mardi 19 novembre 2019

Mead #2 Dis-moi comment tu allaites, je te dirai dans quelle société tu vis !


Dans Male and female (1947), Margaret Mead adresse cette mise en garde à toute personne qui vient à l'étude des sociétés humaines : ne pas croire qu'il existe un universel, ne pas croire que tout est différent.
L'allaitement, qui constitue pour elle un sujet d'intérêt majeur, en est une excellente illustration : cette pratique revêt des valeurs et des caractères différents selon les sociétés. Cependant une constante se manifeste : la façon dont on allaite un enfant en dit beaucoup sur la culture du groupe auquel on appartient. Mead étudie plus particulièrement sous cet angle deux tribus de Nouvelle-Guinée, radicalement opposées dans leur fonctionnement.
Chez les Arapesh, la bouche est l'organe de perception du monde. L'apprentissage et la connaissance passent entièrement par elle : l'enfant se touche les lèvres, il porte à la bouche tout ce qu'il peut attraper. (Voyez la différence avec nos sociétés occidentales et l'interdit qui y frappe la relation main - bouche !) Téter le sein y tient donc une place essentielle. La seconde caractéristique de l'allaitement dans cette société est que le désir du sein, chez l'enfant, est constamment guetté, voire devancé, reflétant l'importance qui y est donnée au plaisir et à la jouissance, au fait de les goûter et de les faire goûter. C'est une société sensible et pacifique, éprise de culture et de beauté, et ce serait un véritable paradis si elle n'avait pour voisin.e.s les Mundugumor.
Chez les Mundugumor, le rapport à l'allaitement est tout à l'opposée : le désir de téter n'est jamais satisfait immédiatement. Si l'enfant le manifeste, il est éloigné du groupe et laissé à ses pleurs. Quand sa mère lui donne enfin le sein, il apaise sa faim avec avidité et impatience. L'effet de cette façon d'agir ? La création d'individus frustrés et colériques dans une société de coupeurs de têtes anthropophages, où la colère est nécessaire, mais doit être canalisée / socialisée. Dans cette culture la bouche est également importante, mais elle y est source de douleur plutôt que de jouissance : les mères habituent leurs nourrissons à mâchouiller les colliers qu'elles portent à leur cou, dont les grosses perles inégales leur meurtrissent les gencives (ce qui permet accessoirement d'accélérer l'apparition des premières dents). L'enfant finit de la sorte par rechercher cette sensation qui associe étroitement souffrance et plaisir. Devenu adulte, conformément à l'homologie que Mead met en valeur, entre type d'allaitement et type de sexualité, il aura des relations sexuelles insatisfaisantes, conflictuelles et douloureuses.
Les Arapesh ont donc pour voisins des cannibales colériques et violents, alors que la douceur et l'altruisme sont au cœur de leurs relations sociales. Comment gérer ce voisinage difficile ? Par l'offrande sacrificielle (sacrifice implique consentement) des hommes ! Mead note qu'il s'agit sans doute là de la société humaine la moins avantageuse au sexe masculin qui soit sur terre. Le rôle des hommes est donc de préserver le mode de vie paisible et heureux du groupe. À cette fin, tandis que les femmes, parvenues à l'âge adulte, vivent en conformité avec leur enfance, dans le désir (sexuel) immédiatement comblé et la douce jouissance, les hommes affrontent à l'adolescence une série de rites d'initiation très brutaux, qui marquent une rupture complète avec ce qu'ils ont connu auparavant.
Chez les Mundugumor, la vie des hommes adultes est en parfaite continuité avec l'enfance. Mais cette enfance de frustrations et de dépits ne les prépare pas toujours assez à contenir leur violence pour la mettre au service de la société. Régulièrement celle-là explose en des colères incontrôlables. Dans ces cas-là, la sentence est sans appel : la mort. Ceux qui n'ont pas su se maîtriser sont exclus de la tribu et doivent s'exiler, ce qui les conduit à pénétrer sur le territoire d'autres tribus cannibales, tout aussi accueillantes et végétariennes qu'ils le sont...

