Le
Trompeur de Séville et l'Invité de pierre de Tirso de
Molina, impression et première représentation en 1630.
➤
El
« castigo de las mujeres »
«
Séville à grands cris m'appelle le Trompeur, et le plus grand
plaisir que je puisse éprouver est d'abuser une femme et de
l'abandonner déshonorée. »
On
ne peut pas être plus clair que l'est Don Juan, exposant en aparté
les motifs de sa conduite ! Un peu auparavant il évoquait la
tromperie comme faisant partie inhérente de son être : « Puisque
duper est ma vieille habitude, quelle question poses-tu, connaissant
ma nature ? », et croyait la justifier par le recours à une
autorité, par la référence à un modèle mythologique prestigieux
: « Sot ! Énée en fit autant avec
la reine de Carthage. »
Plaisir,
nature, bon-droit, voilà ce qui fait le burlador en
Don Juan, voilà sur quoi repose l'exacte adéquation entre ce qu'il
fait et ce qu'il est.
Le
désir sexuel n'est rien moins qu'absent chez lui, mais il semble
subordonné à la tromperie, ou ne pouvoir du moins exister sans
elle.
Don
Juan procède de deux façons pour « tromper » ses victimes
féminines :
par
de fausses promesses de mariage (moyen qu'il utilise avec les femmes
du peuple : la pêcheuse Tisbea et la paysanne Aminte) ;
par
des viols par « surprise* » (moyen qu'il utilise avec les femmes
de la haute noblesse : la duchesse Isabela et doña Ana, dont il se
fait passer pour les amants).
*
Dans le droit français, le viol par surprise « couvre les cas où
l'agresseur a profité d'une erreur de la victime ». Un arrêt de la
Cour de cassation, datant du 23 janvier 2019, s'attache à le
caractériser plus finement : « Constitue un viol le fait de
profiter, en
connaissance de cause, de l'erreur d'identification
commise par une personne pour obtenir d'elle un rapport sexuel, a
fortiori lorsque cette erreur d'identification est le fruit d'un
stratagème minutieusement élaboré. »
Don
Juan violeur est un aspect du personnage de Tirso de Molina qu'on ne
retrouvera pas dans sa longue postérité. Ces derniers temps, des
débats ont surgi dans la sphère des études littéraires à propos
des récits de viols et d'agressions sexuelles nombreux en
littérature, avec la question de savoir si l'on peut appliquer notre
définition moderne du viol dans des sociétés antérieures à la
nôtre, certain.e.s avançant que si quelques textes évoquent bien
des viols, leurs auteur.e.s ne pensaient pas décrire quoi que
ce soit de tel...
Qu'en
est-il de la pièce de Tirso de Molina ? Doit-elle être lue avec
toute la distance du relativisme culturel ? Le Trompeur de Séville
peut paraître confus sur le sujet, parce qu'il corrèle plusieurs
choses à l'acte de viol qui semblent le minimiser et peuvent laisser
croire que la société espagnole du XVIIe siècle en considérait
l'auteur avec assez d'indulgence. Je m'explique : le viol des deux
aristocrates par substitution a deux conséquences :
leur
condamnation morale et leur dépréciation,
la
réparation sociale du viol / déshonneur par le mariage (projet
d'union entre Isabela et Don Juan).
Mais
si la relation à la victime n'est pas (tout à fait) la nôtre, si
la conception de la réparation à apporter au viol est à l'antipode
de la nôtre, les agissements de Don Juan, quand ils ne
s'accompagnent pas de violences ou de contraintes, sont regardés
comme des faits d'une rare gravité, qui portent profondément
atteinte à l'ordre social :
«
Dis-moi, scélérat, ne t'a-t-il pas suffi d'entreprendre avec une
violence, une brutalité inouïes semblable traîtrise
en Espagne, envers une autre noble dame ? » Et plus loin, Catalinón,
valet du Burlador, s'inquiétant : «
Et si les femmes que tu as forcées
(las forzadas)
venaient se venger
de nous deux ? »
Pour
Don Juan, il ne s'agit là que de bonnes plaisanteries (le rire et la
gaieté sont indissociables de son personnage et en augmentent la
singularité et l'isolement dans un monde dominé par le chagrin et
la colère qu'il répand sur sa route). Mais ce point de vue n'est
pas celui de l'auteur et le dénouement, qui va jusqu'à le punir
pour un viol qu'il n'a pas commis (petite révélation finale : doña
Ana l'avait en fait démasqué), mais dont l'intention suffit à
faire le crime, ne lui donne pas raison.
