dimanche 29 mars 2020

La mort Sara #1


Dans les années 60, Robert Jaulin, ethnologue français (1928 - 1996), est admis à participer au rite d'initiation masculin d'un clan sara (les Sara sont un peuple établi au sud du Tchad). Il en tire l'ouvrage* dont je résume ici le premier livre.
* La Mort Sara. L’ordre de la vie ou la pensée de la mort au Tchad. Paris, Éditions 10/18, 1971.

Une démarche problématique...

  • pour Robert Jaulin :
La méthode anthropologique s'est construite, aux XIXe et XXe siècles, comme un rapport de stricte observation à la réalité sociale étudiée. C'est sur la distance de l'anthropologue à ce qu'iel observe que reposent l'exactitude, la pertinence et l'objectivité de ses observations. L'auteur, en quittant la position d'observateur pour celle de participant, transgresse donc un principe fondateur de l'anthropologie, s'exposant aux critiques et à l'ostracisme de ses pairs.
Sa participation au rite d'un groupe social auquel il n'appartient pas va confronter Jaulin à un autre problème de taille : attendu que l'éducation reçue par le jeune garçon, au cours de son enfance, se veut une préparation à son initiation, Jaulin est particulièrement démuni, lorsqu'il doit, comme tous les initiés, passer de longs moments accroupi, posture masculine par excellence et condition indispensable et préalable du statut d'homme adulte, sans s'y être jamais exercé, ou encore rester de longues heures sous une lumière accablante pour les yeux d'un Européen.

  • pour les Sara :
Pour les autorités religieuses des différents clans sara, permettre à un étranger de participer à un ensemble d'épreuves qui fondent l'identité et la cohésion du groupe des hommes d'une même lignée (fondée par un ancêtre commun), qui servent à évaluer la capacité d'adolescents à remplir le rôle qui sera le leur en tant qu'adultes, sachant que le projet de cet étranger est de divulguer le contenu et le sens de ce rite secret, est encore plus problématique. Aussi bien Jaulin a-t-il essuyé énormément de refus et rencontré beaucoup d'obstacles avant d'être autorisé à prendre part à l'initiation de jeunes Sara.

Les raisons qui poussent à tenter / accepter cette démarche

Du côté de Robert Jaulin, la motivation est simple : les témoignages oraux, matière première de l'anthropologue, ne lui permettent pas d'appréhender la réalité complexe du rite d'initiation.
Du côté des chefs religieux du clan où il est finalement admis à être initié, la menace de la disparition prochaine de la culture sara les convainc de l'intérêt qu'il peut y avoir à initier un Blanc, à la fois pour promouvoir leur rite, grâce à l'écho national que recevra l'expérience initiatique de Jaulin, et pour lui donner une nouvelle force, en montrant que leurs traditions ne sont pas incompatibles avec la modernité et l'ouverture à l'Occident.
La disparition de la culture sara est voulue à la fois des colonisateurs français, qui l'ont mise en œuvre en installant dans chaque tribu un responsable administratif qui recueille une partie de l'autorité des chefs religieux, et de leurs adversaires, les indépendantistes, désireux de construire la future nation tchadienne sur des bases laïques et de l'affranchir de ce qu'ils regardent comme des croyances et des pratiques rétrogrades (la scarification du visage tout particulièrement).

Le contenu du rite d'initiation

  • La nuit des morts :
L'annonce de l'initiation peut durer quelques jours, le temps que les femmes se rendent disponibles pour accompagner, à distance, le rite. Elle débute un soir par un concert de rhombes (instruments vibratoires émettant un ronflement puissant) et de voix contrefaites, auxquels répondent des harangues guerrières et des entrechocs de lances. Telle est la mascarade que jouent les hommes de la lignée dans laquelle doit avoir lieu l'initiation : l'irruption des morts, sortis du ventre de la Terre-Mère, affamés, réclamant leurs « petits-fils » pour les manger, et la lutte des hommes de la lignée contre leur convoitise.
Quand elles entendent ce vacarme, les femmes font rentrer précipitamment leurs enfants dans leur case et y remisent tous les objets de valeur : les morts vont arriver au village et s'emparer de tout ce qui traîne...
Au matin, les rhombes se sont tues. La vie reprend, mais au centre (masculin) du cercle des cases (féminines), a été installé un groupe de tambours : de temps en temps, un homme s'y arrête et joue en chantant « garçons (koy), rejoignez les hommes pour apaiser les morts ».
Durant toute l'annonce de l'initiation, les morts pénètrent dans le village chaque nuit et non contents de rechercher avidement leurs « petits-fils », ils en profitent pour visiter les cases des femmes séparées de leur mari. Après un interrogatoire en bonne et due forme de l'épouse, les morts procèdent au jugement. Si c'est l'homme qui a injurié son épouse (en général en commettant un adultère), il est pris à part dans la brousse, où il se voit administrer une volée de coups de bâtons (pour le purifier de sa fragilité). Si c'est la femme (en général en cuisinant pour son mari, alors qu'elle avait ses règles), les morts font s'écrouler sa case sur elle et tous les objets de valeur qu'elle possède sont brisés ; une nouvelle case lui sera reconstruite ailleurs et elle devra reconstituer son mobilier en redoublant de travail.
Un matin, les koy en âge d'être initiés sont brutalement arrachés à leur mère, dévêtus, enduits de blanc (couleur de mort) et conduits dans la brousse.