vendredi 15 novembre 2019

Le jeu du Burlador : work in progress



J'avais envie de donner un visage aux différents personnages de la pièce de Tirso de Molina, Le Trompeur de Séville et l'Invité de pierre (impression et première représentation en 1630).
L'idée d'un jeu de cartes m'est venue du caractère très marqué socialement des personnages, dames, rois (catégorie où j'inclus tout ce qui est noble et masculin) et valets. Par ailleurs, la symbolique du pique noir, qui représente le chagrin et la mort, et celle, opposée, du cœur rouge, qui renvoie à l'amour et la vie, sont intéressantes pour caractériser le rôle de chacun.e dans l'action.
Je suis partie, pour dessiner Don Juan Tenorio, du dualisme de ce personnage, tantôt charmant et charmeur, tantôt plus sombre et plus effrayant.
Pour ses quatre victimes féminines, elles vont aussi par deux : d'un côté, des filles du peuple qui succombent aux charmes et aux promesses d'un jeune et beau gentilhomme, de l'autre, de grandes dames trompées par de fausses apparences, qui découvrent avec effroi que celui qu'elles ont accueilli, n'est pas leur bien-aimé.
J'espère pouvoir bientôt ajouter de nouvelles cartes à mon jeu : Catalinón, le valet pleutre et sermonneur, Don Gonzague d'Ulloa, personnage qui possède la caractéristique rare d'apparaître sous la forme d'abord d'un vieillard orgueilleux, puis d'une statue animée. Comme l'a dit le poète : stay tuned.

vendredi 8 novembre 2019

Le premier Don Juan


Le Trompeur de Séville et l'Invité de pierre de Tirso de Molina, impression et première représentation en 1630.

El « castigo de las mujeres »

« Séville à grands cris m'appelle le Trompeur, et le plus grand plaisir que je puisse éprouver est d'abuser une femme et de l'abandonner déshonorée. »
On ne peut pas être plus clair que l'est Don Juan, exposant en aparté les motifs de sa conduite ! Un peu auparavant il évoquait la tromperie comme faisant partie inhérente de son être : « Puisque duper est ma vieille habitude, quelle question poses-tu, connaissant ma nature ? », et croyait la justifier par le recours à une autorité, par la référence à un modèle mythologique prestigieux : « Sot ! Énée en fit autant avec la reine de Carthage. »
Plaisir, nature, bon-droit, voilà ce qui fait le burlador en Don Juan, voilà sur quoi repose l'exacte adéquation entre ce qu'il fait et ce qu'il est.
Le désir sexuel n'est rien moins qu'absent chez lui, mais il semble subordonné à la tromperie, ou ne pouvoir du moins exister sans elle.

