou d’une autre, aux assassins du Christ.

  • Autre originalité : en l’absence de cloître, la femme mystique se construit, au milieu du siècle, un espace intime, inviolable, où se retrancher. Il est le correspondant spirituel du verger privé de la dame qui en possède la clé et y reçoit en secret son amant. Ici, l’amant est Jésus lui-même, mais le jardin intime accueille aussi le Saint-Esprit et la Vierge Marie, ainsi que certain.e.s saint.e.s auxquel.le.s la mystique est particulièrement attachée. Il est essentiellement un lieu d’amour où l’on partage joie et peine – dans une disproportion que vient corriger Notre Dame, simple femme à la hauteur du divin Fils qu’elle a porté.

  • Le rapport à la maternité est en l’occurrence particulièrement marqué : d’une part le rejet de la maternité sociale forcée et d’autre part l’assomption d’une maternité dans la foi, maternité choisie où priment les « filles » sur les « fils », auxquel.le.s elle peut enseigner par « instructions » plutôt que par répétition (au Moyen Âge comme dans l’Antiquité, l’enseignement scolaire est fondé sur la répétition de modèles).

  • Entre ce rejet et cette assomption, il y a tout l’espace de la lutte qu’engage la mystique avec son environnement social. Des adjuvants masculins interviennent de façon décisive : en tout premier lieu la communauté franciscaine locale, avec parfois un élément qui s’en détache (Conrad pour Élysabel, son frère Hugues pour Douceline). Les opposants peuvent être la belle famille (Élysabel, Angèle) ou des membres éminents de la noblesse (Douceline). Dans tous les cas, la ferveur populaire, le soutien des cordeliers et l’appui de très hauts personnages (le pape pour Élysabel, finalement le comte de Provence pour Douceline) permettent à ces femmes d’atteindre une maturité mystique avant de s’éteindre, parfois très tôt (Élysabel).

  • Dans l’ensemble, la mystique séculière féminine est une réponse à la condition des femmes du siècle, mais aussi à la condition féminine tout court, car le christianisme est loin d’être clair sur le statut « ontologique » des femmes et donc sur leur place dans l’Église. Converties pour ne pas subir l’aliénation qui leur est socialement réservée dans le siècle, elles doivent encore combattre les a priori théologiques sur leur nature de femme, communément jugée plus éloignée de Dieu que celle de l’homme (cf. Saint-Paul). De la révélation de la Passion à la révélation de la gloire de la Vierge, la reconstruction d’un soi féminin se trouve immanquablement initiée dans la violence, poursuivie dans l’extase et accomplie dans la rassurance féminine. Sur ce point Angèle de Foligno demeure exemplaire.

Le contraste entre l’histoire de Marie l’Égyptienne et les vies des mystiques séculières du XIIIe siècle permet de mieux appréhender la spécificité de ces dernières.

  • L’histoire de Marie est celle d’une femme du siècle vivant hors mariage. Elle est très logiquement l’équivalent d’une prostituée dans sa jeunesse, d’une sorcière dans sa vieillesse. La conversion se situe dans le passage de l’une à l’autre, et la vie retirée dans la forêt s’apparente à une vie de pénitence. La vie de Douceline est aussi celle d’une femme du siècle éloignée du mariage. Mais quelle différence ! À l’opposé de celle de Marie, l’enfance de Douceline est marquée par la pureté, sa jeunesse par l’institution de la maison Roubaud, sa vie adulte par la conversion à ses vues de l’ensemble de la société languedocienne, comte et comtesse de Provence compris.e.s. Une vie entièrement positive que le négatif n’assombrit que par la mise à l’épreuve aristocratique. La différence entre Marie et Douceline tient essentiellement à l’attitude des parents et envers leur fille : Marie vouée au mariage s’enfuit de chez elle, Douceline éloignée du mariage par ses parents les seconde et reprend leur projet caritatif.

  • L’histoire de Marie est marquée par une crise spirituelle qui en rompt le cours. Il en va de même pour Angèle, mais là encore la différence est grande. Pour Marie il s’agit de rompre avec une vie socialement réprouvée et de se réfugier dans la solitude, pour Angèle il s’agit au contraire de se libérer des pressions de la vie sociale légitime d’une femme du siècle et de vivre un pur amour spirituel dans une intimité parfaitement étanche mais rayonnante et attirant à soi des « filles » converties à ses vues.

  • L’histoire de Marie est par ailleurs marquée par une violence physique telle que sa vie passée n’a plus aucune chance de la tenter à nouveau. La vie d’Elysabel est elle aussi ponctuée de séances physiquement éprouvantes, mais il s’agit pour elle de ne pas freiner son élan vers Dieu plutôt que de rompre avec un passé qui n’a jamais été que positif (enfance exemplaire, mariage relativement heureux).

Ce qui différencie le plus Marie de nos trois mystiques, c’est que l’héroïne du conte édifiant a fini sa vie sans avoir rien bâti, tandis qu’Élysabel et Douceline ont fondé de véritables institutions (hôpital et béguinages), et qu’Angèle a opéré en quelque sorte la refondation de l’ordre franciscain d’Assise en répétant sur un mode féminin la vie de Saint-François. Nos mystiques sont devenues des mères selon un mode spirituel choisi, alors que le conte n’a pas permis à Marie de renouer avec ce qu’elle avait fui.

Il est ainsi possible, en croisant une critique de Saint-Paul et l’approche de Paola Tabet sur la reproduction forcée, de saisir dans quelle mesure la mystique féminine séculière du XIIIe siècle a été une réponse à une condition féminine problématique mais disposant d’un degré de liberté suffisant pour que puisse être élaboré un modèle de féminité choisie dans la foi et bien inséré dans la société par le biais des sociétés caritatives, hôpitaux ou béguinages.

Entre ces femmes mystiques séculières avec leurs « filles » hospitalières ou béguines du XIIIe siècle et les possédées et mystiques du XVIe au XVIIIe siècle, il y a un trait d’union qui reste à mettre en évidence. Y parvenir me permettrait de transformer mon mémoire de maîtrise en mémoire de thèse.

jeudi 29 septembre 2022

Femmes illustres #4 Élysabel, Douceline et Angèle (1)

 


Sources :

Rutebeuf (1245-1285), Œuvres complètes, Le Livre de Poche, collection Lettres gothiques, 1990

Angèle de Foligno (1248-1309), Le livre des visions et instructions, Le Seuil, collection Points Sagesses, 1991

Jean de Joinville (1224-1317), Vie de saint Louis, Classiques Garnier, 1995

Philippine de Porcellet (1244-1316), Vie de sainte Douceline, in Les troubadours, œuvres poétiques, Desclée de Brouwer, 2000


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À cause des anges… : le christianisme primitif était-il masculin ? 2021


Ce terrible été, entre tempêtes et canicules, je l’ai vécu dans la douleur, il m’a fallu trouver vite un refuge frais et apaisant où m’abriter quelques minutes aussi régulièrement que possible : ce fut ma réserve de livres du XIIIe siècle, qui me soutient dans les moments les plus difficiles. Le meilleur ouvrage que j’ai pu lire pour ce que j’avais a été le Roman de Jaufre, clairement le meilleur roman de chevalerie du Moyen Âge, sur une matière bretonne. J’ai découvert de vraies merveilles, dont le côté positif l’emportait toujours sur l’inévitable côté négatif. C’est ainsi que je me suis penchée sur le Livre des visions et instructions d’Angèle de Foligno, ouvrage que j’avais lu alors que je travaillais à mon mémoire de maîtrise consacré à la mystique féminine. Avoir relu Angèle après avoir lu les œuvres complètes de Rutebeuf et relu la Vie de saint Louis de Joinville, le tout à la lumière de mes articles sur Christine de Pisan et sur Saint-Paul, a fini de me convaincre du lien que je trouve maintenant évident entre la domination masculine et la religiosité féminine. La lecture de la Vie de sainte Douceline (1214-1274) par sa disciple Philippine de Porcellet, n’a fait que renforcer mon sentiment.