  • Dans le ventre de la brousse :
Les koy se trouvent désormais dans la brousse, assimilée à la Terre-Mère, épouse polygame des défunts de la lignée, unie à eux par un mariage endogamique absolument contraire au régime matrimonial des vivants : strictement exogame. La survie de l'homme sara dans la brousse est conditionnée par le culte qu'il rend aux morts (qui intercèdent auprès de la Terre-Mère en sa faveur), ainsi qu'aux esprits (qui ont un pouvoir sur les faveurs ou défaveurs de la Terre-Mère), et par le fait qu'il ne faute pas (en ayant une relation directe avec la terre, ce qui l'identifierait à un mort). L'initiation est, sur le plan profane, un apprentissage de la vie dans la brousse, vie masculine collective. Le koy y est donc particulièrement exposé, puisqu'il ne sait rien des ancêtres, des esprits et des interdits. Il peut être à tout moment avalé, et s'il ne supporte pas l'initiation, on le traite comme s'il l'était effectivement : on le fait disparaître, éventuellement en le tuant.
L'initiation se déroule en deux phases. La première, rituelle, dure sept jours ; à son terme les koy sont devenus de jeunes yondo (initiés) et ont fait une première apparition au village. La seconde, profane, est de durée variable (de nulle à six mois) ; elle vise à apprendre aux yondo comment se comporter entre brousse et village, ainsi que les fondements philosophiques du statut d'homme.
La phase rituelle comporte sept opérations et se clôt par la mise en scène du retour des koy devenus yondo, émancipés de leur mère, parce que nés une seconde fois sans leur concours direct. Ces sept opérations sont les suivantes :
  • absorption de la vie brute par l'ingestion d'une boulette de viande et la prise d'une poudre noire dont les recettes sont tenues secrètes ;
  • fortification par des coups de bâton (chicote) destinés à purifier le yondo de ses contacts directs avec la terre (cette fortification est le fondement de la sociabilité masculine sara) ;
  • promesse de santé et de puissance, par le contact avec une racine de mbor, et réception du vêtement masculin (la peau de cabri) que le yondo peut désormais porter ;
  • scarification du visage, qui marque de façon esthétique, par le style, l'appartenance du yondo à son clan ;
  • promesse de chance et d'évitement de la malchance par contact avec une langue de poulet et absorption de son cœur cuisiné, amorce du changement alimentaire du garçon qui passe d'une alimentation non carnée (comme koy) à une alimentation carnée (comme yondo) ;
  • fraternisation des jeunes yondo unis par un lien de fraternité simple et un lien de fraternité renforcée (jumeaux initiatiques), réseau constitutif de la confrérie des yondo issus d'une même session ;
  • réception du nom d'initié.
Ces sept opérations poursuivent toutes le même but : séparer le garçon de sa mère et l'introduire dans l'espace de la brousse, domaine de la Terre-Mère que l'on ne peut approcher sans l'épouser, c'est-à-dire mourir.