Don Juan procède de deux façons pour « tromper » ses victimes féminines :
  • par de fausses promesses de mariage (moyen qu'il utilise avec les femmes du peuple : la pêcheuse Tisbea et la paysanne Aminte) ;
  • par des viols par « surprise* » (moyen qu'il utilise avec les femmes de la haute noblesse : la duchesse Isabela et doña Ana, dont il se fait passer pour les amants).
* Dans le droit français, le viol par surprise « couvre les cas où l'agresseur a profité d'une erreur de la victime ». Un arrêt de la Cour de cassation, datant du 23 janvier 2019, s'attache à le caractériser plus finement : « Constitue un viol le fait de profiter, en
 connaissance de cause, de l'erreur d'identification commise par une personne pour obtenir d'elle un rapport sexuel, a fortiori lorsque cette erreur d'identification est le fruit d'un stratagème minutieusement élaboré. »
Don Juan violeur est un aspect du personnage de Tirso de Molina qu'on ne retrouvera pas dans sa longue postérité. Ces derniers temps, des débats ont surgi dans la sphère des études littéraires à propos des récits de viols et d'agressions sexuelles nombreux en littérature, avec la question de savoir si l'on peut appliquer notre définition moderne du viol dans des sociétés antérieures à la nôtre, certain.e.s avançant que si quelques textes évoquent bien des viols, leurs auteur.e.s ne pensaient pas décrire quoi que ce soit de tel...
Qu'en est-il de la pièce de Tirso de Molina ? Doit-elle être lue avec toute la distance du relativisme culturel ? Le Trompeur de Séville peut paraître confus sur le sujet, parce qu'il corrèle plusieurs choses à l'acte de viol qui semblent le minimiser et peuvent laisser croire que la société espagnole du XVIIe siècle en considérait l'auteur avec assez d'indulgence. Je m'explique : le viol des deux aristocrates par substitution a deux conséquences :
  • leur condamnation morale et leur dépréciation,
  • la réparation sociale du viol / déshonneur par le mariage (projet d'union entre Isabela et Don Juan).
Mais si la relation à la victime n'est pas (tout à fait) la nôtre, si la conception de la réparation à apporter au viol est à l'antipode de la nôtre, les agissements de Don Juan, quand ils ne s'accompagnent pas de violences ou de contraintes, sont regardés comme des faits d'une rare gravité, qui portent profondément atteinte à l'ordre social :
« Dis-moi, scélérat, ne t'a-t-il pas suffi d'entreprendre avec une violence, une brutalité inouïes semblable traîtrise en Espagne, envers une autre noble dame ? » Et plus loin, Catalinón, valet du Burlador, s'inquiétant : « Et si les femmes que tu as forcées (las forzadas) venaient se venger de nous deux ? »
Pour Don Juan, il ne s'agit là que de bonnes plaisanteries (le rire et la gaieté sont indissociables de son personnage et en augmentent la singularité et l'isolement dans un monde dominé par le chagrin et la colère qu'il répand sur sa route). Mais ce point de vue n'est pas celui de l'auteur et le dénouement, qui va jusqu'à le punir pour un viol qu'il n'a pas commis (petite révélation finale : doña Ana l'avait en fait démasqué), mais dont l'intention suffit à faire le crime, ne lui donne pas raison.

À côté des qualificatifs de « trompeur » et de « scélérat » décernés à Don Juan, il y a celui, trouvaille de son valet, de « châtiment des femmes ». Le châtiment suppose la faute, faute féminine, qui, dans la pièce, est toujours liée au mariage :
  • celle, péché de vanité, de Tisbea et d'Aminte, s'imaginant qu'un grand seigneur épouserait une simple roturière,
  • celle d'Isabela et d'Ana, qui se sont crues le droit de choisir leur mari.
La Comedia du Siècle d'or espagnol aspire à moraliser son public et Tirso de Molina, homme d'Église comme d'ailleurs ses plus talentueux contemporains (Calderón et Lope de Vega), s'y attache tout particulièrement. Si l'effroyable mort de Don Juan doit donner matière à réflexions à ceux des spectateurs, qui, appartenant à la jeunesse dorée, mènent une vie impénitente et scandaleuse, la terrible mésaventure d'Isabela et d'Ana constitue une mise en garde à l'attention des jeunes filles qui voudraient les imiter, en arrangeant, comme elles, un mariage clandestin avec leurs bien-aimés : ce type de mariage, conclu sans témoin et dans le plus grand secret, conditionné par la promesse du jeune homme d'officialiser au plus vite, scellé par une relation sexuelle destinée à mettre les parents « devant le fait accompli » (une fille dévaluée et immariable) et à forcer leur consentement, est alors une pratique courante, contraire aux intérêts de la société, puisqu'elle en fait une relation d'individu à individu et non l'alliance de deux familles. Cette pratique comporte un risque non négligeable pour la « mariée » : son amant peut ne pas tenir sa promesse (certes promesse sur l'honneur, dont il est supposé faire grand cas, mais, ainsi que le montre Don Juan, il est des astuces permettant de faire des serments qui n'engagent pas !). Tirso de Molina en signale un autre : l'homme qu'on fait entrer dans sa chambre, la nuit, à l'abri des regards, n'est pas forcément celui qu'on croit.
Faire de Don Juan le châtiment des femmes revient à dire que ce personnage négatif et dont l'existence est un danger pour la société, lui est également utile, qu'il y joue un rôle bénéfique, en contribuant au maintien de l'ordre social, en punissant celles et ceux qui prétendent s'écarter, même légèrement, du droit chemin (choisir son conjoint, désirer changer de statut par le mariage...). L'écart à la norme sociale puni par le Trompeur ne relève pas du droit, aussi les moyens pour le « punir » ne sont-ils pas légaux, mais bien illégaux et impossibles à assumer par une société centrée sur la Loi, qui les condamne donc, mais toujours trop tard, puisqu'elle trouve finalement son compte dans la répression qu'ils permettent. D'où l'ambivalence de Don Juan, tout ensemble criminel et justicier.