Le conte sacré de Marie l’Égyptienne

Dans sa Vie de Sainte-Marie l’Égyptienne, Rutebeuf raconte comment une femme de 29 ans se trouva exclue de l’église de la Croix à Jérusalem, où la foule des croyants venait célébrer la Passion, comment elle comprit que cette exclusion était due à ses péchés (à douze ans elle avait fugué à Alexandrie pour vivre une vie de plaisirs, dix-sept ans durant), comment elle s’adressa à la Vierge Marie et reçut d’elle la consigne de rejoindre une forêt de l’autre côté du Jourdain pour y faire pénitence de son péché d’avoir ignoré Dieu et pour qu’enfin elle y termine sa vie et soit ravie au plus saint des cieux. Et c’est bien le programme que suivit l’héroïne de cette histoire « édifiante ».

« Elle avait la peau noire comme le pied d’un cygne, sa poitrine devint moussue à force d’être battue par la pluie. Ses bras, ses longs doigts, ses mains étaient plus noirs, à tout le moins, que de la poix ou de l’encre. Elle se taillait les ongles avec ses dents. On aurait dit qu’elle n’avait pas de ventre parce qu’elle n’y mettait jamais de nourriture. Ses pieds étaient crevassés par-dessus, blessés par-dessous autant qu’ils pouvaient l’être. Elle ne se gardait pas des épines et ne cherchait pas à suivre les sentiers. Quand une épine la piquait, joignant les mains, elle priait Dieu. Elle s’est imposée si longtemps cette règle que plus de quarante ans durant elle alla nue. Deux petits pains, pas bien gros, voilà de quoi elle vécut des années. La première année ils devinrent aussi durs que les pierres d’un mur. Marie en mangeait tous les jours, mais un petit morceau seulement. Ses pains sont finis, elle les a mangés : ce n’est pas pour cela qu’elle a quitté les bois, faute de nourriture. Elle ne demande pas d’autre gourmandise que les pousses d’herbe du pré, comme les bêtes dénuées de parole. Elle boit l’eau du ruisseau sans avoir de récipient. Il n’y a pas de quoi regretter le péché dès lors que le corps s’attache à faire une pénitence aussi dure. » (vv 452-485).

Peu avant de terminer sa vie, Marie rencontre Saint Zozimas, sorti de son monastère au temps du carême pour méditer en ermite dans un lieu éloigné. Celui-ci reçoit sa confession et lui donne les sacrements, puis, après un an, retournant la voir, la trouve morte et l’enterre en chrétienne.

« Alors elle a levé les yeux au ciel et, ravie de par Dieu, fut emportée là d’où elle venait, elle a salué la très douce Vierge ainsi que son glorieux Fils : que d’elle il lui souvienne ! – Dieu, dit-elle, toi qui m’as créée et qui as placé une âme dans mon corps, je sais que tu m’as aimée, toi qui as entendu ma prière. Je veux quitter cette vie. Je vois venir ta compagnie, je crois qu’ils viennent me chercher : je te recommande mon corps et mon âme. – Elle s’est alors étendue à terre, telle qu’elle était, presque nue. Elle croisa les mains sur sa poitrine et s’enveloppa de ses cheveux. Elle a fermé, comme il convenait, les yeux et la bouche. Dans la joie éternelle, sans peur du diable, Marie avec Marie s’en est allée. » (vv 1117-1140)

L’histoire de Marie l’Égyptienne était bien connue au Moyen Âge, mais jusqu’au XIIe siècle on ne la connaissait que par l’intermédiaire de celle de Zozime dont elle constituait un épisode. Au XIIIe siècle, les choses s’inversent, et dans la Légende dorée de Jacques de Voragine (1266) il y a bien un article sur Marie l’Égyptienne mais pas sur Zozime, qui n’est mentionné que comme adjuvant de l’histoire de la sainte. Ce renversement est caractéristique d’une tendance de fond, liée à l’ouverture des ordres mendiants (Franciscains et Dominicains) aux femmes du siècle, par le biais notamment des béguinages. En réaction à cette innovation, les lettrés érigent Marie l’Égyptienne en modèle de la conversion féminine séculière, modèle a priori inappropriable par les femmes, très entaché de masculinisme puisque, comme ce sera le cas chez le très misogyne Jean de Meung, avec Marie, la femme du siècle est mesurée à l’aune de la prostituée dite « libre », qui se prostitue non par nécessité mais par goût. Rutebeuf, qui n’aime pas les béguines à cause de la tiédeur de leur foi (1), leur oppose une femme physiologiquement et spirituellement « chaude » à laquelle elles ne peuvent a priori absolument pas s’identifier.

(1) On peut lire chez Rutebeuf une formulation en vers des critiques que l’on adressait communément aux béguines parisiennes, dans Les ordres de Paris, IV, vv 37-48.

Et pourtant, l’histoire de Marie l’Égyptienne parlait aussi aux femmes, nobles et bourgeoises, du XIIIe siècle, non pas parce qu’elles se sentaient souillées d’un désir sexuel sans frein du fait de la déficience de leur nature, mais parce qu’elles souffraient d’avoir été réduites ou de devoir l’être, en tant que femmes, au statut de matrice pendant les premières années de leur vie adulte (souvent dès douze ans, âge de Marie l’Égyptienne au moment de sa fugue à Alexandrie). C’est leur statut de mère forcée qui leur posait problème. Et de fait certaines femmes du XIIIe siècle (nobles ou bourgeoises) sont parvenues à se reconstruire un statut choisi de mère dans la foi après avoir souffert ou pour éviter d’avoir à souffrir celui de mère reproductrice. C’est d’elles que je voudrais parler dans cet article.

S’approprier le modèle de Marie l’Égyptienne n’était pas hors de portée des femmes, il fallait simplement l’appréhender au second degré, non pas comme une leçon sur la chasteté, mais comme l’exemplification d’une conversion féminine séculière entendue comme un « réveil », comme la prise de conscience du péché séculier par excellence, l’oubli de Dieu, sous sa forme passive (simple indifférence) ou sous sa forme active (impiété, dévoiement volontaire d’autrui). Qu’il soit passif ou actif, ce péché, que l’on peut qualifier de « théologique », est toujours mortel. N’est-il pas marqué du sceau du pire scandale qui pût être : le jugement, la condamnation, le supplice du Christ par des hommes qui ont alors représenté l’humanité tout entière, cette humanité à laquelle participent tant les hommes que les femmes ? La conversion commence comme un réveil : « Christ a été tué ! ». Et, paradoxe, Christ, assassiné par l’humanité, non content de ne pas la renier, l’a reconnue comme sienne et l’a sauvée de la mort ! Le péché théologique trouve son paradigme dans l’oubli de la Passion. Marie l’Égyptienne est une « pécheresse théologique passive » quand elle vit sa vie alexandrine dans l’inconscience de ce que le Christ est mort en Croix ; elle est une « pécheresse théologique active » quand elle séduit les pèlerins du chemin de Croix et les détourne de leur réveil. Que la source de sa vie pécheresse soit ceci ou cela n’importe pas, la sexualité débridée est une parabole commode dont peut bien se passer qui sait entendre. L’important, c’est que Marie l’Égyptienne figure l’oubli de Dieu passif et actif au féminin – et que ses tribulations sont celles que doivent immanquablement emprunter les femmes qui veulent rompre avec la servitude qui leur est socialement promise et vivre une vie choisie, dans la religion puisque l’Église le permet.