À
côté des qualificatifs de « trompeur » et de « scélérat »
décernés à Don Juan, il y a celui, trouvaille de son valet,
de « châtiment des femmes ». Le châtiment suppose la faute, faute
féminine, qui, dans la pièce, est toujours liée au mariage :
celle,
péché de vanité, de Tisbea et d'Aminte, s'imaginant qu'un grand
seigneur épouserait une simple roturière,
celle
d'Isabela et d'Ana, qui se sont crues le
droit de choisir leur mari.
La
Comedia du Siècle d'or espagnol aspire à moraliser son
public et Tirso de Molina, homme d'Église comme d'ailleurs ses plus
talentueux contemporains (Calderón et Lope de Vega), s'y attache
tout particulièrement. Si l'effroyable mort de Don Juan doit donner
matière à réflexions à ceux des spectateurs, qui, appartenant à
la jeunesse dorée, mènent une vie impénitente et scandaleuse, la
terrible mésaventure d'Isabela et d'Ana constitue une mise en garde
à l'attention des jeunes filles qui voudraient les imiter, en
arrangeant, comme elles, un mariage clandestin avec leurs bien-aimés
: ce type de mariage, conclu sans témoin et
dans le plus grand secret, conditionné par la promesse du
jeune homme d'officialiser au plus vite, scellé par une relation
sexuelle destinée à mettre les parents « devant le fait accompli »
(une fille dévaluée et immariable) et à forcer leur consentement,
est alors une pratique courante, contraire aux intérêts de la
société, puisqu'elle en fait une relation d'individu à individu et
non l'alliance de deux familles. Cette pratique comporte un risque
non négligeable pour la « mariée » : son amant peut ne pas tenir
sa promesse (certes promesse sur l'honneur, dont il est supposé
faire grand cas, mais, ainsi que le montre Don Juan, il est des
astuces permettant de faire des serments qui n'engagent pas !). Tirso
de Molina en signale un autre : l'homme qu'on fait entrer dans sa
chambre, la nuit, à l'abri des regards, n'est pas forcément celui
qu'on croit.
Faire
de Don Juan le châtiment des femmes revient à dire que ce
personnage négatif et dont l'existence est un danger pour la
société, lui est également utile, qu'il y joue un rôle bénéfique,
en contribuant au maintien de l'ordre social, en punissant celles et
ceux qui prétendent s'écarter,
même légèrement, du droit chemin (choisir son conjoint, désirer
changer de statut par le mariage...). L'écart à la norme sociale
puni par le Trompeur ne relève pas du droit, aussi les moyens pour
le « punir » ne sont-ils pas légaux, mais bien illégaux et
impossibles à assumer par une société centrée sur la Loi, qui les
condamne donc, mais toujours trop tard, puisqu'elle trouve finalement
son compte dans la répression qu'ils permettent. D'où l'ambivalence
de Don Juan, tout ensemble criminel et justicier.
➤
La
misogynie
Une
violente misogynie imprègne les discours de l'ensemble des
personnages masculins de la pièce, qu'ils soient jeunes ou vieux,
rois, seigneurs ou paysans :
«
S'il est vrai que tu [l'honneur] es de l'homme le bien le plus
précieux, comment peut-on te confier à une femme frivole, qui
personnifie l'inconstance ? »
«
Ô femme ! Fausse pierre de touche de l'honneur... »
Mais
la misogynie n'est pas seulement une affaire de discours, elle a
également un rôle dans l'action, dont elle assure la continuation.
Sans elle, la pièce n'irait pas au-delà de l'agression d'Isabela,
au début de la première journée : c'est parce que la jeune fille,
traitée en coupable, se voit empêchée de témoigner, que Don Juan
sera libre de poursuivre ses méfaits. De même elle motive certains
rebondissements, qui, sans cela, paraîtraient artificiels et peu
vraisemblables. Ainsi la brusque décision de Batricio d'abandonner
Aminte qu'il aime et vient d'épouser : son « Enfin, enfin c'est une
femme » emporte ses derniers doutes, en accréditant tous les
mensonges du Burlador sur celle-ci.