La misogynie

  • Un ressort dramatique
Une violente misogynie imprègne les discours de l'ensemble des personnages masculins de la pièce, qu'ils soient jeunes ou vieux, rois, seigneurs ou paysans :
« S'il est vrai que tu [l'honneur] es de l'homme le bien le plus précieux, comment peut-on te confier à une femme frivole, qui personnifie l'inconstance ? »
« Ô femme ! Fausse pierre de touche de l'honneur... »
Mais la misogynie n'est pas seulement une affaire de discours, elle a également un rôle dans l'action, dont elle assure la continuation. Sans elle, la pièce n'irait pas au-delà de l'agression d'Isabela, au début de la première journée : c'est parce que la jeune fille, traitée en coupable, se voit empêchée de témoigner, que Don Juan sera libre de poursuivre ses méfaits. De même elle motive certains rebondissements, qui, sans cela, paraîtraient artificiels et peu vraisemblables. Ainsi la brusque décision de Batricio d'abandonner Aminte qu'il aime et vient d'épouser : son « Enfin, enfin c'est une femme » emporte ses derniers doutes, en accréditant tous les mensonges du Burlador sur celle-ci.
  • Le catalogue des courtisanes
À Séville, Don Juan croise son ami, le marquis de la Mota, autre jeune débauché : c'est l'occasion pour lui de prendre des nouvelles des prostituées de sa connaissance. La scène est d'une rare misogynie : désignation (d'usage) de ces femmes par des noms d'animaux (truite, morue, rainette : les trois ordres de la hiérarchie de la prostitution), mauvaises plaisanteries sur leurs innombrables malheurs (indigence, maladies...).
Ce mépris, cette violence verbale à l'encontre des prostituées, est un autre aspect de la haine des femmes qui se manifeste constamment dans la pièce.