Angèle, une mystique accomplie

Je parlerai d’abord d’Angèle de Foligno, qui brille d’une lumière toute particulière tant elle rend transparente l’alchimie qui s’opère sous l’impulsion du sentiment du péché théologique chez une femme. D’une famille suffisamment en vue pour qu’elle pût être mariée (jeune) au seigneur de Foligno, bourg proche d’Assise, Angèle a vécu sa vie d’épouse et rapidement de mère avec le sentiment de la perdre. Les décès de sa mère puis de son mari puis de ses fils (sans doute la peste) lui rendent sa liberté. En dépit des inévitables récriminations de son entourage, Angèle décide de vendre le château et d’en donner l’argent aux pauvres (en forme de don aux frères mineurs pour leurs activités de soutien aux pauvres). La mendicité étant interdite aux femmes, elle se tourne vers Assise et sa communauté franciscaine, qui finit par accepter de l’accueillir avec sa suite de dames converties à ses vues. Elle passe alors à l’acte et se dépourvoit de ses biens.

Le Livre des visions et instructions expose la vie intime d’Angèle, ou plus exactement le progressif établissement de son intimité choisie. L’ouvrage a été écrit par le frère Arnaud, « fils » d’Angèle (c’est-à-dire placé sous son autorité de « mère » de même que l’ensemble des moines du monastère qui l’a recueillie depuis qu’ils ont vu en elle la disciple par excellence de François), peu avant qu’elle ne meure, et complété après son décès. Il est introduit par deux prologues du frère Arnaud ; leur succèdent 70 chapitres : 67 sont des discours d’Angèle adressés aux lecteurs (avant tout au frère Arnaud et à l’ensemble de la communauté), les 3 derniers sont consacrés par frère Arnaud à la mort d’Angèle. Quelques points méritent d’être soulignés :

  • Angèle n’a jamais souhaité livrer son intimité, reconstruite par ses soins – avec l’aide de Dieu – : c’est parce que frère Arnaud n’a eu de cesse de réclamer qu’elle la livre pour l’édification de la communauté qu’elle a fini par céder ;

  • mais c’est essentiellement parce qu’elle maîtrise son histoire propre qu’Angèle accepte de la livrer : la plupart des autres mystiques ne sont pas parvenues à ce stade (elles en restent à : « quand j’écris « j’ai joui », je jouis encore »), et le récit de leur vie est nécessairement celui d’un témoin plus ou moins proche ou d’un hagiographe compilateur plus ou moins inspiré répondant à une commande ;

  • frère Arnaud exprime de nombreuses fois son incapacité à transcrire les paroles d’Angèle, à les comprendre et parfois à les entendre, souvent à en suivre le flot ;

  • dans l’ensemble attribuer les 67 premiers chapitres à Angèle et faire de frère Arnaud un (piètre) secrétaire est correct : Angèle a en l’occurrence relu et amendé le texte ;

  • l’enjeu n’était pas neutre : soumis aux plus hautes autorités franciscaines, l’ouvrage a passé l’épreuve de la censure et a pu être transmis jusqu’à nous.

Les 18 premiers chapitres sont autant de « pas » sur le chemin d’une intimité protégée, inaccessible à la pression de l’entourage. Cela commence avec la conscience du péché et le sentiment de crainte (d’avoir offensé Dieu) et de tristesse (de se penser damnée), la première expérience véritable de la confession (marquée par les sentiments d’amertume, de honte et de douleur) et de la pénitence qui s’ensuit (« vide de consolation, pleine de douleur »). Comme il n’était d’usage de se confesser qu’une fois l’an durant le carême, c’est ensuite vers elle-même et vers des intercesseur.e.s spirituel.le.s qu’elle se tourne. Méditant sur sa faute, Angèle a la révélation de la miséricorde divine, moment important qui, s’il s’accompagne d’un redoublement de pleurs et d’une pénitence « sévère » (qu’Angèle refuse de décrire), ouvre sur la conscience de la gravité de l’oubli de Dieu. C’est après avoir prononcé sa propre condamnation qu’Angèle comprend que, marquée par le péché le plus lourd, elle en souille toute la création. Elle invoque alors la Vierge Marie et tous les saints, et supplie les créatures offensées par sa faute.

« Tout à coup je crus sentir sur moi la pitié de toutes les créatures, et la pitié de tous les saints » (...) « et je reçus alors un don : c’était un grand feu d’amour, et la puissance de prier comme jamais je n’avais prié ». (Sixième pas)

Les six premiers pas ont ainsi permis à Angèle d’accéder à la pleine conscience du péché par excellence, et ils la conduisent très logiquement à la Passion, grand œuvre de l’impiété absolue dont a fait preuve l’humanité. Prenant sur soi cette humanité pécheresse, Angèle en assume le crime tout en s’enflammant du regret de l’avoir commis. À ce feu, elle consacre son corps et fait vœu de chasteté (entendue comme purification continue du corps). Cette nouvelle étape est importante : tout s’est passé jusqu’ici dans une intimité secrète où Angèle s’isole au milieu de ses proches. Elle se sent maintenant prête à suivre la voie de la Passion qui s’est ouverte à elle, mais elle ne le peut encore, à cause de ces proches.

« J’étais encore avec mon mari ; c’est pourquoi toute injure qui m’était dite ou faite avait un goût amer (elle cesse de s’habiller, de s’alimenter, de se coiffer selon ce qu’impose son rang ndlr). Cependant je le portais comme je le pouvais. Ce fut alors que Dieu voulut m’enlever ma mère, qui m’était, pour aller à lui, d’un grand empêchement. Mon mari et mes fils moururent aussi en peu de temps. Et parce que, étant entrée dans la route, j’avais prié Dieu qu’il me débarrassât d’eux tous, leur mort fut une grande consolation. Ce n’était pas que je fusse exempte de compassion ; mais je pensais qu’après cette grâce, mon cœur et ma volonté seraient toujours dans le cœur de Dieu, le cœur et la volonté de Dieu toujours dans mon cœur. » (Neuvième pas)

Nous avons là un récit de libération, libération des rouages d’une machine à aliéner l’individu au féminin. Il est terrible de voir que la mère en fait partie aux côtés du mari et des fils : trois générations pour contraindre une (jeune) femme mère forcée et l’obliger à ne pas être ce qu’elle avait à être (définition aristotélicienne de l’essence individuelle) et qu’elle n’a pu être que par la grâce de Dieu, dans la destruction du dispositif aliénant de l’entourage familial.

Les pas suivants consistent à passer progressivement de la Passion exercée à la Passion subie, de s’identifier moins aux criminels qui ont assassiné le Christ, qu’à Jésus dans sa chair. Un dialogue parvient ainsi à s’engager entre Jésus lui-même et Angèle autour du vécu de la Passion. Comme chaque point du corps du Christ est sacré, il y a autant de sacrilèges que de points du corps du Christ violentés. Le moindre poil arraché est pour Angèle le sujet des plaintes et des douleurs les plus vives. Et Jésus ne manque pas de lui offrir de longs parcours de sa chair meurtrie. La souffrance partagée devient le support de l’amour le plus intime que s’échangent Jésus et Angèle. Les 18 pas sont franchis quand de surcroît Angèle parvient à se débarrasser de ses biens, encore une fois contre l’avis de tous, Franciscains compris. Le geste n’est pas anodin, la libération qui l’accompagne intensifie l’intimité d’Angèle jusqu’à l’extase, que révèle ce petit « cri » si caractéristique de la mystique féminine.