À
Séville, Don Juan croise son ami, le marquis de la Mota, autre jeune
débauché : c'est l'occasion pour lui de prendre des nouvelles des
prostituées de sa connaissance. La scène est d'une rare misogynie :
désignation (d'usage) de ces femmes par des noms d'animaux (truite,
morue, rainette : les trois
ordres de la hiérarchie de la prostitution), mauvaises
plaisanteries sur leurs innombrables
malheurs (indigence, maladies...).
Ce
mépris, cette violence verbale à l'encontre des prostituées, est
un autre aspect de la haine des femmes qui se manifeste
constamment dans la pièce.
➤
Don
Juan ou l'errant
Sur
un plan symbolique, Don Juan apparaît comme la quintessence de
l'homme baroque, toujours mobile, toujours changeant :
L'homme
en mouvement : la fuite de Don Juan, conséquence invariable de ses
parjures et de ses crimes, est, avec ceux-ci, le principal moteur de
l'action et fait le lien entre les divers lieux de la pièce (le
théâtre espagnol n'est pas tenu au respect de l'unité
de lieu). Dans le monde du Burlador, on s'évade par les fenêtres,
on a bien soin d'avoir toujours des chevaux sellés à disposition,
on se cache dans des églises ou des auberges louches...
L'homme
protéiforme : à deux reprises Don Juan se fait passer pour un
autre, lorsqu'il prend la place du duc Octavio et du marquis de la
Mota auprès de leurs maîtresses. Cette facilité à changer
d'identité est à mettre en rapport avec son adaptabilité aux
environnements très variés qu'il traverse (cour royale, noce
paysanne, mauvaise compagnie), avec son aisance à moduler son
langage, passant du discours amoureux le plus délicat aux propos de
la dernière grossièreté. L'hypocrisie du personnage, qui sait
habilement jouer des apparences pour cacher ce qu'il est, contribue
également à faire de lui un être protéiforme.
À
première vue, la construction de la pièce est plutôt lâche.
Celle-ci suit la fuite en avant de son héros, tour à tour
interrompue et relancée par de nouveaux projets de « tromperie »,
tous nés d'occasions qui se présentent à lui. On y observe
cependant une manière de structure, un rythme donné par les
répétitions et les oppositions (quatre femmes séduites,
alternativement nobles et paysannes), comme s'il s'agissait de
trouver un semblant d'ordre pour rendre compte des désordres du
libertin. Par ailleurs, la reprise des mêmes lignes de dialogue, tel
un motif musical se répétant, constitue autant de fils conducteurs
qui font l'unité de la pièce ou de certaines scènes. Par exemple,
la menace du châtiment divin revient à plusieurs reprises dans la
bouche de différents personnages, tandis que Don Juan, négligeant
ces mises en garde, se contente de répondre toujours la même chose
: « Vous me laissez un bien long répit ! »
[Catalinón]
« Vous autres qui trompez et abusez les femmes de la sorte, vous le
paierez tous de la mort. – [Don Juan] Alors, vous me laissez un
bien long répit ! » / [Plus loin, Tisbea] « Prends garde, songe,
ma vie, qu'il y a Dieu et qu'il y a la mort. – [Don Juan] Vous me
laissez un bien long répit ! » / [Plus loin, encore Tisbea] « Que
cet amour t'oblige, sinon, que Dieu te punisse. – [Don Juan] Vous
me laissez un bien long répit ! » / [Plus loin, Don Diego] « Dieu,
au moment de la mort, est un juge terrible. – [Don Juan] Au moment
de la mort ? Vous me laissez un si long répit ? »
Identiquement
l'imprécation « Malheur à la femme qui aux hommes se fie »,
prononcée alternativement par Isabela et Tisbea, donne son unité
thématique à la seule scène de la pièce qui met en présence deux
femmes et deux victimes de Don Juan.
➤
Justice
et impunité
Don
Juan est au-dessus des lois : la justice humaine semble en effet
paralysée et inefficace, quand il s'agit de sanctionner sa conduite
criminelle. Plusieurs facteurs concourent à cette faillite de la
justice :
La
misogynie, qui condamne les victimes de Don Juan à ne pouvoir
obtenir réparation. L'entretien (l'interrogatoire ?) entre le roi
de Naples et Isabela, qui vient d'être violée, en est un exemple
frappant : traitée en coupable (elle est enfermée dans une pièce
à part, conduite au roi sous bonne garde...), constamment
interrompue et réduite au silence, elle finit par renoncer à faire
éclater la vérité.