Don Juan ou l'errant

Sur un plan symbolique, Don Juan apparaît comme la quintessence de l'homme baroque, toujours mobile, toujours changeant :
  • L'homme en mouvement : la fuite de Don Juan, conséquence invariable de ses parjures et de ses crimes, est, avec ceux-ci, le principal moteur de l'action et fait le lien entre les divers lieux de la pièce (le théâtre espagnol n'est pas tenu au respect de l'unité de lieu). Dans le monde du Burlador, on s'évade par les fenêtres, on a bien soin d'avoir toujours des chevaux sellés à disposition, on se cache dans des églises ou des auberges louches...
  • L'homme protéiforme : à deux reprises Don Juan se fait passer pour un autre, lorsqu'il prend la place du duc Octavio et du marquis de la Mota auprès de leurs maîtresses. Cette facilité à changer d'identité est à mettre en rapport avec son adaptabilité aux environnements très variés qu'il traverse (cour royale, noce paysanne, mauvaise compagnie), avec son aisance à moduler son langage, passant du discours amoureux le plus délicat aux propos de la dernière grossièreté. L'hypocrisie du personnage, qui sait habilement jouer des apparences pour cacher ce qu'il est, contribue également à faire de lui un être protéiforme.
À première vue, la construction de la pièce est plutôt lâche. Celle-ci suit la fuite en avant de son héros, tour à tour interrompue et relancée par de nouveaux projets de « tromperie », tous nés d'occasions qui se présentent à lui. On y observe cependant une manière de structure, un rythme donné par les répétitions et les oppositions (quatre femmes séduites, alternativement nobles et paysannes), comme s'il s'agissait de trouver un semblant d'ordre pour rendre compte des désordres du libertin. Par ailleurs, la reprise des mêmes lignes de dialogue, tel un motif musical se répétant, constitue autant de fils conducteurs qui font l'unité de la pièce ou de certaines scènes. Par exemple, la menace du châtiment divin revient à plusieurs reprises dans la bouche de différents personnages, tandis que Don Juan, négligeant ces mises en garde, se contente de répondre toujours la même chose : « Vous me laissez un bien long répit ! »
[Catalinón] « Vous autres qui trompez et abusez les femmes de la sorte, vous le paierez tous de la mort. – [Don Juan] Alors, vous me laissez un bien long répit ! » / [Plus loin, Tisbea] « Prends garde, songe, ma vie, qu'il y a Dieu et qu'il y a la mort. – [Don Juan] Vous me laissez un bien long répit ! » / [Plus loin, encore Tisbea] « Que cet amour t'oblige, sinon, que Dieu te punisse. – [Don Juan] Vous me laissez un bien long répit ! » / [Plus loin, Don Diego] « Dieu, au moment de la mort, est un juge terrible. – [Don Juan] Au moment de la mort ? Vous me laissez un si long répit ? »
Identiquement l'imprécation « Malheur à la femme qui aux hommes se fie », prononcée alternativement par Isabela et Tisbea, donne son unité thématique à la seule scène de la pièce qui met en présence deux femmes et deux victimes de Don Juan.

Justice et impunité

Don Juan est au-dessus des lois : la justice humaine semble en effet paralysée et inefficace, quand il s'agit de sanctionner sa conduite criminelle. Plusieurs facteurs concourent à cette faillite de la justice :
  • La misogynie, qui condamne les victimes de Don Juan à ne pouvoir obtenir réparation. L'entretien (l'interrogatoire ?) entre le roi de Naples et Isabela, qui vient d'être violée, en est un exemple frappant : traitée en coupable (elle est enfermée dans une pièce à part, conduite au roi sous bonne garde...), constamment interrompue et réduite au silence, elle finit par renoncer à faire éclater la vérité.
  • La complaisance (amour de Don Diego pour son fils) et l'intérêt (l'oncle de Don Juan), qui organisent l'impunité de celui-ci.
  • La crise des figures d'autorité : le XVIIe siècle voit débuter une période de doute et de perte de confiance pour les élites espagnoles. La pièce de Tirso de Molina reflète parfaitement cet état d'esprit avec une peinture très sombre des figures de pouvoir et d'autorité, présentées comme aveugles et impuissantes (deux qualités contraires à l'exercice du pouvoir !).
Le roi de Naples et le roi de Castille font successivement montre d'une cécité coupable, en condamnant les deux jeunes seigneurs, amants d'Isabela et d'Ana, et victimes collatérales de Don Juan. Quant à Don Diego Tenorio, il est une figure d'autorité (type dramatique du « père noble »)... privée de toute autorité paternelle et invariablement faible, soit par une excessive indulgence, soit par impuissance. Il reconnaît d'ailleurs lui-même cette impuissance, en laissant la punition de son fils à Dieu, tandis que son fils, à qui elle n'a pas échappé, dit de lui avec mépris : « Il va ensuite verser des torrents de larmes, c'est ce que font les vieillards. » La justice divine, par l'intermédiaire de la statue du Commandeur, semble donc se substituer heureusement à une justice humaine défaillante.
Cette affirmation n'est cependant pas tout à fait exacte : dans le final de la pièce, toutes les victimes de Don Juan, rassemblées dans un même lieu (la cour de Séville), sont sur le point, par différents moyens, de confondre le Trompeur. Parallèlement le « festin de pierre » s'organise. Il y a donc une concurrence entre justices divine et humaine et un suspens sur laquelle triomphera. Finalement la justice des hommes, trop lente quoique possible, sera prévenue par celle de Dieu.
À la mort de Don Juan, dénouement tragique, succède un second dénouement, appartenant à un tout autre genre : celui de la comédie, qui consacre le triomphe de l'amour, momentanément mis en péril. La dernière scène, comme le veut la convention comique, voit l'union de chacun avec sa chacune, organisée par un roi-marieur enfin juste et équitable. La disparition du personnage principal fonctionne comme l'expulsion d'un principe corrupteur : tous les personnages très en demi-teinte d'une pièce assez pessimiste, semblent en quelque sorte rachetés et devenus meilleurs.