« Tel était le feu dans mon cœur qu’aucune génuflexion ou qu’aucune pénitence ne me fatiguait. Et pourtant je fus conduite vers un plus grand feu et une ardeur plus brûlante. Alors je ne pouvais plus entendre parler de Dieu sans répondre par un cri (de délectation ndlr), et quand j’aurais vu sur ma tête une hache levée, je n’aurais pas pu retenir ce cri. Ceci m’arriva pour la première fois le jour où je vendis mon château pour en donner le prix aux pauvres. C’était la meilleure de mes propriétés. À partir de ce moment, quand on parlait de Dieu mon cri m’échappait, même en présence de gens de toute espèce. On me crut possédée. Je ne dis pas le contraire ; c’est une infirmité, disais-je ; mais je ne peux pas faire autrement. Je ne pouvais donner satisfaction à ceux qui détestaient mon cri : cependant une certaine pudeur me gênait. Si je voyais la Passion du Christ représentée par la peinture, je pouvais à peine me soutenir ; la fièvre me prenait, et je me trouvais faible ; c’est pourquoi ma compagne me cachait les tableaux de la Passion. » (Dix-huitième et dernier pas)

S’ouvre alors une série de 34 chapitres consacrés aux visions d’Angèle sur la voie de la Passion. Leur succèdent 15 chapitres qui sont des lettres ou des extraits de lettres d’Angèle à ses « fils » : les « instructions » dont il est question dans le titre de l’ouvrage. La voie de la Passion trouve son point de départ dans l’Amour contrastant avec le Péché et s’accomplit dans la Maternité, une maternité choisie, qui se réalise dans l’instruction pratique plutôt que dans l’enseignement théorique. Quelques points de repère ne sont pas inutiles pour retracer le voyage d’Angèle.

La force de l’intimité conquise par Angèle peut se mesurer à l’aventure qui lui est arrivée sur le chemin d’Assise. Voulant prier Saint-François pour qu’il lui permette de vivre dans la réelle pauvreté, le Saint-Esprit lui apparaît au moment où elle parvient à la grotte qui marque l’étroit chemin du bourg. Ce qu’Il lui promet : l’invincibilité d’une intimité désormais imperméable à ce qui n’est pas de l’ordre de la solide liaison amoureuse d’Angèle et de Dieu.

« Je vais te parler pendant toute la route ; ma parole sera ininterrompue, et je te défie d’en écouter une autre ; car je t’ai liée, et je ne te lâcherai pas, que tu ne sois revenue ici une seconde fois, et je ne te lâcherai alors que relativement à cette joie d’aujourd’hui ; mais quant au reste, jamais, jamais, si tu m’aimes. » (Vingtième chapitre)

L’Amour divin comme réponse au péché, cela reste contradictoire. Les méditations d’Angèle la conduisent dans les « coulisses » de l’Amour, dans le Non-Amour qu’est l’Indifférence absolue, d’où sourd un Amour virginal qui ne connaît plus le péché ni la rémission du péché, qui ne connaît donc plus la justice divine, qui aime jusqu’à l’humanité criminelle dans le moment pourtant terrible de la Passion.

« Après avoir contemplé la volonté de Dieu, sa puissance et sa justice, je fus ravie à une plus grande hauteur où je ne vis plus rien de tout cela, et le mode de vision fut changé. Je vis une unité éternelle, inexprimable, dont je ne puis rien dire, sinon qu’elle est le tout bien. Et mon âme, dans le délire de sa joie, ne distinguait plus l’amour et contemplait l’inénarrable. J’étais sortie de la première vision, j’étais entrée dans l’inénarrable : avec mon corps ou sans mon corps, je l’ignore pleinement. Tous les états que j’avais connus étaient moins grands que celui-ci. Cette vision laissa en moi la mort des vices et la sécurité des vertus. J’aime tous les biens et les maux, les bienfaits et les forfaits. » (Vingt-quatrième chapitre)

Il me semble que le point d’orgue des pérégrinations d’Angèle se situe au moment où elle a la révélation de la Vierge. Là, tout ce qui, auparavant, était marqué par la violence (jusque dans la joie ressentie), c’est-à-dire par la disproportion entre Celui qui donne et celle qui reçoit, s’harmonise soudainement dans un ultime sursaut de violence. Les révélations éparses antérieures semblent simultanément prendre corps dans l’unité de la relation de Marie à Jésus, et de Marie et Jésus à Angèle. La Vierge avait souvent servi d’intermédiaire aux vœux d’Angèle, mais arrive le jour où Elle devient source de révélation, de prise de conscience : « une femme aussi ! ». Le christianisme n’est pas seulement une affaire d’hommes. N’était-ce pas parce qu’elle se savait femme que la voie choisie par Angèle a été si violente ? Violence de compensation d’une nature déficiente et pécheresse. La révélation de la Vierge dit le contraire, au moment même où la violence s’absolutise, où il n’y a absolument plus rien à faire qu’à mourir. Morte, Angèle peut (doit) en l’occurrence renaître, et renaître femme débarrassée des fausses illusions sur les femmes.

« Ce jour-là je n’étais pas en prière : je venais de manger, et je me reposais. Au moment où j’y pensais le moins, je fus ravie en esprit, et je vis la Vierge dans la gloire. Une femme pouvait donc être placée sur un tel trône et dans une telle majesté ? Ce sentiment m’inonda d’une joie ineffable. Cette gloire était possible à une femme : cela est, et je l’ai vu. Elle était debout, priant pour le genre humain ; l’aptitude qui vient de la bonté et celle qui vient de la force donnaient à sa prière des vertus inénarrables. J’étais transportée de bonheur à la vue de cette prière ; et pendant que je regardais la Vierge, tout à coup Jésus-Christ apparut près d’elle, revêtu de son humanité glorifiée. J’eus la notion des douleurs que cette chair avait souffertes, des opprobres qu’elle avait subis, de la croix qu’elle avait portée ; les tortures et les ignominies de la Passion me furent mises dans l’esprit. Mais voici ce qu’il y eut de merveilleux : le sentiment des tourments inouïs dont j’avais connaissance, et que Jésus a soufferts pour nous ; ce sentiment, au lieu de me briser de douleur, me brisait de joie. Transportée d’un bonheur inénarrable, je perdis la parole, et j’attendis la mort. Et j’éprouvai une peine au-dessus de toute peine : car j’attendis en vain. La mort ne venait pas, et je ne parvenais pas immédiatement, puisqu’elle refusait de briser mes liens, à l’Inénarrable qui était sous mes yeux. Cette vision dura trois jours sans interruption. Je mangeais, quoique très peu ; mais, languissante de désir, je ne pouvais pas parler : j’étais renversée, prosternée, surmontée. Si j’avais quelque chose à faire, je le faisais ; mais il ne fallait pas nommer Dieu devant moi, car ma joie devenait alors absolument insupportable. » (Quarante-quatrième chapitre)

C’est alors qu’Angèle peut se reconsidérer comme mère. Le moment clé en est sa vision de Saint-François, qui bénit ses « fils ». Mais Angèle ajoute que ses « filles » aussi ont reçu la bénédiction, de Dieu et de sa Mère. (Quarante-neuvième chapitre) Son intimité, Angèle la partageait plus volontiers avec ses « filles » qu’avec ses « fils ».

lundi 25 juillet 2022

Peut-on critiquer un roman pour sa misogynie ? Le cas du Roman de la rose


 

Sources :

Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la rose, Collection lettres gothiques, Le livre de poche, 1992.

Christine de Pizan, La cité des dames, Série Moyen Âge, Éditions Stock, 1986.

Bourdieu Pierre, Les règles de l'art : genèse et structure du champ littéraire, Éditions du Seuil, 1992.


Il est constant que la littérature, en particulier romanesque, véhicule de nombreux messages misogynes, et cela, le plus souvent, en toute impunité.