De l'enfantement naturel à l'enfantement culturel / du féminin au masculin

Le rituel peut se résumer à une appropriation masculine de l'enfantement :
  • chacun des koy se voit attribuer une mère de substitution (un homme déjà initié), qui prend soin de lui et veille à le protéger des dangers nombreux qui pèsent sur lui dans la brousse (qui ne sont pas que symboliques : en effet, durant les premiers jours de l'initiation, les morts harcèlent sans cesse les néophytes et tentent de les toucher, eux et leurs mères initiatiques, avec des bâtons dont on assure qu'ils sont empoisonnés*), et un père d'initiation qui préside aux opérations rituelles ;
  • durant l'initiation, les koys sont considérés comme des nourrissons qui doivent tout apprendre : manger (ils amorcent un changement de régime alimentaire), dormir (dans la nuit froide de la brousse, sur un lit de feuilles), excréter (collectivement, entre frères d'initiation) ;
  • Les phases sociales essentielles de l'enfantement biologique sont transposées dans l'initiation : lors d'une naissance biologique, le père offre à la mère un aliment qui lui permettra de soutenir l'allaitement, les frères du père offrent à l'enfant des cadeaux qui sont ensuite transférés à la mère, on place auprès du nouveau né une racine de mbor qui figure son frère jumeau idéal, on lui fait toucher la racine et on le recouvre de peaux ; tous ces éléments sont présents dans l'initiation, la naissance initiatique étant une transposition dans le monde masculin de la naissance biologique.
Le rite d'initiation fait naître l'individu de sexe masculin en tant qu'être social, en tant que partie d'un ensemble plus vaste (le groupe des hommes), seconde naissance qui succède à la naissance naturelle, donnant l'existence à un être incomplet qui demande à être parfait.
* Les Sara sont célèbres pour leur science des poisons.

Sens cosmique du rite

Le sens cosmique de l'initiation est la résistance de la vie à la mort. Pour les hommes, être initiés garantit le règne de la vie face à celui de la mort. Car la mort a un règne : le cimetière, qui réunit les hommes de la lignée et leurs sœurs revenues se perdre en la Terre-Mère qu'ils épousent en mourant. La mort a donc pour loi l'endogamie. Dans la culture sara, vivre, c'est s'opposer terme à terme à la mort, c'est avoir pour loi l'exogamie stricte.
La société sara se conçoit comme une juxtaposition de groupes d'hommes appartenant à une même lignée. Les femmes sont échangées entre ces groupes : à leur mariage, elles quittent celui d'origine pour rejoindre celui de destination, où elles seront toujours considérées comme des étrangères ; d'ailleurs, elles sont enterrées dans le cimetière de leur groupe d'origine. Les garçons, en naissant, héritent à la fois de la lignée de leur père et de celle de leur mère (ou plutôt du père de leur mère, tout cela reste une histoire d'hommes !). Pour que l'enfant mâle ne se trouve plus dans cette position intermédiaire, mais dépende uniquement de la lignée paternelle, il faut effacer l'héritage lignager maternel. La fonction de l'initiation est d'opérer la renaissance de l'enfant comme héritier d'une seule lignée, celle de son père et de sa mère initiatiques, ce qui lui permettra ensuite éventuellement d'épouser sa cousine germaine maternelle sans qu'on y ait à redire (cette situation n'est pas rare dans des groupes qui comptent peu d'individus et donc peu de candidates au mariage). Puisque l'ordre exogamique est perpétué par l'initiation, celle-ci apparaît dès lors comme la meilleure garantie du maintien en vie des Sara.
Ce qu'en pensent les femmes, Jaulin ne nous le dit pas, mais il suggère qu'elles l'acceptent « par la force des choses » sans nécessairement y adhérer.

Cette conception de l'initiation comme séparation d'avec la mère et adhésion complète à la lignée paternelle, induit toute une série de croyances et de comportements à l'égard de la terre, notamment :
  • pour un homme, entrer directement en contact avec la terre revient à mourir ;
  • les hommes vivants profitent des bienfaits de la terre grâce à l'intercession des hommes morts, avec lesquels ils ont des relations cordiales mais distantes ;
  • la terre fait le lien entre les êtres vivants qu'elle porte, hommes compris ; les hommes ont un net avantage sur toutes les autres créatures du fait qu'ils s'offrent à la terre en mourant (qu'ils sont enterrés, alors que les bêtes qui meurent sont dévorées) et que la terre, reconnaissante pour ces épousailles volontaires, tarde à transmettre leurs intentions aux animaux, tandis qu'elle communique rapidement celles des animaux aux hommes...