Parentés et disparités avec le Don Juan de Molière

  • Le libertinage
Le Don Juan de Tirso n'est pas un esprit fort (premier sens du mot « libertin ») comme chez Molière : à aucun moment, il ne conteste l'existence de Dieu ou de l'Enfer. Simplement il remet les choses de la religion à un âge où la proximité de la mort en fera une nécessité.
Par contre, pour des raisons sociales (la pièce est traversée par la forte opposition entre nobles et « vilains » : aux nobles, la raison, le bon sens, aux vilains, la superstition et les croyances irrationnelles), il n'est pas superstitieux. Malheureusement pour lui, l'univers merveilleux de Tirso de Molina admet celles-ci et c'est bien à tort qu'il néglige et tourne en dérision les signes funestes que le crédule Catalinón voit se multiplier.
  • Les femmes du peuple
Chez Molière, la séduction des femmes du peuple appartient à l'univers de la comédie, culminant avec la confrontation de deux rivales, qui manquent d'en venir aux mains sous les yeux d'un Don Juan dépassé. La langue employée est un patois de convention, destiné à faire rire le public.
Notre dramaturge a donc fait un choix radicalement différent de celui de son inspirateur, chez qui les scènes de séduction de Tisbea et Aminte sont traitées dans le style de la pastorale et recourent à un langage raffiné et très métaphorique. Ce style atteint son paroxysme avec la pêcheuse de Tarragone, dont la figure n'est pas sans rappeler celle, idéale et poétique, des bergères de l'Arcadie.

samedi 2 novembre 2019

Les « male tears »


Du neuf avec du vieux

Vous connaissez tou.te.s l'expression « male tears », employée à propos des réactions de certains hommes face à tout ce qui relève des luttes féministes, à l'accès des femmes aux sphères d'activité masculines ou simplement la mise en avant médiatique de quelques-unes d'entre elles. Mais aviez-vous déjà entendu cette expression il y a cinq ans, ou disons dix pour celleux les plus au fait de la culture (féministe) anglo-saxonne ? Si « male tears » sonne aux oreilles comme une relative nouveauté, l'idée qui s'y exprime n'en est pourtant pas une.
Dans Male and female, publié en 1947, l'anthropologue Margaret Mead évoque quelque chose de très comparable avec la locution familière « poule mouillée », qui sert, non à qualifier un type de comportement masculin, mais, plus directement, un type d'homme. La poule mouillée, c'est l'homme sans courage ni force de caractère, un homme faible qui geint et se plaint...