Ces messages sont facilement repérables, mais leur dénonciation se heurte inévitablement à des discours apologétiques agitant les mêmes éternels arguments : « ce n’est pas l’auteur qui est misogyne, c’est son personnage », « un roman est une œuvre de fiction, pas un traité de morale », et, plus sournoisement : « il y a misogynie et misogynie » (la « mauvaise » : celle, masculine, qui est dangereuse pour l’entourage féminin du misogyne ou celle, institutionnelle, qui est préjudiciable à l’ensemble des femmes, et la « bonne » : la misogynie littéraire qui est avant tout un moyen expressif permettant, par exemple, de donner du relief à un caractère ou de manifester la virtuosité de l'auteur dans le registre du blâme, virtuosité qu'il recherchera identiquement dans celui de la louange).

Cet article se propose d'établir une méthode qui permettra de rendre des verdicts inattaquables en matière de haine des femmes littéraire. Pour ce faire, je m'appuierai sur le premier roman européen à avoir suscité une polémique portant sur ses messages misogynes et sur la misogynie de son auteur. Je ne parlerai par ailleurs ici que de misogynie au masculin, sa version féminine étant rare, voire inexistante en littérature (Marguerite de Navarre peut-être ?).


Pour commencer, il me semble indispensable de revenir au travail de Pierre Bourdieu sur le champ littéraire, dont je retiens la sectorisation suivante :

  • L’avant-garde littéraire se caractérise par son « purisme » : la littérature, rien que la littérature ; elle vise à intégrer le corpus des autorités littéraires, chasse gardée de l’Université qui s'attache à construire une histoire littéraire où la littérature ne renvoie qu'à elle-même (par le jeu des références et des citations).

  • La littérature commerciale se caractérise par un certain « cynisme » : la littérature exprime les fantasmes de son public, quels qu'ils soient.

  • La littérature engagée se caractérise par son dévouement : la littérature se doit d'éclairer son public.

Chacun de ces trois grands secteurs du champ littéraire a sa façon de concevoir le lien entre l’auteurice, l’œuvre et le public. De cette conception découle une manière particulière d’aborder la misogynie :

  • L'auteurice d’avant-garde vit la littérature autant qu’iel la fait. Son seul code moral est celui qui régit sa conduite envers ses pairs et pairesses, vivant.e.s ou mort.e.s : soutien, rivalité, émulation, hommage. Parler de misogynie en ce qui concerne l’avant-garde est donc mal fondé : iels ne reconnaissent que le talent qui, à leurs yeux, est d'ordre spirituel et non pas matériel (et genré), ne s'intéressent pas aux questions et enjeux de société, mais uniquement à ceux de leur petite coterie. La misogynie infériorisant par définition les femmes, elle sort du champ de la morale d’avant-garde qui s'applique à des égaux / égales. Réciproquement un auteur convaincu de misogynie ne peut pas être un auteur avant-gardiste. Il peut cependant y avoir des œuvres d’avant-garde utilisant comme matière première des thèmes misogynes. Pour autant, si ce recours éveille un soupçon à propos des intentions de son créateur, c’est que ce dernier a échoué, c'est qu'il a permis au grand public d'accéder à son œuvre alors qu'il prétend en être totalement incompris. S’il est de bonne foi, il évitera de recourir désormais à ce matériau. Si par contre on le voit chercher à se défendre, à convaincre le public, il faut en conclure qu’il couvre du voile de l’avant-garde une œuvre en réalité engagée.

  • L'auteurice commercial.e sépare vie privée et vie professionnelle : quand bien même l’écriture occupe tout son temps, iel peut passer à une activité plus lucrative si l’occasion s'en présente. Iel sait anticiper, suivre et orienter les goûts du grand public, de la clientèle moyenne (et donc nombreuse) des grandes maisons d’édition, ce qui constitue sa principale compétence, justifie sa rémunération et lui confère le statut de « signature » attachée à sa « maison ». L'identité de l’auteurice en dehors de son statut n'importe guère. Par contre, en tant qu'auteurice, iel est soumis.e aux lois économiques du marché littéraire, notamment aux exigences liées à sa cotation : capacité à générer du chiffre d’affaire, mais aussi à évoluer selon une trajectoire vendeuse (du « one shot » transgressif à la carrière longue s’assagissant avec le temps). La littérature commerciale est misogyne lorsque la misogynie est au goût du jour, philogyne dans le cas contraire. Elle ne fait que renforcer les tendances « gustatives » du public, dont le lien avec ses mœurs effectives, quoique indirect, n'est pas nul, parce que, à défaut de provoquer des passages à l’acte, elle les favorise en banalisant les discours qui les étayent. Elle est cependant à couvert des attaques grâce à la doctrine libérale post-smithienne de l’autonomie du champ économique : centrée sur les relations d’offre et de demande, elle en suit le cours, et rien ne peut ni ne doit chercher à l’en détourner ; elle relève du seul droit de la concurrence, certainement pas du code civil. Les auteurices n’en sont d’ailleurs que les agents : si l’un.e refuse de répondre à telle demande qui lea ferait sortir de sa trajectoire vendeuse, un.e autre y répondra parce que cela lea renforce dans sa trajectoire vendeuse. Contre la misogynie portée par la littérature commerciale, il n’y a donc pas à dire mais à faire, par les moyens traditionnels d’orientation de la production par les consommateurices : boycott, désaveu, etc.

  • L’auteurice engagé.e est pleinement responsable de son œuvre et de son impact sur le public. Les œuvres engagées sont faites pour cultiver leur lectorat, et la forme romanesque est appréciée pour sa capacité à mêler l’agréable à l’utile ou les sentiments à la prise de conscience. Leur but est de faire évoluer « l’hexis » d’un public aussi large que possible, l’ensemble des dispositions morales de celleux qui ne sont pas satisfait.e.s de leur existence. Or en matière de morale, l’autorité est reine (la meilleure justification d’un comportement est le renvoi à une autorité morale, la Bible, les Évangiles, Socrate, Marx…). L’un des buts des auteurices engagé.e.s est de se constituer en autorité morale ou de convoquer des autorités morales amies tout en rabaissant les autorités morales ennemies. L’usage de thèmes misogynes ne peut en aucune manière être innocent dans une œuvre engagée : leur présence, sans celle de thèmes philogynes dominant au final, signe la misogynie de l’auteur et son effort pour convertir son public à sa haine des femmes en le familiarisant avec un argumentaire ad hoc. Plus solides sont les autorités convoquées, plus grande est la responsabilité de l’auteur dans cette entreprise de conversion. Cela peut paraître évident, mais nous verrons que Jean de Meun soutient le contraire.

Ces trois points de vue, très éloignés les uns des autres, sont au fondement de nos catégories de jugement des œuvres littéraires, mais comme nous ignorons leur incompatibilité pourtant évidente et que nous aimons à penser qu’il n’y a qu’une doctrine légitime sur la nature et les fins de la littérature, les débats auxquels nous pouvons prendre part sont condamnés à tourner en rond.


Il s'agit de déterminer d'abord si tous les points de vue se valent (il deviendrait dès lors impossible de juger les productions littéraires) ou si, pour une œuvre donnée, il est possible de déterminer des critères objectifs permettant de faire prévaloir un point de vue sur les autres et donc de produire un jugement définitif à son propos.


La littérature engagée prête particulièrement le flanc à la condamnation morale, puisqu'elle y invite elle-même, en responsabilisant et l’œuvre et le public et l’auteurice et la maison d’édition. Dès lors que l’on condamne la misogynie au sein de la société, il est légitime de condamner celle d’une œuvre engagée sur cet aspect et, de là, celle de son lectorat, de son auteur et de sa maison d’édition. Dans les faits, il est rare que les thèmes misogynes, quand ils sont présents, ne coexistent pas avec des thèmes philogynes : le plus souvent dans ce cas, les femmes visées par la misogynie diffèrent de celles objets de philogynie. Il n’est pas rare en outre que l’engagement de l’œuvre porte prioritairement sur un autre thème moral que celui de la valeur des femmes, la difficulté étant alors d'identifier où finit l’engagement et où commencent les discours tout faits auxquels l’auteur et son lectorat peuvent ne pas adhérer. Disposer de traits sûrs permettant d’interpréter correctement le message effectif sur les femmes est donc indispensable.