La construction de la virilité

Le rite d'initiation est l'occasion de purifier les koy de souillures contractées pendant leur enfance, notamment celles liées à l'absorption de nourritures préparées par des femmes impures (ayant leurs règles). Cette purification passe par de longues séances de flagellation. Elle concerne également les hommes déjà initiés qui se sont rendus coupables de quelque crime et qui reçoivent leur punition (également des flagellations) pendant la durée du rite, punition dont se charge un homme de leur famille. Ces souillures et ces crimes témoignent toujours d'un affaiblissement dû à un contact trop direct avec la Terre-Mère ; leur réparation passe par une revirilisation au moyen de la chicote.
Le rite d'initiation est ainsi un moment essentiel de construction de la virilité, que ce soit positivement, par le don de force que réalisent les coups de chicote, ou négativement, par :
  • le rejet de l'homosexualité : durant leur séjour dans la brousse, les jeunes sara passent la nuit à la belle étoile sans feu ni couverture. Pour supporter le froid des nuits tchadiennes, ils dorment serrés les uns contre les autres. Au matin, les mères initiatiques passent parmi eux et tous ceux qui ont le malheur d'être en érection se font asperger le bas-ventre avec de l'eau glacée. Cette pratique sert à la fois à affirmer que l'homme sara accompli est strictement hétérosexuel et à désavouer la tentation homosexuelle qui existe dans toute sociabilité exclusivement masculine.
  • l'instauration d'une culture de la peur : le rite d'initiation se pare de récits propres à épouvanter les personnes qui en sont exclues, c'est-à-dire les enfants et les femmes. L'usage du rhombe, instrument de musique dont les sons graves évoquent l'idée de rugissements inhumains, contribue à cet effet. Il s'agit bien sûr d'éloigner celleux qui ne sont pas concerné.e.s, mais cela va sans doute au delà : la culture des hommes se caractérise par l'effroi qu'elle fait naître.
Le rite d'initiation permet également de rappeler l'opposition irréductible entre les deux sexes, les hommes étant placés, par le symbolisme de la renaissance sociale, du côté de la culture, alors que les femmes, ne connaissant qu'une naissance naturelle, sont placées du côté de la nature. L'homme sara a donc la prétention d'incarner à lui seul l'Humanité en tant qu'elle s'oppose à l'inculture, à la sauvagerie et à l'animalité qui appartiennent aux animaux mais aussi à la culture mortifère des femmes, naturellement portées à l'endogamie.
Le rite d'initiation est enfin l'occasion pour les hommes de se donner un rôle essentiel dans le processus de reproduction. Cela va de pair avec une dévaluation de la maternité féminine, inapte à créer des êtres entiers.

Sens culturel du rite

Les Sara sont arrivé.e.s au Tchad au XVIe siècle, fuyant le bassin nilotique et les marchands d'esclaves musulmans. Ce peuple déraciné a éprouvé alors le besoin de se trouver une nouvelle identité qui le ressoude et lui permette une certaine assimilation aux sociétés indigènes parmi lesquelles il s'établit et auxquelles, à cette fin, il acheta le rite d'initiation dont il est question ici.
Jaulin est sans doute le premier à avoir mis à jour cette possibilité qu'ont les groupes humains d'acquérir une création culturelle qui leur est totalement étrangère pour la faire leur.

Les femmes face au rite d'initiation

Le rite d'initiation se construit en partie contre les femmes, en les excluant d'une part, puisqu'il s'agit d'une tradition masculine, qui participe, de surcroît, à affirmer leur altérité (être naturel vs être culturel), et, d'autre part, en s'efforçant de provoquer chez elles des émotions toutes négatives (effroi devant l'irruption et le harcèlement des morts-vivants, désespoir face à la « mort » de leurs enfants...).
Néanmoins, paradoxalement, l'exclusion des femmes se double d'une volonté de les faire participer à un rite qui ne pourrait exister sans elles et...
  • sans leur peur qui donne toute sa vraisemblance et sa solennité à la mise en scène du retour des ancêtres,
  • sans leurs lamentations, qui s'inscrivent, en tant qu'expressions du deuil, dans le récit de la mort des koy, de la perte irrévocable de leurs fils, qui reparaîtront au village non comme leurs enfants mais comme des hommes,
  • sans leurs offrandes de nourriture, qui possède à la fois une fonction religieuse et propitiatoire : apaiser la voracité de la brousse afin qu'elle consente à régurgiter ceux qu'elle a avalés, et un rôle matériel : nourrir les initiés et leurs initiateurs
  • sans les énormes sommes qu'elles dépensent pour la première viande de leurs enfants nouvellement initiés, issues de l'économie cotonnière dont elles ont l'exclusive, et qui sont versées aux chefs religieux qui président à l'initiation ; eux-mêmes en feront le soutien de leur autorité par les libéralités qu'ils pourront se permettre.
Jaulin, qui appréhende le rite d'initiation depuis le seul point de vue des hommes, ne cesse d'interroger la nature de cette contribution féminine : les femmes craignent-elles vraiment ces époux travestis en mort-vivant, pleurent-elles sincèrement leurs enfants enlevés, bref sont-elles dupes de la mise en scène du rite d'initiation ou jouent-elles la comédie ?