Un outil de lutte contre les inégalités

À l'époque où Mead écrit, « poule mouillée » est fréquemment utilisé pour désigner ceux qui adoptent un certain comportement face à la féminisation de professions jusque-là masculines. Dans l'Amérique de l'après-guerre, ce processus est bien engagé, il paraît même inéluctable, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il se déroule sans heurt ni opposition.
Mead montre que la défense, par les hommes, de leur pré carré prend une forme toujours identique, au point qu'on peut parler ici de mécanisme. Ce mécanisme qui joue toujours de la même façon, qu'on voit d'ailleurs encore à l'œuvre aujourd'hui, n'est jamais victorieux : les hommes perdent du terrain, mais parviennent à chaque fois à recréer (provisoirement) de nouveaux espaces d'exclusion des femmes et des facteurs discriminatoires inédits à leur avantage. Il comporte trois phases identifiables :
  • Le protectionnisme :
Cette phase est interne à la profession. Tous les moyens sont mis en œuvre pour dégrader ou rendre inadaptés l'environnement et les conditions de travail des femmes.
  • La protestation :
La question de la féminisation de la profession envahit la scène publique et médiatique. Elle est débattue au grand jour : on se positionne pour ou contre.
  • Le repli :
Cette phase se déroule de nouveau en interne. L'accès des femmes à la profession étant désormais acquis, il s'agit pour les hommes d'y aménager des espaces spécifiquement masculins et des hiérarchies sexuées où les postes les plus intéressants sur le plan économique et/ou symbolique seront masculins.
La stratégie de la protestation, dans la deuxième phase, est plutôt malheureuse et dessert la « cause des hommes » plus qu'elle ne lui profite. Qualifiée de plainte, moquée et ridiculisée, elle est inaudible. Pourquoi cela ? Parce que les hommes, les « vrais », ne se plaignent pas des femmes, qu'ils ne se présentent pas comme leurs victimes et, plus largement, qu'ils n'engagent pas de combats, forcément dévalorisants, avec elles. Bref, la protestation entraîne une perte de virilité : ceux qui s'y risquent s'exposent, selon les époques, à être appelés « poule mouillée » ou à s'entendre dire qu'ils versent des « male tears ».

Un outil à double tranchant

Il y a donc un intérêt évident à recourir à ces deux expressions dans le cadre du militantisme féministe, mais... car il y a un mais : parler de « male tears » et de « poule mouillée », c'est retomber dans la culture masculine dans ce qu'elle a de plus viriliste, c'est recourir à des distinctions construites par les hommes pour se hiérarchiser, c'est conforter (certes pour la bonne cause) des stéréotypes de genre préjudiciables aux deux sexes.
La « poule mouillée » n'est autre, en effet, que le dominé des dominants, pour parler en termes bourdieusiens, placé par la pensée de la virilité du côté du féminin, parce qu'il fait montre de certains traits de caractère attribués conventionnellement aux femmes : la pusillanimité, la passivité, la sensiblerie. L'homme jugé féminin, l'homme efféminé est exposé au mépris des dominants, mais aussi des dominées / femmes qui...
  • refusent de lui être assimilées et cherchent à s'en distinguer, en mettant en avant des qualités d'endurance et de force morale, que les sociétés même les plus conservatrices accordent aux femmes,
  • se moquent de lui, assumant le rôle qui leur est dévolu traditionnellement, de validation, par le langage et le rejet, de la hiérarchie entre hommes établie par les hommes.
Il en va de même pour les « male tears », dont l'efficacité à ridiculiser repose sur l'idée que les larmes et la plainte ne sont pas masculines, sont indignes des hommes.

À garder ? À jeter ?

À vous de voir si le profit que la cause des femmes peut tirer de l'emploi de « male tears » est supérieur au désavantage de reprendre et conforter la structure et les valeurs de la culture masculine. Si vous ne me verrez jamais m'approprier ce genre d'expression, je suis un peu partagée sur le sujet et je peux comprendre qu'on l'utilise pour son efficacité à faire taire les hommes dans des contextes où la parole masculine prend définitivement trop de place.
Je ne serai pas aussi circonspecte quand à l'expression construite sur le même modèle « white tears », qui me semble fonctionner par des ressorts très différents. J'avoue cependant que je ne maîtrise pas du tout le sujet, sans compter que je ne suis pas la mieux placée pour en parler.