Évaluons à présent la pertinence de cette méthode, en lui soumettant le cas du Roman de la rose écrit par Guillaume de Lorris et continué par Jean de Meun à trente ans d’intervalle (vers 1265). Du débat passionné qu'il a suscité au début du XVe siècle, je veux retenir le jugement de Christine de Pizan (à savoir : le Roman de la rose est une œuvre engagée condamnable pour sa misogynie, imputable à son seul second auteur, et qui vise à en répandre le venin dans la société cultivée) mais pour le traduire dans nos catégories actuelles de jugement des œuvres littéraires et constater s’il y est toujours recevable.


Guillaume de Lorris a conçu le Roman de la rose comme un roman courtois de style allégorique. Le thème central en est évidemment l’amour, dont le style allégorique permet de ne pas s'éloigner. Dans les romans de Chrétien de Troyes par exemple, le registre guerrier, quoique indirectement rattaché à l’amour, est traité comme un thème autonome avec ses incontournables, tandis que dans les romans courtois de style allégorique, les batailles opposent des personnages symboliques représentant, à la manière des contes, les forces adjuvantes et opposantes à la relation amoureuse. De ce fait, les armes, les tactiques, les manières d’aborder le combat, prennent un double sens et traduisent la soumission complète du registre guerrier au registre amoureux. L'auteur a choisi de relater la quête d’un bouton de rose, symbole des promesses amoureuses, par le personnage principal, qui est aussi le narrateur. Un dispositif complexe en ménage autant qu'il en empêche l’accès : il se trouve au milieu d’un taillis de rosiers, entouré d’une épaisse haie, dans une partie peu accessible d’un jardin paradisiaque, clos d'une solide muraille quadrangulaire ne possédant qu'une seule entrée, appartenant au seigneur Déduit (« divertissement »), habité d'hôtes allégoriques et hanté par le dieu Amour. L’originalité de Guillaume de Lorris est d’avoir enchâssé les récits de façon relativement élaborée : un narrateur raconte à la première personne qu’il a fait un rêve dans sa jeunesse, rêve de type prémonitoire qui s’est réalisé par la suite ; un second narrateur intervient ensuite, le même que le premier, mais pris dans son rêve ; son récit est organisé autour d'une série de dialogues (qui sont le plus souvent extrêmement déséquilibrés, l'un.e des dialogueur.e.s monopolisant la parole pour traiter de quelque matière particulière) de divers personnages allégoriques qui introduisent de nouveaux.elles narrateurices : le « je » narratologique tend ainsi à se diffracter. Il ne s’agit pas là simplement d’un tour « baroque » marquant la fin de la grande vogue du roman courtois : Guillaume de Lorris se situe déjà dans la sphère du pré-humanisme et mêle la Clé des songes d’Artemidore au Livre d’Ezéchiel de la Bible pour conférer une nouvelle dimension à la « psychomachie » (la lutte des adjuvants et des opposants à la quête amoureuse) des romans courtois allégoriques, moins attachée au merveilleux des contes, plus ancrée dans la culture des clercs. Le rêve s'ouvre par une promenade du narrateur au bord d’une rivière au sein d'une belle campagne qui lui est inconnue. Il découvre alors le jardin, où il parvient à pénétrer après en avoir prié la portière, et s’y enfonce, discrètement suivi par Amour. Il y aperçoit une belle fontaine lugubre au fond de laquelle un cristal lui donne à voir le bouton de rose qui fera l’objet de sa quête. Perdu dans sa contemplation, le voilà transpercé de trois flèches qu’Amour lui a décochées en plein cœur. S’ensuit son serment d’allégeance au dieu, après que celui-ci lui a exposé les inévitables tribulations de l’amoureux, mais promis la possession de l’objet aimé, moyennant le respect de certaines règles. Sa quête commence : devant la haie qui défend le rosier, il rencontre son gardien, nommé Danger, ainsi que Bel Accueil qui l’invite à s’approcher du bouton de rose. Rapidement les choses se dégradent : après avoir pris le conseil de Raison (qu’il ne suit pas) puis d’Ami (qu’il suit, mais pas assez prudemment), il est éconduit et un château se dresse maintenant à la place de la haie, avec une tour en son centre, où se morfond Bel Accueil, coupable d'avoir exposé le bouton de rose à l’avidité du narrateur. Rencontrant sa première et majeure déconvenue, ce dernier s'afflige et… le roman se termine là, du fait du décès de son auteur.

Jean de Meun reprend la rédaction du Roman de la rose et lui ajoute 18.000 vers, soit 4,5 fois plus que les 4.000 vers de Guillaume. Dans cette vaste amplification littéraire, il multiplie les dialogues et reprend à son compte le principe narratif de l'enchâssement en le complexifiant encore : le monologue d’un personnage allégorique peut ainsi ouvrir sur les monologues de divers personnages discourant, narrant et donnant la parole à de nouveaux personnages qui vont faire la même chose. Dans l’ensemble pourtant la trame reste relativement simple : Raison reparaît et donne sa définition de l’amour : le narrateur refuse de l’écouter car elle lui demande de rompre son serment vassalique ; il retourne voir Ami qui lui prodigue de nouveaux conseils et lui présente différentes stratégies : le narrateur veut aller au plus court mais Richesse lui barre le passage ; Amour décide de venir à son secours et, avec l’aide des adjuvants, de prendre d’assaut le château tenu par Malebouche, Danger, Peur et Honte pour le compte de Jalousie ; parmi les adjuvants se trouve Faux Semblant, allié redoutable et redouté, qui tue Malebouche, son ennemi naturel ; la Vieille, qui garde Bel Accueil (personnage de genre masculin qui représente un aspect de la personnalité des jeunes filles), lea prépare alors à sa libération, en lui prodiguant des conseils à l’égard du narrateur ; le combat reste cependant indécis et Amour en appelle à Vénus qui décide de recourir au prêche du clerc de Nature, nommé Genius, qui excommunie les opposants ; tout s’accélère et le narrateur retrouve Bel Accueil qui lui offre de cueillir la rose : c’est alors qu'il se réveille. Les commentateurs ne se sont pas risqués à conjecturer sur ce qui faisait du rêve un rêve prémonitoire. Pourtant l'explication en est fournie par Jean de Meun lui-même, aux vers 10530-10682, lorsque le dieu Amour exhorte ses vassaux au combat, en leur assurant l'immortalité de leurs exploits chez la postérité grâce aux deux auteurs du roman. Ce qu'annonce le rêve est tout simplement l'écriture du livre : il devient, sous la plume du continuateur, rêve programmatique et non plus prophétique. Jean est donc parvenu, avec beaucoup d'élégance, à donner une suite au Roman de la rose. Avec lui, néanmoins, le ton change : il ne cesse, dans ses digressions, de prendre ses distances avec le roman courtois. Approfondissant le pré-humaniste de Guillaume, il multiplie les références littéraires de façon à cerner de manière encyclopédique (littéralement : en en faisant le tour) la passion amoureuse. Ovide (l'Art d’aimer, les Amours et les Métamorphoses), Juvénal et Horace (leurs Satires) sont convoqués comme autorités en la matière. La fonction initiale d’instruction des « parfaits amants » évolue nettement vers une fonction d’instruction du public de la littérature courtoise sur la nature de l’amour et des protagonistes de la relation amoureuse. Le roman prend le tour d’un traité sur l’amour comme sel de la reproduction biologique et sur les perversions où l'on tombe à s’écarter de cette courte définition. Mais au milieu se trouve un discours hors sujet, celui de Faux Semblant, à qui Amour a demandé de révéler sa véritable identité : Faux Semblant, dont l’activité consiste à prêcher la vertu pour pratiquer le vice, ne cesse de se déguiser, et son déguisement de prédilection est celui des ordres mendiants (Franciscains et Dominicains).  L'auteur, qui écrit vers la fin du règne de Saint Louis, fait clairement référence ici à la querelle des ordres mendiants et du clergé séculier au sein de l’université de Paris (de 1250 à 1259). Les frères mineurs et les cordeliers en sont sortis vainqueurs, le roi et le pape leur ayant renouvelé leur appui. Pour un clerc issu de l'université, prendre parti contre les ordres mendiants après 1259 est dangereux (cf. Rutebeuf à la même époque, privé de commande), sans doute plus que proposer une vision "naturaliste" de l'amour.