La
complaisance (amour de Don Diego pour son fils) et l'intérêt
(l'oncle de Don Juan), qui organisent l'impunité de celui-ci.
La
crise des figures d'autorité : le XVIIe siècle voit débuter une
période de doute et de perte de confiance pour les élites
espagnoles. La pièce de Tirso de Molina reflète parfaitement cet
état d'esprit avec une peinture très sombre des figures de pouvoir
et d'autorité, présentées comme aveugles et impuissantes (deux
qualités contraires à l'exercice du pouvoir !).
Le
roi de Naples et le roi de Castille font successivement montre d'une
cécité coupable, en condamnant les deux jeunes seigneurs, amants
d'Isabela et d'Ana, et victimes collatérales de Don Juan. Quant à
Don Diego Tenorio, il est une figure d'autorité (type
dramatique du « père noble »)... privée de toute autorité
paternelle et invariablement faible, soit par une excessive
indulgence, soit par impuissance. Il reconnaît d'ailleurs lui-même
cette impuissance, en laissant la punition de son fils à Dieu,
tandis que son fils, à qui elle n'a pas échappé, dit de lui avec
mépris : « Il va ensuite verser des torrents de larmes, c'est ce
que font les vieillards. » La justice divine, par l'intermédiaire
de la statue du Commandeur, semble donc se substituer heureusement à
une justice humaine défaillante.
Cette
affirmation n'est cependant pas tout à fait exacte : dans le final
de la pièce, toutes les victimes de Don Juan, rassemblées dans un
même lieu (la cour de Séville), sont sur le point, par différents
moyens, de confondre le Trompeur. Parallèlement le « festin de
pierre » s'organise. Il y a donc une concurrence entre justices
divine et humaine et un suspens sur laquelle triomphera. Finalement
la justice des hommes, trop lente quoique possible, sera prévenue
par celle de Dieu.
À
la mort de Don Juan, dénouement tragique, succède un second
dénouement, appartenant à un tout autre genre : celui de la
comédie, qui consacre le triomphe de l'amour, momentanément mis en
péril. La dernière scène, comme le veut la convention comique,
voit l'union de chacun avec sa chacune, organisée par un roi-marieur
enfin juste et équitable. La disparition du personnage principal
fonctionne comme l'expulsion d'un principe corrupteur : tous les
personnages très en demi-teinte d'une pièce assez pessimiste,
semblent en quelque sorte rachetés et devenus meilleurs.
➤
Parentés
et disparités avec le Don Juan de Molière
Le
Don Juan de Tirso n'est pas un esprit fort (premier sens du mot «
libertin ») comme chez Molière : à aucun moment, il ne conteste
l'existence de Dieu ou de l'Enfer. Simplement il remet les choses de
la religion à un âge où la proximité de la mort en fera une
nécessité.
Par
contre, pour des raisons sociales (la pièce est traversée
par la forte opposition entre nobles et « vilains » : aux nobles,
la raison, le bon sens, aux vilains, la superstition et les croyances
irrationnelles), il n'est pas superstitieux. Malheureusement pour
lui, l'univers merveilleux de Tirso de Molina admet celles-ci et
c'est bien à tort qu'il néglige et tourne en dérision les signes
funestes que le crédule Catalinón voit se multiplier.
Chez
Molière, la séduction des femmes du peuple appartient à l'univers
de la comédie, culminant avec la confrontation de deux rivales, qui
manquent d'en venir aux mains sous les yeux d'un Don Juan dépassé.
La langue employée est un patois de convention, destiné à faire
rire le public.
Notre
dramaturge a donc fait un choix radicalement différent de celui de
son inspirateur, chez qui les scènes de séduction de Tisbea et
Aminte sont traitées dans le style de la pastorale et recourent à
un langage raffiné et très métaphorique. Ce style atteint son
paroxysme avec la pêcheuse de Tarragone, dont la figure n'est pas
sans rappeler celle, idéale et poétique, des bergères de
l'Arcadie.