Le Roman de la rose fait partie des romans comprenant à la fois des sections misogynes et philogynes. Ses six sections misogynes sont toutes de la plume de Jean de Meun :

(1) La première s'insère dans le long discours d’Ami au narrateur. Après avoir donné ses conseils sur la manière de conquérir sa dame (sur le modèle du premier livre de l’Art d’aimer d’Ovide), Ami s’apprête à le conseiller sur la manière de la retenir, une fois conquise (sur le modèle du second livre de l’Art d’aimer). Il fait alors une courte digression, en référence à Juvénal (vv 8261-8340) et en contrepoint de sa description de l’âge d’or, sur la vénalité des femmes qui fait que seul l’homme riche peut espérer garder son amie. Aristote aurait dit « seul l’homme vertueux », car il pensait que les femmes étaient attirées par les hommes de bien, et c’est bien ainsi que le concevait l’amour courtois. Recourant aux effets de rabaissement et de grossissement de la satire, Jean de Meun en arrive à prendre pour modèle explicatif du comportement des femmes en général celui de la prostituée en particulier. Bien sûr l’auteur nuance son jugement : « toute règle a ses exceptions », où ses lectrices auront soin de se reconnaître. Pour ces femmes hors du commun, la possession des sciences remplace celle des richesses et permet seule de prolonger leur amour. Aristote ne s’applique donc plus qu’aux exceptions, auxquelles l’amour courtois est également réservé.

(2) Toujours dans le discours d’Ami, la seconde section misogyne consiste en la tirade rapportée du mari jaloux de la comédie latine (vv 8459-9386 : notez l'ampleur !), adressée à son épouse, parsemée d’insultes et de références littéraires. Elle se clôt par un récit sadien de coups et blessures, que l’auteur met sur le compte d'un souci de réalisme : il s'agit du portrait d'un vilain, nécessairement brutal. Le racisme social vient ici au secours de la misogynie…

(3) La troisième section commence avec le discours que la Vieille tient à Bel Accueil sur la façon dont une femme doit agir en amour (le modèle est cette fois le troisième livre de l’Art d’aimer d’Ovide). L’enseignement féminin sur les choses amoureuses, livré aux vv 13041-13130 et 13667-13814, est réduit à l’art de tromper les hommes et de leur soutirer des cadeaux, conformément à l’accusation de vénalité de la première section.

(4) Vient ensuite le discours que Genius tient à Nature. Genius, prêtre de Nature, en est aussi le confesseur et la sermonne aux vv 16327-16710. De façon plutôt incongrue, il se lance dans une tirade sur la conduite qu’un homme doit tenir envers sa femme : ne l'impliquer que dans ses entreprises mineures, se méfier d'elle systématiquement et garder secrètes les affaires d'importance.

(5) Allant plus loin, Jean de Meun fait avouer à Nature elle-même, lors de sa confession à Genius, aux vv 18134-18156, la haute aptitude des femmes au mensonge. En apparence, il y a équilibre entre le penchant des hommes au secret et celui des femmes au mensonge. En réalité, chaque membre de l’alternative n’a qu’une cause : le vice des femmes.

(6) La dernière poussée de misogynie intervient dans le discours de Genius aux protagonistes de la psychomachie (vv 20041-20086). Il y condamne l’émasculation de Saturne par Jupiter, le pire crime qui puisse être commis contre un homme à ses yeux, puisqu'il le rend pareil aux femmes qu'il réduit à une somme de stéréotypes misogynes : « En effet ceux qui n'ont plus de couilles, nous en sommes sûrs, sont couards, pervers et hargneux, parce qu'ils participent des mœurs de la gente féminine. »

Le Roman de la rose contient par ailleurs quatre sections philogynes. Les deux premières sont de Guillaume de Lorris, les deux suivantes de Jean de Meun :

(1) La première s’inscrit dans le cadre courtois des commandements d’Amour au parfait amant, aux vv 2075-2762 : il y est question du service d’amour et de l’attitude vertueuse de l’amant vis-à-vis de sa dame. Guillaume se place dans la perspective aristotélicienne de l’attirance des femmes pour la vertu masculine et met en avant leur rôle, par l’intermédiaire de l’amour, dans l’initiation des hommes à la vie chevaleresque, éloignée de toute « vilenie ».

(2) La seconde se situe à la fin du texte de Guillaume, avec la description du château et de ses gardiens. Il est question en particulier de Malebouche (vv 3900-3906), fléau de la réputation des femmes, source intarissable de tout propos misogyne, que le parfait amant doit absolument éviter d’alimenter et qui justifie le secret qui doit couvrir l’aventure amoureuse courtoise.

(3) Jean de Meun fournit lui aussi quelques éléments de philogynie, y compris dans le discours ovidien d’Ami. Aux vv 9447-9486, celui-ci relève un renversement des rapports de domination entre femme et homme dans le mariage (auparavant, l’amour courtois l'emporte et place la dame au-dessus de l’amant, après prime l’administration domestique où l’homme s'impose en maître), ce qui conduit nécessairement à une grande déconvenue pour celles qui n'ont régné pendant la courte période de la courtoisie que pour connaître la situation inverse pendant la longue période du mariage. Jean se montre ainsi capable d’analyses sociologiques pertinentes, dont il tire la conséquence (vv 9711-9728) : un mari qui veut s’écarter de la vilenie du jaloux, doit laisser son épouse libre malgré le renversement opéré par le mariage, cette liberté concédée en étant la juste compensation. Cependant Jean retombe bientôt dans la misogynie en glissant quelques conseils pour ne pas s’aliéner son épouse que l’on vient de battre (par exemple, en couchant avec elle !), ce qui annule la portée de ce passage philogyne...

(4) Reprenant les Amours d’Ovide, l'auteur place dans la bouche de la Vieille, aux vv 14461-14541, une mise en garde, adressée aux femmes, contre la prédation des « mauvais garçons » et la prostitution amoureuse qui s’ensuit (il ne s’agit pas ici de prostitution professionnelle, mais du cercle vicieux qui pousse une femme à donner toujours plus d’argent à son amant malhonnête, qu'elle se procure en séduisant et escroquant toujours plus d’honnêtes amants, cercle d’autant plus vicieux que le système ne tient que par la maltraitance calculée de l’amoureuse par son soi-disant amant).


La première question qui se pose est de savoir si le Roman de la rose est un roman d’avant-garde, commercial ou engagé ? Reconnaissons d’abord qu’au XIIIe siècle les trois aspects étaient encore relativement confondus et qu’il est difficile de distinguer clairement une intention littéraire « pure », un souhait d’enrichissement par les lettres, et une volonté de convertir son public à certaines valeurs. Chez Guillaume de Lorris et surtout chez Jean de Meun, la dimension littéraire pure est bien présente dans la référence aux auteurs de l’Antiquité, caractéristique du pré-humanisme. Ceux-ci ne sont cependant mobilisables que pour autant qu’ils servent à l’édification des Chrétien.ne.s, notamment en montrant que des poètes et des philosophes antérieurs au Christ avaient pressenti la vérité évangélique. Un art de la référence est ainsi attaché à la citation, toujours dirigé par le souhait d’instruire. L'intention d’instruction qui préside clairement au roman courtois de style allégorique, renforcée par le pré-humanisme qui s’y greffe (selon la formule latine : « profit et délectation »), suffit à faire du Roman de la rose un roman engagé, paradoxalement du fait même de sa tendance à l’avant-gardisme. Cette conclusion est confirmée par deux autres indices : un aveu et un déni.

  • Jean de Meun reconnaît, dans ses excuses aux femmes, que sa continuation du Roman de la rose a pour fin d’instruire son public, en mêlant des ornements antiques à la sèche doctrine, dans le cadre littéraire divertissant du roman.

  • Jean de Meun dénie, dans ses excuses au Pape (qui suivent ses excuses aux femmes), toute dimension politique à ses propos. Par « politique », il faut comprendre à l’époque : les luttes de partis et les attaques personnelles qui s’y rattachent. Il est amené à distinguer engagement moral et politique par la métaphore de l’archer (aux vv 15247-15306) : l’archer tire là où se trouve le vice (en l’occurrence le vice de faux-semblance) sans chercher à savoir s’il existe ou non une personne vicieuse ; si la flèche atteint quelqu’un, c’est bien malgré l’archer. Ainsi la reconnaissance de son engagement moral coïncide chez Jean de Meun avec le déni de tout engagement politique, ce dernier étant cependant bien présent dans une œuvre qui n’hésite pas à prendre la défense de l’universitaire parisien Guillaume de Saint-Amour contre Saint-Louis et les ordres mendiants alors tout-puissants.

Instruire, moraliser, condamner, telles sont les intentions assumées par Jean de Meun et qui permettent de confirmer le caractère engagé du Roman de la rose.


La deuxième question qui se pose est celle de la teneur du message relatif aux femmes : les propos misogynes et philogynes s’équilibrent-ils ? Conduisent-ils à une « suspension du jugement » du fait de la présence d’arguments contradictoires ? Cette question se double de celle du périmètre de l’œuvre engagée, qui peut être plus restreint que celui de l’œuvre dans son ensemble : le discours sur les femmes n’est-il pas un écran de fumée déployé pour cacher le véritable engagement de l’auteur pour l’Église séculière contre les ordres mendiants ? La continuation du Roman de la rose n’est-elle pas une forme de « trolling » du roman courtois dont le scandale qui doit inévitablement suivre a pour but de couvrir celui d’un court pamphlet politique beaucoup plus risqué et inavouable ? Cette hypothèse pourrait être soutenue si Jean de Meun ne faisait pas coup sur coup ses excuses aux femmes et au Pape : la misogynie et la condamnation des ordres mendiants sont bien les deux thèmes principaux de la continuation, et c’est le déni par l’auteur de leur portée qui nous fournit le meilleur indice de son double engagement moralisateur. En ce qui concerne la teneur du message relatif aux femmes, la pièce maîtresse du discours d’excuses qui leur est adressé des vv 15199-15246, est fort éclairante. Le voici dans son adaptation « moderne » par Pierre Marteau en 1870 :

Toutes aussi, vaillantes femmes, / Daignez, damoiselles et dames, / Amoureuses ou sans amis, / Si mots y trouvés déjà mis / Qui vous semblent mordants, infâmes, / Ou pis contre les mœurs des femmes, / Daignez ne pas trop m'en blâmer / Ni mon livre trop diffamer / Qui tout est fait pour tous instruire ; / Car oncques n'eus vouloir de dire, / Et rien n'y dis par passion, / Colère, ivresse ou déraison, / Ni par haine, ni par envie, / Contre femme qui soit en vie. / Nul ne doit médire de vous, / S'il n'a cœur le pire de tous. / Si tels mots sont en mon poème, / C'est pour que chacun de soi-même / Puisse la connaissance avoir, / Car il fait bon de tout savoir.

D'autre part, dames honorables, / Si vous croyez que ce soit fables, / Pour un menteur ne me tenez, / Mais aux auteurs vous en prenez / Par qui furent jadis écrites / Les paroles que j'en ai dites. / Et quand d'autres je vous dirai, / Jamais non plus ne mentirai, / Si tous ces sages ne mentirent / Quand les anciens livres ils firent ; / À moi s'accordent ces auteurs / Quand des femmes peignent les mœurs. / Ils n'étaient fous ni certes ivres / Quand ils les mirent dans leurs livres ; / Ils les connaissaient mieux que nous, / Leurs mœurs ayant éprouvé tous, / Puisque telles ils les trouvèrent / De tout temps, quand les éprouvèrent. / Aussi devez-vous m'acquitter, / Car je ne fais que réciter, / Sauf parfois, pour l'art, quand j'ajoute / Un mot innocent, somme toute, / Comme chacun poète fait / Quand il veut traiter un sujet / Et quelque peu du sien y mettre. / Ainsi le témoigne la lettre, / Profit et délectation, / C'est toute leur intention.

La défense de Jean de Meun relève du registre comique : il était d’usage que l’auteur comique, grec ou latin, interpelât et malmenât ses spectateurices, lors des concours de comédie, pour se les concilier, en les faisant rire, et les amener à voter pour lui. Le but est ici différent : les femmes ne sont pas malmenées pour provoquer leur rire et leur adhésion, mais pour les réduire au silence et les exclure du champ littéraire (qui comprend autant la production que la réception des œuvres). Une lectrice peut en effet difficilement adhérer à la description que Jean fait des femmes, or celle-ci comme tout ce qu'il dit est parfaitement conforme aux canons définissant, à l'époque, le chef-d'œuvre, donc jugeant négativement le Roman de la rose, cette lectrice montre seulement son incapacité à émettre un jugement objectif sur la littérature. Derrière le recours au registre comique, le message est par ailleurs très sérieux : la courtoisie est une belle fantaisie qui tend à faire oublier aux femmes leur nature déficiente et ne peut manquer de provoquer leur déception une fois revenues de ce monde d'illusions. Il ne s’agit pas là d’argumenter : « je n’y peux rien si c’est vrai ! » Quel que soit donc le nombre de passages philogynes écrits par Jean de Meun, tous peuvent être relus à la lumière de ses excuses comme des variantes de sa misogynie : les rares femmes dont il fait l'éloge sont des êtres contre-nature, des créatures qui n'existent pas. La misogynie du Roman de la rose dans sa continuation est condamnable à double titre :

  • elle n’est pas cantonnée au seul point de vue de l’auteur (c’est la vérité enseignée depuis des siècles par les autorités littéraires),

  • elle n’est par cantonnée à une diffusion uniquement masculine : Jean de Meun s’adresse à son public féminin pour s’en moquer (« vous, maîtresses du mensonge, la vérité n’est pas pour vous plaire ») et pour l'exclure de la partie la plus légitime, érudite, du champ littéraire (l'avant-garde).

Les critères retenus pour condamner le Roman de la rose de Jean de Meun du fait de sa misogynie sont d’une part la gratuité de ce positionnement (rappelons qu'il se greffe sur un roman courtois philogyne), d’autre part les fausses excuses aux lectrices et leur exclusion de la « vraie » littérature.


Cette analyse du Roman de la rose paraît bien courte : il y aurait tant de choses à dire sur les multiples ressorts de la misogynie dans cette œuvre. Mon but cependant n’était pas de débattre, mais de trancher sur sa culpabilité ou son innocence à l’égard des femmes, tout en évitant le plus possible de citer des propos machistes.